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Finesse artisanale et épouvante panique

Max Ernst, Une semaine de bonté

Compte rendu par Daniel KLÉBANER

Le collage ernstien n’est pas la seule rencontre incongrue qu’on s’attend à voir. C’est d’ailleurs ce qui fait son extrême singularité. Il n’est pas davantage le bouquet subtil des collages d’un Schwitters (des « nidifications » de brins et de rebuts collectés pour reprendre la formule de Jean-Christophe Bailly). Il est une machination implacable, jusqu’à l’exemple de la série du « Lion de Belfort » de fixité hypnotique et de formidable autorité.

Dans Une semaine de bonté, dont on pouvait contempler les collages originaux au Musée d’Orsay à Paris tout au long de l’été 2009, l’intensité du hasard objectif des surréalistes se traduit par la forte autorité du fait divers que Max Ernst prend pour source de son inspiration dans les romans populaires, point de départ de ses agencements, fait divers lui-même converti en fixité de l’inconscient. Comme si le fait du rêve était cette fixité par laquelle est rendue impossible la mélodie ductile du quotidien, figée en terreur impatiente, exacerbée par les volutes et les contorsions, les lévitations et les arcs électriques, les écailles, les carapaces, les chemins de fer, les salons confinés, les murs et portes, les tables d’opération, les parures, toute la machinerie romanesque du XIXe siècle.

Les affinités et circulations d’effroi mises en place pour ce théâtre de la cruauté résultent d’agencements d’une grande finesse artisanale. Les propositions graphiques d’« Une semaine de bonté » donnent aussi à savourer la sensualité du détail, de la texture. Une douceur tactile semble compenser le désir panique à se porter dans la scène où opère, assaillant la vue, une condensation, un raccourci vénéneux et véhément. Le regard, dans le même temps qu’une imminente inquiétude le met à nu, se délie et se divertit à la minutie, s’attache à être curieux au sens non de l’étrange, mais au sens ancien de soin apporté, d’application. Probablement la générosité de Ernst réside-t-elle dans cette saveur et ce savoir des tracés et des textures dont chaque collage constitue l’offrande. Et certes, l’on est séduit par la grande finesse de ces assemblages, d’une acuité minutieuse, toute romantique, littéraire.

Mais la dominante de l’œuvre a tôt fait de rappeler sous sa férule l’esprit qui se délectait de la finesse iconographique. Placé sous l’autorité d’un seul fanal, et ce terme d’« autorité » nous vient de manière si récurrente, nommant ainsi, au contact de cette séquence le fait même de l’inconscient, nous sommes au-delà de la narration subvertie, de ses divers épisodes, de leur classification en jours et en éléments, expérimentant l’invariante teneur, l’idée fixe d’un phare en nous.

Chacune des suites nous porte vers l’innommé impératif. Sans les passer toutes en revue, alertons sur « Le rire du coq », cette séquence (le terrible cinquième cahier) qui se tient, si l’on peut dire, « à la crête » de l’événement de la découverte d’« Une semaine de bonté », événement qui concentre une énergie, pour laquelle s’impose encore, avec insistance, le qualificatif de terreur impatiente. Car tel est à notre sens le noyau de l’œuvre. Ma contemplation du « Rire du coq » est horrifiée par le souvenir d’un passage du Talmud évoquant la fontanelle d’un nourrisson brisée par le heurt de la patte d’un coq. Mais aussi de l’épouvante de l’aviaire, je retiens la posture de soudaineté de l’homme-oiseau impérieux (« Oedipe »), sa menace « raptive », sa teneur d’imminence.

Du hasard objectif des surréalistes, « Une semaine de bonté » est l’une des expressions les plus galvanisantes, de ce galvanisme cher à l’Allemagne du premier quart du XIXe siècle.

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© mélusine 2010