MÉLUSINE

La Réception de René Crevel en Italie

Francesco Cornacchia, René Crevel, il romanzo contro la ragione, Préface de Claude Courtot, Bari (Italie), Crav/B.A. Graphis, 2001, 196 p.

René Crevel, qui n’a longtemps existé que par la légende, celle de l’archange révolté du surréalisme, suicidé en juin 1935 de n’avoir pas su maîtriser ses contradictions ni ses passions, est parvenu depuis plusieurs années à conquérir un public : ses livres sont désormais lus, analysés, interprétés ; sa trajectoire au sein du mouvement surréaliste devient l’objet d’études de plus en plus nombreuses. Son audience internationale grandissante témoigne de cette stature nouvelle. Sa réception critique en Italie l’atteste.

Francesco Cornacchia, un jeune universitaire en poste à l’université de Bari, n’est pas le premier chercheur italien à s’intéresser à l’œuvre de René Crevel.

La voie avait été ouverte en partie par Ivos Margoni (Per Conoscere Breton e il Surrealismo, Milano, Mondadori, 1976) et surtout par Vito Carafiglio (« René Crevel alla prova d’italiano », Lectures, nn. 4-5, agosto 1980). Puis Paola Decina Lombardi avait écrit un excellent René Crevel, o il surrealismo come rivolta (Genève-Paris, Slatkine, 1989). Dans la période récente, Alessandra Marangoni, de l’université de Padoue, a publié Il Corpo dilaniato di René Crevel (Coll. « Letture e Ricerche francesi », n° 16, Padova, CLEUP Editrice, 1998). Dans ce contexte, l’ouvrage de Francesco Cornacchia vient à point : il offre, à partir d’une solide documentation, plusieurs axes de réflexion susceptibles d’éclairer l’itinéraire littéraire et personnel de René Crevel. Les lecteurs italiens s’en féliciteront, les érudits et les admirateurs de l’écrivain aussi.

La préface appuyée, presque dithyrambique, de Claude Courtot (qui a appartenu au groupe surréaliste et est l’auteur d’un René Crevel paru en 1969 dans la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers), prend prétexte à la fois du livre de Cornacchia, – qui n’est pas, rappelons-le, le premier ouvrage sérieux consacré à Crevel –, et du parcours de l’écrivain pour rompre des lances contre des « commentateurs » sans visage et des « travaux universitaires » par avance discrédités. Les formules sont enlevées et ajustées mais l’argumentation rapide. Ces développements polémiques relèvent en effet du cliché et du truisme, sinon de la pure rhétorique. Ces attaques, quoique vigoureuses, ménagent et épargnent celles et ceux qu’elles devraient atteindre et qu’elles ne désignent pas : tous ceux qui, forts de leurs positions de pouvoir, émasculent le surréalisme pour le faire entrer dans les anthologies, l’aseptiser et le récupérer, s’en tirent donc à bon compte. A l’opposé, celles et ceux qui, selon leur génie propre, mais toujours avec enthousiasme, s’efforcent de mieux faire connaître un mouvement dont il apparaît que l’influence a été majeure dans l’histoire des idées et de la sensibilité au XXe siècle, se trouvent sommés de se renier, de battre leur coulpe, de faire en quelque sorte repentance d’une profession et d’un métier jugés « honteux ». S’il est exact que l’appréhension de l’oeuvre de René Crevel, depuis son suicide jusqu’à aujourd’hui, n’est pas dénuée d’enjeu, force est de constater que ces ‘sorties’, désormais convenues, contre « la Sorbonne, ce musée Dupuytren de toutes les sénilités », pour reprendre le mot de Crevel, n’ajoutent qu’à la confusion générale : en 1932, lorsque Crevel publie Le Clavecin de Diderot, ses « cibles », qui ont pignon sur rue, sont connues de tous ; aujourd’hui, ces envolées contre l’université française, ménagent en définitive les « mandarins », spécialistes ou non du surréalisme, et n’ont d’autre effet que de culpabiliser les « soutiers » d’une institution, dont ils ne sont généralement pas dupes et au sein de laquelle ils ont souvent le plus grand mal pour se faire entendre.

Bref il serait bon que chacun apprenne à jouer au billard américain et comprenne enfin que l’Histoire s’avance toujours masquée ! Nous aurions moins de « rendez-vous manqués » à déplorer et le cours du monde s’en porterait peut-être mieux.

A la mort de René Crevel, déjà, l’attention de l’opinion avait été retenue par les graves accusations portées par Marcel Jouhandeau contre André Breton qu’il rendait responsable de la fin tragique de leur ami commun. Les spéculations et les échanges vigoureux qui s’en suivirent ignorèrent la part qui incombait aux organisateurs staliniens du Congrès pour la défense de la culture (21-26 juin 1935) dans l’élément déclenchant du suicide de Crevel : leur sectarisme avait pourtant grandement déçu un Crevel qui, au moment même où il prenait de plus en plus ses distances avec le surréalisme pour se rapprocher du Parti communiste et de ses organisations de masse, n’en était pas moins soucieux d’obtenir un temps de parole pour André Breton, qu’on rejetait en prenant prétexte de son altercation avec Ilya Erhenbourg. C’est ainsi que, alors que « parti de Dieu » et surréalistes s’affrontaient durement autour de la dépouille de l’écrivain, les tenants du Goulag et de la Loubianka , des procès de Moscou et des purges se trouvaient absous de toute responsabilité dans les conditions et la solitude qui avaient présidé au suicide de René Crevel.

Maintenant que les livres de René Crevel ont échappé à l’oubli, il serait heureux qu’à la pose tonitruante mais vaine on préférât l’examen rigoureux des textes et des circonstances historiques. Crevel n’y perdrait rien. Au contraire. Son apport au surréalisme, sa singularité et son originalité n’en seraient que mieux mis en lumière. Et sa révolte et son indépendance d’esprit, loin d’être affadies, pourraient donner à penser.

C’est ce travail de lecture qui reste à faire, contre tous les partisans d’une quelconque orthodoxie. Crevel qui a été, systématiquement, revendiqué et « annexé » à la cause des critiques qui se penchaient sur lui, résiste d’autant plus à ces « O.P.A. » qu’il aura été, tout sa vie, un surréaliste frondeur, fidèle en amitié, tenant du roman et hostile à l’écriture automatique, familier du Faubourg Saint-Germain et compagnon de route de la IIIe Internationale , bisexuel affiché et malheureux en amour, curieux du monde et ouvert aux autres, en proie au doute mais toujours en quête d’absolu.

Voilà en définitive pourquoi les arguments avancés par Claude Courtot sont loin d’emporter la conviction.

Tous ceux qui aiment René Crevel sans pour autant songer à dénigrer André Breton, ne peuvent que discuter un point de vue qui, objectivement, vise à établir que l’œuvre de l’écrivain est en adéquation quasi parfaite avec la « doxa » du mouvement : « […] à l’inverse de nombreux commentateurs suspects qui s’empressent de saisir le prétexte de Crevel pour critiquer Breton, Francesco Cornacchia loin d’opposer les deux hommes, démontre avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité ce qu’il fallait démontrer : les liens profonds qui unissent les « romans » de Crevel au surréalisme et font de cette œuvre originale une création « sans quoi il eût manqué une de ses plus belles volutes au surréalisme » (André Breton) » (p. V-VI). La question de son recours à l’écriture romanesque, en dépit de la condamnation du genre énoncée dans le Manifeste de 1924, ne peut être péremptoirement réglée en alléguant l’identité de vues (à vrai dire, fort problématique sur plusieurs points) de Crevel et de Breton : « Francesco Cornacchia montre brillamment comment Crevel pulvérise la fiction romanesque qu’il condamne dans les mêmes termes que Breton, comment il sait réinvestir dans ses livres, à sa manière, automatismes et récits de rêves, comment de ses premiers textes aux derniers, Crevel reste fidèle à l’esprit surréaliste et combien cette œuvre authentique diffère du trucage littéraire » (p. VI). Certes affranchi des conventions du réalisme et du naturalisme, Crevel aspirait à un « roman cassé » mais son usage du roman, pour débridé qu’il fût, n’a pas eu pour ambition de casser définitivement le roman, pétition de principe restée d’ailleurs sans effet… Et c’est aller vite en besogne que réduire le problème du cadre narratif emprunté par Crevel à une simple tactique : « Francesco Cornacchia ne s’en est pas laissé conter par le leurre de l’étiquette « roman » que Crevel a tenu à placer à l’orée de ses ouvrages comme pour inviter le lecteur à y pénétrer en toute sécurité, il a compris que Crevel se livrait à une dangereuse expérience d’écriture, où la confession lyrique alterne avec la projection de désirs et d’interdits incarnés dans des figures symboliques, personnages fictifs qui ont la transparence des fantômes familiers » (p. VII).

Si l’empathie et une approche sensible des textes sont éminemment souhaitables dans l’appréhension des textes et des productions surréalistes, leur questionnement exige de se garder de tout a priori : critiquer une œuvre n’équivaut ni à la vouer aux poubelles de l’Histoire ni à l’encenser sans discernement à moins de se condamner à un fonctionnement tristement idéologique. Dans cette perspective, les commentateurs ne sont pas nécessairement « suspects » et des assertions comme « ce qu’il fallait démontrer », « dans les mêmes termes que Breton », etc., n’apportent rien au débat parce que leur ton tranchant et acéré relève plus de l’intimidation que de la volonté de convaincre. De même, à force de vouloir baliser et orienter la lecture d’une oeuvre, on prend le risque d’élaborer une grille d’analyse, peut-être satisfaisante pour l’esprit, mais quelque peu plaquée.

Affirmer, comme nous sommes quelques-uns à le faire, le caractère de bout en bout surréaliste de l’œuvre de Crevel peut faire l’économie d’un enrôlement systématique de l’écrivain sous la bannière d’André Breton. L’ensemble des communications du Colloque international « René Crevel ou L’Esprit contre la raison » (Actes publiés dans Mélusine, n° XXII, 2002) l’a démontré. La qualité des rapports que j’entretiens avec Claude Courtot m’autorise à exprimer ces réserves : il est un esprit libre qui, dans le respect de l’autre, ne fuit pas la confrontation, ce qui est loin d’être toujours le cas dans nos universités et nos centres de recherche.

Cela étant, il est temps de procéder au compte-rendu du livre de Francesco Cornacchia.

Même pour un lecteur ne possédant pas parfaitement l’italien, son ouvrage semble d’emblée ouvert et nuancé.

Dans une « Introduzione » claire et concise, Cornacchia commence par noter les difficultés pour le public italien d’accéder à un mouvement dont seuls quelques grands noms (André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, Antonin Artaud) sont connus. L’audience de la poésie surréaliste est moindre que celle de la peinture, souvent associée au nom de Salvador Dali. Ce n’est qu’après avoir bien souligné le handicap de cette « ricezione tardiva e lacnosa del Surrealismo » que Cornacchia annonce et justifie le plan, en fait chronologique, de son étude en trois parties : I. « L’Io, L’Altro e Mnemosine », II. « La ‘Pluralité des discours’», III. « L’Impegno Rivoluzionario ».

Citant ses sources, indiquant sans ambiguïté aucune ses emprunts et ses dettes, Cornacchia propose une analyse qui n’est pas seulement une synthèse des travaux de ses prédécesseurs.

Le premier volet (« Dal dettato ipnotico alla scrittura narrativa : Détours, o il ‘romanzo di nevrosi familiare’» de la partie I du livre de Cornacchia (« L’Io, l’Altro e Mnemosine »), consacré aux textes de jeunesse de Crevel et à Détours, pose la question essentielle, en l’occurrence celle de son statut par rapport au genre romanesque : « Qual è dunque il rapporto del romanzo di Crevel con il Surrealismo ? Ha contribuito a fondare un romanzo surrealista o a rinnovare tout court il genere ? » (p. 15). Reprenant les thèses développées par François Buot dans sa biographie de l’écrivain, Francesco Cornacchia met l’accent sur l’ascendant qu’André Gide exerça sur une jeunesse traumatisée par la guerre. En outre, c’est à bon escient qu’il observe que, dès ses premières contributions, celles confiées par exemple à la revue Aventure, Crevel répertorie les thèmes que développeront ses romans : « I testi narrativi che Crevel pubblica su ‘Aventure’ preannunciano i problemi ricorrenti nei suoi romanzi : un’esitazione fra amicizia e amore su cui incidono diffidenza e inibizione nei confronti della donna, il desiderio di una relazione ispirata ad una sincerità ideale o assoluta, la ricerca di un’impossibile libertà che porta il soggetto dall’incontro con l’Altro alla solitudine, la morte » (p. 18). Résumant soigneusement les textes de Crevel, restituant leurs enjeux, Francesco Cornacchia ne s’interdit pas d’avancer des hypothèses personnelles : à propos de l’image psychologique, de la représentation et de leur fonctionnement ; de l’amour comme quête existentielle ; de Gide et des raisons de son rayonnement. De stimulantes considérations sur le suicide terminent ce chapitre.

La seconde séquence de cette partie I, plus brève, a trait à Mon corps et moi. Pour Cornacchia, le Crevel de cette époque ne se comprend qu’en fonction de trois paramètres : le nihilisme dada, l’influence gidienne et la référence surréaliste. L’étude proposée prend appui sur les thèses de Myrna Bell Rochester (René Crevel. Le Pays des miroirs absolus, Saratoga, Anma Libri, 1978). Rejetant l’idée d’une brutale évolution militante et politique, Cornacchia soutient que celle-ci s’enracine, dès Mon Corps et moi, dans un « communisme des âmes » et une « fureur » contre l’ordre du monde : « un sentimento di ‘fureur’ contro la società e contro l’inerzia degli uomini » (p. 66).

La partie II de ce livre, « La ‘Pluralité des discours’», s’ouvre sur un chapitre (« ‘Anormalità’ e linguaggio della ragione : La Mort difficile ») plus personnel, moins tributaire de la critique, lequel porte sur La Mort difficile et la passion amoureuse de Crevel pour le peintre américain Eugene MacCown. Pour Francesco Cornacchia, La Mort difficile est « una variazione e un approfondimento di Détours » (p. 71). Le jeune universitaire italien donne consistance à sa thèse en comparant certains éléments des deux ouvrages : « Che La Mort difficile possa essere una variazione di Détours, lo prova un dato importante : nei due romanzi i personaggi principali hanno identità formali diverse, ma in sostanza si somigliano molto. In La Mort difficile, Pierre Dumont, Diane Blok, Mme Dumont-Dufour (madre di Pierre), ricalcano rispettivamente i seguenti personnagi di Détours : Daniel, Scolastique-Cyrilla et la madre di Daniel. Solo Arthur Bruggle in La Mort difficile ha un ruolo ben più imprtante rispetto a quello marginale che aveva nel precedente romanzo, per una ragione che va individuata nelle biografia dell’autore » (p. 72). Les modalités et les mobiles du rejet par Crevel de la raison, des notions de « norme » et de « normalité », de l’usage de la psychanalyse à des fins de contrôle social, sont tout au long de ces pages commentés avec discernement. Sur le plan des procédés narratifs, distinguant La Mort difficile (narrateur extérieur omniscient) de Détours (focalisation interne) et de Mon Corps et moi (soliloque), Cornacchia étaye sa démonstration en amplifiant des arguments développés auparavant dans ma thèse (René Crevel et le roman, Amsterdam/Atlanta, Rodopi B.V., 1993). Son examen de l’univers diégétique mis en place par Crevel le conduit à considérer l’attirance homosexuelle de Pierre, le héros malheureux de La Mort difficile , et son suicide comme « l’atto finale, benché estremo, della ricerca della libertà » (p. 98).

Le chapitre suivant (« Eros e coscienza raionale : Babylone ») examine Babylone : pour caractériser ce livre, Francesco Cornacchia est enclin à emprunter à Claude Courtot l’expression de « fiction lyrique » (p. 100). Notre collègue insiste sur la dimension poétique du livre qui, en dépit de ses dénonciations, exalte le merveilleux de l’enfance : « Tuttavia il lettore sarebbe deluso se cercasse in Babylone un discorso propagandistico, una tensione rivoluzionaria a carattere politico. Perd dedinizione la poesia è incompatibile con il lingguaggio stereotipato della propaganda ; e in Babylone l’accenno ad una sommossa popolare emerge da una fantasia lirica » (p. 109). Toutefois, prisonnier de la méthode adoptée pour concevoir son livre, Francesco Cornacchia est condamné à une sorte de « passage en revue » des différents ouvrages de René Crevel, ce qui, notamment ici, l’expose à la paraphrase et aux redites. Plusieurs considérations formulées pourtant à bon droit, à propos de « la prostituzione delle parole nel Novecento, lo snaturamento del linguaggio e l’alterazione della misura del vero » (p. 114-115), ne parviennent pas à redonner quelque éclat à cet ensemble un peu terne.

Le dernier volet de cette partie II, « L’Identità solubile del personaggio nella condizione di ‘rê-veille’ : Etes-vous fous ? », part d’un constat, celui du « tournant » opéré par René Crevel à partir de l’écriture et de la publication de Etes-vous fous ? Ce postulat implique le rappel des principales thèses (Claude Courtot, Fanch Rumin, Myrna Bell Rochester, Jean-Michel Devésa) soutenues en la matière. Par la suite, Francesco Cornacchia suggère que l’intérêt de l’écrivain pour le philosophe des Lumières Denis Diderot est allé de pair avec son cheminement vers la question sociale. Dans ces conditions, Etes-vous fous ? occupe une position-charnière. Cornacchia adosse alors son argumentaire à celui de Sylwia Gibs : « Sylwia Gibs fa notare che l’azione ha avvio con la rappresentazione dell’atto del ‘réveil’, con il passagio semantico dal ‘rêve’ alla ‘veille’ . La transizione segna altresì, per il personaggio, la perdita dell’identità, dato che, da questo momento, a caratterizzarlo sono proprio le sue mancanze » (p. 125) . Cependant un autre facteur a beaucoup compté. L’échec de l’analyse entreprise avec le Dr Allendy, au lendemain du décès de sa mère, a conforté Crevel dans sa volonté de substituer à l’introspection et à l’individualisme la « coscienza della sofferenza delle masse » (p. 131). L’heure n’est plus au « ‘romantisme négateur’, che in forme diverse prevale da Détours a Babylone » (p. 131).

La partie III (« L’Impegno rivoluzionario ») comprend un premier chapitre titré « Dal Romanzo al pamphlet » dans lequel Cornacchia affirme qu’« una sola voce, riconoscibile benché soggetta ad evoluzione, è all’origine di romanzi, pamphlets e testi critici che portano la firma di Crevel » (p. 137). Mais, pour lui, la « verve polemica e satirica » (p. 137) devient prédominante à partir de 1927, avec en particulier L’Esprit contre la raison, puis Le Clavecin de Diderot (1932) et Les Pieds dans le plat (1933). Cet infléchissement de l’écriture correspond à un changement d’orientation de l’écrivain : « L’impegno politico, la possibilità di orientare la dissidenza personale verso un progetto di rivoluzione economica, politica e sociale, possono aver avuto per Crevel un senso salvifico » (p. 139). Pour le critique italien, cette focalisation nouvelle a été préparée, chez le surréaliste, par une conception de la famille perçue comme une micro-société (« un microscomo modellato ideologicamente dalla struttura sociale », p. 143). Pour Francesco Cornacchia, L’Esprit contre la raison constitue par conséquent une phase transitoire (du réveil à la révolution) vers cette écriture pamphlétaire (p. 149).

Dans un dernier chapitre (« Fra Surrealismo e comunismo : Le Clavecin de Diderot, Les Pieds dans le plat »), Cornacchia précise que l’évolution personnelle de René Crevel vers l’action politique fut « concomitanza » (p. 150) à celle du groupe surréaliste désireux de se situer « au service de la Révolution ». De ce point de vue, la date du 11 mars 1929, correspondant à la fameuse réunion rue du Château, fut capitale. Francesco Cornacchia replace ces préoccupations individuelles et collectives dans leur contexte : un Crevel soucieux de ne pas s’enfermer dans le « nombrilisme » ; un mouvement surréaliste en pleine « refondation » (le « procès » intenté à Roger Vailland, la publication du pamphlet contre Breton Un Cadavre et celle du Second Manifeste) ; la crise ouverte par la Guerre du Rif et la question coloniale. Aussi le texte, Dali ou L’Anti-obscurantisme, que l’écrivain rédige en 1932 pour saluer l’œuvre picturale de son ami Salvador Dali, et par la même occasion la légitimer aux yeux des autres membres du groupe, traduit-il et exprime-t-il ce souci d’allier sa révolte et l’activité révolutionnaire : « Nel saggio del 1931, Dali ou l’anti-obscurantisme, fra i nomi di Eraclito, Luis Buñuel, Fernand Léger e Salvador Dali, emergono quelli di Engels e Taylor a testimoniare l’indissolubilità dei problemi dell’arte et della vita, la necessità di conjugare attività intellettuale e azione rivoluzionaria, dato che l’inazione porta a non comprendere il monde […]» (p. 153). Cet élan explique pourquoi Crevel a voulu en toute sincérité, – parfois avec la foi du charbonnier et sans grand recul (ce qui chagrina un de ses amis, l’écrivain allemand anti-nazi Klaus Mann) –, concilier surréalisme et communisme, marxisme et psychanalyse. Cornacchia n’a pas du tout tort d’observer qu’avec Le Clavecin de Diderot comme avec Les Pieds dans le plat Crevel était loin de renier ses idéaux surréalistes : « Tuttavia le aspirazioni rivoluzionarie non lo inducono ad abbandonare le rivendicazioni surrealiste » (p. 167). De même, l’opinion de l’universitaire italien enclin à interpréter la révolte « absolue » de René Crevel et de ses amis surréalistes à la lumière de l’anarchisme ne manque pas de pertinence : ce n’était pas un hasard si les communistes orthodoxes de la IIIe Internationale se méfiaient de ces « petits bourgeois ». L’intransigeance trotskyste ne pouvait, à terme, s’accommoder du merveilleux et du rêve. Le rapprochement d’André Breton et de Léon Trotsky, leur rencontre, la tentative de création de la F.I .A.R.I., ne changèrent rien à l’affaire. L’idéalisme « libertaire » du surréalisme ne pouvait que demeurer rétif à l’énoncé d’une quelconque « ligne générale » et réfractaire à la reconnaissance du primat du politique sur le poétique (Benjamin Péret le clamera, au grand scandale des bien-pensants, avec la publication de son Déshonneur des Poètes).

Une bibliographie accompagne l’ouvrage de Francesco Cornacchia : elle rendra de grands services aux lecteurs italiens qui voudront poursuivre la découverte de Crevel. On regrettera toutefois que Cornacchia n’ait pas jugé indispensable de rédiger une conclusion à son livre. Manquent en effet un rappel succinct des résultats de sa recherche et, surtout, leur mise en perspective. Il est vrai que les remarques sur lesquelles il achève sa troisième partie en font office : « Il suicido di Crevel, uomo sincero e dotato di un autentico senso della libertà, potrebbe allora essere considerato come estremo gesto di une rivolta assoluta che transcende ogni progetto di rivoluzione puramente politica ». Il ne s’agit pas de sombrer dans le formalisme académique mais quelques feuillets récapitulatifs et prospectifs destinés à mettre un point final à cette étude auraient été les bienvenus.

Francesco Cornacchia démontre, avec ce livre, son talent et ses capacités à analyser une œuvre qui, de toute évidence, lui tient à cœur. Son ouvrage devra être consulté, et pas seulement en Italie, chaque fois que l’on voudra mieux saisir la pensée de René Crevel. Nul doute qu’avec l’expérience et une plus grande confiance en ses propres investigations, notre collègue et ami, demain, pourra franchir une étape supplémentaire : celle de la discussion des intentions de l’écrivain et d’une plus grande autonomie de ton. Le « René Crevel » de Francesco Cornacchia ne correspondra peut-être pas à la vision que s’en fait aujourd’hui la critique mais il sera, j’en suis certain, passionnant à lire.