MÉLUSINE

Aube Elléouët : Collages

galerie 1900-2000, 8 rue Bonaparte, Paris VI. 12 septembre – 13 octobre 2012

L’univers d’Aube Elléouët emprunte un langage intime qui ne nous est pas étrange (r). Une certaine familiarité se crée pour qui a lu Fantômas, a suivi les pas d’Alice, les gestes de Robert Houdin, les aventuriers de Méliès et de Jules Verne. Qui lit André Breton et ses pairs, qui côtoie les Sirènes et les Mages détecte, dans le rythme constellé de ses marées, les mythes privés greffés sur les Mythologies. Aube ne crée pas d’images, mais trouve, emprunte, détourne, découpe des formes, les détoure, les colle et compose une nouvelle polychromie. Image seconde, inédite, qui assemble les pièces comme un puzzle s’inventant au gré du processus. Ready-made ces trouvailles, souvent banales, déjà imprimées. L’intervention se fait au niveau du choix des éléments, dans l’exercice rhapsode qui ravaude, colle et rapièce. L’attente creuse, évide la figure à venir, la rencontre comblera l’espace vacant en l’incorporant au tout. Si le collage métamorphose les données, l’imagination a ici autorité de changer le monde.

L’ajustement minutieux des formes et couleurs unifie la vision dans le continuum qu’affirme la poésie de la nuit. Collagiste depuis les années 1970, à la suite de Prévert, de Max Ernst et d’autres ymagiers, Aube Elléouët rend l’image à l’imaginaire. Dans un monde saturé où l’image omniprésente préempte l’imagination et l’imposition du tangible, Aube libère la créativité. Si les figures sont collées bord à bord, sans trace ni interstice, l’espace de lecture reste ouvert.

Battant, mêlant les éléments, Aube reconfigure les mythes. L’univers marin et les mystères bretons l’inspirent, ainsi que les objets et influences célestes, qu’un bestiaire fidèle, que les jeux, magiciens et médiums, que les villes et cartes géographiques. Héros de romans et de légendes, du grand écran (Citizen Kane, Sleepy Hollow), accompagnent ses hommages littéraires, ses emprunts au monde de l’art. Elle réfère aussi à des événements (par le détour du titre souvent) : Hommages à Talisma Nasreen I, II, à Ayaan Hirsi Ali.

L’image prend du relief en incluant des morceaux de réalité : miroirs, nacres, boutons, cartes postales, dentelles, moires, verroterie, tickets, écorces, tissus, feuilles, touches d’accordéon, lampes clignotantes, insectes, coquillages, cartes à jouer, fragment d’atlas, photos… Ces matériaux ajoutent leur part au caractère hybride du collage.

Les trouvailles travaillent dans la rêverie. Elles s’assemblent en silence – dans les intervalles du collage, puis se fondent automatiquement dans une vision où président l’esprit ludique et l’humour.

Rien d’inquiétant dans ce monde qui a sa logique inclusive – condensation, contiguïté, continuité, métamorphose, métaphore. Dans cette combinatoire née de l’intervention du hasard et de la mémoire des formes, tout s’additionne pour susciter l’imprévu, l’insolite, l’inventivité et le mystère poétique.

À partir d’emprunts visuels, la licence est permise vis-à-vis de la représentation du réel : les objets sortis du contexte engendrent de nouveaux compossibles. L’analogie redistribue les donnes. Echelles et proportions ont changées, haut et bas permutent dans la non hiérarchie. La Terre est un dé bleu. Du nouveau naît d’une impression de déjà-vu. Mais l’horizon est maintenu, le regard frontal (sauf dans Géode(s) : une image télescopique à 360° s’élevant vers l’obscure clarté du ciel intérieur). Les règnes s’interpénètrent, coalisent avec le monde humain et ses objets, ses machines. Les milieux sont interchangeables, le chaos ordonné. Il n’y a qu’un monde vivant, continu (celui où le charme opère). L’œil ondoie sur la simultanéité, glisse d’un élément l’autre, crée des liaisons. Le va-et-vient tisse son propre cheminement, trace sa trajectoire au rêve. Le regard-fil relie à sa guise, relance un parcours narratif, trame sa propre histoire. Des signes, des motifs orientent, guident le jeu : c’est l’ubiquité de Fantômas, l’insistance des astres et des cartes (du destin ?), les multiples mains (par lesquelles nous mène l’artiste). Ils se font revenants entre les planches. Ainsi d’une à l’autre, l’œil se souvient et éprouve par ricochet le plaisir des retrouvailles : réminiscences d’un autre collage, d’une citation de Breton, de Desnos, d’une toile reproduite… La reprise dans une autre configuration (comme les lettres d’un alphabet, les pièces d’un jeu autrement réparties, parfois retournées, inversées, changées en taille) affirme le même et l’autre. Ces leitmotivs mettent en jeu la mémoire et la complicité. La suite des planches se lit et médite une à une tel un Liber mutis. Jonctions et conjonctions faisant paraître disparaître soulèvent la question ontologique qui nous fait identifier, ré-identifier les réalités pérennes et mutées. Mais chaque collage est unique. Chaque planche compose un monde autonome bien qu’entre elles se créent des rapports, des rappels – des souvenirs. Aube nous fait appareiller vers d’autres logiques surréelles et sérielles où règnent les sympathies et l’harmonie sous-jacentes et tangentes au monde.

Du remploi des figures surgissent des accords nouveaux dans la matière onirique et l’espace plan. Une féerie de vitrail ou de lanterne magique sort du noir. Et là où la nuit du fond constelle sa fiction, un je-ne-sais-quoi, une aura d’enluminure emboîte ses secrets.

Le titre, énigmatique, accroît aussi le sens ou contredit l’image. Versant d’incertitude et d’enchantement, inscriptions et graphèmes font aussi jouer les mots. Titres et notations déroutent, complètent, débordent le tableau. Énigme (non à résoudre), l’indication amplifie l’image comme la nuit du fond transfigure les valeurs. Du mot à la chose, entre motifs, entre planches, le mystère se métisse. La raison lâche prise pour se laisser surprendre, émerveiller par l’illumination d’un sens, la réverbération d’une autre lisibilité.

Car ces planches convoquent à plusieurs sens des rendez-vous avec l’imagination créatrice. Le collage d’idées, de formes, de langues fait échapper à toute interprétation (univoque) pour une logique plurielle, où fusions et télescopages s’enrichissent du sens intime de chacun. Chacun référant à sa propre vision participe de la création collective. Le collage s’augmente ainsi à l’infini…

Ce monde tient par la justesse. Collage ou art de jointure, il favorise la rencontre de signes qui s’appellent, se conviennent. La planche est lieu de noces surréelles. Intime, le vocabulaire visuel d’Aube partage avec ses lecteurs, entre soi, le goût du merveilleux. En la vision que chacun s’approprie, Aube joue avec des souvenirs mis en commun, pour une poésie faite et partagée par tous. D’une image l’autre se crée un jeu de miroir, d’écho, de renvois. Leitmotivs et citations créent une ponctuation ; la continuité des collages suscitant une capacité de mémoire, de connivence. Car ils relaient d’autres alliances – depuis ses prédécesseurs, magiciens du ciseau, jusqu’à ceux devenus coauteurs. Ainsi s’écrit, à part soi, polyphonique, transfinie, une Histoire sans fin.

Dans ses domaines de créativité - collages, art postal, boîtes, objets surréalistes, poèmes et même production de films, Aube Elléouët révèle le lien entre les êtres (Liens secrets, Écho de phare), ce qui circule de l’œuvre à la vie, ce qui se transmet. Entre enfance et présent, entre le surréalisme et la poésie du quotidien, là communiquent, vivants réseaux, remembrement et remembrance.