MÉLUSINE

titre de la revue Littérature

Littérature n° 8, octobre 1919

N° 8
REVUE MENSUELLE
Octobre 1919
LITTÉRATURE
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRÉ BRETON
PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9, Place du Panthéon, 9
ABONNEMENTS
pour la France Édition ordinaire .... 15 fr. par an
Édition de luxe ...... 60 fr. par an
Prix du numéro : 1,50 fr.
pour l'étranger Édition ordinaire .... 20 fr. par an
Édition de luxe ...... 80 fr. par an
Prix du numéro : 2 fr.
Pour la vente, s'adresser à la "Maison des Amis des Livres"
7, rue de l'Odéon,Paris
SOMMAIRE
Guillaume APOLLINAIRE Banalités.
André BRETON & Philippe SOUPAULT Les Champs Magnétiques (fragment).
Tristan TZARA Noblesse galvanisée.
Max JACOB Plaintes d'un Prisonnier.
Louis ARAGON Quelle âme divine, roman.
Paul ÉLUARD Baigneuse du clair au sombre.
Pierre DRIEU LA ROCHELLE Cambridge.
ARTHUR RIMBAUD, VU PAR JULES MARY
Louis ARAGON. LIVRES CHOISIS
Philippe SOUPAULT. SPECTACLES
André Breton, Louis ARAGON et Philippe SOUPAULT. REVUES

P. 1

Au moment où ceux qui gardaient devant Apollinaire vivant une attitude narquoise, s'emparent de son œuvre et font servir sa gloire à leur jeu, nous croyons utile de publier ces poèmes, parus seulement dans la revue italienne Lacerba, dans lesquels nous retrouvons son génie et son visage.

BANALITÉS

VOYAGE A PARIS

Ah la charmante chose
Quitter un pays morose
Pour Paris
Paris joli
Qu'un jour
Dut créer l'Amour
Ah la charmante chose
Quitter un pays morose
Pour Paris

0 50

As-tu pris la pièce de dix sous
Je l'ai prise

P. 2

LE TABAC A PRISER

Tabaquin tabaquin ma tabatière est vide
Mets y pour deux sous de tabac mais du fin
Il fait si beau qu'en leurs bastides
Les messieurs de la ville s'en sont venus dîner
Les olives sont mûres et partout l'on entend
Les chants des oliveuses sous les oliviers

Le ciel est beau il fait tiède et je vais bien
Mais je suis si vieux que je me demande
Si je verrai le temps des lucioles

Tabaquin tiens tes deux sous
C'est du fin Merci bien tabaquin

J'ai du bon tabac
Dans ma tabatière
J'ai du bon tabac
Tu n'en auras pas

1890

l'X

Toutes les femmes de 45 à 50 ans se souviennent d'avoir été amoureuses de Capoul

M. CAPUS

Et de bien d'autres

P. 3

HOTEL

Ma chambre a la forme d'une cage
Le soleil passe son bras par la fenêtre
Mais moi qui veux fumer pour faire des mirages
J'allume au feu du jour ma cigarette
Je ne veux pas travailler je veux fumer

ANVERS

Anvers on bâtit une tour
Ville trompée un prince arrive
Dix fois de toi fera le tour
Toutes tes mains à la dérive
Maigre comme un cou de vautour

Maisons deviennent des lumières
Des corps marchent sans intellect
On dira beaucoup de prières
Pour l'œil un volatile infect
Naît soudain œufs tricentenaires

Des noms le mien et celui qui
A la saveur du laurier femme

GUILLAUME APOLLINAIRE.

P. 4

LES CHAMPS MAGNÉTIQUES

(Fragment)

LA GLACE SANS TAIN

Prisonniers des gouttes d'eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels. Nous courons dans les villes sans bruits et les affiches enchantées ne nous touchent plus. A quoi bon ces grands enthousiames fragiles, ces sauts de joie desséchés ? Nous ne savons plus rien que les astres morts ; nous regardons les les visages ; et nous soupirons de plaisir. Notre bouche est plus sèche que les plages perdues et nos yeux tournent sans but, sans espoir. Il n'y a plus que ces cafés où nous nous réunissons pour boire ces boissons fraîches, ces alcools délayés et les tables sont plus poisseuses que ces trottoirs où sont tombées nos ombres mortes de la veille.
Quelquefois, le vent nous entoure de ses grandes mains froides et nous attache aux arbres découpés par le soleil. Tous, nous rions, nous chantons, mais personne ne sent plus son cœur battre. La fièvre nous abandonne.
Les gares merveilleuses ne nous abritent plus jamais : les longs couloirs nous effraient. Il faut donc étouffer encore pour vivre ces minutes plates, ces siècles en lambeaux. Nous aimions autrefois les soleils de fin d'année, les plaines étroites où nos regards

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coulaient comme ces fleuves impétueux de notre enfance. Il n'y a plus que des reflets dans ces bois repeuplés d'animaux absurdes, de plantes connues.
Les villes que nous ne voulons plus aimer sont mortes. Regardez autour de vous : il n'y a plus que le ciel, et ces grands terrains vagues que nous finirons bien par détester. Nous touchons du doigt ces étoiles tendres qui peuplaient nos rêves. Là-bas, on nous a dit qu'il y avait des vallées prodigieuses : chevauchées perdues pour toujours dans ce Far-West aussi ennuyeux qu'un musée.
Lorsque les grands oiseaux prennent leur vol pour toujours, ils partent sans un cri et le ciel strié ne résonne plus de leur appel. Ils passent au dessus des lacs, des marais fertiles ; leurs ailes écartent les nuages trop langoureux. Il ne nous est même plus permis de nous asseoir : immédiatement, des rires s'élèvent et il nous faut crier bien haut tous nos péchés.

Un jour dont on ne sait plus la couleur, nous avons découvert des murs tranquilles et plus forts que les monuments. Nous étions là et nos yeux agrandis laissaient échapper des larmes joyeuses. Nous disions : “ Les planètes et les étoiles de première grandeur ne nous sont pas comparables. Quelle est donc cette puissance plus terrible que l'air ? Belles nuits d'août, adorables crépuscules marins, nous nous moquons de vous ! L'eau de Javel et les lignes de nos mains dirigeront le monde. Chimie mentale de nos projets, vous êtes plus forte que ces cris d'agonie et que les voix enrouées des usines ! ” Oui, ce soir-là plus beau que tous les autres, nous pûmes pleurer. Des femmes passaient et nous tendaient la main, nous offrant leur sourire comme un bouquet. La lâcheté des jours

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précédents nous serra le cœur, et nous détournâmes la tête pour ne plus voir les jets d'eaux qui rejoignaient les autres nuits.
Il n'y avait plus que la mort ingrate qui nous respectait.
Chaque chose est à sa place, et personne ne peut plus parler : chaque sens se paralysait et des aveugles étaient plus dignes que nous.
On nous a fait visiter des manufactures de rêves à bon marché et les magasins remplis de drames obscurs. C'était un cinéma magnifique où les rôles étaient tenus par d'anciens amis. Nous les perdions de vue et nous allions les retrouver toujours à cette même place. Ils nous donnaient des friandises pourries et nous leur racontions nos bonheurs ébauchés. Leurs yeux fixés sur nous, ils parlaient : peut on vraiment se souvenir de ces paroles ignobles, de leurs chants endormis ?
Nous leur avons donné notre cœur qui n'était qu'une chanson pâle.


Ce soir, nous sommes deux devant ce fleuve qui déborde de notre désespoir. Nous ne pouvons même plus penser Les paroles s'échappent de nos bouches tordues, et, lorsque nous rions, les passants se retournent, effrayés, et rentrent chez eux précipitamment. On ne sait pas nous mépriser.
Nous pensons aux lueurs des bars, aux bals grotesques dans ces maisons en ruines où nous laissions le jour. Mais rien n'est plus désolant que cette lumière qui coule doucement sur les toits à cinq heures du matin. Les rues s'écartent silencieusement et les boulevards s'animent : un promeneur attardé sourit près de nous. Il n'a pas vu nos yeux pleins de

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vertiges et il passe doucement. Ce sont les bruits des voitures de laitiers qui font s'envoler notre torpeur et les oiseaux montent au ciel chercher une divine nourriture.
Aujourd'hui encore (mais quand donc finira cette vie limitée) nous irons retrouver les amis, et nous boirons les mêmes vins. On nous verra encore aux terrasses des cafés.
Il est loin, celui qui sait nous rendre cette gaîté bondissante. Il laisse s'écouler les jours poudreux et il n'écoute plus ce que nous disons. “ Est ce que vous avez oublié nos voix enveloppées d'affections et nos gestes merveilleux ? Les animaux des pays libres et des mers délaissées ne vous tourmentent-ils plus ? Je vois encore ces luttes et ces outrages rouges qui nous étranglaient. Mon cher ami, pourquoi ne voulez-vous plus rien dire de vos souvenirs étanches ? ” L'air dont hier encore nous gonflions nos poumons devient irrespirable. Il n'y a plus qu'à regarder droit devant soi, ou à fermer les yeux : si nous tournions la tête, le vertige ramperait jusqu'à nous.
Itinéraires interrompus et tous les voyages terminés, est-ce que vraiment nous pouvons les avouer ? Les paysages abondants nous ont laissé un goût amer sur les lèvres. Notre prison est construite en livres aimés, mais nous ne pouvons plus nous évader, à cause de toutes ces odeurs passionnées qui nous endorment.
Nos habitudes, maîtresses délirantes, nous appellent : ce sont des hennissements saccadés, des silences plus lourds encore. Ce sont ces affiches qui nous insultent, nous les avons tant aimées. Couleur des jours, nuits perpétuelles, est-ce que vous aussi, vous allez nous abandonner ?

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L'immense sourire de toute la terre ne nous a pas suffi : il nous faut de plus grands déserts, ces villes sans faubourgs et ces mers mortes.
Nous touchons à la fin du carême. Notre squelette transparaît comme un arbre à travers les aurores successives de la chair où les désirs d'enfant dorment à poings fermés. La faiblesse est extrême. Hier encore. nous glissions sur des écorces merveilleuses en passant devant les merceries. Ce doit être à présent ce qu'il est convenu d'appeler l'âge d'homme : en regardant de côté, n'a-t-on pas vue sur une place triste éclairée avant qu'il fasse nuit ? Les rendez vous d'adieu qui s'y donnent traquent pour la dernière fois les animaux dont le cœur est percé d'une flèche.
Suspendues à nos bouches, les jolies expressions trouvées dans les lettres n'ont visiblement rien à craindre des diabolos de nos cœurs, qui nous reviennent de si haut que leurs coups sont incomptables.
C'est à la lueur d'un fil de platine que l'on traverse cette gorge bleuâtre au fond de laquelle séjournent des cadavres d'arbres rompus et d'où monte l'odeur de créosote qu'on dit bonne pour la santé.
Ceux qui ne se veulent pas même aventuriers vivent aussi au grand air ; ils ne se laissent pas empor ter par leurs imaginations fiévreuses et, du train où ils vont, tout bas : rien ne s'oppose à ce qu'ils tirent du mâchefer les verroteries qui apprivoisent certaines peuplades. Ils prennent lentement conscience de leur force qui est de savoir rester immobiles au milieu des hommes qui ôtent leur chapeau et des femmes qui vous sourient à travers un papillon du genre sphynx. Ils enveloppent de papier d'argent leurs paroles glaciales, disant : “ Que les grands oiseaux nous jettent la pierre, ils ne couveront rien dans nos profondeurs ” et ne changeraient pas de place avec

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les gravures de modes. Je ris, tu ris, il rit, nous rions aux larmes en élevant le ver que les ouvriers veulent tuer. On a le calembour aux lèvres et des chansons étroites.
Un jour, on verra deux grandes ailes obscurcir le ciel et il suffira de se laisser étouffer dans l'odeur musquée de partout. Comme nous en avons assez de ce son de cloches et de faire peur à nous-mêmes ! Etoiles véritables de nos yeux, quel est votre temps de révolution autour de la tête ? Vous ne vous laissez plus glisser dans les cirques et voilà donc que le soleil froisse avec dédain les neiges éternelles ! Les deux ou trois invités retirent leur cache-col. Quand les liqueurs pailletées ne leur feront plus une assez belle nuit dans la gorge, ils allumeront le réchaud à gaz. Ne nous parlez pas de consentement universel ; l'heure n'est plus aux raisonnements d'eau de Botot et nous avons fini par voiler notre roue dentée qui calculait si bien. Nous regrettons à peine de ne pouvoir assister à la réouverture du magasin céleste dont les vitres sont passées de si bonne heure au blanc d'Espagne.
Ce qui nous sépare de la vie est bien autre chose que cette petite flamme courant sur l'amiante comme une plante sablonneuse. Nous ne pensons pas non plus à la chanson envolée des feuilles d'or d'électroscope qu'on trouve dans certains chapeaux haut de forme, bien que nous portions en société un de ceux-là.


La fenêtre creusée dans notre chair s'ouvre sur notre cœur. On y voit un immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes comme des pivoines. Vous voyez ce grand arbre où les animaux vont se regarder : il y a des siècles que nous lui versons à boire. Son gosier est plus sec

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que la paille et la cendre y a des dépôts immenses. On rit aussi, mais il ne faut pas regarder longtemps sans longue vue. Tout le monde peut y passer dans ce couloir sanglant où sont accrochés nos péchés, tableaux délicieux, où le gris domine cependant.

Il n'y a plus qu'à ouvrir nos mains et notre poitrine pour être nus comme cette journée ensoleillée. “ Tu sais que ce soir il y a un crime vert à commettre. Comme tu ne sais rien, mon pauvre ami. Ouvre cette porte toute grande, et dis-toi qu'il fait complètement nuit, que le jour est mort pour la dernière fois. ”

L'histoire rentre dans le manuel argenté avec des piqûres et les plus brillants acteurs préparent leur entrée. Ce sont des plantes de toute beauté plutôt mâles que femelles et souvent les deux à la fois. Elles ont tendance à s'enrouler bien des fois avant de s'éteindre fougères. Les plus charmantes se donnent la peine de nous calmer avec des mains de sucre et le printemps arrive. Nous n'espérons pas les retirer des couches souterraines avec les différentes espèces de poissons. Ce plat ferait bon effet sur toutes les tables. C'est dommage que nous n'ayons plus faim.

André BRETON et Philippe SOUPAULT.

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NOBLESSE GALVANISÉE

pour A. Br.

je me stérilise masque lent citron cloche
vautour se couche dans l'air noir et frisé
si je brise le vase fauche les oiseaux d'extase fixe
parmi les fruits la vitesse joue exerce l'incandescence du trident

la chaleur sort s'endort la guirlande de clous
sors petite automobile
asphalte fécondé lourdement
par écriture d'algues et de veines de vampyre
et la flèche attire la pluie
ou la guirlande de clowns en été et en tête

monstre de mer aux décorations de fer d'autruche
scies de paquebot chatouillent les os de porcelaine
scènes d'ensemble de toutes les sensations en fête
en éventail de verre pour les douceurs exprimables

TRISTAN TZARA.

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PLAINTES D'UN PRISONNIER

Perchez les prisons sur les collines
nous aurons la respiration saline
ça nous consolera de la discipline
Barbe-Bleue est ici depuis une huitaine
avec ses beaux-frères, avec Croquemitaine

“ Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ”
regarde la mer bleue, regarde l'avenir !
- Je ne vois que l'aumônier et le médecin
Ils arrivent dans le bois de pins et leur aspect
me rend perplexe et circonspect
Faut-il me donner la fièvre jaune
en me frottant le nez avec la paume
ou une fluxion de poitrine
en buvant mon urine

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La fille du geôlier et le récidiviste
des résultats du steeple ont consulté la liste
Comme près des colonnes il y avait du vent
ils ne lurent pas plus avant
et la belle a fait un enfant.
Un entomologiste qui est sous les verroux
étudie à son gré la punaise et le poux ;
Nous avons un préfet un notaire un abbé.
Les malheureux, ça n'est pas bête,
ont fait de la cloison un piano alphabet
Ils se disent tout ce qui passe par la tête.
- moi, je n'ai jamais pu l'apprendre -
d'hommes à femmes des choses tendres.
Prisons, volière des doigts muets
La muse est un oiseau qui passe
par les barreaux de ma prison
j'ai vu son sourire et sa grâce
mais n'ai pu suivre son sillon

Adieu, muse, va dire aux hommes
ce soir de fête en la cité
que dans les prisons où nous sommes
on meurt de les avoir aimés

MAX JACOB.

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QUELLE AME DIVINE

(ROMAN)

Première partie
I
AU 3e DU 2 RUE DE MONTORGUEIL

“ Venez vite ! Victor ! Marie ! Alfred ! René ! ” criait Robert de Noissent. “ Qu'est-ce qu'il y a ? dit Victor. - Il y a que nous partons de la rue de Montorgueil, dit Robert. - Pour où ? dit Marie. - Pour où ? oui, pour où ? dit René. - Pour le 3 de la rue Pierre-le-Grand à Saint-Pétersbourg, dit René. - Ah, dit Alfred. - En effet, dit Monsieur de Noissent. - Oui, dit Madame de Noissent. ”

II
EN ROUTE

“ Victor ! Voici un wagon ! Venez vite ! Marie ! Alfred ! Robert ! René ! ”, criaient Monsieur et Madame de Noissent, et tous les de Noissent sont en un clin d'œil dans le wagon. Un vieux Monsieur était déjà dans le wagon. En route.

III
LA NUIT

A 10 heures du soir, une jeune femme vint voir le vieux monsieur. “ Eh bien, qu'est-ce que fait Jean ? dit-il. - Il dort, dit la jeune femme ”. Et elle s'en alla. Cinq minutes après, Jean lisait ; cinq minutes après, Jean dormait ; cinq minutes après, Jean parlait ; cinq minutes après, Madeleine parlait avec Jean. Impossible de dormir, Marie gigotait, Robert vit le matin avec joie. “ Voilà Berlin, dit Victor. ” Le vieux Monsieur partit. “ Ah enfin, fit Alfred. ”

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IV
LE CAPITAINE SAND

Un jeune homme monta dans le wagon. “ Bonjour, Madame ? dit-il. - De Noissent, dit-elle. - Capitaine Sand, dit le jeune homme. - L'on ne perd pas au change, se dit Alfred. ” Puis Monsieur de Noissent dit : “ Capitaine, je suis heureux de vous avoir rencontré. - Et moi aussi ”, dit le capitaine Sand. Et le capitaine Sand chantonnait : “ Quelle âme divine ! Quelle âme, mon Dieu ! ” Et voilà la chanson du capitaine. Le capitaine aimait chantonner.

V
ENCORE LA NUIT

La deuxième nuit fut plus tranquille ; mais il y eut quand même quelque chose, car le capitaine fit un peu de tapage avec ses bottes. Mais ce fut tout. Victor, Marie, Alfred, Robert et René purent dormir.

VI
3, RUE PIERRE-LE-GRAND, A SAINT-PÉTERSBOURG

“ Voici Saint-Pétersbourg, dit Marie. ” Une heure après, on était 3, rue Pierre-le-Grand. “ Oh, fit Marie en entrant dans sa chambre, la jolie petite chambre ! ”

Deux heures après, on allait se promener. On alla voir le Palais.

VII
DEVANT LE PALAIS

“ Que c'est joli ! dit Victor - Oui, fit Marie. ”

Robert dit : “ Voilà la cathédrale. ” En effet, c'était l'Eglise.

VIII
LE POPE

C'était le 1er février 1885. Une procession devait avoir lieu le jour même. Un pope sortit de l'église, il était vieux. Sa robe blanche lui arrivait au-dessus des pieds. Son rabat était noir, sa toque était noire, et sa bannière avait une vierge, et ses cheveux étaient blancs.

P. 16

IX
PRINCE SERGE YORPANOFF

A la maison, la bonne dit : “ Un jeune homme est venu. - Qui ? dit Madame de Noissent. - Un prince, fit la bonne. - Lequel ? fit Monsieur de Noissent. - Le prince Serge Yorpanoff, fit la bonne. - Ah, fit Marie... ”

FIN DE LA PREMIERE PARTIE
Seconde partie
I
EXILÉ EN SIBÉRIE

Deux jours après, une lettre arrivait : Madame de Noissent, 3, rue Pierre-le-Grand, Saint-Pétersbourg : “ Chère Madame, je suis exilé en Sibérie. Serge Yorpanoff. ”

“ Le pauvre, fit Marie ”.

II
EN ROUTE POUR LA SIBÉRIE

Deux jours après, l'on partit en Sibérie. “ Voilà Moscou, fit Marie. - C'est Irkoutsk, dit Monsieur de Noissent, il faut descendre. - Ah, fit Victor. ” On descendit.

III
EN ROUTE POUR STRIÉTENSKY

On prit la diligence pour Striétensky. On partit. Et en route pour Striétensky.

IV
IL Y A QUELQU'UN DERRIERE CE BUISSON

“ Oh ! fit Marie, à voix basse, j'ai vu bouger. Il y a quelqu'un qui est là derrière ce buisson. - Peut-être un exilé, fit Victor à voix basse. ” Tout d'un coup Marie s'écria : “ Bonjour ! capitaine Sand ! ”

V
TRAHIS !

Chut ! fit-il à voix basse, vous êtes trahis. - Pourquoi ? fit Monsieur de Noissent à voix basse. - Parce qu'on a découvert

P. 17

que vous alliez voir le Prince. Et c'est à cent milles d'ici, l'Etablissement. Sauvons-nous, fit le capitaine. - Oui, fit Marie. ” Et tout le monde se sauva.

VI
HISTOIRE DU CAPITAINE

Quand on fut dans un fourré, le capitaine raconta comment il les avait rejoints. “ Ayant appris que le beau-frère de ma cousine, Prince Yorpanoff, avait été exilé, je me promis d'aller le voir. J'allai chez vous, et la bonne me dit : Ils sont partis pour faire une affaire avec le prince Yorpanoff, exilé en Sibérie ; je les ai dénoncés ”. Je compris et je partis pour la Sibérie. Cinq minutes après, je sautai dans le compartiment à côté du vôtre. A Irkoutsk, je me fis enseigner le chemin de Striétensky. A Striétensky, je pris le chemin de Smolensk, à Smolensk je pris le chemin de la caserne où on vous mène. Bientôt, de buisson en buisson, je rejoignis votre voiture ; m'étant assuré que c'était bien vous, je me montrai, et voilà mon histoire !... ”

VII
LE PASSAGE DE L'IRTICHE

Tout en parlant, on traversa Para ; bientôt on arriva au bord de l'Irtiche. L'Irtiche ce jour-là, à sec il était complètement. Marie mit le pied sur l'Irtiche et s'enfonça jusqu'aux genoux. Bientôt on eut traversé l'Irtiche sans d'autre incident.

VIII
LE ZAVODIEN

Bientôt on arrivait à cent verstes des mines de l'établissement de Zavod, quand un homme apparut : il était jeune. Le capitaine se jeta dans ses bras et dit : “ Serge, mon ami, Serge. - Mes amis, mes chers amis, partons, dit le Prince Yorpanoff. - Oui, fit Marie. ”

IX
ENCORE LE 3 DE LA RUE PIERRE-LE-GRAND

Trois jours après, les de Noissent, le capitaine et le prince étaient arrivés au 3 de la rue Pierre-le Grand, à Pétersbourg.

P. 18

Ils avaient renvoyé la bonne et fait leurs paquets, acheté une berline, pris un izvochtchik et un feltyègre. Et ils partirent pour la France.

X
ON PASSE LA FRONTIERE

Bientôt on arriva à la frontière. “ Passe-port, s'il vous plaît ! ” cria le douanier. “ Voilà ! ”, dit Monsieur de Noissent en tendant les passeports. On les visa et on passa la frontière.

XI
LE REFRAIN ÉTERNEL DU CAPITAINE RECOMMENCE

Cinq minutes après, la chanson du capitaine reprenait de plus belle :
Quelle âme divine ! Quelle âme, mon Dieu !
et coetera, etc., etc.

XII
TOUT LE MONDE EST HEUREUX

Bientôt l'on fut arrivé rue de Montorgueil.
Et tout le monde est heureux.

FIN

(1903-1904.)

LOUIS ARAGON.

P. 19

BAIGNEUSE DU CLAIR AU SOMBRE

L'après-midi du même jour. Légère, tu bouges et, légers, le sable et la mer bougent.
Nous admirons l'ordre des choses, l'ordre des pierres, l'ordre des clartés, l'ordre des heures. Mais cette ombre qui disparaît et cet élément douloureux, qui disparaît.
Le soir, la noblesse est partie de ce ciel.
Ici, tout se blottit dans un feu qui s'éteint.
Le soir. La mer n'a plus de lumières et, comme aux temps anciens, tu vourrais dormir dans la mer.

PAUL ELUARD.

P. 20

CAMBRIDGE

Que ce soit la nuit que ce soit le jour.
Que ce soit le soleil ou la lune.
Tout est plein.

Le plein soleil se déverse dans la pleine lune.
Un seul astre remplit le ciel.
Le liquide tout-puissant séjourne au fond de la tasse.
Maintenant c'est un alcool qui resplendit dans l'homme.
Maintenant c'est un mercure qui s'insinue dans les veines et veille froidement au cœur.

Mais tout le temps mon corps est plein.
De minuit à midi mon corps
De midi à minuit mon corps
Je suis plein de mon sang
De ce verjus la chaleur distille un peu d'âme.

P. 21

Je passe de la blancheur des draps étirée par le rêve dans les eaux longues sous la flanelle et le canoe.
Je mange des concombres.
Je lappe quelque peu d'une bière lente persuasion.
Je fume des herbes blondes.

Je lis les grands poètes avec une indulgence si profonde qu'un compromis affectueux intervient.

Les idées passent d'heure en heure.
Le monde végète copieusement dans ma tête.
Herbes grasses et traînantes de la Cam.
O latente responsabilité de la presse mondiale

Sur l'eau glissent des jeunes femmes fraîches comme leur linge.
Le désir repose au fond de la barque parmi les gaffes.
Une suffisante camaraderie règne entre ces rives.
Sommeillent aussi la préhistoire et la guerre.
Je suis sans ambition et oublie mes amis.
Je me baigne.
Puis un rayon hume ma peau goutte à goutte.
Je mûris.
Mes cheveux tombent.
C'est le dernier été où j'arbore mon enfance.

PIERRE DRIEU LA ROCHELLE.

P. 22

ARTHUR RIMBAUD VU PAR JULES MARY

Nous avons demandé au grand romancier populaire Jules Mary d'évoquer pour nos lecteurs la figure d'Arthur Rimbaud. Il a bien voulu nous adresser la lettre suivante :

4 août

Monsieur,

J'avais commencé d'écrire quelques notes de souvenirs sur Arthur Rimbaud, car je n'avais pas oublié la promesse que je vous ai faite, mais au fur et à mesure que j'avançais dans mon travail et que je remontais cette époque de ma jeunesse, je me suis aperçu que je ne pouvais parler de Rimbaud enfant et jeune homme sans que ma personnalité intervînt à tout propos. Outre que cela ne me plait guère, ce n'était ni votre désir ni le mien. J'ai donc jeté ces premières feuilles au panier.

Du reste, je n'apporte pas une bien large contribution aux biographies de mon ancien condisciple. Je crois vous l'avoir fait pressentir. En outre, il est plus difficile que je ne l'aurais cru de faire renaître des impressions d'enfance, naïves et primesautières, sur ce gentil gamin qu'était Rimbaud dont je vois, encore très clairement, les yeux bruns,

P. 23

doux et malicieux. Plus difficile que je ne l'aurais cru de se dégager, pour parler de lui, des théories, des opinions fausses ou exagérées, des admirations ou des dénigrements qui ont roulé sur sa tombe et dont, s'il avait pu les entendre, son sourire narquois se fut fort amusé. Personne ne fut moins pontife que cet aimable et insouciant garçon et je pense de lui que si l'on tenta plus tard, dans les cénacles sacrés, de le griser de sa célébrité naissante, il n'y perdit pas sa raison. L'éclair de moquerie que j'ai connu dans ses yeux était trop indicateur d'un bon sens caché pour qu'il se laissât prendre aux énormes flatteries qui firent de la fantaisie échevelée de son esprit un symbole. Et j'ai gardé de mon petit camarade un souvenir charmant et mélancolique.

J'étais au séminaire de Charleville dont les classes étaient communes avec celles du collège, lorsque je fis la connaissance de Rimbaud. Tout de suite nous fûmes très liés, malgré notre rivalité de forts en thème. Nous avions le même goût excessif de lecture. Et ce goût, comme il est juste, nous faisait rechercher de préférence les livres qui n'avaient rien de classique. Pendant qu'à l'étude ou au dortoir j'écrivais au crayon mes premiers romans, il écrivait ses premiers vers. Il était externe et m'apportait de chez lui Lamartine, Musset, Hugo, sans compter Daphnis et Chloë, et la traduction des Comédies d'Aristophane où nous traduisions, à notre tour, non sans trouble, les commentaires latins qui accompagnent le texte français. J'eus ainsi bientôt une bibliothèque trop complète que l'on ne manqua pas de découvrir. Et je dus choisir entre une vocation religieuse à laquelle je n'avais jamais pensé et l'autre vocation impérieuse qui déjà fermentait et en dehors de laquelle je n'ai jamais compris que rien pût exister de possible pour moi.

Au collège, par une cristallisation dont, même à cette distance, je ne puis bien déterminer les causes, ce frêle garçon, au large regard, nous étonnait et passait, pour ainsi dire, au-dessus de nous. Sa réputation se faisait

P. 24

hors de notre classe et, du dehors, y rejaillissait. Je suis surpris qu'aucune pièce de vers n'ait couru parmi nous sous le manteau, que nous aurions apprise par cœur et cependant nous savions qu'il était poète.

Bon élève, avec docilité et sans grand travail, très doux, sans éclats de gaieté, s'il prenait plaisir, du coin de l'œil, aux mauvais tours qu'il est de tradition d'inventer contre les professeurs, ces méchancetés ne venaient pas de lui. Il n'aimait ni les jeux bruyants ni la violence de certains plaisirs. Déjà sa vie tenait tout entière dans l'horizon de ses lectures, dans sa fièvre d'apprendre et son besoin de composer. Plus jeune que nous de trois ou quatre ans, il était beaucoup plus âgé.

Pour cause de livres défendus, je dus quitter le séminaire et je ne ne retrouvai Rimbaud qu'après la guerre, à Paris. J'y étais très misérable. Il l'était autant que moi. A deux nous n'avions pas toujours à mettre une chemise propre et Rimbaud avait adopté l'ingénieux système qui consiste à ne posséder qu'une chemise. On la jette quand elle n'est plus portable, après en avoir acheté ou emprunté une autre qui la remplace. Ainsi nous économisions le blanchissage. Ce système il me l'expliqua certain jour où j'étais allé le surprendre de bon matin. Il demeurait alors dans une vaste chambre dont les deux uniques meubles étaient une table et un lit perdu au fond d'une alcôve de ténèbres. C'était, je crois, rue des Grands-Degrés, peut-être rue Saint-Séverin où j'habitais moi-même. Il était au lit et comptait y passer la journée, n'ayant rien de mieux à faire, étant de ces gens qui, ne pouvant pas manger, essayent de dormir. On disait, en ce temps-là, des pauvres diables de débutants, qu'ils menaient une joyeuse vie de Bohème. Mais si la vie de Bohème est de la vie gaie, la vraie, la nôtre, était lugubre.

J'avais, malgré mon dénûment, des habitudes régulières qui s'étonnèrent un peu, car autour de moi je ne voyais rien qui rappelât quelque travail et déjà le nom de Rimbaud courait sur toutes les lèvres parmi les étudiants du

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quartier latin. Je ne pouvais pas m'imaginer cette renommée naissante sans le prodigieux élan d'un effort continu et je lui demandai naïvement :

- C'est ici que tu travailles ?
- Mais oui.
- Avec quoi ?

Il me répondit avec un demi-sourire, l'ironie aux yeux - cette ironie douce qui lui était si familière :

- Regarde... là-bas... sur la table...

Sur la table, ni plume, ni papier, mais un encrier de plomb empli d'une boue verdâtre et desséchée. Rimbaud riait sous ses draps.

Je ne sais comment mon porte-monnaie contenait ce matin-là une vingtaine de sous. Je l'emmenai déjeuner dans un restaurant tout proche où l'on “ avait droit ” pour cinquante centimes, à une soupe grasse, une portion de bouilli et un morceau de pain. Nous n'en mangions pas autant tous les jours. Il me rendit du reste cette fastueuse invitation quelque temps après en m'offrant, quai Saint-Michel, à l'éventaire d'un marchand de quatre-saisons, une botte de cresson qui composa notre diner, ce soir-là.

Et l'on se redisait ses poèmes...

On lui en prêtait même qui n'étaient pas de lui dans lesquel on le pastichait, déjà...

J'entendais :

Un soir plein de rose et de bleu mystique
Nous allions dans un lupanar antique

Le troisième vers, même en latin, braverait d'honnêteté, et je ne sais trop s'il y en eut un quatrième...

Sa vie m'échappait. Au vrai, je ne tenais pas à la connaître. J'obéissais à un sentiment bizarre que j'ai analysé depuis et qui était fait de compassion et de crainte. Sans éprouver une amitié véritable, qui n'eut pas le temps de se développer, j'avais pour lui un vif penchant et si sa vie me restait étrangère, du moins je n'ignorais pas certaines de ses habitudes contre lesquelles se révoltait ou plutôt

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auxquelles répugnait mon caractère de jeune paysan déraciné, têtu, orgueilleux et solitaire. Rimbaud fréquentait alors assidûment, par snobisme - le mot n'était pas inventé - bien plus que par une attirance vicieuse un caboulot de la rue Saint-Jacques drôlement appelé : L'Académie d'absinthe. La verte y coûtait trois sous et ce prix modique amenait une clientèle nombreuse des types les plus variés. Pour trois sous, et s'il “ renouvelait ” pour dix ou neuf sous, le pauvre gosse prenait là des apéritifs qui, par dérision, demeuraient ses repas et qui, en plus, lui versaient l'oubli et la surexcitation. Je le rencontrai plusieurs fois comme il en sortait. Dans son large regard tremblait un peu de gêne et d'hésitation, mais toujours y luisait cette douce moquerie qui pouvait faire penser qu'il ne prenait guère au sérieux, ni lui-même, en ces heures de trouble, ni les autres ..

Puis, j'appris qu'il venait de partir pour la Belgique, ensuite qu'il était en Angleterre. Il courait à ses aventures. Je demeurai dans ma misère. Et je ne l'ai plus jamais revu.

Bien des années après, il écrivait à Paul Bourde, du Temps, une lettre affectueuse où il lui demandait de mes nouvelles. Il s'intéressait à mes travaux et à ma réputation. Cette lettre a été perdue après la mort de Bourde. Je le regrette. Rimbaud y donnait des détails sur son genre de vie. Il dirigeait alors un comptoir en Afrique aux confins du désert et faisait du commerce avec les caravanes. La poésie était loin ! Il n'en parlait pas. Se souvenait-il même qu'il avait été poète ? Je crois bien qu'il n'en avait cure !

Tel est, Monsieur, le simple et bien léger récit qui résume mes relations avec Rimbaud. Faites-en ce que vous voulez.

Un mot, avant de terminer.

Quel que soit le sort de ces pages, je tiens à vous remercier de me les avoir demandées et voici pourquoi :

Je me souviens d'un article écrit sur Arthur Rimbaud

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par un certain Rodolphe Darzens, le même, sans doute, qui après un long sommeil dans la poussière de l'oubli, vient de se réveiller directeur d'un théâtre d'avant-garde, aux Batignolles, à mi-chemin de Montmartre “ mamelle du monde ”. Mon nom avait glissé dans la plume de mon flamboyant confrère et en l'y laissant tomber comme une ordure, il l'avait accompagné du commentaire suivant : “ Nous nous excusons devant les mânes de Rimbaud, d'accoler un pareil nom à sa mémoire... ” Je n'ai pas été surpris, Monsieur, d'apprendre que vous n'avez point pareille étroitesse de jugement et je vous sais gré de m'avoir déclaré “ que votre liberté d'esprit était assez grande pour vous permettre d'admirer à la fois l'œuvre de Rimbaud et la mienne de sens pourtant si opposés. ”

Ce qui fut dit de moi jadis par Darzens était une grossièreté et une sottise. Votre courtoisie, spontanée, jeune et charmante, me les fait oublier.

Déchirez donc tout cela, Monsieur, ou publiez - je vous laisse juge.
Et recevez mes cordiaux compliments.

JULES MARY.

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LIVRES CHOISIS

André Breton - Mont de Piété.

Le développement de l'individu reproduit celui de l'espèce. Les gens regardent ces métamorphoses sans les comprendre et baptisent contradictions les fruits d'une logique supérieure. Quand il eut écrit des poèmes plus séduisants que les plumes des oiseaux mâles, André Breton se mit résolûment à prendre l'observation de l'esprit humain. Cette action sacrilège lui valut de déplaire à ceux-là même qui avaient applaudi à ses premières expériences. Nul ne fit jamais si bon marché du succès : il abandonna aux chercheurs d'or les filons qu'il mettait négligemment au jour et devint prospecteur de radium. Quelqu'un de ses aînés bénéficiera plus tard de ses découvertes. Il sourit à cette idée et laisse aux autres le soin de faire figure dans l'histoire. Il sait qu'on reconnaîtra toujours son sillage comme un paraphe au milieu des contemporains.

Avez-vous lu un livre merveilleux qui s'appelle Le Phare du Bout du Monde ?

Oscar Wilde - La maison de la courtisane.

André Gide possède un talisman qui me fait aimer Oscar Wilde. Mais quand je me trouve seul en face de cet Anglais trop bien habillé, qui me regarde à travers son monocle, j'ai envie de casser les vitres et de crier : Va donc, eh outil !

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Jacques Vaché - Lettres de guerre.

Il est sans exemple qu'un jeune homme ait douté de soi-même au point de se précipiter dans le braconnage sentimental des fins de saison. Les villes d'eau ne touchent que médiocrement les amateurs. On imaginerait plutôt de la part d'un garçon de vingt-quatre ans des écarts de conduite sur le turf ou dans le domaine virtuel de la pensée. Cependant mon héros avait arboré ce jour-là la fleur de l'arrière-pensée ; il sifflotait d'un air niais en arpentant les boulevards mûrs à point (une chaleur accablante) et ne trouvait que des sophismes à offrir aux passants. Le bonisseur du cinéma avait beau l'inciter à des grottes plus fraîches, le fils du colonel passait la tête haute sur le pavé plus régulier que le rythme de son cœur. Quel émoi transportait son esprit sans qu'on s'en aperçût ? Rien ne pouvait le faire prévoir. C'est ainsi que l'idée du suicide prévalut. Jacques Vaché trouva la mort dans un moment de réflexion.

André Salmon - La jeune sculpture française.

Les yeux des statues demeurent lettre morte pour les enfants qui ne peuvent pas comprendre cette grande douceur minérale, ni la caresse des formes humaines. C'est dans un hôtel de la rue des Martyrs, jalousies baissées, que le jeune homme apprit de source autorisée le sens de la vie et le charme de la sculpture. On n'avait pas convié les génies pour la circonstance. Le plus grand sculpteur des temps modernes sortit de l'aventure dans un dénûment complet.

Qu'André Salmon prenne garde : on brûle encore les prophètes.

Blaise Cendrars - Dix-neuf poèmes élastiques.

Voici des années mortes. On vit au jour le jour. De temps à autre, on tourne la page et ce qu'on lit au verso n'est pas pour effrayer. A force de monter les escaliers et de les descendre, je me suis fait une philosophie. Quelques pays, quelques amis : tout passe, et parfois il y a des colères bleues, des injures, des gifles, un peu de sang sur les doigts. Mais ce qui revient toujours, c'est le décor de Paris que traversent la Seine et le métropolitain comme deux poignards tatoués.

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Philippe Soupault - Rose des Vents.

Il cultivait dans des verres d'eau ces oignons cendrés dont naissent les belles jonquilles. Un jour la fleur qui s'ouvrit fut, comme une flèche indicatrice, un revolver braqué. Après la bifurcation il y eut des nuages très bas comme des hirondelles annonciatrices de la pluie. Tout naturellement Philippe Soupault désira la République de l'Equateur que les affiches des compagnies de navigation font reluire comme un sou neuf aux yeux du passant, lecteur assidu des horaires et des enseignes. Pour se retrouver lui-même, il lui suffisait de revenir s'accouder aux marbres des cafés dont on suit d'un œil idiot les veines jolîment entrelacées. Là, les mots entendus prennent des inflexions subites et on lit par désœuvrement les inscriptions de porcelaine des vitres qui tournent le dos De nouveau, voici le grand air : les maisons de rapport sont mortes, il ne reste que quelques arbres le pied pris dans une grille. Le vent hausse les épaules et arrache le feutre noir aux ailes plates de la tête de son propriétaire. Mon ami, jusqu'où vous mènera cette chauve-souris ? Je vois devant vous des plateaux calcaires : ils s'élèvent à perte de vue au-dessus de l'horizon qui court en regardant derrière soi.

LOUIS ARAGON.

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LES SPECTACLES

“ Tout va bien ”

La nuit tombe sur les places. Ce soir les murs nous font peur et nous regardons les yeux des passants. Nous descendons et les premières lumières naissent avant les étoiles.

  • “ Où allons-nous ? ”

La tête vide, nous marchons. On peut tourner à droite ou à gauche, les mêmes femmes attendent. Nous connaissons déjà les yeux féroces des plus âgées ou le sourire terne des petites.

  • “ Où allons-nous ce soir ? ”

Il y a ce merveilleux café et cette lumière jaune ; c'est un couloir de bruits. Les liqueurs tremblent. Les gestes lancent des rires.

Est-ce que nous savons où nous irons plus tard. Il fait si clair. Maintenant on ne parle plus. Combien de temps sommes-nous restés devant cette table ? C'est toujours la même nuit, et la même heure.

PHILIPPE SOUPAULT

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REVUES

La Nouvelle Revue Française.

Le numéro 72 (nouvelle série) contient :

1° Des considérations d'André Gide, qui n'ajoutent rien à notre admiration pour cet auteur ;
2° Un poème de M. Georges Simon, qui nous fait regretter les alexandrins de M. François Alibert ;
3° Vingt-cinq pages de M. Jacques Rivière (qu'il vaut mieux passer sous silence) ;
4° Un article de M. André Lhote, qui, appelé à “ jeter quelque lumière dans la question si controversée du cubisme ”, parle d'autre chose et, par l'insuffisance de sa critique n'arrive pas à nous faire oublier la médiocrité de sa peinture ;
5° Deux actes entiers de Paul Claudel ;
6° Des réflexions de M. Albert Thibaudet, qui nous apprend à confondre Vingt mille lieues sous les mers et Le voyage d'Urien ;
7° Divers propos insignifiants ;
8° L'annonce de la reparution de la Revue Critique des Idées et des Livres qui exerce, paraît-il, un effort parallèle à celui de la N. R. F. ;
9° Une note tendant, au moyen de ragots empruntés à la presse allemande, à renouveler contre nos amis du mouvement DADA la manœuvre inqualifiable que le cubisme a mis dix ans à déjouer.

LOUIS ARAGON.

ANDRÉ BRETON.

PHILIPPE SOUPAULT.

Le gérant : Philippe SOUPAULT.

Imp. R. TANCREDE, 15, rue de Verneuil, Paris (7e arr.).