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<Littérature n° 3, mai 1919>
N° 3
REVUE MENSUELLE
Mai 1919
LITTÉRATURE
DIRECTION
9, PLACE DU PANTHÉON, 9
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRÉ BRETON PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9 - Place du Panthéon - 9
ABONNEMENTS
Pour la France Édition ordinaire ....   15 fr. par an
Édition de luxe ....   60 fr. par an
Prix du numéro : 1 fr. 50
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Pour la vente, s'adresser à la “ Maison des Amis des Livres ” 7, rue de l'Odéon, Paris.
SOMMAIRE
Stéphane MALLARMÉ....   Le Château de l'Espérance.
Pierre REVERAN....   Critique Synthétique.
Paul MORAND....   Un beau jour.
Paul ELUARD....   Vache.
Isidore DUCASE....   Poésies (II).
Il a été tiré de ce numéro 15 exemplaires sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen numérotés de 1 à 15.
EXEMPLAIRE N°
P.
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Sur la feuille de garde du petit carnet relié de carton-cuir où renfermés, manuscrits, les vers que Mallarmé venant à Paris, jadis montra à Mendès, 1864, on lit, écrite au crayon postérieurement de la main de l'Auteur, l'annotation : “ Vers publiés dans le Parnasse de 1866 - sans les corrections - (Trois poèmes n'ont pas été publiés : Le Guignon, Le Pitre Châtié, le Château de l'Espérance, qui font partie de l'Oeuvre Enfantine.) ”
Plus tard, Mallarmé a fait sortir de la sobrement et bellement nommée Oeuvre Enfantine le Guignon et le Pitre Châtié ; - il nous a paru normal d'agir de même envers le Château de l'Espérance, leur contemporain.
LA RÉDACTION.
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LE CHÂTEAU DE L’ESPÉRANCE
Ta pâle chevelure ondoie
Parmi les parfums de ta peau
Comme folâtre un blanc drapeau
Dont la soie au soleil blondoie.
Las de battre dans les sanglots
L'air d'un tambour que l'eau défonce,
Mon coeur à son passé renonce
Et, déroulant ta tresse en flots.
Marche à l'assaut, monte - ou roule ivre
Par des marais de sang - afin
De planter ce drapeau d'or fin
Sur un sombre château de cuivre
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- Où, larmoyant de nonchaloir,
L'Espérance rebrousse et lisse
Sans qu'un astre pâle jaillisse
La Nuit noire comme un chat noir.
STÉPHANE MALLARMÉ.
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CRITIQUE SYNTHÉTIQUE
Après moi-même mon art et quelques espérances irréalisables il y a dans la peinture quelques rares choses que j'aime
On ne sait pas ce que peuvent avoir de commun l'art et cette bonne odeur des écuries bien propres mêlée à celle du tabac que fument les palefreniers
Le matin
Avec le soleil en triangle
Devant la porte
Mais ce rapport existe - on nous l'affirme
Et on ne peut pas nier non plus qu'entre les pas du cheval en pleine campagne il naisse au milieu du chemin des champignons en forme de parapluie
(Malgré le dégoût que j'ai pour cette littérature je dois l'accepter comme la meilleure)
Tout le monde est d'accord
Les rangs sont confondus et nous commençons par le symbolisme
N° 1 illuminez la salle
Et parlez-moi surtout de MOI-MÊME
Pour m'éviter cette peine
Et cette concession de mon immense orgueil
La peintu u u re...
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Fond noir ou d'autre ton pourvu que ce soit
tout le ciel
Du bout du doigt j'annonce l'objet qui fait image Il se place nettement près de la large plaque blanche très précise qui donne une meilleure définition de cette forme qui vous saute aux yeux
Vous aimez y voir clair
Alors il est inutile de rouler votre tête dans l'édredon pour obtenir le dégagement des lignes et des autres matières qui ont droit à la vie au même titre
L'autre plan noir coupe la page en deux
Très peu de vert
Tout s'équilibre
Pour pouvoir poser une main nue sur cette table sans rien déplacer
Le flacon
La carte
Et le violon
On tâte le bois du parquet par le détail moins large
C'est une définition
Une description interrompue
Je coupe l'air
La toile se limite
Mais il manque toujours le joueur d'orgue ou de poker
Contre le mur
Sous toutes réserves
PIERRE REVERDY
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UN BEAU JOUR
La matinée
encaissée dans ses heures stridentes mais réduites,
déjà s'évase,
s'écoule,
dans l'après-midi lumineux.
Les tramways vides chantent comme des boîtes sonores.
Les feuilles tombent
avec un fracas de papier brûlé et
les Champs-Elysées, jadis tendus
entre deux horizons, fléchissent au Rond-Point,
comme un jujube.
Un macadam sans volonté enregistre toutes les promenades.
Six Australiens trempent dans un fiacre tiède,
les jambes dans le vide.
Glorious day.
L'Ambassadeur britannique revient à pied du Quai d'Orsay.
Comme l'Angleterre,
il est limité en bas par des guêtres de craie blanche
et en haut,
par un tuyau de cheminée.
Pour ne pas lui gâter le succès du jour,
les blessés vont promettre de ne plus souffrir.
PAUL MORAND.
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VACHE
On ne mène pas la vache
A la verdure rase et sèche,
A la verdure sans caresses.
L'herbe qui la reçoit
Doit être douce comme un fil de soie,
Un fil de soie doux comme un fil de lait.
Mère ignorée
Pour les enfants, ce n'est pas le déjeuner -
Mais le lait sur l'herbe.
L'herbe devant la vache,
L'enfant devant le lait.
PAUL ELUARD.
(Les Animaux et leurs Hommes.)
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ISIDORE DUCASSE
POÉSIES
II
Le génie garantit les facultés du coeur.
L'homme n'est pas moins immortel que l'âme.
Les grandes pensées viennent de la raison !
La fraternité n'est pas un mythe.
Les enfants qui naissent ne connaissent rien de la vie, pas même la grandeur.
Dans le malheur, les amis augmentent.
Vous qui entrez, laissez tout désespoir.
Bonté, ton nom est homme.
C'est ici que demeure la sagesse des nations.
Chaque fois que j'ai lu Shakspeare, il m'a semblé que je déchiquète la cervelle d'un jaguar.
J'écrirai mes pensées avec ordre, par un dessein sans confusion. Si elles sont justes, la première sera la conséquence des autres. C'est le véritable ordre. Il marque mon objet par le désordre calligraphique. Je ferais trop de déshonneur à mon sujet, si je ne le traitais pas avec ordre. Je veux montrer qu'il en est capable.
Je n'accepte pas le mal. L'homme est parfait. L'âme ne tombe pas. Le progrès existe. Le bien est irréductible. Les antéchrists, les anges accusateurs, les peines éternelles, les religions sont le produit du doute.
Dante, Milton, décrivant hypothétiquement les landes infernales, ont prouvé que c'étaient des hyènes de première espèce. La preuve est excellente. Le résultat est mauvais. Leurs ouvrages ne s'achètent pas.
L'homme est un chêne. La nature n'en compte pas de plus robuste. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour le défendre. Une goutte d'eau ne suffirait pas à sa préservation. Même quand l'univers le défendrait, il ne serait pas plus déshonoré que ce qui ne le préserve pas. L'homme sait que son règne n'a pas de mort, que l'univers possède un commencement. L'univers ne sait rien : c'est, tout au plus, un roseau pensant.
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Je me figure Elohim plutôt froid que sentimental.
L'amour d'une femme est incompatible avec l'amour de l'humanité. L'imperfection doit être rejetée. Rien n'est plus imparfait que l'égoïsme à deux. Pendant la vie, les défiances, les récriminations, les serments écrits dans la poudre pullulent. Ce n'est plus l'amant de Chimène ; c'est l'amant de Graziella. Ce n'est plus Pétrarque ; c'est Alfred de Musset. Pendant la mort, un quartier de roche auprès de la mer, un lac quelconque, la forêt de Fontainebleau, l'île d'Ischia, un cabinet de travail en compagnie d'un corbeau, une chambre ardente avec un crucifix, un cimetière où surgit, aux rayons d'une lune qui finit par agacer, l'objet aimé, des stances où un groupe de filles dont on ne sait pas le nom, viennent balader à tour de rôle, donner la mesure de l'auteur, font entendre des regrets. Dans les deux cas, la dignité ne se retrouve point.
L'erreur est la légende douloureuse.
Les hymnes à Elohim habituent la vanité à ne pas s'occuper des choses de la terre. Tel est l'écueil des hymnes. Ils déshabituent l'humanité à compter sur l'écrivain. Elle le délaisse. Elle l'appelle mystique, aigle, parjure à sa mission. Vous n'êtes pas la colombe cherchée.
Un pion pourrait se faire un bagage littéraire en disant le contraire de ce qu'ont dit les poètes de ce siècle. Il remplacerait leurs affirmations par des négations. Réciproquement. S'il est ridicule d'attaquer les premiers principes, il est plus ridicule de les défendre contre ces mêmes attaques. Je ne les défendrai pas.
Le sommeil est une récompense pour les uns, un supplice pour les autres. Pour tous il est une sanction.
Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face de la terre aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long.
Les actions cachées sont les plus estimables. Lorsque j'en vois tant dans l'histoire, elles me plaisent beaucoup. Elles n'ont pas été tout à fait cachées. Elles ont été sues. Ce peu, par où elles ont paru, en augmente le mérite. C'est le plus beau de n'avoir pas pu les cacher.
Le charme de la mort n'existe que pour les courageux.
L'homme est si grand, que sa grandeur paraît surtout en ce qu'il ne veut pas se connaître misérable. Un arbre ne se connaît pas grand. C'est être grand que de se connaître grand. C'est être grand que de ne pas vouloir se connaître

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misérable. Sa grandeur réfute ses misères. Grandeur d'un roi.
Lorsque j'écris ma pensée, elle ne m'échappe pas. Cette action me fait souvenir de ma force que j'oublie à toute heure. Je m'instruis à proportion de ma pensée enchaînée. Je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant.
Le coeur de l'homme est un livre que j'ai appris à estimer.
Le jugement est infaillible.
Nous ne sommes pas libres de faire le mal.
L'homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge de toutes choses. Il n'est pas imbécile. Il n'est pas ver de terre. C'est le dépositaire du vrai, l'amas de certitude, la gloire, non le rebut de l'univers. S'il s'abaisse, je le vante. S'il se vante, je le vante davantage. Je le concilie. Il parvient à comprendre qu'il est la soeur de l'ange.
Il n'y a rien d'incompréhensible.
La pensée n'est pas moins claire que le cristal. Une religion, dont les mensonges s'appuient sur elle, peut la troubler quelques minutes, pour parler de ces effets qui durent longtemps. Pour parler de ces effets qui durent peu de temps, un assassinat de huit personnes aux portes d'une capitale, la troublera - c'est certain - jusqu'à la destruction du mal. La pensée ne tarde pas à reprendre sa limpidité.
La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. Elle énonce les rapports qui existent entre les premiers principes et les vérités secondaires de la vie. Chaque chose reste à sa place. La mission de la poésie est difficile. Elle ne se mêle pas aux événements de la politique, à la manière dont on gouverne un peuple, ne fait pas allusion aux périodes historiques, aux coups d'Etat, aux régicides, aux intrigues des cours. Elle ne parle pas des luttes que l'homme engage, par exception, avec lui-même, avec ses passions. Elle découvre les lois qui font vivre la politique théorique, la paix universelle, les réfutations de Machiavel, les cornets dont se composent les ouvrages de Proudhon, la psychologie de l'humanité. Un poète doit être plus utile qu'aucun autre citoyen de sa tribu. Son oeuvre est le code des diplomates, des législateurs, des instructeurs de la jeunesse. Nous sommes
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loin des Homère, des Virgile, des Klopstock, des Camoëns, des imaginations émancipées, des fabricateurs d'odes, des marchands d'épigrammes contre la divinité. Revenons à Confucius, au Bouddha, à Socrate, à Jésus-Christ, moralistes qui couraient les villages en souffrant de faim ! Il faut compter désormais avec la raison, qui n'opère que sur les facultés qui président à la catégorie des phénomènes de la bonté pure.
Rien n'est plus naturel que de lire le Discours de la Méthode après avoir lu Bérénice. Rien n'est moins naturel que de lire le Traité de l'Induction de Biéchy, le Problème du Mal de Naville, après avoir lu les Feuilles d'Automne, les Contemplations. La transition se perd. L'esprit regimbe contre la ferraille, la mystagogie. Le coeur est ahuri devant ces pages qu'un fantoche griffonna. Cette violence l'éclaire. Il ferme le livre. Il verse une larme à la mémoire des auteurs sauvages. Les poètes contemporains ont abusé de leur intelligence. Les philosophes n'ont pas abusé de la leur. Le souvenir des premiers s'éteindra. Les derniers sont classiques.
Racine, Corneille, auraient été capables de composer les ouvrages de Descartes, de Malebranche, de Bâcon. L'âme des premiers est une avec celle des derniers. Lamartine, Hugo, n’auraient pas été capables de composer le Traité de l'Intelligence. L'âme de son auteur n'est pas adéquate avec celle des premiers. La fatuité leur a fait perdre les qualités centrales. Lamartine, Hugo, quoique supérieurs à Taine, ne possèdent, comme lui que des - il est pénible de faire cet aveu - facultés secondaires.
Les tragédies excitent la pitié, la terreur, par le devoir. C'est quelque chose. C'est mauvais. Ce n'est pas si mauvais que le lyrisme moderne. La Médée de Legouvé est préférable à la collection des ouvrages de Byron, de Capendu, de Zaccone, de Félix, de Gagne, de Gaboriau, de Lacordaire, de Sardou, de Goethe, de Ravignan, de Charles Diguet. Quel écrivain d'entre vous, je prie, peut soulever - qu'est-ce ? Quels sont ces reniflements de la résistance ? - le poids du Monologue d'Auguste ! Les vaudevilles barbares de Hugo ne proclament pas le devoir. Les mélodrames de Racine, de Corneille, les romans de la Calprenède le proclament. Lamartine n'est pas capable de composer la Phèdre de Pradon ; Hugo, le Venceslas de Rotrou ; Sainte-Beuve, les tragédies de Laharpe, de Marmontel. Musset est capable de faire
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des proverbes. La tragédie est un erreur involontaire, admet la lutte, est le premier pas du bien, ne paraîtra pas dans cet ouvrage. Elle conserve son prestige. Il n'en est pas de même du sophisme, - après-coup le gongorisme métaphysique des autoparodistes de mon temps héroïco-burlesque.
Le principe des cultes est l'orgueil. Il est ridicule d'adresser la parole à Elohim, comme ont fait les Job, les Jérémie, les David, les Salomon, les Turquéty. La prière est un acte faux. La meilleure manière de lui plaire est indirecte, plus conforme à notre force. Elle consiste à rendre notre race heureuse. Il n'y a pas deux manières de plaire à Elohim. L'idée du bien est une. Ce qui est le bien en moins l'étant en plus, je permets que l'on me cite l'exemple de la maternité. Pour plaire à sa mère, un fils ne lui criera pas qu'elle est sage, radieuse, qu'il se conduira de façon à mériter la plupart de ses éloges. Il fait autrement. Au lieu de le dire lui-même, il le fait penser par ses actes, se dépouille de cette tristesse qui gonfle les chiens de Terre-Neuve. Il ne faut pas confondre la bonté d'Elohim avec la trivialité. Chacun est vraisemblable. La familiarité engendre le mépris ; la vénération engendre le contraire. Le travail détruit l'abus des sentiments.
Nul raisonneur ne croit contre sa raison.
La foi est une vertu naturelle par laquelle nous acceptons les vérités qu'Elohim nous révèle par la conscience.
Je ne connais pas d'autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.
Le bien est la victoire sur le mal, la négation du mal. Si l'on chante le bien, le mal est éliminé par cet acte congru. Je ne chante pas ce qu'il ne faut pas faire. Je chante ce qu'il faut faire. Le premier ne contient pas le second. Le second contient le premier.
La jeunesse écoute les conseils de l'âge mûr. Elle a une confiance illimitée en elle-même.
Je ne connais pas d'obstacle qui passe les forces de l'esprit humain, sauf la vérité.
La maxime n'a pas besoin d'elle pour se prouver. Un raisonnement demande un raisonnement. La maxime est une loi qui renferme un ensemble de raisonnements. Un raisonnement se complète à mesure qu'il s'approche de la maxime. Devenu maxime, sa perfection rejette les preuves de la métamorphose.
Le doute est un hommage rendu à l'espoir. Ce n'est pas
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un hommage volontaire. L'espoir ne consentirait pas à n'être qu'un hommage.
Le mal s'insurge contre le bien. Il ne peut pas faire moins.
C'est une preuve d'amitié de ne pas s'apercevoir de l'augmentation de celle de nos amis.
L'amour n'est pas le bonheur.
Si nous n'avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à nous corriger, à louer dans les autres ce qui nous manque.
Les hommes qui ont pris la résolution de détester leurs semblables ignorent qu'il faut commencer par se détester soi-même.
Les hommes qui ne se battent pas en duel croient que les hommes qui se battent au duel à mort sont courageux.
Comme les turpitudes du roman s'accroupissent aux étalages ! Pour un homme qui se perd, comme un autre pour une pièce de cent sous, il semble parfois qu'on tuerait un livre.
Lamartine a cru que la chute d'un ange deviendrait l’Élévation d'un Homme. Il a eu tort de le croire.
Pour faire servir le mal à la cause du bien, je dirai que l'intention du premier est mauvaise.
Une vérité banale renferme plus de génie que les ouvrages de Dickens, de Gustave Aymard, de Victor Hugo, de Landelle. Avec les derniers, un enfant, survivant à l'univers, ne pourrait pas reconstruire l'âme humaine. Avec la première, il le pourrait. Je suppose qu'il ne découvrît pas tôt ou tard la définition du sophisme.
Les mots qui expriment le mal sont destinés à prendre une signification d'utilité. Les idées s'améliorent. Le sens des mots y participe.
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste.
Une maxime, pour être bien faite, ne demande pas à être corrigée. Elle demande à être développée.
Dès que l'aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d'innocence parcourt les vallons, les capitales, secourt l'intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux,
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des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l'immortalité pour les vieillards.
J'ai vu les hommes lasser les moralistes à découvrir leur coeur, faire répandre sur eux la bénédiction d'en haut. Ils émettaient des méditations aussi vastes que possible, réjouissaient l'auteur de nos félicités. Ils respectaient l'enfance, la vieillesse, ce qui respire comme ce qui ne respire pas, rendaient hommage à la femme, consacraient à la pudeur les parties que le corps se réserve de nommer. Le firmament, dont j'admets la beauté, la terre, image de mon coeur, furent invoqués par moi, afin de me désigner un homme qui ne se crût pas bon. Le spectacle de ce monstre, s'il eût été réalisé, ne m'aurait pas fait mourir d'étonnement : on meurt à plus. Tout ceci se passe de commentaires.
La raison, le sentiment se conseillent, se suppléent. Qui conque ne connaît qu'un des deux, en renonçant à l'autre, se prive de la totalité des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire. Vauvenargues a dit “ se prive d'une partie des secours. ”
Quoique sa phrase, la mienne reposent sur les personnifications de l'âme dans le sentiment, la raison, celle que je choisirais au hasard ne serait pas meilleure que l'autre, si je les avais faites. L'une ne peut pas être rejetée par moi. L'autre a pu être acceptée de Vauvenargues.
Lorsqu'un prédécesseur emploie au bien un mot qui appartient au mal, il est dangereux que sa phrase subsiste à côté de l'autre. Il vaut mieux laisser au mot la signification du mal. Pour employer au bien un mot qui appartient au mal, il faut en avoir le droit. Celui qui emploie au mal les mots qui appartiennent au bien ne le possède pas. Il n'est pas cru. Personne ne voudrait se servir de la cravate de Gérard de Nerval.
L'âme étant une, l'on peut introduire dans le discours la sensibilité, l'intelligence, la volonté, la raison, l'imagination, la mémoire.
J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites. Le peu de gens avec qui on communique n'était pas fait pour m'en dégoûter. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences lui sont propres, que je sortais moins de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. Je leur ai pardonné de ne s'y point appliquer ! Je ne crus pas trouver beaucoup de
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compagnons dans l'étude de l'homme. C'est celle qui leur est propre. J'ai été trompé. Il y en a plus qui l'étudient que la géométrie.
Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu'on n'en parle point.
Les passions diminuent avec l'âge. L'amour, qu'il ne faut pas classer parmi les passions, diminue de même. Ce qu'il perd d'un côté, il le regagne de l'autre. Il n'est plus sévère pour l'objet de ses voeux, se rendant justice à lui-même : l'expansion est acceptée. Les sens n'ont plus leur aiguillon pour exciter les sexes de la chair. L'amour de l'humanité commence. Dans ces jours où l'homme sent qu'il devient un autel que parent ses vertus, fait le compte de chaque douleur qui se releva, l'âme, dans un repli du coeur où tout semble prendre naissance, sent quelque chose qui ne palpite plus. J'ai nommé le souvenir.
L'écrivain, sans séparer l'une de l'autre, peut indiquer la loi qui régit chacune de ses poésies.
Quelques philosophes sont plus intelligents que quelques poètes. Spinoza, Malebranche, Aristote, Platon, ne sont pas Hégésippe Moreau, Malfilatre, Gilbert, André Chénier.
Faust, Manfred, Konrad, sont des types. Ce ne sont pas encore des types raisonnants. Ce sont déjà des types agitateurs.
Les descriptions sont une prairie, trois rhinocéros, la moitié d'un catafalque. Elles peuvent être le souvenir, la prophétie. Elles ne sont pas le paragraphe que je suis sur le point de terminer.
Le régulateur de l'âme n'est pas le régulateur d'une âme. Le régulateur d'une âme est le régulateur de l'âme, lorsque ces deux espèces d'âmes sont assez confondues pour pouvoir affirmer qu'un régulateur n'est une régulatrice que dans l'imagination d'un fou qui plaisante.
Le phénomène passe. Je cherche les lois.
Il y a des hommes qui ne sont pas des types. Les types ne sont pas des hommes. Il ne faut pas se laisser dominer par l'accidentel.
Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. La philosophie, ainsi comprise, englobe la poésie. La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie. La philosophie pourra se passer de la poésie.
Racine n'est pas capable de condenser ses tragédies dans des préceptes. Une tragédie n'est pas un précepte.
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Pour un même esprit, un précepte est une action plus intelligente qu'une tragédie.
Mettez une plume d'oie dans la main d'un moraliste qui soit écrivain de premier ordre. Il sera supérieur aux poètes.
L'amour de la justice n'est en la plupart des cas que le courage de souffrir l'injustice.
Cache-toi, guerre.
Les sentiments expriment le bonheur, font sourire. L'analyse des sentiments exprime le bonheur, toute personnalité mise à part ; fait sourire. Les premiers élèvent l'âme, dépendamment de l'espace, de la durée, jusqu'à la conception de l'humanité, considérée dans son expression la plus haute, la volonté ! Les premiers s'occupent des vices, des vertus ; la dernière ne s'occupe que des vertus. Les sentiments ne connaissent pas l'ordre de leur marche. L'analyse des sentiments apprend à le faire connaître, augmente la vigueur des sentiments. Avec les premiers, tout est incertitude. Ils sont l'expression du bonheur, du malheur, deux extrêmes. Avec la dernière, tout est certitude. Elle est l'expression de ce bonheur qui résulte, à un moment donné, de savoir se retenir, au milieu des passions bonnes ou mauvaises. Elle emploie son calme à fondre la description de ces passions dans un principe qui circule à travers les pages : la non-existence du mal. Les sentiments pleurent quand il le leur faut, comme quand il ne le leur faut pas. L'analyse des sentiments ne pleure pas. Elle possède une sensibilité latente, qui prend au dépourvu, emporte au-dessus des misères, apprend à se passer de guide, fournit une arme de combat. Les sentiments, marque de la faiblesse, ne sont pas le sentiment ! L'analyse du sentiment, marque de la force, engendre les sentiments les plus magnifiques que je connaisse. L'écrivain qui se laisse tromper par les sentiments ne doit pas être mis en ligne de compte avec l'écrivain qui ne se laisse tromper ni par les sentiments, ni par lui-même. La jeunesse se propose des élucubrations sentimentales. L'âge mûr commence à raisonner sans trouble. Il ne faisait que sentir, il pense. Il laissait vagabonder ses sensations : voici qu'il leur donne un pilote. Si je considère l'humanité comme une femme, je ne développerai pas que sa jeunesse est à son déclin, que son âge mûr s'approche. Son esprit change dans le sens du mieux. L'idéal de sa poésie changera. Les tragédies, les poëmes, les élégies
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ne primeront plus. Primera la froideur de la maxime ! Du temps de Quinault, l'on aurait été capable de comprendre ce que je viens de dire. Grâce à quelques lueurs, éparses, depuis quelques années, dans les revues, les in-folios, j'en suis capable moi-même. Le genre que j'entreprends est aussi différent du genre des moralistes, qui ne font que constater le mal, sans indiquer le remède, que ce dernier ne l'est pas des mélodrames, des oraisons funèbres, de l'ode, de la science religieuse. Il n'y a pas le sentiment des luttes.
Elohim est fait à l'image de l'homme.
Plusieurs choses certaines sont contredites. Plusieurs choses fausses sont incontredites. La contradiction est la marque de la fausseté. L'incontradiction est la marque de la certitude.
Une philosophie pour les sciences existe. Il n'en existe pas pour la poésie. Je ne connais pas de moraliste qui soit poète de premier ordre. C'est étrange, dira quelqu'un.
C'est une chose terrible de sentir s'écouler ce qu'on possède. L'on ne s'y attache même qu'avec l'idée de chercher s'il n'y a point quelque chose de permanent.
L'homme est un sujet vide d'erreurs. Tout lui montre la vérité. Rien ne l'abuse. Les deux principes de la vérité, raison, sens, outre qu'ils ne manquent pas de sincérité, s'éclaircissent l'un l'autre. Les sens éclaircissent la raison par des apparences vraies. Ce même service qu'ils lui font, ils la reçoivent d'elle. Chacun prend sa revanche. Les phénomènes de l'âme pacifient les sens, leur font des impressions que je ne garantis pas fâcheuses. Ils ne mentent pas. Ils ne trompent pas à l'envi.
La poésie doit être faite pour tous. Non pas un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics.
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est l'ignorance où se trouvent les hommes en naissant. La deuxième est celle qu'atteignent les grandes âmes. Elles ont parcouru ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils savent tout, se rencontrent dans cette même ignorance d'où ils étaient partis. C'est une ignorance savante, qui se connaît. Ceux d'entre eux qui, étant sortis de la première ignorance, n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, font les entendus. Ceux-là ne troublent pas le monde, ne jugent pas plus mal de
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tout que les autres. Le peuple, les habiles composent le train d'une nation. Les autres, qui la respectent, n'en sont pas moins respectés.
Pour savoir les choses, il ne faut pas en savoir le détail. Comme il est fini, nos connaissances sont solides.
L'amour ne se confond pas avec la poésie.
La femme est à mes pieds !
Pour décrire le ciel, il ne faut pas y transporter les matériaux de la terre. Il faut laisser la terre, ses matériaux, là où ils sont, afin d'embellir la vie par son idéal. Tutoyer Elohim, lui adresser la parole, est une bouffonnerie qui n'est pas convenable. Le meilleur moyen d'être reconnaissant envers lui, n'est pas de lui corner aux oreilles qu'il est puissant, qu'il a créé le monde, que nous sommes des vermiceaux en comparaison de sa grandeur. Il le sait mieux que nous. Les hommes peuvent se dispenser de le lui apprendre. Le meilleur moyen d'être reconnaissant envers lui est de consoler l'humanité, de rapporter tout à elle, de la prendre par la main, de la traiter en frère. C'est plus vrai.
Pour étudier l'ordre, il ne faut pas étudier le désordre. Les expériences scientifiques, comme les tragédies, les stances à ma soeur, le galimatias des infortunes n'ont rien à faire ici-bas.
Toutes les lois ne sont pas bonnes à dire.
Étudier le mal, pour faire sortir le bien, n'est pas étudier le bien en lui-même. Un phénomène bon étant donné, je chercherai sa cause.
Jusqu'à présent, l'on a décrit le malheur pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires.
Une logique existe pour la poésie. Ce n'est pas la même que celle de la philosophie. Les philosophes ne sont pas autant que les poètes. Les poètes ont le droit de se considérer au-dessus des philosophes.
Je n'ai pas besoin de m'occuper de ce que je ferai plus tard. Je devais faire ce que je fais. Je n'ai pas besoin de découvrir quelles choses je découvrirai plus tard. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.
Il y a de l'étoffe du poète dans les moralistes, les philosophes. Les poètes renferment le penseur. Chaque caste soupçonne l'autre, développe ses qualités au détriment de celles qui la rapprochent de l'autre caste. La jalousie des
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premiers ne veut pas avouer que les poètes sont plus forts qu'elle. L'orgueil des derniers se déclare incompétent à rendre justice à des cervelles plus tendres. Quelle que soit l'intelligence d'un homme, il faut que le procédé de penser soit le même pour tous.
L'existence des tics étant constatée, que l'on ne s'étonne pas de voir les mêmes mots revenir plus souvent qu'à leur tour : dans Lamartine, les pleurs qui tombent des naseaux de son cheval, la couleur des cheveux de sa mère ; dans Hugo, l'ombre et le détraqué, font partie de la reliure.
La science que j'entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je m'efforce de découvrir sa source. A travers le gouvernail qui dirige toute pensée poétique, les professeurs de billard distingueront le développement des thèses sentimentales.
Le théorème est railleur de sa nature. Il n'est pas indécent. Le théorème ne demande pas à servir d'application. L'application qu'on en fait rabaisse le théorème, se rend indécente. Appelez la lutte contre la matière, contre les ravages de l'esprit, application.
Lutter contre le mal, est lui faire trop d'honneur. Si je permets aux hommes de le mépriser, qu'ils ne manquent pas de dire que c'est tout ce que je puis faire pour eux.
L'homme est certain de ne pas se tromper.
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous. Nous voulons vivre dans l'idée des autres, d'une vie imaginaire. Nous nous efforçons de paraître tels que nous sommes. Nous travaillons à conserver cet être imaginaire, qui n'est autre que le véritable. Si nous avons la générosité, la fidélité, nous nous empressons de ne pas le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être. Nous ne les détachons pas de nous pour les y joindre. Nous sommes vaillants pour acquérir la réputation de ne pas être poltrons. Marque de la capacité de notre être de ne pas être satisfait de l'un sans l'autre, de ne renoncer ni à l'un ni à l'autre. L'homme qui ne vivrait pas pour conserver sa vertu serait infâme.
Malgré la vue de nos grandeurs, qui nous tient à la gorge, nous avons un instinct qui nous corrige, que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève !
La nature a des perfections pour montrer qu'elle est l'image d'Elohim, des défauts pour montrer qu'elle n'en est pas moins que l'image.
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Il est bon qu'on obéisse aux lois. Le peuple comprend ce qui les rend justes. On ne les quitte pas. Quand on fait dépendre leur justice d'autre chose, il est aisé de la rendre douteuse. Les peuples ne sont pas sujets à se révolter.
Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature. Ils croient le suivre. Il faut avoir un point fixe pour juger. Où ne trouverons-nous pas ce point dans la morale ?
Rien n'est moins étrange que les contrariétés que l'on découvre dans l'homme. Il est fait pour connaître la vérité. Il la cherche. Quand il tâche de la saisir, il s'éblouit, se confond de telle sorte, qu'il ne donne pas sujet à lui en disputer la possession. Les uns veulent ravir à l'homme la connaissance de la vérité, les autres veulent la lui assurer. Chacun emploie des motifs si dissemblables, qu'ils détruisent l'embarras de l'homme. Il n'a pas d'autre lumière que celle qui se trouve dans sa nature.
Nous naissons justes. Chacun tend à soi. C'est envers l'ordre. Il faut tendre au général. La pente vers soi est la fin de tout désordre, en guerre, en économie.
Les hommes, ayant pu guérir de la mort, de la misère, de l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser. C'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de si peu de maux. Consolation richissime. Elle ne va pas à guérir le mal. Elle le cache pour un peu de temps. En le cachant, elle fait qu'on pense à le guérir. Par un légitime renversement de la nature de l'homme, il ne se trouve pas que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, soit son plus grand bien. Il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa guérison. Voilà tout. Le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est son plus infime mal. Il le rapproche plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux. L'un et l'autre sont une contre-preuve de la misère, de la corruption de l'homme, hormis de sa grandeur. L'homme s'ennuie, cherche cette multitude d'occupations. Il a l'idée du bonheur qu'il a gagné ; lequel trouvant en soi, il le cherche, dans les choses extérieures. Il se contente. Le malheur n'est ni dans nous, ni dans les créatures. Il est en Elohim.
La nature nous rendant heureux en tous états, nos désirs nous figurent un état malheureux. Ils joignent à l'état où nous sommes les peines de l'état où nous ne sommes pas.

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Quand nous arriverions à ces peines, nous ne serions pas malheureux pour cela, nous aurions d'autres désirs conformes à un nouvel état.
La force de la raison paraît mieux en ceux qui la connaissent qu'en ceux qui ne la connaissent pas.
Nous sommes si peu présomptueux que nous voudrions être connus de la terre, même des gens qui viendront quand nous n'y serons plus. Nous sommes si peu vains, que l'estime de cinq personnes, mettons six, nous amuse, nous honore.
Peu de chose nous console. Beaucoup de chose nous afflige.
La modestie est si naturelle dans le coeur de l'homme, qu'un ouvrier a soin de ne pas se vanter, veut avoir ses admirateurs. Les philosophes en veulent. Les poètes surtout ! Ceux qui écrivent en faveur de la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit. Ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu. Moi, qui écris ceci, je me vante d'avoir cette envie. Ceux qui le liront se vanteront de même.
Les inventions des hommes vont en augmentant. La bonté, la malice du monde en général ne reste pas la même.
L'esprit du plus grand homme n'est pas si dépendant, qu'il soit sujet à être troublé par le moindre bruit du Tintamarre, qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le silence d'un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut pas le bruit d'une girouette, d'une poulie. La mouche ne raisonne pas bien à présent. Un homme bourdonne à ses oreilles. C'en est assez pour la rendre incapable de bon conseil. Si je veux qu'elle puisse trouver la vérité, je chasserai cet animal qui tient sa raison en échec, trouble cette intelligence qui gouverne les royaumes.
L'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit, d'agitation de corps, est celui de se vanter avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. C'est la source de leur attachement. Les uns suent dans leurs cabinets pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qui ne l'avait pu être jusqu'ici. Les autres s'exposent aux périls, pour se vanter d'une place qu'ils auraient prise moins spirituellement, à mon gré. Les derniers se tuent pour remarquer ces choses. Ce n'est pas pour en devenir moins sages. C'est surtout pour montrer qu'ils en connaissent la solidité. Ceux-là sont les moins sots
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de la bande. Ils le sont avec connaissance. On peut penser des autres qu'ils ne le seraient pas, s'ils arrivaient à cette connaissance.
L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas fait plus de continents que celui de son ivrognerie a fait de tempérants. On n'a pas de honte de n'être pas aussi vertueux aue lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vertus du commun des hommes, quand on se voit dans les vertus de ces grands hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont les pieds aussi haut que les nôtres. Ils sont tous au même niveau, s'appuient sur la même terre. Par cette extrémité, ils sont aussi relevés que nous, que les enfants, un peu plus que les bêtes.
Le meilleur moyen de persuader consiste à ne pas persuader.
Le désespoir est la plus petite de nos erreurs.
Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une vérité qui court les rues, que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons que c'est une découverte.
On peut être juste, si l'on n'est pas humain.
Les orages de la jeunesse précèdent les jours brillants.
L'inconscience, le déshonneur, la lubricité, la haine, le mépris des hommes sont à prix d'argent. La libéralité multiplie les avantages des richesses.
Ceux qui ont de la probité dans leurs plaisirs en ont une sincère dans leurs affaires. C'est la marque d'un naturel peu féroce, lorsque le plaisir rend humain.
La modération des grands hommes ne borne que leurs vertus.
C'est offenser les humains que de leur donner des louanges qui élargissent les bornes de leur mérite. Beaucoup de gens sont assez modestes pour souffrir sans peine qu'on les apprécie.
Il faut tout attendre, rien craindre du temps, des hommes.
Si le mérite, la gloire ne rendent pas les hommes malheureux, ce qu'on appelle malheur ne mérite pas leurs regrets. Une âme daigne accepter la fortune, le repos, s'il leur faut superposer la vigueur de ses sentiments, l'essor de son génie.
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23
On estime les grands desseins, lorsqu'on se sent capable des grands succès.
La réserve est l'apprentissage des esprits.
On dit des choses solides, lorsqu'on ne cherche pas à en dire d'extraordinaires.
Rien n'est faux qui soit vrai ; rien n'est vrai qui soit faux. Tout est le contraire de songe, de mensonge.
Il ne faut pas croire que ce que la nature a fait aimable soit vicieux. Il n'y a pas de siècle, de peuple qui ait établi des vertus, des vices imaginaires.
On ne peut juger de la beauté de la vie que par celle de la mort.
Un dramaturge peut donner au mot passion une signification d'utilité. Ce n'est plus un dramaturge. Un moraliste donne à n'importe quel mot une signification d'utilité. C'est encore le moraliste !
Qui considère la vie d'un homme y trouve l'histoire du genre. Rien n'a pu le rendre mauvais.
Faut-il que j'écrive en vers pour me séparer des autres hommes ? Que la charité prononce !
Le prétexte de ceux qui font le bonheur des autres est qu'ils veulent leur bien.
La générosité jouit des félicités d'autrui, comme si elle en était responsable.
L'ordre domine dans le genre humain. La raison, la vertu n'y sont pas les plus fortes.
Les princes font peu d'ingrats. Ils donnent tout ce qu'ils peuvent.
On peut aimer de tout son coeur ceux en qui on reconnaît de grands défauts. Il y aurait de l'impertinence à croire que l'imperfection a seule le droit de nous plaire. Nos faiblesses nous attachent les uns aux autres autant que pourrait le faire ce qui n'est pas la vertu.
Si nos amis nous rendent des services, nous pensons qu'à titre d'amis il nous les doivent. Nous ne pensons pas du tout qu'ils nous doivent leur inimitié.
Celui qui serait né pour commander, commanderait jusque sur le trône.
Lorsque les devoirs nous ont épuisés, nous croyons avoir épuisé les devoirs. Nous disons que tout peut remplir le coeur de l'homme.
Tout vit par l'action. De là, communication des êtres, harmonie de l'univers. Cette loi si féconde de la nature,
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nous trouvons que c'est un vice dans l'homme. Il est obligé d'y obéir. Ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu'il est à sa place.
On sait ce que sont le soleil, les cieux. Nous avons le secret de leurs mouvements. Dans la main d'Elohim, instrument aveugle, ressort insensible, le monde attire nos hommages. Les révolutions des empires, les faces des temps, les nations, les conquérants de la science, cela vient d'un atome qui rampe, ne dure qu'un jour, détruit le spectacle de l'univers dans tous les âges.
Il y a plus de vérité que d'erreurs, plus de bonnes quatités que de mauvaises, plus de plaisirs que de peines. Nous aimons à contrôler le caractère. Nous nous élevons au-dessus de notre espèce. Nous nous enrichissons de la considération dont nous la comblâmes. Nous croyons ne pas pouvoir séparer notre intérêt de celui de l'humanité, ne pas médire du genre sans nous commettre nous-mêmes. Cette vanité ridicule a rempli les livres d'hymnes en faveur de la nature. L'homme est en disgrâce chez ceux qui pensent. C'est à qui le chargera de moins de vices. Quand ne fut-il pas sur le point de se relever, de se faire restituer ses vertus ?
Rien n'est dit. L'on vient trop tôt depuis près de sept mille ans qu'il y a des hommes. Sur ce qui concerne les moeurs, comme sur tout le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons l'avantage de travailler après les anciens, les habiles d'entre les modernes.
Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice, de compassion, de raison. O mes amis ! qu'est-ce donc que l'absence de vertu ?
Tant que mes amis ne mourront pas, je ne parlerai pas de la mort.
Nous sommes consternés de nos rechutes, de voir que nos malheurs ont pu nous corriger de nos défauts.
On ne peut juger de la beauté de la mort que par celle de la vie.
Les trois points terminatifs me font hausser les épaules de pitié. A-t-on beson de cela pour prouver que l'on est un homme d'esprit, c'est-à-dire un imbécile ? Comme si la clarté ne valait pas le vague, à propos de points !
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03
Il n'est envoyé de spécimen que contre la somme de 1 fr. 50.
Il ne reste du n° 1 que quelques exemplaires que nous réservons à nos abonnés ou que nous vendons au prix de 3 francs.
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P.
04
SOMMAIRE DU N° 1
André GIDE....   Les Nouvelles Nourritures (fragments du 1er et du Ve livres).
Paul VALÉRY....   Cantique des Colonnes.
Léon-Paul FARGUE....   Ecrit dans une cuisine.
André SALMON....   L'Age de l'Humanité (ouverture).
Max JACOB....   La rue Ravignan.
Pierre REVERDY....   Carte-Blanche.
Blaise CENDRARS....   Sur la robe elle a un corps.
Jean PAULHAN....   La Guérison sévère.
Louis ARAGON....   Pierre fendre.
André BRETON....   Clé de sol.
   CHRONIQUES.
   Livres choisis.
   Les revues.
   Note.
SOMMAIRE DU N° 2
André BRETON....   Note.
Isidore DUCASE....   Poésies (I).
Guillaume APOLLINAIRE.   Le Mendiant.
JULES ROMAINS....   Poeme.
Tristan TZARA....   Maison Flake.
Philippe SOUPAULT....   L'Heure du Thé.
Louis ARAGON....   Livres choisis.
Bernard FAY....
Darius MILHAUD....   Musique.
Georges AURIC....


<Littérature n° 4, juin 1919>
P.
01
N° 4.
REVUE MENSUELLE
JUIN 1919.
LITTÉRATURE
DIRECTION
9, PLACE DU PANTHÉON, 9
P.
02
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRE BRETON PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9 - Place du Panthéon - 9
ABONNEMENTS
Pour la France Edition ordinaire ....   15 fr. par an
Edition de luxe ....   60 fr. par an
Prix du numéro : 1 fr. 50
Pour l'étranger Edition ordinaire ....   20 fr. par an
Edition de luxe ....   80 fr. par an
Prix du numéro : 2 fr.
Pour la vente, s'adresser à la “ Maison des Amis des Livres ” 7, rue de l'Odéon, Paris.
SOMMAIRE
Arthur RIMBAUD ....   Les Mains de Jeanne-Marie.
Max JACOB ....   Mort morale.
Louis ARAGON ....   Pour Demain.
Raymond RADIGUET ....   Incognito.
André BRETON ....   Le Corset Mystère.
PINDARE ....   Un fragment inédit.
Pierre DRIEU LA ROCHELLE   Les Otaries.
Chroniques :
LIVRES CHOISIS par Louis ARAGON, Guiseppe UNGARETTI.
PEINTURE : Exposition Henri Matisse par Pierre REVERDY.
LES SPECTACLES par Philippe SOUPAULT.
PALETS : Chronique censurée par P. R.
André Lhôte, Le Nouveau Spectateur par CADUM.
Il a été tiré de ce numéro 15 exemplaires sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen numérotés de 1 à 15.
EXEMPLAIRE N°
P.
00
AU SANS PAREIL - 102, Rue du Cherche-Midi, 102 PARIS (VIe)
Paraîtra le 20 Juin
dans la COLLECTION de LITTÉRATURE :
ANDRÉ BRETON
MONT DE PIÉTÉ
Avec deux dessins inédits d'ANDRÉ DERAIN
Ouvrage tiré à cent quinze exemplaires numérotés à la presse de 1 à 115, sur papier de Hollande Van Gelder-Zonen.
Un vol. in-16 jésus au prix de 12 fr.
Tirage de grand luxe à dix exemplaires numérotés à la presse de I à X, sur papier Japon Impérial.
au prix de 30 fr.
Les souscriptions doivent être adressées :
AU SANS PAREIL 102, Rue du Cherche-Midi, 102 PARIS (VIe)
Veuillez me faire parvenir
exemplaires de
Mont de Piété, sur papier :
Japon, à 30 fr. l'exemplaire.
de Hollande, à 12 fr. l'exemplaire.
Effacer l'une ou l'autre des indications.
Ci-joint en mandat le montant de ma commande.
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Adresse ;
(Signature)
Détacher ce bulletin et l'adresser :
AU SANS PAREIL, 102, Rue du Cherche-Midi. Paris (VIe)
P.
00
AU SANS PAREIL - 102, Rue du Cherche-Midi, 102 PARIS (VIe)
Vient de paraître
dans la COLLECTION de LITTÉRATURE :
ARTHUR RIMBAUD
LES MAINS DE JEANNE-MARIE
Avec un Portrait du poête, par J.-L. FORAIN, et une Notice.
Ouvrage tiré à quatre cent cinquante exemplaires numérotés. de 1 à 450, sur papier vergé d'Arches à la forme.
Un vol, in-8 écu au prix de 7 fr. 50
Tirage de grand luxe à quarante-deux exemplaires, numérotés de I à XLII, sur papier Japon Impérial.
épuisé.
Les souscriptions doivent être adressées :
AU SANS PAREIL 102, Rue du Cherche - Midi, 102 PARIS (VIe)
Veuillez me faire parvenir
exemplaires des
Mains de Jeanne-Marie, sur papier :
d'Arches, à 7 fr. 50 l'exemplaire.
Ci-joint en mandat le montant de ma commande.
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(Signature)
Détacher ce bulletin et l'adresser :
AU SANS PAREIL, 102, Rue du Cherche-Midi, Paris (VIe)

P.
1
LES MAINS DE JEANNE-MARIE (*)
(*) Il a été tiré de ce poème, pour la Collection de LITTERATURE, 500 exemplaires sur papiers de luxe, AU SANS PAREIL.
Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l'été tanna,
Mains pâles comme des mains mortes.
- Sont-ce des mains de Juana ?
Ont-elles pris les crêmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans des lunes
Aux étangs de sérénités ?
Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?
Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d'or ?
C'est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.
Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent tes bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?
P.
2
Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?
- Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux ;
Ces mains n'ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.
Ce ne sont pas mains de cousine,
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine,
Un soleil ivre de goudrons.
Ce sont des ployeuses (*) d'échines,
(*) Variante : Casseuses.
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !
Remuant comme des fournaises
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.
P.
3
L'éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !
Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier.
Le dos de ces mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier !
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
Et c'est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand quelquefois
On veut vous déhâler, mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts.
ARTHUR RIMBAUD.
P.
4
MORT MORALE
La révolution inquiète la patrie
Et des gouttes de feu pleuvent sur les balcons :
Modes, chemiserie, marchands de quat' saisons
Teints du sang des cochers ferment leurs batteries.
On n'arrosera plus ; les pavés sont tout blancs
Et les chiens fouillent les ordures du printemps.
Aux restes dévastés qui furent le Pont-Neuf
Un drapeau sourd et muet dont les plis sont tout neufs
En silence a conduit tes disciples, Babeuf.
Dans le Louvre les tableaux incendiés se pourlèchent.
La Tour Eiffel dans l'eau désaltère sa flèche.
La Chambre est occupée militairement,
Une automobile grise emporte des dolmans.
Notre-Dame paraît au creux d'un incendie
Transparente et coulant comme un sucre candi.
Au Mont-de-Piété les Rothschild font la queue.
L'empereur en uniforme est traîné par les cheveux.
Les matelas crevés sont la langue des murs.
Les pavés impuissants à panser les blessures
Ont le coeur plus humain que les graves passants.
Des supplices chinois place de la Concorde,
Des bourgeois sont pendus à leurs porte-manteaux,
On les descend dans la vidange avec des cordes.
Les moines du Carmel sauvant l'Hostie Divine
Dans la rue Quincampoix rencontrent la marine.
Un pensionnat muré est devenu harem,
Les mères des enfants pleuraient devant la porte.
On les a fait saoûler dans un mortel dilemme,
On a fait boire les fils près de leurs mères mortes.
Pourquoi tout dire ? un jour le Christ est venu.
Dans la nue sur la ville, il était nu.
Des anges soutenaient sa couronne, le ciel était fendu.
MAX JACOB.
P.
5
POUR DEMAIN (*)
(*) Appartient à M. Paul Valéry.
Vous que le printemps opéra
Miracles ponctuez ma stance
Mon esprit épris du départ
dans un rayon soudain se perd
perpétué par la cadence
La Seine au soleil d'avril danse
comme Cécile au premier bal
ou plutôt roule des pépites
vers les ponts de pierre ou les cribles
Charme sûr La ville est le val
Les quais gais comme en carnaval
vont au devant de la lumière
Elle visite les palais
surgis selon ses jeux ou lois
Moi je l'honore à ma manière
La seule école buissonnière
et non Silène m'enseigna
cette ivresse couleur de lèvres
et les roses du jour aux vitres
comme des filles d'Opéra
LOUIS ARAGON.
P.
6
INCOGNITO
Soi-disant diseuse de bonne aventure
On est presque nu
Des portraits de famille
Il y en a qui seraient honteux
Une rue déserte
Plus tard elle portera votre nom
Les nuages descendent à terre
Ils gênent nos pas
Les hommes qu'on
a mis en prison ne
se doutent de rien
Des bêtes féroces gardent la capitale
Pourtant nous ne sommes pas bien méchants
La clef des champs
Je vous en prie
RAYMOND RADIGUET.
P.
7
Le Corset Mystère
Mes belles lectrices
à force d'en voir de toutes les couleurs
Cartes splendides, à effets de lumière, Venise
Autrefois les meubles de ma chambre étaient fixés solidement aux murs et je me faisais attacher pour écrire :
J'ai le pied marin
nous adhérons à une sorte de Touring Club sentimental
UN CHATEAU A LA PLACE DE LA TETE
c'est aussi le Bazar de la charité
Jeux très amusants pour tous âges ; Jeux poétiques, etc.
Je tiens Paris comme - pour vous dévoiler l'avenir - votre main ouverte
la taille bien prise.
ANDRÉ BRETON.
P.
8
UN FRAGMENT DE PINDARE
The Athenaeum du 18 avril donne, sous la signature de M. J.-T. Sheppard, une analyse du dernier volume publié des OXYRHYNCUS PAPIRI. Au cours de cet article, M. Sheppard cite et commente un curieux fragment inédit de Pindare.
Pindare proclame qu'il a surpassé tous ses prédécesseurs. Des anciens poètes, les uns avaient traité le dithyrambe avec une impureté, une longueur, une monotonie insupportables ; d'autres, (tels ce Lasus qui passe pour avoir été le maître de musique de Pindare, à Athènes,) rivalisant d'élégance, se portaient d'étranges défis : par exemple, de ne pas employer la lettre S dans leurs compositions !
C'est dans un genre très différent que le choeur selon Pindare doit danser et chanter. Il aura pour fonction de reproduire sur la terre les rites mêmes que les immortels célèbrent dans les cieux. Pindare leur enseigne ce qu'ils ont à faire.
P.
9
(Mes chanteurs) sont instruits des rites de Bromios (Bacchus), que célèbrent les dieux dans leur propre demeure sous le sceptre de Zeus.
D'abord, du côté du trône de la Grande et Redoutable Mère, s'entend un roulement de tambours.
Et il y a un claquement de castagnettes et le bruit des torches qui flambent à peine allumées aux tisons dorés du pin.
Et de plus, il y a un tumulte, un grouillement, des gorges jaillissantes, les fortes voix des Naïades, plaintives, délirantes, criant bataille.
Et il y a aussi ceci - L'invincible trait de la foudre palpite, et la lance du dieu de la guerre étincelle et le bouclier de Pallas trouve une voix, la Voix (du) sifflement de dix mille reptiles.
Mais la charmante Artémis se meut légèrement au milieu de toutes ces choses : Elle a asservi à l'orgie bachique les lions mêmes selon leur sauvage espèce et Bromios subit l'enchantement de la danse même des groupes de fauves.
Et moi-même je suis inspiré et élu par la Muse comme son propre héraut dans l'habile poésie, pour invoquer la prospérité sur Hellas, terre de l'aimable danse, et sur la cité aux pesants chariots, Thèbes.
P.
10
LES OTARIES
- Dis-donc, Félix, on ne s'est pas embêté hier soir, hein ?
Pour notre argent, nous en avons eu pour notre argent.
Et qu'est-ce qu'on s'est mis comme alcool !
Il faut raconter ça à Léon.
Garçon, trois Chambéry fraise !
On a été avec Mme Félix et la gosse au “ Traditionnal Circ ”.
Dis-donc, c'est bien le moins, hein ! il y a assez longtemps qu'on turbine, quelque chose comme 40.000 ans, quoi !
Et puis c'était le jour qui voulait ça ! C'est pas tous les jours qu'on fête la Victoire.
- Laquelle c'était de Victoire ?
- La victoire sur les otaries. - Un peuple, mon vieux, bondé. Des gens bien. On amène sa légitime et son môme.
- Et puis une musique, de quoi te boucher le pavillon. Tu n'a pas vu ça. C'est des nègres qui jouent avec leurs quatre abatis. Ils font un bruit, ils vous en mettent plein la vue.
- Ah !
- Y a d'abord eu des canassons, pas mal, et puis des clounes, idiots si tu veux, mais moi je me tords quand je vois un type faire l'idiot. Ça repose, pas vrai, on peut pas toujours lire le journal.
Mais alors, mon vieux, quand l'Américain a amené les otaries. Ah les vaches ! c'est alors qu'on a commencé à jouir du spectacle. On se sentait vivre. Non, mais sont-elles moches ! Tu dirais des femmes qui ont le derrière pris dans un édredon. Des sacs à charbon en vadrouille. Des gonzesses qui font les belles entravées. Des zouaves en deuil qui ont du chagrin et qui perdent leur culotte. Du cirage qui fond au soleil et qui grouille comme un fromage. Ou un mutilé de la guerre qui traîne son cul et qui la ramène.
P.
11
Ah ! c'est pas permis d'être bâti comme ça. Et elles ont l'air de faire leur malin avec leurs trois crins de moustache sur le museau : le postérieur d'un vieux cheval de bois. C'est tout désossé. Ça se tortille comme une amoureuse ; tu sais quand on se demande si elle a la tête entre les jambes ou sur les épaules. Ça se pousse, ça tangue : une grosse dame qui court après l'autobus.
Quel coup de gueule. Ça rugit comme un lion ou ça mugit comme un veau, au choix.
Félix Léon et Ernest boivent six vermouths cassis et chantent
“ LA SCIE DU CIRQUE ”
Nous sommes les hommes, c'est nous les rois de la Boule.
Et nous voilà ce soir assis en rond
Avec nos lardons
Tout est en ordre sur la terre ronde
Nos femmes sont en peaux de bêtes
et couronnées d'oiseaux morts.
Nous avons roulé l'éléphant
et soufflé au lion ses chasses
Le cheval n'est qu'un abruti
Et le chien fut pris par ses bons sentiments
Nous avons vaincu toutes les espèces de phoques
que toute gloire soit tarie
Les couleurs humaines flottent sur le pôle
Pas d'équivoque, ce ne fut pas long avec ces amphibies.
Nous avons traîné les otaries dans nos cirques comme des reines liées par les genoux.
Nous avons déporté les colonies de molécules et nous exploitons l'énergie des atômes.
Les courroies de transmission harnachent solidement les moteurs.
Nous voilà donc assis en rond...
Ces otaries font des yeux :
P.
12
Hourra ! que la grosse caisse crève, tant pis si les cymbales attrapent des ecchymoses. Gloire à la Coterie qui garde la Boule et sifflons avec la puissance de la vapeur ceux qui l'ont perdue.
Un Poète qui était en train de composer dans l'usine voisine sur la machine à écrire de sa petite amie une chronique sur la musique esquimaude entre et d'un seul coup de revolver tue Jules, Léon et Ernest.
Il se fait servir un bock et
Il entonne la
“ LOUANGE DES OTARIES ”
O sirênes,
O belles de nuit,
lueurs incarcérées dans l'obscur,
noires favorites de mon harem froid,
O nuques grasses, caresses en spirales,
O bonnes esclaves,
Grosses négresses atrophiées, sultanes par trop recluses, arrière-train pétrifié dans un divan d'anthracite,
Votre tête fauve s'élance pour se délier des ondes
onctueuses de votre chair, lions de mer.
La flaque d'encre tient captif sous ses moires un gros cygne sombre.
Vous êtes huileuses de bonne volonté. Vos yeux s'alarment parce que votre moustache a l'air méchant.
La métempsychose fourvoya dans ce lamentable bétail les âmes de poissons morts d'amour.
Il y a en vous la tendresse compressible de l'accordéon
Et vous êtes échouées devant l'homme comme un piano à queue qui baille de toutes ses ivoires et qui attend l'ébranlement en lui des délices.
PIERRE DRIEU LA ROCHELLE.
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LIVRES CHOISIS
X*X*X* : Les Roseaux de Midas.
L'anonyme, de peur d'être découvert, a mis trois masques qui ne l'empêchent pas de crier à tue-tête le peu d'estime dans lequel il tient MM. Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren et autres Belges, M. Paul Fort et autres poètes, Madame de Noailles et autres lieux. Je me précipite pour le féliciter, mais que vois-je ? Dans les efforts qu'il fait pour braire contre Baudelaire, Midas laisse passer le bout de son oreille. Si nous l'y poussions un peu, il nous dirait ses goûts, et je gage qu'il chanterait : Moré - as, Moré - as. Hélas, l'anonyme n'était qu'un âne.
Louis CHADOURNE : Le Maître du Navire.
“ Et c'est celui qui parle avec le maître du navire. ” Mais ce héros hésite trop entre deux genres, l'artistique et le feuilletonesque. Il y a bien longtemps qu'il a lu Jules Verne dont il ne revoit les oeuvres qu'à travers Huysmans. Le rayon vert ne luit plus que dans ses lunettes, et quelque soin que prenne ce masque singulier de me citer mes auteurs favoris, il ne me touchera pas, tant qu'il philosophera dans sa barbe sur l'impuissance d'aimer, même quand il osera des images aussi belles que celles de Gustave Aimard, ou quand il atteindra tout justement le ton des romans de mon enfance : “ Le Cormoran filait à bonne allure ”. Tout à coup une île pousse : je te reconnais, fantaisie. Le lecteur crie à l'invraisemblance, précisément parce qu'ici l'on oublie tous les livres pour une histoire merveilleuse qui commence à peine qu'elle finit. A ce moment le mystérieux personnage arrache ses postiches et me montre son vrai visage. Je l'avais deviné, et son nom qui est sur le bout de ma langue et que vous ne saurez jamais.
P.14
LOUIS-DE-GONZAGUE FRICK : Girandes.
L'auteur ne distingue point la nature de la littérature. Celle-ci lui tient lieu de celle-là. Les arbres sont ses meilleurs amis, qui portent avec talent des noms doubles ou, à défaut, des prénoms sonores. On ne saurait s'adresser à eux sans des révérences, ni les mouvements oratoires de Mallarmé. Les propos importent peu, mais le ton. Que de ronds-de-jambe, Parc aux perles, pour circuler dans tes méandres ! Le gracieux horticulteur glisse en portant des poèmes comme un garçon entre les tables des cafés, et mérite à force d'euphoriques chorégraphies un nom grec que votre érudition forgerait sans peine et qui signifierait naturellement le français tel qu'on le danse.
LUIGI LIBERO RUSSO : Contes à la Cigogne.
Cette cigogne a les yeux beaux, les jambes fines, mais s'engonce le cou d'un faux-col dans le style 1904. A vrai dire, la pudeur la pousse à nommer “ contes ” de véritables poèmes en prose. Elle n'oserait se montrer nue et sans enseigne, et, de nous deux, je suis le seul à sentir le carcan qu'elle porte et qui me blesse au menton.
PAUL DERMÉE : Beautés de 1918.
On prend son bien où on le trouve. Monsieur D. se sert de tout ce qui lui tombe sous la main. C'est un auteur facile. Je lui préfère Jean Aicard, qui s'adonne honnêtement aux arts d'imitation et ne démarque jamais Pierre Reverdy.
ANDRÉ SPIRE : Le Secret.
Des élégantes courent les magasins, les thés, les garden-parties ; des jeunes gens montent au Bois. On partage son temps entre les réceptions et les sports. Où suis-je donc ? Chez Van Dongen ? Mais tout à coup l'éclairage change : on vient d'allumer la lampe juive.
P.15
Les Parisiens deviennent des pharisiens. Madame, reconnaissez l'Orient rue de Babylone. La sensualité n'a pas changé depuis Salomon. Le Bon Marché, c'est encore un bazar, et le décor reste le même autour du prophète, toujours sale, écumant, raisonneur, qui compte des sicles, marchande, injurie les vendeurs et invoque son Dieu.
LOUIS DELLUC : Cinéma et Cie.
Entre les baraquements de l'Ouest, la foule s'agite sous le ciel immense. D'un bond nous sommes portés devant Rio Jim dont le visage de couteau occupe le centre de l'écran, tandis qu'autour de sa mélancolie s'ordonnent les mouvements et les lumières. Il grandit, il s'étire, le voilà en pied : il saute sur son cheval et disparaît immédiatement derrière les monticules poudreux. Nous connaîtrons les hommes qui vivent du jeu dans l'auberge de la montagne. Il faut de l'argent pour avoir seul la fille qui danse parmi les tables. Le croupier en chapeau haut de forme remet au besoin l'ordre avec ses poings ou ses pistolets. Sa tête s'isole soudain sur le fond de l'étagère aux bouteilles. Quelle amertume ! La vue se brouille, on ne voit plus que les flacons, et c'est un autre bar, ailleurs, où un orphéon triste vient boire en attendant Charlot qui jouera du violon. Tous les grands artistes reçoivent des coups de pied, et pourtant j'ai bien soif. Au premier plan, la figure pitoyable grimace, va-t-elle pleurer ? Nous suivons le regard de ses yeux le long du mur et voici qu'une apparition saugrenue déchaîne l'hilarité générale. Charlot en profite pour avaler à toute vitesse un cocktail glacé. On m'a vu, quel froid dans la gorge ! Jouons avec ma canne d'un air distrait. Ça ne prend pas. Le gros homme me fixe : supplice affreux, il faut sourire. Regardez là-bas : les belles natures-mortes ! Sur la nappe dort un couteau. On devine l'arme du crime. De quel crime ? Tôt ou tard vous l'apprendrez. Mais, assassinat de fille ou de vieillard, qu'importe ? Il suffit que, sur le linge, un objet familier résume tout le tragique
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de la vie. Le monde tient sur la toile : nous n'avons pas fini de nous en émouvoir. Dites-moi les noms des meilleurs films, que je me remémore leurs beautés.
O mes amis, l'opium, les vices honteux, l'orgue à liqueurs sont passés de mode : nous avons inventé le cinéma.
LOUIS ARAGON.
GIOVANNI PAPINI : Giorni di Festa.
Sur les épaules de ce grand mannequin le crâne recouvert de peau de tambour qui se gaufre au rythme de jazz-bands intérieurs est, retrouvé dans l'ivoire, celui d'un rôdeur nègre. Il paraît revenir de l'au-delà mais n'a pas cessé d'être parmi nous.
Ce ventriloque connu sous le nom d'Univers s'offre en spectacle aux Variétés d'Italie. Nombre de monuments très célèbres s'éloignent dès qu'apparaît son sourire de cannibale : il est si loin des goûts terrestres cependant !
Depuis vingt ans chacune de ses expériences est comme une grimace faite à la précédente, l'inlassable scaphandrier n'aspirant qu'à nous rapporter cette suprême grimace qu'est le calme visage humain.
De sitôt les hommes - ailleurs qu'au Thibet où l'on vénère les chats qui ont les yeux les plus changeants ne cesseront pas de croire terrible le bon enfant Dieu.
On n'en peut pas moins distinguer, même en Italie, un écrivain sage et qui possède tous les scrupules - s'il ne s'y attarde - tendant à prouver que l'effort de l'artiste moderne peut se définir le recours à des expédients toujours nouveaux pour s'étonner sans cesse des tours habituels du monde.
GUISEPPE UNGARETTI.
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CRITIQUE SYNTHÉTIQUE
(Exposition Henri-Matisse)
Au point droit du chemin
Au carrefour de la forêt
par le détour
On prend la tête
entre les deux lignes
qui fuient
Sous les arbres gonflés de lumière et de bruit
VERS LE SOLEIL
C'est l'eau qui jaillit du pied de cristal
Où la statue vivante se balance
L'Avenue prend une nouvelle direction
Les pieds de tous les promeneurs s'alignent
Et un regard passe
fauchant jusqu'aux basses façades des maisons
Ce n'est pas le vent qui agite le rideau
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Mais l'air qui tend la toile
Et des visages qui se plissent
Les persiennes fermées il fait encore clair
Dans la chambre
Le tapis gris
COULEUR
Dans le recul la forme se précise
On peut toujours poser le pot de fleurs
La main rétablit l'ordre
L'esprit laisse une imperfection sentimentale
Et nous sommes dans une autre sphère
Une autre salle
Sous un autre climat
La note part des pins où le soleil s'accroche
Combien d'autres aspects viennent de là
Je pense
à quelqu'un plus
Son nom est dans la barque
Et ce n'est peut-être pas seulement celui-là
UNE FENETRE
La vue s'étend à des miliers de kilomètres
La tasse de tilleul fume trop près du bras
Au milieu
l'oeil qui tourne le long du mur qui change
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A chaque pas le garçon
le bord du fleuve
la lisière du bois
L'atmosphère est remplie de toutes ces lumières et on se trompe de porte à la sortie
Le peintre est peut-être derrière l'arbre ou près du cadre
Et rit
Si tout à coup ce bras allait s'allonger et prendre du relief dans la pénombre
Le nom restant toujours collé au ciel de lit
L'Art est en jeu aux quatre coins de l'immeuble
Sur tous les murs
Dans les couloirs sombres
Aux parois des rochers luisants
Sur le tapis
Rideaux et poussière
Et moi dehors au milieu des vitrines
Au langage des trompes
A l'orientation nouvelle du vent
Et de l'esprit
PIERRE REVERDY.
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LES SPECTACLES
UNE VIE DE CHIEN. - Charlie Chaplin.
A cinq heures du matin ou du soir, la fumée qui gonfle les bars vous prend à la gorge : on dort à la belle étoile.
Mais le temps passe. Il n'y a plus une seconde à perdre. Tabac. Au coin des rues on croise l'ombre ; les marchands établis aux carrefours sont à leur poste. Il s'agit bien de courir : les mains dans les poches on regarde. Café-Bar.
A la porte on écoute le piano mécanique. L'odeur de l'alcool fait valser les couples.
Ils sont là.
Au bord des tables, au bord des lèvres les cigarettes se consument : une nouvelle étoile chante une ancienne et triste chanson.
On peut tourner la tête.
Le soleil se pose sur un arbre et les reflets dans les vitres sont les éclats de rire. Une histoire gaie comme la boutique d'un marchand de couleurs.
PHILIPPE SOUPAULT.
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PALETS
CHRONIQUE CENSURÉE
Quand nous étions enfants nous mettions notre point d'honneur, en fumant en cachette, à faire sortir des spirales de fumée par le nez.... Vous parlez du né ? De quel né voulez-vous parler ? Mais du nouveau-né.... Si un nouveau-né pouvait exprimer ses idées sur le monde où il entre elles seraient certainement favorables à celui d'où il sort.... Il y a des bêtises si lourdes qu'elles écraseraient ceux sur qui elles tombent si on ne s'apercevait instantanément que ce sont des bêtises - seulement elles entraînent ceux des lèvres de qui elles tombent.... Artifice ! .... feu l'artifice .... Il y a des raisons qui ressemblent à des portes....
des portes de sortie .... Il est bien entendu qu'il ne saurait être question d'abus de confiance que pour ceux qui prêtent parfois leur confiance à quelqu'un.... Pour certains auteurs, ce qu'il y a d'important dans leur livre c'est le service de presse.... La diplomatie secrète est abolie .... Louis XV faisait, paraît-il, supérieurement la cuisine. Il ne vint jamais à l'esprit de personne pourtant de lui reprocher quelque vulgarité native. Par contre, il y a des bonnes travesties qui ont toujours l'air de regarder le fond
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d'une casserole - même dans un salon - alors c'est un miroir - même devant une table à écrire - alors c'est un encrier ou .... L'Art poétique que Max-Jacob lut à sa matinée chez Léonce Rosenberg fut fort applaudi. Il dissipait à temps quelques lourdes .... inexactitudes qui flottaient dans la salle. Je ne parlerai pas du succès de ses poèmes. Il fut trop grand.
NE JOUEZ PAS AVEC LES ARMES.... Je connaissais - c'était avant la guerre - un Luxembourgeois maniaque. Il voulait devenir bourreau. La gloire de M. Deibler le tracassait. Il mit une barbe - une fausse barbe - quitta son lorgnon, prit une redingote et acheta une guillotine. Le soir, en rentrant du ministère du Commerce ou de la Marine, il montait les bois de justice, devant sa fenêtre. Et il faisait jouer le mécanisme, remontait le couteau, le laissait retomber. Il tranchait le cou au soleil - inoubliable Apollinaire - il raccourcissait la lune - cher et admirable Max-Jacob - il coupait des manches à balai en tronçons et faisait des comparaisons savoureuses. Enfin, un soir qu'il regardait de trop près la machine - il voulait à tout prix se passer de lorgnons - il glissa sur un trognon de pomme et bascula sur la planche fatale. Clac, il avait le cou serré dans la lunette.... Alors, un de ces anges qui se tiennent toujours auprès des grands poètes, quitta pour un instant l'âme d'Apollinaire et vint presser le bouton à déclic.... On ne put jamais savoir si c'était une exécution capitale ou un suicide.
P. R.
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ANDRE LHOTE
Mille petites lignes qu'il ne rassembla point au bon moment réservent à André Lhôte le souci de fuir dans mille directions. La toile qu'il découvre par un travail opiniâtre ne lui montre pas son image. Il n'a plus que son ombre, chère ombre variable. Il est perdu.
De grands espaces clairs. Des nudités percées, trouées, forcées, des châteaux de sable invisible et les rubans que nos ménagères achètent un prix fou. De grands espaces clairs et vides.
En fermant les yeux, je vois le plus réel des crépuscules, agissant de partout. Il restera bien cette lune mince ou cette plus grosse part de la lune mais, dans la bouche, soudain, j'ai l'extrême mauvais goût d'une pensée qui me vient de tirelire.
LE NOUVEAU SPECTATEUR (1)
Le règne de l'intelligence, le règne de la bêtise, le règne du spectateur. J'aime l'intelligence, tu aimes la bêtise, il aime le spectacle. J'affirme que la terre est ronde, tu affirmes que je ne sais pas tracer une courbe, il affirme qu'il doit tout voir. Savoir.
Amis du vulgaire, craignez ce nouvel arrivant. Restez couverts. Les gens de votre rang n'ont jamais eu besoin de maître. Gardez ce sourire intermédiaire. Ne faites pas de l'oeil mort à ce beau-père impuissant que la vanité séduit et qui est, suivant la forte expression du poète (9) :
Le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité.
P.24
LE SPECTACLE DU SPECTATEUR
5e ACTE
La bergère avoue au roi qu'elle a une part de responsabilité (5) dans la constitution du royaume. Le roi, traversé alors d'un soupçon délicat (4-5-12), donne les ministres à manger à son peuple qui l'acclame. Puis, de sa griffe royale, il signe ces vers charmants (17) :
Qu'oses-tu prétendre, bergère ?
Tu n'as connu que des fragments 1
1 Mais la radiographie (18) pénètre mieux.
De mon royaum'sur le devant
Va te faire pendre dergère !
(Parlé) Voyou des trois quartiers, porte cette difficulté jouée (14) au Mardiste mieux parfumé que le père B. (18) dont j'ai retrouvé le faire séduisant (14).
CADUM 2.
2 Dans le genre brillant (14) ce quatrain est un des poèmes où l'artiste a le plus heureusement rencontré (14). Les oeuvres récentes plairont encore davantage (14).
P.03
Il n'est envoyé de spécimen que contre la somme de 1 fr. 50.
Il ne reste du n° 1 que quelques exemplaires que nous réservons à nos abonnés ou que nous vendons au prix de 3 francs.
KUNDIG
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POEMES, ROMANS, ETC.
à grand tirage et à tirage limité.
P.04
LITTÉRATURE
a publié dans ses trois premiers numéros
les “ POÉSIES ”
d'Isidore DUCASSE (Comte de LAUTRÉAMONT) ;
des poèmes et des proses inédits de :
Guillaume APOLLINAIRE.   Stéphane MALLARMÉ.
Louis ARAGON.   Darius MILHAUD.
Georges AURIC.   Paul MORAND.
André BRETON.   Jean PAULHAN.
Blaise CENDRARS.   Pierre REVERDY.
Paul ELUARD.   Jules ROMAINS.
Léon-Paul FARGUE.   André SALMON
Bernard FAY.   Philippe SOUPAULT.
André GIDE.   Tristan TZARA.
Max JACOB.   Paul VALÉRY.


<Littérature n° 5, juillet 1919>
P.01
N° 5.
REVUE MENSUELLE
JUILLET 1919.
LITTÉRATURE
DIRECTION
9, PLACE DU PANTHÉON, 9
P.02
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRE BRETON PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9 - Place du Panthéon - 9
ABONNEMENTS
Pour la France Edition ordinaire ....   15 fr. par an
Edition de luxe ....   60 fr. par an
Prix du numéro : 1 fr. 50
Pour l'étranger Edition ordinaire ....   20 fr. par an
Edition de luxe ....   80 fr. par an
Prix du numéro : 2 fr.
Pour la vente, s'adresser à la “ Maison des Amis des Livres ” 7, rue de l'Odéon, Paris.
SOMMAIRE
LETTRES DE JACQUES VACHÉ
Henri ROUSSEAU....   Un Philosophe.
Tristan TZARA....   Cirque.
Maurice RAYNAL....   Dépôt démobilisateur.
Paul ELUARD....   Les Animaux et leurs Hommes : Préface.
Philippe SOUPAULT....   Vie de John Millington Synge.
Chroniques
LES SPECTACLES par Philippe SOUPAULT.
PALETS : Irène Lagut par Raymond RADIGUET.
Matinée Paul Claude L par l'Homme aux 3 Dents.
Il a été tiré de ce numéro 15 exemplaires sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen numérotés de 1 à 15.
EXEMPLAIRE N°
P.00
AU SANS PAREIL - 102, Rue du Cherche-Midi, 102 PARIS (VIe)
COLLECTION de LITTÉRATURE
ARTHUR RIMBAUD
LES MAINS DE JEANNE-MARIE
Avec un Portrait du poète, par J.-L. FORAIN, et une Notice.
Ouvrage tiré à quatre cent cinquante exemplaires numérotés. de 1 à 450, sur papier vergé d'Arches à la forme.
Un vol, in-8 écu au prix de 7 fr. 50
Tirage de grand luxe à quarante-deux exemplaires, numérotés de I à XLII, sur papier Japon Impérial.
(épuisé.)
ANDRÉ BRETON
MONT DE PIÉTÉ
Avec deux dessins inédits d'ANDRÉ DERAIN
Ouvrage tiré à cent quinze exemplaires numérotés à la presse de 1 à 115, sur papier de Hollande Van Gelder-Zonen.
Un vol. in-16 jésus au prix de 12 fr.
Tirage de grand luxe à dix exemplaires numérotés à la presse de I à X, sur papier Japon Impérial.
au prix de 30 fr.
Les souscriptions doivent être adressées :
AU SANS PAREIL 102, Rue du Cherche-Midi, 102 PARIS (VIe)
P.00
LITTÉRATURE oui mais DADA
1-2-3-4-5
1.2.3.4-5
1.2.3.4-5
1.2.3
Tristan Tzara, Directeur
Pour tous Renseignements lui écrire :
MOUVEMENT DADA, Zurich-Seehof Schifflânde, 28
P.1
LETTRES de JACQUES VACHÉ
A MONSIEUR A. B.
X. le 5 juillet.
CHER AMI,
J'ai disparu de la circulation nantaise brusquement et m'en excuse - Mais M. le Ministre de la Guerre (comme ils disent) a trouvé indispensable ma présence au front dans un délai très bref... et j'ai dû m'exécuter.
Je suis attaché en qualité d'Interprète aux troupes britanniques - Situation assez acceptable en ce temps de guerre, étant traité comme officier - cheval, bagages variés et ordonnance - Je commence à sentir le Britannique (la laque, le thé et le tabac blond).
Mais tout de même, tout de même quelle vie ! Je n'ai (naturellement) personne à qui parler, pas de livres à lire et pas le temps de peindre - En somme redoutablement isolé - I say, Mr. the Interpreter - Will you... Pardon, la route pour ? Have a cigare, sir ? Train de ravitaillement, habitants, maire et billet de logement - Un obus qui affirme et de la pluie, la pluie, la pluie - pluie - de la pluie - de la pluie - deux cents camions automobiles à la file, à la file - à la file.
En total, je suis repris du redoutable ennui (voir plus haut) des choses sans aucun intérêt. - Pour m'amuser - J'imagine - Les anglais sont en réalité des allemands, et suis au front avec eux... et pour eux - Je fume à coup sûr un peu de “ touffiane ”, cet officier “ au service de Sa Majesté ” va se transformer en androgyne ailé et danser la danse du vampire - en bavant du thé-au-lait - Et puis je vais me réveiller dans un lit connu et je vais aller décharger des bateaux...
Oh ! assez - assez ! et même trop - un complet noir, un pantalon à pli, des vernis corrects. Paris - étoffes
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rayées - pyjamas et livres non coupés - où vas-t-on ce soir ?... nostalgiques choses mortes avec l'Avant-guerre - Et puis - quoi après ?? Nous allons rire, n'est-ce pas ?

....
Oh ! assez ! assez, et même trop -
Sydney, Melbourne - Vienne - New-York et retour - Hall d'Hotel - paquebot verni, bulletin de bagage, Gérant d'Hôtel - Rastaquouères - et Retour.
Je m'ennuie, cher ami - vous voyez... mais je vous ennuie aussi et je m'arrête ici après réflection.
Rappelez-vous que j'ai (et je vous prie d'accepter cela) une bien bonne amitié pour vous - que je tuerai d'ailleurs - (sans scrupules peut-être) - après vous avoir dûment dévalisé de probabilités incertaines...
Je vous demande mainténant sérieusement de m'écrire...
Je salue le peuple polonais selon les rites et je vous donne le souvenir le meilleur de
J. T. H.
P. S. - Je relis ma lettre, et la trouve - en somme - incohérente - et bien mal écrite - Je m'en excuse poliment.
Dont acte.
X. le 11 octo. 16
3. P. M.
CHER AMI,
Je vous écris d'un lit où une température agaçante et la fantaisie m'ont allongé au milieu du jour.
J'ai reçu votre lettre hier - L'Evidence est que je n'ai rien oublié de notre amitié, qui, j'espère, durera tant rares sont les sârs et les mîmes ! - et bien que vous ne conceviez l'Umour qu'approximativement.
Je suis donc interprète aux anglais - et y apportant la totale indifférence ornée d'une paisible fumisterie que j'aime à apporter ès les choses officielles je promène de ruines en villages mon monocle de crystal et une
P.3
théorie de peintures inquiétantes - J'ai successivement été un littérateur couronné, un dessinateur pornographe connu et un peintre cubiste scandaleux - Maintenant, je reste chez moi et laisse aux autres le soin d'expliquer et de discuter ma personnalité d'après celles indiquées - Le résultat n'importe.
Je vais en permission vers la fin de ce mois, et passerai quelque temps à Paris - J'y ai à voir mon très meilleur ami que j'ai complètement perdu de vue.
Une prochaine lettre contiendra - n'en doutez - une effigie de guerre - selon un post-scriptum raturé avec soin.
Où est T. F. ? - J'ai écrit au peuple polonais, une fois je crois, en réponse à deux amusantes lettres - Pourrai-je demander aussi une correspondance de vous ? - Je suppose - ayant pris la plume - pouvoir à l'avenir en user plus aisément ; d'ailleurs je vous ai écrit déjà une fois, si je me souviens.
A part cela - qui est peu - Rien. L'Armée Britannique, tant préférable qu'elle soit à la Française, est sans beaucoup d'Umour - J'ai prévenu plusieurs fois un colonel à moi attaché que je lui enfoncerai un petit bout de bois dans les oneilles - Je doute qu'il m'ait entièrement saisi = d'ailleurs ne comprenant pas le Français.
Mon rêve actuel est de porter une chemisette rouge, un foulard rouge et des bottes montantes - et d'être membre d'une société chinoise sans but et secrète en Australie.
Vos illuminés ont-ils le droit d'écrire ? - Je correspondrai bien avec un persécuté, ou un “ catatonique ” quelconque.
En attendant, je relis Saint Augustin (pour imaginer un sourire du peuple polonais), et essayer d'y voir autre chose qu'un moine ignorant de l'Umour.
Sur ce, je commence d'attendre une réponse, cher ami, à cette incohérence qui n'en comporte guère, et vous demande de croire à mon souvenir.
J. T. H.
P.4
X. 29. 4. 17
CHER AMI,
A l'instant votre lettre.
Il est inutile - n'est-ce pas ? de vous assurer que vous êtes toujours resté sur l'écran - Vous m'écrivez une missive “ flatteuse ” - sans doute pour m'obliger décemment à une réponse qu'une grande apathie comateuse reculait toujours - Au fait pendant combien de temps, au dire des autres...?
Je vous écris d'un ex-village, d'une très étroite étable-à-cochon tendue de couvertures - Je suis avec les soldats anglais - Ils ont avancé sur le parti ennemi beaucoup par ici - C'est très bruyant - Voilà.
Je suis heureux de vous savoir malade, mon cher ami, un peu - Je reçois une lettre de T. F., presque non-inquiétante - ce garçon m'attriste - Je suis très fatigué de médiocres, et me suis résolu à dormir un temps inconnu - l'effort seul d'un réveil de ces quelques pages m'est difficile ; celà ira peut-être mieux la prochaine fois - Pardon - n'est-ce pas, n'est-ce pas ? - Rien ne vous tue un homme comme d'être obligé de représenter un pays - Aussi
De temps à temps - pour ne pas tout même être suspect de mort douce, une escroquerie ou un tapotement hamical sur quelque tête de mort familière m'assure que je suis un vilain monsieur - Aujourd'hui, présenté à un générale de Division et à Tat-Major comme un peintre fameux - (Je crois que le dit a 50 ou 70 ans - peut-être est-il mort aussi - mais le nom reste) - Ils (le générale et le Tat-Major) se m'arrache - C'est curieux et je m'amuse à deviner comment cela tombera à plat - En tout cas... D'ailleurs... Et puis cela m'est assez indifférent, quant au fond - ce n'est pas drôle - pas drôle du tout. Non.
Etes-vous sûr qu'Apollinaire vit encore, et que Rimbaud ait existé ? pour moi je ne crois pas - Je ne vois guère que Jarry (tout de même que voulez-vous, tout de même... UBU.) - Il me semble certain que Marie Laurencin vit encore : certains symptômes subsistent
P.5
qui autorisent ceci - Est-ce bien certain ? - pourtant je crois que je la déteste - oui - voilà, ce soir je la déteste, que voulez-vous.
Et puis vous me demandez une définition de l'umour - comme cela ! -
“ IL EST DANS L'ESSENCE DES SYMBOLES D'ETRE SYMBOLIQUES ” m'a longtemps semblé digne d'être cela comme étant capable de contenir une foule de choses vivantes : EXEMPLE : vous savez l'horrible vie du réveillematin - c'est un monstre qui m'a toujours épouvanté à cause que le nombre de choses que ses yeux projettent, et la manière dont cet honnête me fixe lorsque je pénètre une chambre - pourquoi donc a-t-il tant d'umour, pourquoi donc ? - Mais voilà : c'est ainsi et non autrement - Il y a beaucoup de formidable UBIQUE aussi dans l'umour - comme vous verrez - Mais ceci n'est naturellement - définitif et l'umour dérive trop d'une sensation pour ne pas être très difficilement exprimable - Je crois que c'est une sensation - J'allais presque dire un SENS - aussi - de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de tout
QUAND ON SAIT
Et c'est pourquoi alors les enthousiasmes (d'abord c'est bruyant), des autres sont haïssables - car - n'est-ce pas - nous avons le génie - puisque nous savons l'UMOUR - Et tout - vous n'en aviez d'ailleurs jamais douté ? - nous est permis - Tout ça est bien ennuyeux, d'ailleur.
Je joins un bonhomme - et ceci pourrai s'appeler OBCESSION - ou bien - oui - BATAILLE DE LA SOMME ET DU RESTE - oui.
Il m'a suivi longtemps, et m'a contemplé d'innombrables fois dans des trous innommables - Je crois qu'il essaie de me mystifier un peu - J'ai beaucoup d'affection pour lui, entre autres choses.
J. T. H.
Dites bien au peuple polonais que je veux lui écrire - et surtout qu'il ne parte pas comme cela sans laisser d'adresse.
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A MONSIEUR T. FRAENKEL
X. 29. 4. 17.
CHER AMI,
J'ai été content de recevoir de vos nouvelles - Et puis, tout de même - de vous savoir à l'abri - Je m'ennuie beaucoup derrière mon monocle de verre, m'habille de khaki et bat les allemands - La machine à décerveler marche à grand bruit, et j'ai non loin, une étable à TANKS - un animal bien ubique, mais sans joie.
J'ai écrit à Reverdy pour NORD-SUD - peut-être n'est-ce pas une mystification - J'adorerai à ce que vous m'envoyassiez des coupures montrant des dessins, et ces sortes de procédés linéaires * - J'ose espérer que vous aurez pitié du qui est isolé dans une nation étrangère à guerroyer = et puis ce général Pau qui n'est pas mort encore - tout de même ! tout de même !...
* DESSINS. En marge : ma soeur la putain familière. - ma soeur la vache de village. - mon frère le souteneur des grandes villes. - mon frère Zozime le Panopolitain. Au bas de la première page Le moral des troupes est figuré par un animal qui marche à bonne allure, la queue en bataille, une pipe allumée à l'anus. Derrière lui l'amoncellement des pipes cassées.
En attendant une lettre je vous salue en divers démiurges.
J. T. H.
A MONSIEUR A. B.
4. 6. 17.
CHER AMI,
J'espère, dans un passage prochain - (vers le 15 ou 20) à Paris, vous y voir - J'ai écrit dans ce sens au peuple polonais. Au cas où la poste fallacieuse voudrait perdre une lettre - voudrez-vous me répondre si Paris vous contiendra un peu vers ce moment là ?
P.7
Il fait bien brûlant, bien poussiéreux, et suant - mais que voulez-vous, ce doit être exprès - Les files des grands camions automobiles secouent la sècheresse et saupoudrent d'acide le soleil. Comme c'est drôle ! - Apollinaire - tant pis ! - des magazines glacés de girls blondes et les naseaux rasés du cheval-détective sont bien beaux. “ The girl I love (*) is on a magazine cover. ” Tant pis ! tans pis ! - Et puis qu'est-ce que cela fait, puisque c'est comme çà. Tout de même du culot d'obus les lilas blancs qui suent et s'affalent de vieilles voluptés solitaires m'ennuient beaucoup - des fleuristes estivales d'asphalte où des tuyaux d'arrosage pulvérise les endimanchements - Il fait très tiède et des personnes avec des lorgnons discutent de bourse je crois, avec des airs de ménagère. Tout de même encore ces odeurs de vieux melons râclés et d'égoût m'illusionnent bien peu ! Et puis cette jeune putain avec son linge qui pend et son odeur mouillée ! Une mouche ronde et verte nage dans le thé, les ailes à plat - Eh bien tant pis - voilà tout - Well.
* Ici, quelques notes de musique.
Well - J'attends de vous une lettre, si vous voulez bien, cependant que le vrombissement banal des avions se gloire de touffes blanches de poudre, et que cet horrible oiseau file tout droit dans l'éblouissant, en pissant un filet de vinaigre.
Votre ami
J. T. H.
P. S. Ci-joint une lettre pour le peuple polonais dont je ne peux décidément pas retrouver l'adresse.
A MONSIEUR T. F.
Je reçois à l'instant votre “ Journal des Praticiens ” dont, collègue cher, j'ai à vous remercier. Tant pis ! Est-ce que tous les collabos de SIC mystifient ensemble M. le Birot ?
Ce n'est pas fini, vous savez - et les Allemands nous ont envoyé des boulets encore ce matin, bien qu'à 12 kilos de la ligne - Je serai ennuyé de mourir si jeuneeeeee - Ah puis MERDRE.
P.8
Je m'en vai avoir l'ennui de passer à Paris et de vous voir - car j'espère y votre présence vers le 15 ou 20 de ce mois. Ecrivez, si vous daignez, un mot aussi pour me dire tout cela - et tâchez d'arranger un spectacle à grand effet pour que l'on tue ensemble quelques personnes et que je m'en aille - Ecrivez-le au reçu de ce papier, car les papiers mettent la moyenne de 6-7 jours à m'escalader.
Vous ai-je dit avoir reçu “ LES CAVES... ” et “ LE POETE ” - Apollinaire - c'est quelquefois pourtant encore drôle - Il doit avoir besoin de Phynances tout de même. Gide - Eh bien - Gide - quel bon hasard qu'il n'ait pas vécu le ROMANTIQUE - Quel triste Musset il eut fait je crois - Il est déjà presque froid, n'est-ce pas ? - En tout cas je vous remercie - je ne pouvais plus vraiment lire “ ALLAN MASON-DETECTIV. ” ou bien “ L'AUBERGE DE L'ANGE GARDIEN ” et puis les mauvaises plaisanteries me font fusiller quelquefois.
Pourtant je compte vous voir - j'attend un mot ?
Votre très dévoué
J. T. H.
DESSINS : en haut de la lettre, à gauche : un soldat assis par terre, le corps traversé par une épée, fume la pipe en considérant un éclatement. Le titre est : Souffrance morale ; - à droite un squelette couché sous un monticule planté d'une croix et d'une fleur est gardé par deux sentinelles baïonnette au canon. Titre : Type de Mort pour la Patrie (ACQUIS PAR L'ETAT). - Le même au bas de la page mais dans l'autre sens : Autre type de Mort pour la Patrie (ACQUIS PAR L'ETAT). Plus loin un colonel décharge à bout portant son revolver sur un soldat au garde-à-vous.
(A suivre.)
P.9
UN PHILOSOPHE *
* Poème composé pour le tableau.
A l'instar du grand philosophe Diogène
Quoique ne vivant pas dans un tonneau
Je suis comme le Juif-Errant sur la terre
Ne craignant ni la bourrasque ni l'eau,
Trottinant, tout en fumant ma vieille pipe,
Bravant avec fierté la foudre, le tonnerre,
Pour gagner une somme modique
Malgré que la pluie mouille par terre
Je porte sur mon dos et sans réplique
L'annonce du journal indépendant l'Eclair.
HENRI ROUSSEAU.
P.10
CIRQUE
I
tu fus aussi étoile
l'éléphant sortant de l'affiche
voir un oeil énorme d'où les rayons se laissent descendre en courves sur terre
qui ne voit que sous la toile
la force musculaire est grave et lente sous la lumière bleuâtre
nous donne la certitude en certains exemples
la précision des gymnastes parfois des clowns
doit attendre ?
la perspective tordant la forme du corps
c'est émouvant dans ces lueurs
loin d'ici
des mains invisibles qui tortuent les membres
toutes les taches jaunes aux points d'acier s'approchent de quelques centimètres du milieu
du cirque
on attend
ce sont des cordes qui pendent en haut
la musique
c'est le directeur du cirque
la directeur du cirque qui ne veut pas montrer qu'il est
content
il est correct
P.11
II
porte d'entrée
du chocolat vérité noisettes journal
on fait des présomptions de couloirs et de malles sur les inscriptions des portes
tu es inquiet mais moi j'ai confiance
il y a beaucoup de soldats aux regards nouveaux
les couches étroites horizontales de l'air la lumière forte tombe des escaliers
filtration par les grillages des rapports
les éléphants se couchent satellites noirs
est-ce prospectus de l'apparence ? conduis-nous sous le rideau et dans les cabines familières
un doigt inespéré nous touche tout d'un coup
III
ce n'est que le commencement
mon âme un atelier de fleurs en papier de nouveau
je n'ai pas oublié ma mère pourtant
le dernier engagement (si favorable)
elle me pardonnerait je crois
c'est tard
on trouve dans tous les coins des coups déréglés de tambour
si je pouvais chanter seulement
toujours le même toujours quelque part
cette lumière éblouissante les fourmis la transparence
surgissant de la main coupable
je partirai
la madone en bois sculpté est l'affiche la critique
silence opaque coupé par le tic-tac inégal
c'est mon coeur qui allonge la 5e mesure
et la gloire
entrevue
le rideau de velours après la marche finale
avec la plus subite inflexion penses-tu aussi à moi
quatre chiffres sur le mur
avec la dernière inquiétude
pourquoi chercher
et voilà une sonnerie qui ne cessera jamais
P.12
IV
le dompteur connaît
les moeurs des peuples ce qui se passe dans tous les paysages
les bouches des animaux leur salive
toutes les respirations lentes anxieuses haletantes
d'ennui de rage
l'effet des blessures
la manière sûre de les lier
contre la liqueur venimeuse une lumière le bandage d'or et la nourriture
il sait les moyens pratiques de transport
la force mesurée et juste des coups
V
anémie et élégances naphte virements
la bonté me met au cou des sonnettes
hurle
planète de rire liqueur nocturne violente brûlante
lourde noire
fumée montant rapidement en pyramide aiguë crie disque
jardinier de ton silence sur mer
et les vibrations de ta chair amère
accoucher et trafiquer
P.13
VI
- qui connaît la force mesurée et juste des coups
ni trop faibles ni trop forts
mes jambes sont longues et fines
écoulé d'une crevasse du soleil
d'acier
nous sommes des gens honnêtes
organisation de l'ampleur des lampes grasses rebondissantes
dansons crions
je t'aime le train part chaque jour
buvons arc voltaïque
CHANSON DE LA COCOTTE
l'opération dangereuse
tranquillise mes larmes
offre aux choses
des âmes de soeurs
splendeur et finesse
ont rongé mon coeur
je tourne sans cesse
les bras en spirale vers le ciel
il fait froid
écoute ma mère
et pense à moi
maintenant
le dernier arrivé du tropique
fleur équinoxiale phaéton à queue blanche
en auto vers Amsterdam autour d'une table et la soupape du second brouillard
TRISTAN TZARA.
P.14
DÉPÔT DÉMOBILISATEUR
Salle d'attente. Seize opérations.
Record. Une demi-heure en deux heures, et ce costume civil qui me gêne. Un miroir carré affecte lui-même de ne pas me saluer, d'un sourire entendu. Costume civil, vêtu de noir, aurais-je un frère.
A ses vêtements, l'on voit que l'aveugle ne s'est pas regardé dans la glace.
***
Les autos s'avalent l'une l'autre et chassent les pavés qui se pressent en foule. Je ne vois plus que les pavés. Il y en a sur moi, sur les maisons, sur le ciel, j'en ai un sur la langue, j'en ai dans les yeux. Les boeufs tués gardent dans l'oeil la photographie des pavés qu'ils fixaient quand on les assomma.
***
Je marche devant moi, mais “ au ralenti ” comme au cinéma et j'ai pris un bâton, car cela n'en finit pas. Plus de temps ni d'espace. Pour ne poser mon pied nulle part, il me faudra une éternité.
Je marche devant moi, comme font les aveugles.
***
Je suis seul comme la Tour Eiffel, et ajouré comme elle.
“ La Tour ! ” F.L. F.L. F.L. F.L. F.L. A la guerre, les ondes hertziennes m'aimaient, et ma main en couvrait le monde. Seul, seul. Je n'ai jamais été démobilisé, et les passants qui marchent sur mon ombre me font mal.
MAURICE RAYNAL.
P.15
LES ANIMAUX ET LEURS HOMMES
PREFACE
Qu'une force honnête nous revienne.
Quelques poètes, quelques constructeurs qui vécurent jeunes nous l'avaient déjà enseigné.
Connaissons ce dont nous sommes capables.
La beauté ou la laideur ne nous paraissent pas nécessaires. Nous nous sommes toujours autrement souciés de la puissance ou de la grâce, de la douceur ou de la brutalité, de la simplicité ou du nombre.
La vanité qui pousse l'homme à déclarer ceci beau ou laid, et à prendre parti, est à la base de l'erreur raffinée de plusieurs époques littéraires, de leur exaltation sentimentale et du désordre qui en résulta.
Essayons, c'est difficile, de rester absolument purs. Nous nous apercevrons alors de tout ce qui nous lie.
Et le langage déplaisant qui suffit aux bavards, langage aussi mort que les couronnes à nos fronts semblables. réduisons-le, transformons-le en un langage charmant, véritable, de commun échange entre nous.
Pour moi, rien ne me semble meilleur signe de cette volonté que ce poème écrit depuis que je songe à cette page d'ouverture :
SALON
Amour des fantaisies permises,
Du soleil,
Des citrons,
Du mimosa léger.
Clarté des moyens employés :
Vitre claire,
Patience
Et vase à transpercer.
Du soleil, des citrons, du mimosa léger
Au fort de la fragilité
Du verre qui contient
Cet or en boules,
Cet or qui roule.
PAUL ELUARD.
P.16
VIE DE JOHN MILLINGTON SYNGE
A M. Maurice Bourgeois.
Les oiseaux s'échappent des arbres, le vent tourne : de tous les côtés à la fois on entend la mer. Les nuages passent sur les villes et délivrent les fumées.
Swift se penche, regarde Sir William Temple s'éloigner et sourit.
Sur la grande place les vieillards parlent aux émigrants assemblés. Les hommes sont pâles. Il va pleuvoir : un émigrant part d'un grand éclat de rire. C'est un trappeur. On le nomme Jacques Vaché.
Quelqu'un marche le fusil en bandoulière. Le chien écoute puisque son maître parle ; le chasseur épaule : un oiseau tombe. Le soleil écrase l'herbe. John Millington Synge s'asseoit sur un rocher et compte les plumes du mort.
L'Irlande :
“ Quiconque a réellement vécu dans l'intimité des paysans irlandais reconnaîtra que les paroles et les idées les plus folles de cette pièce (le Baladin du Monde Occidental) sont à vrai dire bien ternes en comparaison des extravagances que l'on peut entendre dans n'importe quelle petite cabane des collines de Geesala, Carraroe ou de la baie de Dingle (1) ”.
(1) Préface du Monde Occidental.
***
A quelques milles de Dublin, à Newtown Little, le 16 avril 1871, naissait Edmund John Millington Synge. Un an plus tard son père mourait.
Les frères jouaient et John partait dans les montagnes. Il pensait aux collections immenses ; le soir venu il guettait les papillons de nuit. Il n'y a plus personne à la maison : quand on est seul on peut parler tout haut et jouer du piano ou du violon. Au Trinity Collège, John Millington entendait aussi les bruits des ports : un nuage quelquefois est un continent.
P.17
***
A 23 ans il se croit musicien et part pour l'Allemagne. Il habite Darmstadt et Coblentz où il joue du violon et apprend l'harmonie. Peu à peu il s'aperçoit de son erreur et abandonne ce projet. Il visite Munich et Berlin, fait la connaissance de Ludwig Anzengrüber. Il s'en va.
La rivière de cassis roule, ignorée,
A des vaux étranges ;
La voix de cent corbeaux l'accompagne, vraie
Et bonne voix d'anges,
Avec les grands mouvements des sapinaies
Où plusieurs vents plongent. (1)
(1) Arthur Rimbaud : les Illuminations.
On poursuit les fleuves. Au bord du Rhin il accompagne les colporteurs et couche à la première ferme rencontrée. Les servantes ne l'oublient pas.
Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Ecoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds (2)
(2) Guillaume Apollinaire : Alcools.
Il pensait à Paris.
***
A tous les carrefours les passants s'arrêtent ; ils n'attendent rien : la lumière est plus forte. Le jour même de son arrivée il parcourait la ville : il y avait un fleuve plus grand que tous les autres ; le courant entraîne les épaves que l'on ne sait pas quitter des yeux. Il aimait les rues de Belleville et de Montrouge.
Pour écouter les discussions devant le comptoir et regarder jouer à la manille il entrait dans les cafés. Les soirs de printemps il s'asseyait sur un banc des boulevards extérieurs. Quelqu'un parfois remarquait cet “ étudiant tchèque ”.
P.18
Dans la chambre qu'il avait louée à l'hôtel de la rue Corneille il lisait Huysmans, Maeterlinck, Rimbaud. Il traduisait Mallarmé : au contact de la littérature française il prit conscience de sa force.
***
Ceux qui le connurent nous parlent “ des ténèbres de sa pensée, du brouillard qui pesait sur son intelligence et dont il n'arrivait que péniblement à se dégager ”. Il est vrai qu'il éprouvait une véritable difficulté à orthographier correctement et qu'il lisait pendant des heures, qu'il comprît ou qu'il ne comprît pas.
... Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.
A une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
Moins haut sont des égouts. Aux côtés rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu ? C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.
Aux heures d'amertume, je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blémirait-elle au coin de la voûte ? (1)
(1) Arthur Rimbaud : les Illuminations.
Rimbaud fut un “ détraqué ”, Alfred Jarry un ivrogne, Lautréamont un fou et John Millington Synge un idiot ; je l'entends : “ Si je suis un idiot je viens d'entendre aujourd'hui ma propre voix dire des mots qui feraient lever le chignon d'un poète dans une ville de marchands ” (2).
(2) Le Baladin du Monde Occidental. (Acte III).
A la fin de l'année 1897 il partit en Irlande où il vécut au milieu des pâtres et des pêcheurs le long de la côte de Kerny à Mayo et près de Dublin, où il écoutait les chanteurs des rues.
P.19
***
Il revient à Paris.
On connaît les boutiques : un homme passe que l'on n'abandonne pas et le lendemain c'est un autre. On les entend : qu'ils sont tristes et joyeux. Un autre jour la ville change. Le ciel est toujours la même. D'une fenêtre on voit plus loin : les voitures sont gaies ; les amis parlent de tant de choses. Il faut sortir et la terrasse des cafés les accueille.
Puis sur le conseil de son ami Yeats, il fit un long séjour dans l'île d'Aran. A son retour il écrivit successivement l'Ombre de la Ravine, la Chevauchée à la mer et termina les Noces du Rétameur (1901-1902). En 1903 il écrit la Fontaine aux Saints, pièce en trois actes.
Il s'était retiré dans la vieille maison de Wiclow : “ Je trouvais plus de secours que n'eût pu m'en donner tout le savoir du monde dans une fente du plancher qui me permettait d'entendre ce qui se disait parmi les servantes dans la cuisine (1) ”.
(1) Le Baladin du Monde Occidental. (Préface).
Sur toutes les routes, derrière chaque arbre, des souvenirs le guettent ; les itinéraires éternels et les grandes imaginations enfantines : “ En Irlande, pour quelques années encore, nous avons une imagination populaire magnifique et tendre ; de sorte que ceux d'entre nous qui désirent écrire ont dès leurs débuts une bonne fortune qui n'est point offerte aux écrivains d'endroits où le printemps de la vie locale a été oublié, où la moisson n'est plus qu'un souvenir et où la paille a servi à faire des briques (2) ”.
(2) d°.
***
Au petit jour, sur les chemins qu'a creusés le vent dans les tourbières, il allait au hasard. Un paysan le suit : ce sont toujours des histoires de brigands. Autrefois. Les sentiers mènent à des clairières d'où l'on entend des rires. Le coeur bat. A la tombée de la nuit une vieille approche et l'on aperçoit les fenêtres éclairées. C'est la lampe qui
P.20
est le but et la table. Les oreilles bourdonnent encore lorsque l'on écrit.
Synge composait à la machine à écrire et qu'il s'agît d'une pièce ou d'un article de journal, jusqu'à ce que chaque adjectif fût à sa place et que chaque phrase eût pris tournure et tombât bien, il reprenait sa rédaction depuis le commencement. Chacune de ses rédactions successives était désignée par une lettre de l'alphabet ; le Baladin du Monde Occidental qui atteignit la lettre K ne subit pas moins de douze remaniements complets, pas moins de onze élaborations successives avant que l'auteur ne s'en trouvât satisfait.
Le 21 janvier 1907, Synge écrivait la préface de The Playboy of the Western World qu'il venait de terminer.
***
Cette pièce fut représentée pour la première fois à Dublin, le 20 janvier 1907, au milieu d'un effroyable tumulte. Pendant que le vacarme faisait rage et que les spectateurs tendaient le poing, on entendit Synge, assis dans la salle de l'Abbey-Theatre, s'écrier : “ Il va falloir constituer une société pour la préservation de l'humour irlandais. ” A Londres et en Amérique, le Baladin fut aussi mal accueilli. Au mois de décembre 1913, le théâtre de l'Oeuvre s'est honoré en donnant The Playboy of the Western World.
“ ... Peut-être n'y a-t-il rien au théâtre de plus réaliste et de plus parfait depuis Molière et Gogol ”, écrivait Guillaume Apollinaire le lendemain de la représentation, “ et c'est à dessein que je les cite car je ne vois personne d'autre avec lequel on oserait comparer l'auteur irlandais. De ce réalisme d'une perfection sans cesse inattendue se dégage une poésie si forte et d'une si rare qualité que je ne m'étonne pas si elle a choqué.
A New-York cette pièce causait des émeutes parmi les Irlandais qui ne voulaient point reconnaître dans ces personnages si singulièrement lyriques des âmes irlandaises et c'étaient des agents de police, presque tous irlandais, qui devaient intervenir pour faciliter la représentation
P.21
d'une pièce qu'ils détestaient autant que faisaient les autres spectateurs, leurs compatriotes.
A Paris ce fut de l'indifférence, sauf de la part des poètes qui furent vivement frappés par ce tragique si nouveau ; c'est que les poètes ont toujours plus ou moins tenté de tuer leur père ; mais c'est une chose bien difficile, témoin le Playboy, et voyant la salle le jour de la générale, je me disais : “ Trop de pères, pas assez de fils (1) ”.
(1) Guillaume Apollinaire : Les Soirées de Paris (janvier 1914).
***
Après l'échec du Baladin et le scandale de la représentation, Synge, gravement malade, entra à l'hôpital privé Elpis, à Dublin. C'est là qu'il écrivit Deirdre of the sorrows, sa dernière pièce, c'est là qu'il allait mourir le 24 mars 1909.
Le soir entre doucement. Quelqu'un marche dans le couloir. Lorsque la maison s'endort le vent berce le jardin et l'abandonne. Un chien aboie ; chaque chose est à sa place : il n'y a plus qu'à se taire et à dormir. Demain le soleil ouvrira les fenêtres.
La veille de sa mort il détruisit des lettres, brûla des poèmes. Il exprima le désir d'être porté dans une chambre ensoleillée. “ C'est une jolie chambre, dit-il, et déjà je me sens mieux : maintenant je vais apercevoir les montagnes de Dublin ”. Le jour suivant, à cinq heures du matin, il dit à l'infirmière : “ Est-il bien utile de continuer à lutter ? ” et, se tournant du côté du mur, il rendit l'âme.
PHILIPPE SOUPAULT.
P.22
LES SPECTACLES
Papin contre Ferrey. - 20 rounds.
C'est une forêt.
Le froid coule des lampes : on a refusé du monde. On attend. Le pneu Michelin boit l'obstacle. On suit la fumée des yeux : les lampes à arc.
Un cri flotte comme un drapeau ; tout est fini maintenant, les heures sont les minutes. Il n'y a plus que les odeurs qui comptent : odeur de sueur et de tabac mouillé. Très loin, à l'horizon, des coups de poing jaillissent et des hommes dansent et dansent.
Des cris passent. Byrrh, Byrrh. Des chiffres passent. Toujours et jamais. Il ne faut plus regarder au hasard.
Un parfum bon marché nous guette à la sortie. Il est midi ou minuit. C'est un coup de revolver que l'on vient d'entendre.
Les Mamelles de Tirésias (Acte I). - Guillaume Apollinaire. - Théâtre National de l'Odéon.
Les portes claquent ; le rideau se lève : 1930 ou 1880, à Paris ou à Zanzibar, c'est-à-dire partout.
On ne peut se souvenir des pièces que l'on voyait aux Champs-Elysées ou au théâtre du Châtelet, mais on ne peut oublier ces rires qui nous secouaient, il y a vingt ans et hier encore, à la représentation des Mamelles de Tirésias.
Nous nous moquons de tout : là-bas, dans la rue que nous venons de quitter, on pensait, on écoutait. Ici l'on n'entend plus rien : on rit de si bon coeur. Quelquefois on aperçoit le sourire inoubliable de Guillaume Apollinaire.
P. S.
P.23
*
C'est avec une peine profonde - nous n'oublierons pas le charme de son accueil et les occasions qu'elle nous donna de rendre grâce à sa parfaite obligeance - que nous apprenons la mort de Mme Geneviève Bonniot, fille de Stéphane Mallarmé, dont la vie fut tendrement dévouée à la mémoire du maître.
Que Monsieur le Dr Bonniot veuille bien trouver ici l'expression de nos respectueuses condoléances.
PALETS
Irène Lagut
UN VRAI PETIT DIABLE : DICTEE
C'est le mois dernier qu'elle a atteint l'âge de raison. Il faut travailler d'après nature, affirment les parents. Elle voulut choisir elle-même le chapeau de paille destiné à la garder des insolations.
Seule en face du gros arbre, laid à faire peur, elle trouve plus amusant de dessiner de mémoire, au verso de son Billet d'Honneur, les clowns qu'elle vit jeudi dernier, en récompense d'une semaine d'application.
Mademoiselle Personne ne sera pas contente. C'est une vieille voisine qui, à ses heures perdues, enseigne les arts d'agrément. Si vous étiez à sa place quelle punition infligeriez-vous à une espiègle pareille ? ”
Un point, c'est tout.
RAYMOND RADIGUET.
P.24
Matinée Paul-Claude L.
L'eau bout pour moi, pour moi pour cette fête. Le feu s'éteint ; quand l'eau sera froide elle ira rejoindre un des nombreux asiles liquides.
Je suis dans une maison où toutes les paroles prononcées donnent à ceux qui les écoutent l'illusion d'être enfermés et persécutés.
Je devrais connaître ce robuste paysan, l'auteur, au profil de caoutchouc, et ce petit anonyme, un grand poète. Inconnu. Quelle délicieuse condition ! En réalité, je n'ignore rien. Dans la grande famille des animaux, on ne peut se tromper, les prénoms ont un sens. Le chien dit au chien : “ Chien, passe devant ”, le perroquet au perroquet : “ Perroquet, perroquet, gratte ma tête ”, etc...
Mais parmi nous, il faut être André, Paul, Jean ou Pierre ou même Tristan en même temps que A. B. C. D. E... Z. Raffinement. Se contempler des pieds à la tête, puis prénom préféré et nom proférés (n'abandonnez pas vos amis), signer.
Montrer la même signature trois cents pages durant, fruit incapable de se former, de mûrir ou de pourrir, ce schéma de chromo avec le même point, la même rotule, cette béquille et cette flèche à propos (Amour ? c'est moi) pour toujours annoncer le produit officiellement consommé.
Qui a parlé parlera. Mais tous ces gens sont fatigués. “ N'abandonnez pas vos amis. ” Sur la scène, l'auteur, né côté jardin, meurt côté cour et les acteurs immobiles, rangés au fond, se passant l'un à l'autre un regard et un applaudissement, suivent l'enterrement.
L'HOMME AUX 3 DENTS
Le Gérant : PHILIPPE SOUPAULT.
Paris. - Imprimerie Chatelain.


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