MÉLUSINE

titre de la revue Littérature

Littérature n° 2, avril 1919

N° 2
REVUE MENSUELLE
Avril 1919
LITTÉRATURE
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRÉ BRETON
PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9, Place du Panthéon, 9
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pour la France Édition ordinaire .... 15 fr. par an
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Pour la vente, s'adresser à la "Maison des Amis des Livres"
7, rue de l'Odéon,Paris
SOMMAIRE
André BRETON Notes.
Isidore DUCASSE Poésies (I)
Guillaume APOLLINAIRE Le Mendiant
Jules ROMAINS Poème
Tristan TZARA Maison Flake
Philippe SOUPAULT L'Heure du Thé
Louis ARAGON Livres choisis
Bernard FAY La Psychologie de Stendhal
Darius MILHAUD Musique
Georges AURIC Une Œuvre nouvelle

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NOTE

Les années 1870 et 1871, semblables à celles que nous venons de vivre, ont vu instruire les deux grands procès intentés par l'homme jeune au vieil art. On trouve les éléments de l'un d'eux dans une lettre de Rimbaud datée du 15 mai 1871 et publiée dans la Nouvelle Revue Française le 1er juin 1912. Restent les introuvables “ Poésies ” d'Isidore Ducasse, ouvrage dont ne semble exister que l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale sur lequel, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud se sont documentés. Littérature, dans ses numéros 2 et 3, les reproduit, aussi pour couper court aux insinuations de ceux qui, ne redoutant pas une solution trop simple, classent le comte de Lautréamont parmi les fous. Si, comme le demande Ducasse, la critique attaquait la forme avant le fond des idées, nous saurions que dans les “ Poésies ”, bien autre chose que le romantisme est en jeu. A mon sens, il y va de toute la question du langage, Ducasse se montrant d'autant plus apte à relever le tort que lui font les mots (“ Je vous demande un peu, beaucoup ! ”) et les figures (faire le vide sans machine pneumatique) qu'il possède à fond la science des effets (“ Allez, la musique. ”). En conscience, le besoin de prouver constamment par l'absurde ne peut être pris pour un signe de déraison. Voilà assez longtemps que Baudelaire a revendiqué le droit de se contredire : j'admets que les Poésies d'Isidore Ducasse suivent et réfutent les Chants de Maldoror. J'ajoute qu'elles ne leur sont en rien comparables, donc point inférieures, puisque les deux fascicules imprimés n'en constituent que la préface, ne peuvent passer que pour un Art Poétique et que le recueil demeure jusqu'à ce jour inconnu. ANDRÉ BRETON.

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ISIDORE DUCASSE POÉSIES

Paris, Journaux politiques et littéraires. Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25. 1870.

I Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie. A Georges DAZET, Henri MUE, Pedro ZURMARAN, Louis DURCOUR, Joseph BLEUMSTEIN, Joseph DURAND ; A mes condisciples LESPES, Georges MINVIELLE, Auguste DELMAS ; Aux Directeurs de Revues, Alfred SIRCOS, Frédéric DAMÉ ; Aux AMIS passés, présents et futurs ; A M. HINSTIN, mon ancien professeur de rhétorique ; sont dédiés, une fois pour toutes les autres, les prosaïques morceaux que j'écrirai dans la suite des âges, et dont le premier commence à voir le jour d'hui, typographiquement parlant. Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes. Les premiers principes doivent être hors de discussion. J'accepte Euripide et Sophocle ; mais je n'accepte pas Eschyle. Ne faites pas preuve de manque des convenances les plus élémentaires et de mauvais goût envers le créateur. Repoussez l'incrédulité : vous me ferez plaisir. Il n'existe pas deux genres de poésies ; il n'en est qu'une. Il existe une convention peu tacite entre l'auteur et le lecteur, par laquelle le premier s'intitule malade et accepte le second comme garde-malade. C'est le poète qui console l'humanité ! Les rôles sont intervertis arbitrairement.

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Je ne veux pas être flétri de la qualification de poseur. Je ne laisserai pas des Mémoires. La poésie n'est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C'est un fleuve majestueux et fertile. Ce n'est qu'en admettant la nuit physiquement, qu'on est parvenu à la faire passer moralement. O Nuits d'Young ! vous m'avez causé beaucoup de migraines ! On ne rêve que lorsque l'on dort. Ce sont des mots comme celui de rêve, néant de la vie, passage terrestre, la préposition peut-être, le trépied désordonné, qui ont infiltré dans vos âmes cette poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture. Passer des mots aux idées, il n'y a qu'un pas. Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de nég tion, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques du vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs,

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les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, - devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe souverainement. Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piège de ténèbres construit avec un art grossier par l'égoïsme et l'amour-propre. Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultrà de l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l'équilibre de toutes les facultés. Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu'Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l'Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu'il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n'est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n'y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s'abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d'admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première. Par cela seul qu'un professeur de seconde se dit : “ Quand on me donnerait tous les trésors de l'univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d'Alexandre Dumas, ” par cela seul, il est plus intelligent qu'Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu'un élève de troisième s'est pénétré qu'il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent

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que Victor Hugo, s'il n'avait fait que des romans, des drames et des lettres. Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c'est que la morale. Elle ne transige pas. S'il le faisait, il devrait auparavant biffer d'un trait de plume tout ce qu'il a écrit jusqu'ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d'hommes compétents : je soutiens qu'un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n'importe quoi, même dans la sale question des courtisanes. Les chefs-d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l'instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes. - Naturellement ! Les meilleurs auteurs de romans et de drames dénatureraient à la longue la fameuse idée du bien, si les corps enseignants, conservatoires du juste, ne retenaient les générations jeunes et vieilles dans la voie de l'honnêteté et du travail. En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde. Oui : je veux proclamer le beau sur une lyre d'or, défalcation faite des tristesses goîtreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C'est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n'ont pas leur motif d'être. Le jugement, une fois entré dans l'efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d'une pitié mal placée, comme un procureur général, fatidiquement, les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires. Je méprise et j'exècre l'orgueil, et les voluptés infâmes d'une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée. Quelques caractères, excessivement intelligents, il n'y a pas lieu que vous l'infirmiez par des palinodies d'un goût douteux, se sont jetés, à tête perdue, dans les bras du mal. C'est l'absinthe, savoureuse, je ne le crois pas, mais, nuisible, qui tua moralement l'auteur de Rolla. Malheur à ceux qui sont gourmands ! A peine est-il entré dans l'âge mûr, l'aristocrate anglais, que

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sa harpe se brise sous les murs de Missolonghi, après n'avoir cueilli sur son passage que les fleurs qui couvent l'opium des mornes anéantissements. Quoique plus grand que les génies ordinaires, s'il s'était trouvé de son temps un autre poète, doué, comme lui, à doses semblables, d'une intelligence exceptionnelle, et capable de se présenter comme son rival, il aurait avoué, le premier, l'inutilité de ses efforts pour produire des malédictions disparates ; et que, le bien exclusif est, seul, déclaré digne, de par la voix de tous les mondes, de s'approprier notre estime. Le fait fut qu'il n'y eut personne pour le combattre avec avantage. Voilà ce qu'aucun n'a dit. Chose étrange ! même en feuilletant les recueils et les livres de son époque, aucun critique n'a songé à mettre en relief le rigoureux syllogisme qui précède. Et ce n'est pas celui qui le surpassera qui peut l'avoir inventé. Tant on était rempli de stupeur et d'inquiétude, plutôt que d'admiration réfléchie, devant des ouvrages écrits d'une main perfide, mais qui révélaient, cependant, les manifestations imposantes d'une âme qui n'appartient pas au vulgaire des hommes, et qui se trouvait à son aise dans les conséquences dernières d'un des deux moins obscurs problèmes qui intéressent les cœurs non-solitaires : le bien, le mal. Il n'est pas donné à quiconque d'aborder les extrêmes, soit dans un sens, soit dans un autre. C'est ce qui explique pourquoi, tout en louant, sans arrière-pensée, l'intelligence merveilleuse dont il dénote à chaque instant la preuve, lui, un des quatre ou cinq phares de l'humanité, l'on fait, en silence, ses nombreuses réserves sur les applications et l'emploi injustifiables qu'il en a faits sciemment. Il n'aurait pas dû parcourir les domaines sataniques. La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon 1er, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d'un geste. Qui croit-on tromper ici, je le demande avec une lenteur qui s'interpose ? O dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! Qu'ils s'approchent les Konrad, les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire, les Méphistophélès, les Werther, les Don Juan, les Faust, les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn, les Iridion, les mégères à l'instar de Colomba, les Ahrimane, les manitous manichéens, barbouillés

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de cervelle, qui cuvent le sang de leurs victimes dans les pagodes sacrées de l'Hindoustan, le serpent, le crapaud et le crocodile, divinités, considérées comme anormales, de l'ancienne Egypte, les sorciers et les puissances démoniaques du moyen âge, les Prométhée, les Titans de la mythologie foudroyés par Jupiter, les Dieux Méchants vomis par l'imagination primitive des peuples barbares, - toute la série bruyante des diables en carton. Avec la certitude de les vaincre, je saisis la cravache de l'indignation et de la concentration qui soupèse, et j'attends ces monstres de pied ferme, comme leur dompteur prévu. Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d'où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux ; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S'il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n'apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd'hui, le joint de la solution frivole. Cas pathologique d'un égoïsme formidable. Automates fantastiques : indiquez-vous du doigt, l'un à l'autre, mes enfants, l'épithète qui les remet à leur place. S'ils existaient, sous la réalité plastique, quelque part, ils seraient, malgré leur intelligence avérée, mais fourbe, l'opprobre, le fiel, des planètes qu'ils habiteraient la honte.Figurez-vous-les un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C'est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les boule-dogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. Ce sont des torrents de sang, dans ces régions chaotiques pleines d'hydres et de minotaures, et d'où la colombe, effarée sans retour, s'enfuit à tire-d'aile. C'est un entassement de bêtes apocalyptiques, qui n'ignorent pas ce qu'elles font. Ce sont des choes de passions, d'irréconciliabilités et d'ambitions, à travers les hurlements d'un orgueil qui ne se laisse pas lire, se contient, et dont personne ne peut, même approximativement, sonder les écueils et les bas-fonds. Mais, ils ne m'en imposeront plus. Souffrir est une faiblesse, lorsqu'on peut s'en empêcher et faire quelque chose de mieux. Exhaler les souffrances d'une splendeur non équilibrée, c'est

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prouver, ô moribonds des maremmes perverses ! moins de résistance et de courage, encore. Avec ma voix et ma solennité des grands jours, je te rappelle dans mes foyers déserts, glorieux espoir. Viens l'asseoir à mes côtés, enveloppé du manteau des illusions, sur le trépied raisonnable des apaisements. Comme un meuble de rebut, je l'ai chassé de ma demeure, avec un fouet aux cordes de scorpions. Si tu souhaites que je sois persuadé que tu as oublié, en revenant chez moi, les chagrins que, sous l'indice des repentirs, je l'ai causés autrefois, crebleu, ramène alors avec toi, cortège sublime - soutenez-moi, je m'évanouis ! - les vertus offensées et leurs impérissables redressements. Je constate, avec amertume, qu'il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phtisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sous garantie d'un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Chateaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu'au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla, le corbeau d'Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla, et l'immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l'amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s'est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l'ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables ! Allez, la musique. Oui, bonnes gens, c'est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C'est ce que vous avez de mieux à faire. Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez, et passez-moi le mot ! L'on devient méchant, je le répète, et les yeux prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je

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veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans. La vraie douleur est incompatible avec l'espoir. Pour si grande que soit cette douleur, l'espoir, de cent coudées, s'élève plus haut encore. Donc, laissez-moi tranquille avec les chercheurs. A bas les pattes, à bas, chiennes cocasses, faiseurs d'embarras, poseurs. Ce qui souffre, ce qui dissèque les mystères qui nous entourent, n'espère pas. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Indécisions à outrance, talent mal employé, perte de temps : rien ne sera plus facile à vérifier. Chanter Adamastor, Jocelyn, Rocambole, c'est puéril. Ce n'est même que parce que l'auteur espère que le lecteur sous-entend qu'il pardonnera à ses héros fripons, qu'il se trahit lui-même et s'appuie sur le bien pour faire passer la description du mal. C'est au nom de ces mêmes vertus que Frank a méconnues, que nous voulons bien le supporter, ô saltimbanques des malaises incurables. Ne faites pas comme ces explorateurs sans pudeur, magnifiques, à leurs yeux, de mélancolie, qui trouvent des choses inconnues dans leur esprit et dans leur corps ! La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute ; le doute est le commencement du désespoir ; le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté. Pour vous en convaincre, lisez la Confession d'un enfant du siècle. La pente est fatale, une fois qu'on s'y engage. Il est certain qu'on arrive à la méchanceté. Méfiez-vous de la pente. Extirpez le mal par la racine. Ne flattez pas le culte d'adjectifs tels que indescriptible, inénarrable, rutilant, incomparable, colossal, qui mentent sans vergogne aux substantifs qu'ils défigurent : ils sont pourruivis par la lubricité. Les intelligences de deuxième ordre, comme Alfred de Musset, peuvent pousser rétivement une ou deux de leurs facultés beaucoup plus loin que les facultés correspondantes des intelligences de premier ordre, Lamartine, Hugo. Nous sommes en présence du déraillement d'une locomotive surmenée. C'est un cauchemar qui tient la plume. Apprenez que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés. Parlez-moi de ces mendiants qui ont un chapeau grandiose, avec des haillons sordides ! Voici un moyen de constater l'infériorité de Musset sous les

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deux poètes. Lisez, devant une jeune fille, Rolla ou les Nuits, les Fous de Cobb, sinon les portraits de Cwynplaine et de Dea, ou le récit de Théramène d'Euripide, traduil en vers français par Racine le père. Elle tressaille, fronce les sourcils, lève et a baisse les mains, sans but déterminé, comme un homme qui se noie ; les yeux jetteront des lueurs verdâtres. Lisez-lui la Prière pour tous, de Victor Hugo. Les effets sont diamétralement opposés. Le genre d'électricité n'est plus le même. Elle rit aux éclats, elle en demande davantage. De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais. Paul et Virginie choque nos aspirations les plus profondes au bonheur. Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et donnais des coups de pied à mon cheval en bois. La description de la douleur est un contre-sens. Il faut faire voir tout en beau. Si cette histoire était racontée dans une simple biographie, je ne l'attaquerais point. Elle change tout de suite de caractère. Le malheur devient auguste par la volonté impénétrable de Dieu qui la créa. Mais l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. C'est ne vouloir, à toutes forces, considérer qu'un seul côté des choses. O hurleurs maniaques que vous êtes !
Ne reniez pas l'immortalité de l'âme, la sagesse de Dieu, la grandeur de la vie, l'ordre qui se manifeste dans l'univers, la beauté corporelle, l'amour de la famille, le mariage, les institutions sociales. Laissez de côté les écrivassiers funestes : Sand, Balzac, Alexandre Dumas, Musset, Du Terrail, Féval, Flaubert, Baudelaire, Leconte et la Grève des Forgerons !
Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l'expérience qui se dégage de la douleur, et qui n'est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public.
Il faut savoir arracher des beautés littéraires jusque dans le sein de la mort ; mais ces beautés n'appartiendront pas à la mort. La mort n'est ici que la cause occasionnelle. Ce n'est pas le moyen, c'est le but, qui n'est pas elle.
Les vérités immuables et nécessaires, qui font la gloire des nations, et que le doute s'efforce en vain d'ébranter, ont commencé depuis les âges. Ce sont des choses auxquelles on ne devrait pas toucher. Ceux qui veulent faire de l'anarchie en

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littérature, sous prétexte de nouveau, tombent dans le contre-sens.
On n'ose pas attaquer Dieu ; on attaque l'immortalité de l'âme. Mais, l'immortalité de l'âme, elle aussi, est vieille comme les assises du monde. Quelle autre croyance la remplacera, si elle doit être remplacée ? Ce ne sera toujours pas une négation.
Si l'on se rappelle la vérité d'où découlent toutes les autres, la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal, les sophismes s'effondreront d'eux-mêmes. S'effondrera, dans un temps pareil, la littérature peu poétique qui s'est appuyée sur eux. Toute littérature qui discute les axiomes éternels est condamnée à ne vivre que d'elle-même. Elle est injuste. Elle se dévore le foie. Les novissima Verba font sourire superbement les gosses sans mouchoir de la quatrième. Nous n'avons pas le droit d'interroger le Créateur sur quoi que ce soit.
Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous.
Si on corrigeait les sophismes dans le sens des vérités correspondantes à ces sophismes, ce n'est que la correction qui serait vraie ; tandis que la pièce ainsi remaniée, aurait le droit de ne plus s'intituler fausse. Le reste serait hors du vrai, avec trace de faux, par conséquent nul, et considéré, forcément, comme non avenu.
La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l'avortement du grand Voltaire.
Il paraît beau, sublime, sous prétexte d'humilité ou d'orgueil, de discuter les causes finales, d'en fausser les conséquences stables et connues. Détrompez-vous, parce qu'il n'y a rien de plus bête ! Renouons la chaîne régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? aux Grandes Têtes Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Chateaubriand, le Mohican-Mélancolique ; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poe, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool ; Mathurin, le Compère des Ténèbres ; George Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ;

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Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer, Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor-Hugo, le Funèbre-Echalas-Vert ; Mickiewicz, l'Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandinsans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
Le doute a existé de tout temps en minorité. Dans ce siècle, il est en majorité. Nous respirons la violation du devoir par les pores. Cela ne s'est vu qu'une fois ; cela ne se reverra plus.
Les notions de la simple raison sont tellement obscurcies à l'heure qu'il est, que, la première chose que font les professeurs de quatrième, quand ils apprennent à faire des vers latins à leurs élèves, jeunes poètes dont la lèvre est humectée du lait maternel, c'est de leur dévoiler par la pratique le nom d'Alfred de Musset. Je vous demande un peu, beaucoup ! Les professeurs de troisième, donc, donnent, dans leurs classes, à traduire, en vers grecs, deux sanglants épisodes. Le premier, c'est la repoussante comparaison du pélican. Le deuxième, sera l'épouvantable catastrophe arrivée à un laboureur. A quoi bon regarder le mal ? N'est-il pas en minorité ? Pourquoi pencher la tête d'un lycéen sur des questions qui, faute de n'avoir pas été comprises, ont fait perdre la leur à des hommes tels que Pascal et Byron ?
Un élève m'a raconté que son professeur de seconde avait donné à sa classe, jour par jour, ces deux charognes à traduire en vers hébreux. Ces plaies de la nature animale et humaine le rendirent malade pendant un mois, qu'il passa à l'infirmerie. Comme nous nous connaissions, il me fit demander par sa mère. Il me raconta, quoique avec naïveté, que ses nuits étaient troublées par des rêves de persistance. Il croyait voir une armée de pélicans qui s'abattaient sur sa poitrine, et la lui déchiraient. Ils s'envolaient ensuite vers une chaumière en flammes. Ils mangeaient la femme du laboureur et ses enfants. Le corps noirci de brûlures, le laboureur sortait de la maison, engageait avec les pélicans un combat atroce. Le tout se précipitait dans la chaumière. qui retombait en éboulements. De la masse soulevée des décombres - cela ne ratait jamais - il voyait sortir son professeur de seconde, tenant d'une main son cœur, de l'autre une feuille de papier où l'on déchiffrait en traits de soufre, la comparaison du pélican et celle du laboureur, telles que Musset

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lui-même les a composées. Il ne fut pas facile, au premier abord, de pronostiquer son genre de maladie. Je lui recommandai de se taire soigneusement, et de n'en parler à personne, surtout à son professeur de seconde. Je conseillai à sa mère de le prendre quelques jours chez elle, en assurant que cela se passerait. En effet j'avais soin d'arriver chaque jour pendant quelques heures, et cela se passa.
Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous.
Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer :
Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle.

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LE MENDIANT

Passant tu chercheras dans l'ombre cimmérienne
Mon fantôme pareil à la réalité
Mais le passeur aura voué mon corps aux chiennes
Mon spectre juste aux gueules du tricapité
Et me tenant au bord du fleuve sur qui volent
Les obscures migrations des oiseaux blancs
Je me lamenterai faute de ton obole
Au passage des riches comme moi tremblants
Sois-tu maudit rien n'est tombé dans ma sébile
Va-t'en vers le spectacle où des acteurs feront
Gémir les femmes grâce aux grimaces flébiles
Je n'ai que ma douleur pour émouvoir Charon
Et vivant je mendie de chaque aube à la brune
Et je cesse ma plainte quand le jour s'éteint
Je reviendrai demain avec mon infortune
Voir flamber l'aurore l'Electre du matin

GUILLAUME APOLLINAIRE.

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POÈME

Amour couleur de Paris.
Une flamme à peine heureuse
Naît dans le haut de la rue ;
Une lumière publique
Offerte au profond azur ;
Un feu doré tout de même
Qu'assiège un fin brouillard gris ;
Une flamme assez heureuse.
Amour couleur de Paris.

JULES ROMAINS.

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MAISON FLAKE

déclanchez clairons l'annonce vaste et hyaline animaux du service maritime
forestier aérostatique tout ce qui existe chevauche en galop de clarté la vie
l'ange a des hanches blanches parapluie virilité
neige lèche le chemin et le lys vérifié vierge 3/25 d'altitude un méridien nouveau passe par ici
arc distendu de mon cœur machine à écrire pour les étoiles
qui t'a dit “ écume hachée de prodigieuses tristesses-horloge ” t'offre un mot qu'on ne trouve pas dans le Larousse et veut atteindre ta hauteur quelle vapeur d'un tube de foudre pousse la nôtre contre l'éternelle et multiforme voile ici on n'assassine pas les hommes sur les terrasses qui se colorent de la succession intime des lenteurs nous tentons des choses inouïes mirages in-quarto micrographies des âmes chromatiques et des images nous portons tous des grelots-tumulte que nous agitons pour les fêtes majeures sur les viaducs et pour les animaux

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tournure d'une danse en octave sur météore et violon
le jeu des glaces année qui passe
buvons un coup j'suis l'frère fou
encre du ciel lac d'hydromel
du vin opaque flake en hamac
pratique l'offrande tranquille et féconde
il gratte le ciel avec ses ongles
et le gratte-ciel n'est que son ombre
en robe de chambre
l'année sera parmi les palmiers et bananiers jaillis du halo en cubes d'eau
simple productive vaste musique surgissant à bon port
et le pain cramoisi à la future et multiple saison
des vieilles gravures des rois à la chasse joliment coloriées
pipe et boxe dans le vase sous l'as de pique pipier avec
les oiseaux et les nues fraîches un bateau alerte dans le bec
du roc moteur aux étincelles des bonnes nouvelles la tour Eiffel joue au rebec
ici chaque chaise est molle et confortable comme un archevêque
entreprise d'ascétisme moines garantis à tous les prix - mesdames ici - maison flake

TRISTAN TZARA.

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L'HEURE DU THÉ

A Madame Marie Laurencin

La glace est le jardin
Tout le monde
Et d'ailleurs
L'oiseau s'allume
On a perdu son chemin
Romance
C'est tout
Sait-on
Le rideau
La nuit et l'été
L'éventail c'est l'adieu

PHILIPPE SOUPAULT.

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LIVRES CHOISIS

Jean COCTEAU : Le Coq et l'Arlequin. Notes autour de la musique

Je me laisse immanquablement prendre au piège, à la musique. Quand je tournais sur les chevaux de bois en mil neuf cent quatre, l'orgue me bouleversait au point que la baguette malhabile que je tenais laissait fuir les anneaux sans espoir de retour. Les noms des hommes aussi possèdent un charme pour mes sens, et vous n'avez qu'à répéter encore : Stravinsky, Picasso, Satie, pour me paralyser aisément. On ne sait pas tout l'infini qui tient dans un nom propre. C'est un portrait toujours ressemblant mais toujours à l'avantage du modèle. Le nom de l'homme revêt ce singulier caractère du visage humain d'émouvoir mieux et davantage que les traits d'aucun paysage. J'ai connu un enfant qui n'avait pas d'ami Pierre, mais que le seul mot : Pierre émouvait quand on le prononçait avec une majuscule et laissait froid quand on l'articulait : pierre. De même que l'enfant, lorsqu'un passant sur les Champs-Elysées s'apercevait de son trouble, devenait rouge et pour se donner une contenance chantait un air de café-concert, de même je me sens honteux de mon émoi à lire la Collaboration de Parade, et je prends une attitude frivole.

Guillaume APOLLINAIRE : Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée

Les fruits à la saveur de sable
Les oiseaux qui n'ont pas de nom
Les chevaux peints comme un pennon
Et l'Amour nu mais incassable

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Soumis à l'unique canon
De cet esprit changeant qui sable
Aux quinquets d'un temps haïssable
Le champagne clair du canon
Chantent deux mots panégyrique
Du beau ravisseur de secrets
Que répète l'écho lyrique
Sur la tombe Mille regrets
Où dort dans un tuf mercenaire
Mon sade Orphée Apollinaire

LOUIS ARAGON.

LA PSYCHOLOGIE DE STENDHAL

par M. H. Delacroix (Alcan).

De lui-même Stendhal a tout dit : l'existence qu'il a vécue, celles qui lui ont échappé, celles qu'il a refusées, celles qui se sont approchées de lui et qu'il a réalisées par son esprit. Aussi depuis soixante-dix ans n'a-t-on fait que redire ses analyses et ses jugements de soi-même ; les livres publiés sur lui sont des transcriptions où la nouveauté consiste en quelques contes de bonne femme, des comptes de cuisinière, et bien de la niaiserie. Feu M. Paupe disait : “ Il faut bien le faire connaître au public. ” Il appelait cette tâche de la “ vulgarisation ”. Il avait raison. Lui, MM. Chuquet, Cordier, de Mitty et Striyensky y ont particulièrement réussi (1).
(1) Que d'autres ne soient pas offensés si je ne les nomme pas, j'ai pensé à eux.
Point M. Delacroix : son livre est clair, intelligent et ardu. Bien qu'il ne contienne aucun fait nouveau, et que sur certains faits anciennement connus il me semble mal informé (2), il ne paraît ni oiseux, ni inutile. Stendhal, par un double mouvement de son esprit, n'a cessé d'analyser son caractère selon la méthode des idéologues et de le reconstruire dans

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ses romans ou ses mémoires, par l'imagination, en artiste. Il n'avait ni le désir, ni le moyen de recomposer dans l'abstrait les éléments principaux de son caractère ; M. Delacroix l'a tenté, et l'a réussi autant que cela se peut.
(2) Par exemple sur le rôle de la “ Comtesse Palfy ” dans la vie de Stendhal, qui fut considérable.
Montrer comment chez Stendhal les doctrines et les méthodes des idéologues s'unissaient à la sensation violente et à l'amour de cette sensation qu'elles servent à renforcer ; montrer comment Stendhal admirait surtout dans l'Amour cette force de fécondation sentimentale et intellectuelle qui décuple l'activité de l'être intérieur ; montrer comment Stendhal, loin d'être un pur amateur de la musique, recherchait dans cet art l'excitation de l'être intérieur, et appréciait d'autant plus la musique qu'elle savait n'être qu'un point de départ ; indiquer par là que chez Stendhal amour et musique se mêlent jusqu'à se confondre au bénéfice de la volupté des sentiments intelligibles ; faire percevoir ainsi ce qui parut être le “ désir dominant ” de Stendhal : voici l'œuvre de M. Delacroix. Elle m'a intéressé.
Si je suis d'un autre âge, Stendhal l'était aussi.

BERNARD FAY.

LE BŒUF SUR LE TOIT

(Samba carnavalesque) C'est au moment du Carnaval, dans le ruissellement de l'été tropical, que, chaque année, les nouvelles danses (tangos, maxixes, sambas, catérétés, etc.) surgissent, remplacent celles de l'année qui finit et s'installent partout : on les entend jouer par les musiques militaires, les orchestres des cinémas, les pianos des palais qu'habitent les Cariocas, les pianos mécaniques et les

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phonographes des maisons de Paysandù, le quatuor des mendiants aveugles, les guitares nocturnes des rues de nègres et la voix solitaire de ce noir qui a peinturluré sa figure de rouge et qui, ivre d'eau-de-vie-de-canne-à-sucre, danse avec un sorbet au coco à la main.
Dans l'intérieur, des Caïpires, cochers lyriques, debout sur un char de feuillage, parcourent les routes en chantant indéfiniment le même air, changeant à chaque fois les paroles, ne gardant pour les composer que le temps du refrain que crient ses camarades en s'accompagnant d'instruments à percussion.
Tous les soirs il y a une fête dans une rue ; les journaux l'indiquent : Lundi, rue Ypiranga ; mardi, rue Itapura ; mercredi, à l'Ile de Paqueta... Les “ Serviteurs de la Folie ” sont organisés par petits groupes avec une administration (un président, un trésorier, un secrétaire, plusieurs membres, tous Lords et Ladies) ; ils se retrouvent chaque nuit dans la rue désignée ; la fanfare d'une société de tir joue une danse (toujours la même) pendant que, de son côté, chaque groupe chante un air différent, danse en battant des mains, soutenu par une guitare et de la batterie, avec un grand sérieux, une grande tristesse, comme s'il s'agissait de l'accomplissement d'une obligation inévitable.
Dans les clubs nègres les bals sont plus solennels encore. Les négresses doivent être habillées d'une seule couleur (lundi, robe bleue ; mardi, robe rose ; mercredi, robe verte). Il faut être nègre ou appartenir à la presse pour y être admis. Les nègres, pour la plupart des domestiques, se font annoncer en entrant dans le bal par le nom de leurs maîtres : on entend ainsi défiler les noms des grandes familles de l'aristocratie brésilienne et des membres du corps diplomatique !

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J'ai rencontré un soir Darius Milhaud dans une rue où il y avait un bal. Nous sommes partis ensemble et quand je l'ai quitté sous les palmes de son jardin ruisselantes de lune, il m'a dit : “ J'adore le Brésil. Et que cette musique est pleine de vie et de fantaisie. Il y a beaucoup à apprendre de ces rythmes mouvementés de ces mélodies que l'on recommence toute la nuit et dont la grandeur vient de la monotonie. J'écrirai peut-être un ballet sur le carnaval à Rio qui s'appellera “ Le bœuf sur le toit ”, du nom de cette samba que la musique jouait ce soir pendant que dansaient les négresses vêtues de bleu. ”

JACAREMIRIM.

UNE ŒUVRE NOUVELLE

Chinois, petite fille américaine, jongleurs, présentés, devant la baraque, par de grands managers féroces, font la parade du spectacle. Un orgue de Barbarie accompagne - que Satie transforme en machine à rêves. La riche kermesse slave tire ailleurs son feu d'artifice fleuri de plumes de perroquets Ici, seulement, trois “ numéros ” comme les aime la foule, le dimanche, à Paris. L'avenue du Maine est proche qui a le sourire du douanier Rousseau. Après tant de surcharges et de beautés millionnaires, la simplicité d'une musique où la tristesse même de la foire s'exprimait sans fausses notes, déplut aux habiles. Leurs rolls-royces clignaient de l'œil devant la voiture de M. Junet. “ Le scandale de Parade... ”

Paisiblement, s'arrêtant parfois des semaines pour reprendre un beau jour son travail, Satie entreprit une œuvre dont je veux dire, le premier, qu'elle égale en pure émotion les plus nobles pages de Boris.
Trois fragments des “ Dialogues ” de Platon, choisis dans la traduction scolaire de Cousin, composent les trois récits de

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Socrate (Eloge de Socrate - promenade au bord de l'Ilissus - mort de Socrate). Un petit orchestre sobre et net soutient les voix. La tendresse, le pathétique d'une déclamation qui n'est que rythme et harmonie en dégagent vraiment cette musique qui coule d'un esprit dans l'autre. Elle nous situe sur un plan inconnu, sans bariolage, sans brouillard. Un rouage nouveau déclanche chaque partie, un mouvement spécial qui l'anime d'une vie particulière et la conduit dans un balancement sûr et continu. Socrate va mourir : alors seulement l'accent insiste, pèse, devient plus humain.
Satie, à Arcueil, assiste, avec le chœur bouleversé des disciples, à une agonie sublime. Par-dessus le pittoresque et l'habileté, usant de moyens ingénus et certains, il rejoint un texte immortel.
Ce monsieur dit :
“ Une œuvre de Satie ! Je ne veux même pas la connaître. Vague amateur, ses farces pouvaient nous amuser, jadis, une minute. Mais je m'indigne de ce qu'aujourd'hui quelqu'un puisse prendre au sérieux un tel musicien. ”
Hélas, Monsieur, nous ne nous comprenons pas. Les calembours ne nous font plus sourire et notre jeunesse méprise les farces. Mais nous ne pouvons qu'aimer Monsieur Satie déroulant lentement, comme un émouvant exercice de piano, la chaîne toute frémissante d'une fraîche clarté dont il accompagna l'évangile de Platon.

GEORGES AURIC.

Le Gérant : PHILIPPE SOUPAULT. PARIS. - IMPRIMERIE LEVÉ, RUE DE RENNES, 71. LA MAISON DES AMIS DES LIVRES 7, rue de l'Odéon PARIS DÉPOSITAIRE GÉNÉRAL POUR LA FRANCE DE LITTÉRATURE Pour la vente, s'adresser 7 rue de l'Odéon KUNDIG Passage des Lions GENEVE DÉPOSITAIRE EXCLUSIF POUR LA SUISSE DE LITTÉRATURE LIBRAIRIE PICART ÉDITION 59, Boulevard Saint-Michel, 59 GRAND CHOIX DE VOLUMES NEUFS ET D'OCCASION LITTÉRATURE, SCIENCES, PHILOSOPHIE ESTAMPES ET GRAVURES ÉDITION DE TOUS OUVRAGES POEMES, ROMANS, ETC. à grand tirage et à tirage limité. Sommaire du 1er Numéro André GIDE.... Les Nouvelles Nourritures (fragments du 1er et du Ve livres). Paul VALÉRY.... Cantique des Colonnes. Léon-Paul FARGUE. Écrit dans une cuisine. André SALMON.... L'Age de l'Humanité (ouverture). Max JACOB.... La rue Ravignan. Pierre REVERDY... Carte-Blanche. Blaise CENDRARS... Sur la robe elle a un corps. Jean PAULHAN .... La Guérison sévère. Louis ARAGON.... Pierre fendre. André BRETON.... Clé de sol. CHRONIQUES. Livres choisis. Les revues. Note. PARIS. - IMPRIMERIE LEVÉ, 71, RUE DE RENNES.