MÉLUSINE

titre de la revue Littérature

Littérature n° 11, janvier 1920

N° 11
REVUE MENSUELLE
Janvier 1920
LITTÉRATURE
DIRECTEURS :
LOUIS ARAGON - ANDRÉ BRETON
PHILIPPE SOUPAULT
RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
9, Place du Panthéon, 9
ABONNEMENTS
pour la France Édition ordinaire .... 15 fr. par an
Édition de luxe ...... 60 fr. par an
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Pour la vente, s'adresser à la "Maison des Amis des Livres"
7, rue de l'Odéon,Paris
SOMMAIRE
André Gide Pages du journal de Lafcadio
Philippe Soupault Fleuve.
Alcuin Dispute entre Pépin, fils de Charlemagne, et son maître Alcuin.
Pierre Drieu La Rochelle T. S. F..
André Breton Lune de Miel.
Tristan Tzara Haute couture.
Paul Eluard Montre avec décors.
Maurice Raynal Noces.
Paul Morand Déplacement.
Raymond Radiguet Emploi du temps.
ENQUETE : Pourquoi écrivez-vous ?
Bernard FAY, André BRETON, Louis ARAGON CHRONIQUES

PALETS — NOTES

Il a été tiré de ce numéro 15 exemplaires sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen numérotés de 1 à 15

P. 1

PAGES DU JOURNAL DE LAFCADIO

(Extraites des “ FAUX MONNAYEURS ”)

— Des opinions, me dit Edouard, lorsque je lui montrai ces premières notes. Opinions... Je n'ai que faire de leurs opinions, tant que je ne les connais pas eux-mêmes. Persuadez-vous, Lafcadio, que les opinions n'existent pas en dehors des individus et n'intéressent le romancier qu'en fonction de ceux qui les tiennent. Ils croient toujours ratiociner dans l'absolu ; mais ces opinions dont ils font profession et qu'ils croient librement acceptées, ou choisies, ou même inventées, leur sont aussi fatales, aussi prescrites que la couleur de leurs cheveux ou le parfum de leur haleine... Ce défaut de prononciation de Z, que vous avez fort bien fait de noter, m'importe plus que ce qu'il pense ; ou du moins ceci ne viendra qu'ensuite. Y a-t-il longtemps que vous le connaissez ?

Je lui dis que je le rencontrais pour la première fois. Je ne lui cachai pas qu'il m'était extrêmement antipathique.

— Il importe d'autant plus que vous le fréquentiez, reprit-il. Tout ce qui nous est sympathique, c'est ce qui nous ressemble et que nous imaginons aisément. C'est sur ce qui diffère le plus de nous que doit P. 2 porter surtout notre étude. Avez-vous laissé voir à Z qu'il vous déplaisait ?
— Non ; je n'en ai rien laissé paraître.
— C'est bien. Tâchez de devenir son ami.

Je protestai que cela ne me serait point facile, car mes goûts différaient trop des siens.

— Ah ! vous avez encore des goûts personnels, s'écria-t-il, sur un tel ton que je ne songeai plus qu'à les désavouer aussitôt. Vous avez peut-être aussi des scrupules, des répugnances ?...
— Je tâcherai de m'en débarrasser, pour vous servir, dis-je en riant. Si j'étais d'avance parfait, je n'aurais que faire de vos conseils.
— Lafcadio, faites attention, mon ami (son front s'était légèrement rembruni), ce que j'attends de vous c'est le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. Certains vous diront que l'un ne peut aller sans l'autre ; ne les croyez point. Mais, tout de même, méfiez-vous. L'émotion s'accompagne volontiers de maladresse et il y a certaine virtuosité du cœur, si je puis dire, qui d'ordinaire ne s'acquiert qu'au détriment des qualités les plus exquises, et qui, comme toutes les autres virtuosités, entraîne une certaine froideur d'exécution. L'émotion gêne ; et néanmoins tout est perdu dès qu'on l'élude, ou que seulement elle diminue, car, somme toute, elle est la fin dernière et c'est à cause d'elle que l'on joue. Je vous ennuie ?
— Pouvez-vous croire !... Ceci m'explique cette sorte de crainte que je ressens et que jusqu'alors je ne m'expliquais pas très bien.
— Quelle crainte ? fit-il avec une charmante expression de sollicitude, qui me toucha.
— Celle, repris-je, d'être un peu sec lorsque j'agis ; un peu inactif, ou si vous préférez : impropre à l'action, aussitôt que je m'attendris.
— Je crains que vous ne confondiez l'émotion avec

P. 3

cet attendrissement qui mène aux larmes et qui n'a rien à voir avec ce que j'appelais : sensibilité - qui n'est le plus souvent qu'un joyeux frémissement de la vie. Persuadez-vous tout au contraire que c'est au plus pressé de l'action que vous la ressentez la plus vive ; du moins il sied que cela soit ainsi... Ah ! pendant que j'y pense : avez-vous une maîtresse ?

Je lui dis que depuis que j'étais réchappé du service, j'avais eu moins souci d'attachement que de liberté.

Il sourit, puis :

— Je vous demande cela parce qu'une certaine personne m'a promis pour ce matin sa visite. (Il tira sa montre). Et même elle devrait être là. Restez encore quelques instants ; vous n'avez rien de mieux à faire. Et en attendant, prenons un verre de porto ; ou mieux, laissez-moi vous préparer un cocktail.

Il ouvrit un petit buffet bas, mais il n'en eut pas plus tôt sorti des gobelets et diverses bouteilles qu'un coup de sonnette retentit....

II

Il n'y a pas bien longtemps que j'ai fait la connaissance d'Edouard ; mais depuis que je le connais, ma vie a pris un tour neuf et je trouve enfin son emploi. Je commençais vraiment d'être las de ne vivre que pour moi-même ; je ne m'aime pas assez pour cela. Au demeurant pas bien assuré de répondre à ce qu'Edouard attend de moi ; je sens en mon esprit je ne sais quoi de courant et de desultory qui me laisse craindre de n'être pas de bon usage. De plus, je manque d'éducation à un point qu'il ne saurait croire. Je n'ai guère rien lu et ne me sens en humeur de rien lire. J'ai peut-être certain goût pour les mots

P. 4

et les courtes phrases, mais je sais trop de langues pour en parler parfaitement bien aucune ; et j'écris n'importe comment. Je crois que je suis trop impatient pour jamais rien réussir.

Au fond, Edouard ne me connaît pas plus que je ne le connais moi-même. Quand il m'a demandé si j'avais une maîtresse, j'ai failli lui dire que je ne redoute rien tant qu'une liaison ; mais mieux vaut ne pas trop se découvrir. J'ai l'horreur de parler de moi ; cela ne vient pas seulement de ce que je ne m'intéresse pas à moi-même, mais surtout de ce que je n'avance rien sur moi-même, que le contraire ne m'apparaisse aussitôt beaucoup plus vrai. Ainsi j'allais écrire : j'ai le goût de la volupté, mais il faut bien que je me l'avoue : l'amour m'ennuie. Et je songe aussitôt que ce qui m'ennuie dans l'amour c'est la romance, le long diffèrement du plaisir, les petits soins, les minauderies, les protestations, les serments... Car, amoureux, je le suis sans cesse, et de tout, et de tous. Ce qui me déplairait, ce serait de ne l'être plus que de quelqu'un.

Ce besoin que j'ai d'obliger, de rendre service, d'où jaillit la plus claire source de mon bonheur, et qui me fait sans cesse préférer autrui à moi-même, n'est peut-être, après tout, qu'un besoin de m'échapper, de me perdre, d'intervenir, et de goûter à d'autres vies.

Assez parler de moi. Sans Edouard je n'en aurais jamais tant dit.

ANDRÉ GIDE.

P. 5

FLEUVE

Couloir longitudinal des grands bâtiments souterrains
tendance obscure des lions parasites
ô lune affreuse qui court comme une grande lueur
fleuve impressionnant et magique
les sillages des bateaux sont tes cheveux
la nuit est ton manteau
les reflets qui dorment sur toi sont tes écailles
personne ne veut plus te connaître
tu coules des yeux de cette étoile inconnue
pleurs fertilisants
mais jamais nous ne connaîtrons ta source pâle
ton adorable bouche
et ton vagissement prolongé dans les champs de ta naissance
A chaque arbre qui se penche vers toi tu dis
Passe mon ami mon frère et regarde devant toi
les espoirs sont moisis
il n'y a plus que ce Dieu magnifique
et ces grands appels là-bas très près de mon cœur
Cours si tu peux jusqu'à Lui
Mais ne sais-tu pas que la nuit t'étranglerait avec ces mains sanglantes
Adieu mon frère marin, mon ami sourd
je ne sais plus si ce fleuve qui est ton frère te reverra jamais
Fleuve sinueux comme des lèvres
et comme le serpent qui dort dans ce gazon savoureux
brebis maternelle
troupeau de lueurs

PHILIPPE SOUPAULT.

P. 6

DISPUTE ENTRE PÉPIN, SECOND FILS DE CHARLEMAGNE, ET SON MAITRE ALCUIN

INTERLOCUTEURS : PEPIN, ALCUIN.

PÉPIN : Qu'est-ce que l'écriture ?
ALCUIN : La gardienne de l'histoire.
P. Qu'est-ce que la parole ?
A. L'interprète de l'âme.
P. Qu'est-ce qui donne naissance à la parole ?
A. La langue.
P. Qu'est-ce que la langue ?
A. Le fouet de l'air.
P. Qu'est-ce que l'air ?
A. Le conservateur de la vie.
P. Qu'est-ce que la vie ?
A. Une jouissance pour les heureux, une douleur pour les misérables, l'attente de la mort.
P. Qu'est-ce que la mort ?
A. Un évènement inévitable, un voyage incertain, un sujet de pleurs pour les vivants, la confirmation des testaments, le larron des hommes.
P. Qu'est-ce que l'homme ?
A. L'esclave de la mort, un voyageur passager, hôte dans sa demeure....

P. 7

P. Comment l'homme est il placé ?
A. Comme une lanterne exposée au vent.
P. Où est-il placé ?
A. Entre six parois.
P. Lesquelles ?
A. Le dessus, le dessous, le devant, le derrière, la droite, la gauche...
P. Qu'est-ce que le sommeil ?
A. L'image de la mort
P. Qu'est-ce que la liberté de l'homme ?
A. L'innocence.
P. Qu'est-ce que la tête ?
A. Le faîte du corps.
P. Qu'est-ce que le corps ?
A. La demeure de l'âme.
P. Maître, je crains d'aller sur mer.
A. Qu'est-ce qui te conduit sur mer ?
P. La curiosité.
A. Si tu as peur, je te suivrai partout où tu iras.
P. Si je savais ce que c'est qu'un vaisseau, je t'en préparerais un, afin que tu vinsses avec moi.
A. Un vaisseau est une maison errante, une au-berge partout, un voyageur qui ne laisse pas de traces ..
P. Qu'est-ce qui rend douces les choses amères ?
A. La faim.
P. De quoi les hommes ne se lassent-ils point ?
A. Du gain.
P. Quel est le sommeil de ceux qui sont éveillés ?
A. L'espérance.
P. Qu'est-ce que l'espérance ?
A. Le rafraîchissement du travail, un événement douteux.
P. Qu'est-ce que l'amitié ?
A. La similitude des âmes.

P. 8

P. Qu'est-ce que la foi ?
A. La certitude de choses ignorées et merveilleuses.
P. Qu'est-ce qui est merveilleux ?
A. J'ai vu dernièrement un homme debout, un mort marchant, et qui n'a jamais été.
P. Comment cela a t-il pu être ? explique-le-moi.
A. C'était une image dans l'eau.
P. Pourquoi n'ai-je pas compris cela moi-même, ayant vu tant de fois une chose semblable ?
A. Comme tu es jeune homme de bon caractère et doué d'esprit naturel, je te proposerai plusieurs autres choses extraordinaires ; essaie si tu peux de les découvrir toi-même.
P. Je le ferai ; mais si je me trompe, redresse-moi.
A. Je le ferai comme tu le désires. Quelqu'un qui m'est inconnu a conversé avec moi sans langue et sans voix ; il n'était pas auparavant, et ne sera point après, et je ne l'ai ni entendu, ni connu.
P. Un rêve peut-être t'agitait, maître ?
A. Précisément, mon fils. Ecoute encore ceci : j'ai vu les morts engendrer le vivant, et les morts ont été consumés par le souffle du vivant.
P. Le feu est né du frottement des branches, et il a consumé les branches.
A. Il est vrai.

ALCUIN.

œuVRES, Pages 352 à 354 (Trad. Guizot.)

P. 9

T. S. F.

Une brise étrange rôde par les plaines de l'air.
Un aviateur qui ne pensait qu'à sa bonne amie en fut étonné.
Il crut qu'il était Panurge et que la chaleur de son moteur déliait des paroles gelées.
A terre il constata que son hélice était embrouillée de paroles, herbes aériennes.

  • “ Hola ! terre. Quelqu'un sur la terre... Nous ne ferons aucune tentative vers les étoiles. Nous ne demanderons pas la lune au central solaire.

Vous, hommes... Vous... Hé ! hola ! vous.

  • Qui est là ?
  • Nous les habitants des pays extérieurs, nous les Scythes, à vous, aux Anciens de l'Occident, il se passe en nous quelque chose dont nous voudrions vous faire part.
  • Nous vous déclarons le silence.
  • Vous, hé ! voyons, ne coupez pas. Vous autres. Hallo !
  • Qui est là ?
  • Nous les Scythes, nous...
  • Nous vous avisons du silence.
  • Vous, vous, vous. D'autres hommes.

P. 10

Nos paroles se dissolvent dans le silence du monde. ”
Là-haut vers le pôle les cris d'un homme dérangent l'éther. Il appelle.
Partout des vigies, l'oreille appliquée à la rondeur du ciel.
Des mâts percent l'air, langues de communiants tirées vers Dieu.
Des vergues barrent l'espace, bras de danseuses pour engluer les désirs.
Des câbles assujettissent à la terre qui roule cette mâture ébranlée.
Ce vaisseau sur ses ancres est sans cesse assailli par certains souffles.

P. DRIEU LA ROCHELLE.

P. 11

LUNE DE MIEL

A Madame G. D.

A quoi tiennent les inclinations réciproques ? Il y a des jalousies plus touchantes les unes que les autres. La rivalité d'une femme et d'un livre, je me promène volontiers dans cette obscurité. Le doigt sur la tempe n'est pas le canon d'un revolver. Je crois que nous nous écoutions penser mais le machinal “ A rien ” qui est le plus fier de nos refus n'eut pas à être prononcé de tout ce voyage de noces. Moins haut que les astres il n'y a rien à regarder fixement. Dans quelque train que ce soit, il est dangereux de se pencher par la portière. Les stations étaient clairement réparties sur un golfe. La mer qui pour l'œil humain n'est jamais si belle que le ciel ne nous quittait pas. Au fond de nos yeux se perdaient de jolis calculs orientés vers l'avenir comme ceux des murs de prisons.

ANDRÉ BRETON.

P. 12

HAUTE COUTURE MONSIEUR Aa L'ANTIPHILOSOPHE

Prosélyte à prix fixe servira peut-être de préface.

Dada laisse peler ses ailes stigmatisées sous forme de D, c'était son élan littéraire et chaleureux, et contracte par de minuscules cascades staccatto le scénario du célèbre Monsieur ; à sa demande comment il pourrait multiplier sa vie en quelques pages de livre il n'y a que 2 genres dit-il : le poème et le pamphlet : Pourquoi, ou : défense d'entrer au feufollet, accomplis exactement les visites, ou plutôt :

Pour les résidus (résédas). Pour les résidus de l'appendice chromo, résistant à toute distance, ou chacun serait devenu rastaquouère, c'est de trop, et les restes ne me séduisent point quant à la question de qualité, mais c'est trop, c'est vraiment trop, à la demande du célèbre Monsieur Aa, comment il pourrait multiplier sa vie en quelques pages du livre.

Après l'arrangement du problème, il commence à vivre en deux paniers, son piano à pédale de poète ayant sonné et annoncé l'avancement, commence familièrement à vivre la géographie de sa constitution nerveuse.

A sa demande comment il pourrait multiplier son souffle insaisissable en combien de pages
le pâle œil du second ara

P. 13

Dada ayant survécu à la conception vocale, immense et compromettant signe de faiblesse
après la protestation digne
soixante chameaux
quatre cents chevaux
trois cents peaux de zibeline
cinq peaux d'hermine
trois peaux de loup cervier
cent peaux de renard blanc et jaune
vingt peaux de renard jaune
cinq peaux de bœufs, dorées
un grand oiseau en vie nommé Tyao
quatre beaux fusils.

TRISTAN TZARA.

P. 14

MONTRE AVEC DÉCORS

I

Juges dont l'œil dix doigts accuse,
Dans la lumière en bonne santé
Un arbre où il y a des fruits à l'endroit et des voleurs à l'envers.
A son âge.
Une tache s'ouvre à l'imagination.
Quel crime a commis sa mère ?

II

Puis les pinceaux peignent une prison sur son corps, sur le cœur,
Une grille bien transparente.
Il est soudain aussi fleuri qu'une poupée déshabillée.
ÉVASION POUR DÉPLAIRE.

III

Biais d'abord, comme à la nage.
Il se partage la rue,
Mais les maisons n'ont plus ni portes, ni fenêtres,
Les habitants s'ennuient
Et COMIQUE s'inscrit sur le pain et la viande.

IV

Le moteur joue et perd des secondes.
Piste noire, joues rondes,
Les promeneurs peuvent user les promenades, long rail dans la nuit roule
Le domaine est ici.
Ce n'est pas du domaine de l'évasion.

“ J'ai traversé la vie d'un seul coup. ”

PAUL ELUARD.

P. 15

NOCES

(Sur un tableau de Juan Gris)

Trois coups.
Et le rideau se lève sur une grappe de raisins. Sur le côté jardin, le verre et la bouteille ont fait un mariage d'amour et de raison. Mais si sollicitée du côté cour, la courbe de la poire s'excuse, et se réserve, l'onde amortie du journal quotidien consent.
Monsieur le Maire se fait attendre.
Peut-être même ne viendra-t-il jamais.
Quand soudain, froissé avec quel art, ouvertement laissé en blanc, un billet de faire-part est glissé sous le mur. Ouvertement laissé en blanc, à moins que certaine encre sympathique dont quelque dieu saurait seul la formule secrète...

MAURICE RAYNAL.

P. 16

DÉPLACEMENT

Le wagon salon est rédigé en style pompéien,
avec, au centre d'un motif de fruits :

COMPAGNIE INTERNATIONALE DES WAGONSLITS ET DES GRANDS EXPRESS EUROPÉENS.

Le trains gémit comme un panier d'osier
sous le poids de sa vitesse.
Les vitres tremblent.
Dans les courbes les cendriers tombent.
Le ministre salit la glace
avec son haleine et ses cheveux.
Il s'intéresse à la route parallèle,
à l'hommage des disques prosternés à genoux,
aux flaques d'eau dans la campagne,
comme du verre pilé,
à l'orage qui s'effondre par un trou.
Le long des fils les télégrammes d'agences nous accompagnent.
Coups de poings des voyageurs inverses,
giffles noires des tunnels.
Aux aiguilles le train oublie le refrain et bafouille,
Nous sommes gobés par la gare comme un œuf.
On a pris un mécanicien
qui sait arrêter juste en face
du tapis rouge.

P. 17

Velours. Musique. Cinématographe. Initiales dans les chapeaux.
Marins à barbe noire,
officiers supérieurs à casques nickelés
ornés tout autour du reflet
des redingotes voisines.
Les attachés du cabinet tendent des gants jaunes à baguettes noires.
Le Nonce lui-même est là
les mains et la face d'améthyste
malgré le coton dans les oreilles.
Une femme manchotte qui tricotait avec ses pieds
s'arrête, les orteils écartés
pour voir passer.

PAUL MORAND.

P. 18

EMPLOI DU TEMPS

I

Mécontents si Dimanche ignore les pensums
Au lieu de mots anglais mâchons du chewing-gum

Souriez un peu
Aurore à mon gré volage
Le bonnet d'âne sied à ravir à votre âge

II

On a le temps de rougir durant les vacances
Puis après avoir lu tous les livres de prix
Bouche en cœur apprends à chanter faux des romances
Souriant aux rosiers nains qui n'ont pas fleuri

Une à une mes chansons mouraient en chemin
Le lieu du rendez-vous
Déteigne une pancarte
Le moindre de mes soucis pourvu que demain
Les gratte-ciel jalousent mes châteaux de cartes

P. 19

III

Les doigts engourdis à force de réussites
Elle dans l'herbe folle perdant la raison
Mensonges en fleurs
Les soirs où vous vous assites
Nouai-je une gerbe avec les brins du gazon

Votre regard m'accompagne en train de plaisir
Plus morte que vive sous le pont qui l'outrage
La rivière roule des sanglots de plaisir
A la fin eux seuls compagnons de mes voyages

IV

CONCLUSION

Lasse de soulever d'indociles collines
Elle en a assez des pensums que j'inventais
Aurore ! adieu ! en lambeaux la robe d'été
Je me sens assez fort pour regagner les villes

RAYMOND RADIGUET.

P. 20

NOTRE ENQUETE

Pourquoi écrivez-vous ?

(Suite) 1

1 Voir le n° 10 (Décembre).

M. MICHEL CORDAY

Persuadé que le livre le plus modeste exerce une action et laisse une trace, j'écris surtout pour répandre les convictions qui me sont chères, pour combattre la souffrance et servir le bonheur.

MICHEL CORDAY.

M. PAUL BRULAT

Vous me demandez :

Pourquoi écrivez-vous ? Voici ma réponse :

J'écris pour exprimer ce que je pense et ce que je sens, c'est-à-dire pour tâcher de satisfaire ma passion de sincérité.

PAUL BRULAT.

M. JACQUES REDELSPERGER

Pourquoi j'écris ?... tout simplement
Par un égoïsme suprême,
Pour, sans plus subtil argument,
Me faire plaisir à moi même ;
Mais si le public pris d'ennui
Trouve quelque chose à redire,
Il ne doit s'en prendre qu'à lui,
N'étant pas forcé de me lire...
Etrange réclame après tout
De la part d'un homme de plume,
Et mon éditeur, je présume,
Va la trouver peu de son goût.

JACQUES REDELSPERGER.

P. 21

M. MAX MAUREY

Directeur du Théâtre des Varietes

Pourquoi écrivez-vous ? me demandez-vous.
C'est la question que je me pose toutes les fois que j'ai écrit une pièce.

MAX MAUREY.

M. OCTAVE UZANNE

Pourquoi j'écris ?
Je n'ai jamais eu à me le demander, car j'ai toujours obéi à cette ardente impulsion passionnelle qui est peut-être la vocation.
En outre j'estime que la seule récompense de la vie intellectuelle réside dans le labeur de la pensée et dans toutes les ivresses et immunités des maux vulgaires que confère l'autosuggestion de l'action cérébrale. Le reste : succès publics, honneurs, glorioles ne vaut pas la peine d'être sollicité. Il y a dans la combustion des idées un retour de flamme qui suffit à réchauffer toute une vie de bénédictin de lettres. Ceux qui demandent autre chose à la société ne sont pas dignes d'exercer un apostolat pour ainsi dire religieux et mystique qui paie largement ses dévots.
Et dire qu'il y a des écrivains qui veulent se réunir à la C. G. T.

OCTAVE UZANNE.

M. FERNAND GREGH

... Voici, je ne suis plus maintenant qu'un rêveur
Qui veut en mots confus balbutier son rêve,
Qui veut rythmer les bruits passagers de son cœur
Non plus pour qu'on l'admire et pour qu'on l'applaudisse :

— La gloire est le beau nom doré de l'injustice
Et le plus valeureux n'est pas toujours vainqueur ;
Mais parce qu'à jamais il sent un instinct vague
De se chanter pour lui son âme, un sourd dépit
D'y faire varier l'heure, pour le plaisir,
Comme une femme fait chatoyer un bague,
Et puis pour que plus tard aussi quand il mourra,
Il laisse un peu de lui dans quelque strophe austère,
Et que l'on sache un jour qu'il fut jadis sur terre
Un pauvre homme pareil aux autres, qui pleura.

FERNAND GREGH.

Reprise, dans l'Or des minutes, page 43. - 1905

P. 22

M. JACQUES BAINVILLE

J'écris parce que tel est mon métier et pour dire ce que je pense.

JACQUES BAINVILLE

M. JEAN DE BONNEFON

J'ai écrit, au début de ma vie, parce que la profession des lettres m'a semblé être la plus libérale et la plus indépendante du monde.
J'ai continué, sans cesser, le dur et cher métier parce que l'indépendance est un objet de perpétuel combat. J'ai continué parce que la bonté des lecteurs donne courage et force.
Puis... dans l'écriture “ le travail est un but non un moyen ”.

JEAN DE BONNEFON.

M. PIERRE DECOURCELLE

... “ Eh bien, en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire.
Si c'est un passe-temps pour se désennuyer
Il vaut bien la bouillotte... Et si c'est un métier,
Entre nous, après tout, ce n'en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat, ou portier... ”

(ALFRED DE MUSSET.)

Pour copie conforme :

PIERRE DECOURCELLE.

M. LOUIS DIMIER

J'écris : 1° pour posséder.

Posséder la vérité des choses apparue à mes sens et à ma raison. En exprimant cette vérité, je la fais mienne, mes vues sont le lien qui la rassemble. Dans Aristote cela se nomme imitation. Il faut en concevoir l'essentiel. Imiter c'est recréer l'objet, partant s'en emparer autant qu'il se puisse concevoir. C'est un plaisir incomparable, un attrait souverain, auquel deux causes ont part : l'intelligence de l'objet, son rendu ; l'une est lumière, l'autre puissance ; la seconde trouvant dans la première son guide, la première trouvant dans la seconde son épreuve et son complément. Corot disait : Oh ! la belle vache ; je vais la peindre. Crac ! la voilà.

2° pour persuader.

Le vrai des choses entré dans l'intelligence, l'objet fait esprit,

P. 23

devient communicable. Nécessairement il tend à se communiquer. L'universel de la pensée qui l'informe est comme un ressort qui pousse à l'infini. Tous les hommes sont appelés à jouir de ce que je possède. Nouvelle épreuve des lumières qui président à l'imitation, nouvel exercice de la puissance qu'elle suppose. Persuader dérive de posséder. Il en est la suite nécessaire ; il procède du même attrait. Ceux qui les séparent, qui dépeignent le plaisir d'écrire comme indépendant de l'approbation, prennent un trait d'orgueil ou de dépit pour l'essence des choses.

Tel est le goût d'écrire, tel en est le démon. Des deux causes que je viens de dire, dans un sens général, on peut nommer la première poésie, la seconde aura nom éloquence. L'une donne naissance à l'art en soi, la seconde en répand l'effet.

L. DIMIER.

M. ADRIEN VÉLY

Parce qu'on m'a appris à écrire.

ADRIEN VÉLY.

LÉON RIOTOR

Président honoraire de la Société des Poètes français.

Est-ce l'origine concrète de cette fonction que vous visez, le pourquoi de l'acte matériel, puisque vous jugez inutile l'exposé de la tendance ?
Si oui : j'écris comme je lis, parce qu'enfant de typographe et d'imprimeur, dans un milieu saturé de papier imprimé, je fus tenté de faire comme tous ces gens qui m'environnaient, d'être imprimé comme eux, sur du papier humide, puis dans des journaux et sur un livre.
J'avais à peine 14 ans quand une poésie signée de mon nom parut dans un journal. J'ai continué depuis à écrire et à publier, comme on mange ou boit, avec une sorte de satisfaction nouvelle à chacune des extériorisations de ma pensée. Et je continuerai sans doute jusqu'à la mort. C'est un acte tellement naturel qu'il m'aurait semblé anormal de ne pas m'y être soumis.

LÉON RIOTOR.

Mme IRENE HILLEL-ERLANGER

Pourquoi j'écris ?... pas facile à écrire.
Disons (s'il vous plaît) que
j'écris parce que j'adore la parole et aussi parce que
j'aime Paris - et les catalogues des grands magasins
de nouveautés !

IRENE HILLEL-ERLANGER.

P. 24

M. RENÉ GHIL

Lorsqu'en Novembre 1884, à vingt-deux ans, je signai la Préface de mon premier livre, où dès lors je signifiai un premier plan de l'œuvre qui occuperait ma vie, - je crus que cette œuvre, avec sa doctrine philosophique, ses théories techniques et ses directives, se présentait nécessairement, pour une évolution de sens profond de la Pensée poétique. Je dis : nécessairement, et que nul autre ne pouvait cet effort de Poésie à bases scientifiques, et de Synthèse.
Je crois que l'œuvre accomplie - qui s'achèvera par quatre volumes encore - est venue en témoignage, quelle que soit la distance, hélas ! entre l'exprimé et le rêve créateur... C'est pourquoi j'ai écrit.

RENÉ GHIL.

M. H. R. LENORMAND

J'écris, comme tout écrivain, pour affirmer des tendances intimes refoulées dans la vie réelle. Je crois que l'œuvre d'art pourrait être définie une compensation du réel. Nos instincts révolutionnaires et sexuels, nos instincts de domination et de connaissance ne peuvent se satisfaire pleinement au cours de la vie. Leur refoulement produit une sublimation qui donne naissance à l'œuvre d'imagination. Celle-ci n'est donc que l'épanouissement de vélléités contrariées. Elle peut, dans les cas de refoulement excessifs, aboutir à une contradiction complète et magnifique de l'existence effective de l'écrivain.
Les atrocités sans frein des ouvrages de de Sade peuvent s'expliquer par le fait qu'il écrivit surtout en prison. L'outrance de ses inventions me ferait plutôt croire à la non-réalisation de ses tendances érotiques. C'est une revanche du rêve sur la réalité.
En ce qui me concerne, il n'y a pas lieu de douter que certaines de mes pièces, Poussière, les Possédés, Terres chaudes, entre autres, sont une tentative de compensations d'instincts révolutionnaires entravés et de désirs de voyages incomplètement satisfaits.

H. R. LENORMAND.

M. ROCH GREY

J'approuve pleinement le nouveau jeu de société qu'inaugure votre questionnaire.
Mon ami Léonard Pieux, explorateur du désert africain, vogue dans les parages de facteurs ignorés. Sûr de son consentement, je vous réponds pour lui : il écrit comme moi, d'abord pour vous faire plaisir ; ensuite, pour participer à l'entretien de l'équilibre universel qui à grands cris demande notre concours.

ROCH GREY.

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M. PAUL HYACINTHE LOYSON

Pour justifier Alceste.

PAUL HYACINTHE LOYSON.

M. HENRI FALK

“ Pourquoi écrivez-vous ? ” Vous n'êtes pas les premiers à me poser cette question : je me l'adresse souvent à moi-même. Car, s'il s'agit de faire fortune, écrire est aujourd'hui un singulier moyen ; et, s'il s'agit de “ faire de l'art ”, écrire témoigne d'une singulière suffisance. Est-on jamais sûr d'être artiste ?
J'écris donc sans raison, mais non pas sans motif : je serais trop chagrin si je n'écrivais point.

HENRI FALK.

M. EDMOND JALOUX

Si je n'écrivais pas, je mourrais de faim.

EDMOND JALOUX.

MM. MAX ET ALEX FISCHER

Par bonté : pour ne décourager personne...

MAX ET ALEX FISCHER.

M. HENRI DUVERNOIS

J'écris pour essayer d'amuser les “ honnêtes gens ! ”

HENRI DUVERNOIS.

M. JEAN PAULHAN

Je suis touché que vous attendiez mes raisons ; mais enfin, j'écris peu, votre reproche me touche à peine.

JEAN PAULHAN.

M. PAUL SOUDAY

Aussi loin que remontent mes souvenirs d'enfance, j'y trouve cette idée profondément ancrée en moi que la seule vie intéressante et noble est celle qui se consacre exclusivement aux choses de l'esprit. Le soin des intérêts matériels m'a toujours inspiré une répugnance invincible. Je ne pouvais être que prêtre, professeur, homme de lettres, artiste ou savant. De ces carrières, j'ai choisi celle que j'ai crue la plus conforme à mes aptitudes ; sans doute, j'aurais préféré me composer qu'un petit nombre d'ouvrages longuement mûris. Le journalisme,

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où j'ai dû entrer tout jeune, a été pour moi, une nécessité alimentaire C'est un métier absorbant et parfois décevant, mais passionnant aussi. Je fais de mon mieux pour m'y rendre utile et y servir le culte des bonnes lettres. Mais tout cela est peut-être un peu ambitieux. Mettons simplement que j'ai suivi mon plaisir.

PAUL SOUDAY.

M. FRANTZ JOURDAIN

Président du Salon d'Automne.

Pour embêter, en général, les gens que mes idées dégoûtent, et pour donner une attaque d'apoplexie à M. Lampué, l'honorable et sympathique conseiller municipal de la Ville-Lumière.

FRANTZ JOURDAIN.

M. FRANCIS JAMMES

J'écris parce que, lorsque j'écris, je ne fais pas autre chose.

FRANCIS JAMMES.

M. GIUSEPPE UNGARETTI

Par pudeur.
Si je pouvais être quelqu'un, je ne m'amuserais pas à paraître.
Vous savez que la pudeur est la forme consciente de la lâcheté.
Mais, par hasard, je viens de me montrer tout nu.
Ne m'en gardez pas rancune.

UNGARETTI

M. ANDRÉ COLOMER

J'écris, je mange, je respire, je fais l'amour, je pleure, je chante, je marche et je danse et je pense et je vis et je mourrai et je ne saurai jamais pourquoi.
Pourquoi je vis ? Pourquoi j'écris ? Suis-je Dieu, pour résoudre des pourquoi ? Je me constate et cela me suffit.
Je suis

ANDRÉ COLOMER.

(A suivre.)

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CHRONIQUES

du merveilleux.

Parmi les dictées d'orthographe de mon enfance, celle que je fis le plus mal dissertait sur le merveilleux païen et le merveilleux chrétien. Elle était pleine de grandeur. On m'avait expliqué le sens de ces mots : j'étais persuadé d'avoir compris. Pourtant où serait classé Peau d'Ane ? Je l'attendais. Il n'en fut pas question. D'un coup ma confiance et la satisfaction de mon esprit disparurent.
Une inquiétude analogue me reprit hier. Comme je lisais des journaux de la fin du XVIIIe siècle, je rencontrai tour à tour : une Ode à l'Electricité, six articles sur la fille hydroscope qui exista ou n'exista pas, un poème en trois chants sur l'Education physique des enfants au berceau, une discussion scientifique et philosophique sur l'inflammabilité du cerveau d'un homme mort ivre, le récit de la lutte entre Franklin et le tonnerre en boule, et comment celui-ci ayant pris un fouet chassa celui-là de sa chambre, l'avis que contrairement aux dires de certains savants les filaments brillants trouvés sur les haricots et que récoltaient avec avidité les paysans n'étaient pas de l'or, mais le résidu des œufs des araignées de Hollande, une étude sur les serpents qui naissent de la moëlle des cadavres, surtout de longs rapports sur Otahiti où l'amour est nu, et le monde des pygmées.
Sur ces sujets nos ancêtres étaient heureux et prolixes. Ils créaient un monde fantasque d'êtres

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nouveaux. Je plaignais la fille publique qu'ils nommaient Vénus par habitude et l'exempt qu'ils rimaient par piété Gabriel.
Dans leur domaine propre, à la limite des connaissances scientifiques récemment découvertes, non en deçà, non au-delà, nos ancêtres avaient leur merveilleux. Sans doute l'ont-ils méconnu.
Il nous importe que du nôtre bien plus puissant nous tirions tout le plaisir et toute la beauté qu'il entre cache. (La fiction m'ennuie. Cela seul est le merveilleux qui donne encore à jouer à mon imagination et déjà sollicite mon désir).

Bernard FAY.

LIVRES CHOISIS

Giorgio de Chirico. - 12 Tavole in Fototipia.

“ Lorsque Galilée fit rouler sur un plan incliné des boules dont il avait lui-même déterminé la pesanteur, ou que Toricelli fit porter à l'air un poids qu'il savait être égal à une colonne d'eau à lui connue, alors une nouvelle lumière vint éclairer tous les physiciens. ”
On se fait une idée imparfaite des Sept Merveilles du monde ancien. De nos jours quelques sages : Lautréamont, Apollinaire ont voué le parapluie, la machine à coudre, le chapeau haut de forme à l'admiration universelle. Avec cette certitude qu'il n'y a rien d'incompréhensible et que tout, au besoin, peut servir de symbole nous dépensons des trésors d'imagination. Se figurer le sphinx comme un lion à tête de femme fut autrefois poétique. J'estime qu'une véritable mythologie moderne est en formation. C'est à Giorgio de Chirico qu'il appartient d'en fixer impérissablement le souvenir.
A son image Dieu a fait l'homme, l'homme a fait la statue et le mannequin. La nécessité de consolider celle-là (socle, tronc d'arbre), l'adaptation à sa fonction de celui-ci (pièces de

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bois verni remplaçant la tête, les bras) sont l'objet de toutes les préoccupations de ce peintre. On ne peut douter que le “ style ” de nos habitations l'intéresse sous le même rapport, ainsi que les outils construits déjà par nous en vue de nouvelles constructions : équerre, rapporteur, carte de géographie. La nature de cet esprit le disposait par excellence à reviser les données sensibles du temps et de l'espace. Les rameaux de l'arbre généalogique fleurissent un peu partout. Simultanément une certaine lumière orangée apparaît comme une flamme de bougie et comme une étoile de mer. Angles dièdres. Toutefois Chirico ne suppose pas qu'un revenant puisse s'introduire autrement que par la porte. Il paraît que tout ça n'a rien à voir avec la peinture. Mais le colosse de Rhodes et le Temple d'Ephèse nous les connaissons grâce à Philon de Byzance, ingénieur et tacticien grec, auteur de traités sur l'art des sièges et la fabrication des machines de guerre (fin du IIIe siècle av. J.-C.)

ANDRÉ BRETON.

Lucien Descaves - L'imagier d'Epinal.

L'honneur, l'amour sincère, la fidélité, le patriotisme sont parfois des fleurs plus fraîches que le vent : “ Plaisirs et travaux du jeune âge ” un certain ton commande aux mouvements du cœur. Les exercices du dimanche font une tache claire au bout de la semaine et l'enfant marche vers le soleil. On arrive ainsi sans heurt à la mort qui n'est qu'un moment à passer.

Robert Morche - Les Extases.

Cette même douceur naît à lire certains poètes déshérités qui nous retient aux éventaires des marchands de cartes-postales. Rien n'a le charme de ce qui nous est interdit : oserions-nous jamais peindre ce calicot en habit noir qui offre son cœur ou des roses sur un joli fond de nuages ? L'allégorie, le symbole nous apportent une tranquillité sans pareille. Comme les mots ridicules deviennent touchants si tu les prononces sans ironie. Il y a encore des Muses dans les bois, elle marchent comme des personnes vivantes sur les tapis de mousse et

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viennent essuyer le front des poètes qui sont des jeunes gens très beaux et très pâles, assis à minuit sur les bancs de pierre des parcs. Il s'agit ici de bien autre chose que du génie, de la langue ou de la postérité : ces images banales et sans valeur sont des paroles humaines comme celles qu'on entend dans la rue. Il suffit de trouver le secret de s'en émouvoir.

Paul Fort - Les Chants Paniques (à paraître).

Si je veux parler d'un poète, ce que j'ai pensé de lui me limite. Je répugne à me reprendre, à me remettre en mémoire. Heureux si je découvre à nouveau cet homme, je me butte à l'imposibilité que ce soit pour la première fois. Le chemin de ma pensée, quelque chose déjà le trace, et je repasse avec mauvaise humeur (1) par de vieux plaisirs oubliés. Je porte en moi ce cadre fait sur commande à la précédente occasion et si le portrait s'y adapte il ne reste plus qu'à bâiller Qu'au contraire il ne réponde plus à ses mesures, je m'irrite de ne pouvoir lui ajuster mes idées faciles. Quelque chose en moi s'est faussé par l'usage, et d'avoir aidé ceci me rend difficile de l'aimer encore.

(1) Cette phrase seule s'applique au cas Paul Fort. Tout le monde avait pris plaisir aux premières Ballades Françaises. Le tort fut de nous infliger chaque année le pensum de les relire.

Marcel Proust - A l'ombre des jeunes filles en fleurs.

M. Marcel Proust est un jeune homme plein de talent, et comme il a bien travaillé, on lui a donné un prix. Allons, ça va faire monter le tirage. Excellente affaire pour la Nouvelle Revue Française. On n'aurait jamais cru qu'un snob laborieux fut de si fructueux rapport. A la bonne heure, M. Marcel Proust vaut son pesant de papier.

André Salmon - Manuscrit trouvé dans un chapeau.

Nous avons des dents d'or parce que tout ce qui brille je l'adore, et c'est pour leurs manches d'ivoire que nous portons des parapluies qui ne s'ouvriront jamais. On ne se fait aucune idée des yeux des femmes. L'amour n'illumine les paliers que

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par intervalles. Entre temps nous fumons un petit brouillard humide où s'épanouissent plusieurs fleurs inconnues.

On pense toujours un peu au suicide, pas du tout au lendemain. Tout de même, comme on est chez soi ! Des groupes de danseurs bleus tourbillonnent contre les carreaux : la neige.

Voici les Mille-et-une Nuits qui charmeront nos veillées. L'aurore arrivera si vite que nous serons immortels.

Paul Morand - Lampes-à-arc.

A la lumière de ces globes, je n'aperçois qu'un spectacle vulgaire. Le mobilier ne vaut pas la peine qu'on en parle. Les filles qui traînent aux terrasses ne sont ni belles ni propres. Quel ennui ! Pour n'en pas perdre l'habitude on finit sur un Art Poétique. Le chef d'orchestre se retourne, salue, réclame un peu de silence et dit : Beaucoup de bruit pour rien.

LOUIS ARAGON.

PALETS

L'héroïne.
Toujours moins forte de ceux qui l'entourent, elle pleure à tout perdre et elle oublie que le désespoir l'amuse.
Maintenant. Quelle fourrure est plus belle qu'une belle chevelure ? Pourtant, elle garde la bête sur son visage.
Et ne sourit pas n'importe où.

A Tristan Tzara.

L'aube tombée comme une douche. Les coins de la salle sont loin et solides. Plan blanc. Aller et retour sans mélange, dans l'ordre. Dehors, dans un passage aux enfants sales, aux sacs vides et qui en dit long, Paris par Paris, je découvre. L'argent, la route, le voyage aux yeux rouges, au crâne lumineux. Le jour existe pour que j'apprenne à vivre, le temps. Façons-erreurs. Grand agir deviendra nu miel malade, mal jeu déjà sirop, tête noyée, lassitude.
Pensée au petit bonheur, vieille fleur de deuil, sans odeur, je te tiens dans mes deux mains. Ma tête a la forme d'une pensée.

(LE MEME.)

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Nous avons reçu de Milan la dépêche suivante :
Mis en liberte j'envoie à mes amis de Littérature le témoignage de ma profonde sympathie et de ma vive gratitude.
MARINETTI. ”


C'est grâce à l'obligeance de MM. J. et W. Chester, éditeurs propriétaires des œuvres d'Igor Stravinsky, 11, Marlborough Street (Londres), que nous avons publié Berceuses du chat et Chansons plaisantes dans notre dernier numéro.

Le gérant : Philippe SOUPAULT.

Imp. R. TANCREDE, 15, rue de Verneuil, Paris (7e arr.).