Littérature (nouvelle série) n° 8, janvier 1923
DIRECTEUR :
ANDRÉ BRETON
= Rédaction : 42, rue Fontaine, PARIS (IXe) =
Administration : LIBRAIRIE GALLIMARD, 15, boulevard Raspail, PARIS
LITTÉRATURE paraît le 1er de chaque mois
SOMMAIRE
Jacques Baron | La belle dame en soi. |
Francis Picabia | Souvenirs de voyage. |
Francis Picabia | Francis merci. |
Louis Aragon | Correspondance privée. |
Louis Aragon | Je m'acharne sur un mort. |
Paul Eluard | Poèmes. |
Robert Desnos | Amour des homonymes. |
Francis Picabia | Je n'ai pas connu Marcel Proust... |
Roger Vitrac | Poison. |
André Breton | Poèmes. |
Benjamin Péret | La Fleur de Napoléon. |
HORS-TEXTE : DEUX DESSINS, par Max ERNST
PRIX DU NUMÉRO
France : 2 francs. - Etranger : 2 fr. 50
ABONNEMENTS
Les 12 numéros : 20 francs pour la France et 25 francs pour l'Étranger
La Collection de la première série de LITTÉRATURE comprend 20 numéros dont plusieurs sont épuisés et se vend 40 francs
P.1
LA BELLE DAME EN SOI
Je me suis trouvé par hasard dans l'auto d'une femme assez belle, ou du moins donnant l'impression d'un charme spécial, harmonisant mon histoire avec la nuit qui nous entourait et je me sentais allé vers un infini trouble comme une rivière sans rivage, non point d'ailleurs que quelque émotion m'étreignît un tant soit peu, mais j'étais content d'être dans une automobile confortable où je pouvais dormir si le besoin m'en sollicitait sans courir le risque des réveils brusques ou sans que je pusse me poser la question de la bien-séance, pensant que mon geste était tout naturel vis-à-vis d'elle, et cependant je ne la connaissais pas.
C'est-à-dire qu'il y avait un troisième personnage dans la voiture qui pendant le temps entreprenait une cour assidue. Il me dit :
« Cher ami, quelle est donc votre adresse ? »
C'était d'une outrecuidance curieuse et je m'efforçai de rire en répondant :
« Hôtel Crillon. Comment, vous ne le saviez pas ?
- Non vraiment. D'ailleurs, il me semble en effet vous l'avoir déjà entendu dire. Voulez-vous une cigarette ? »
J'en pris une par politesse et me replongeai dans mon état de somnolence avec, en plus, le parfum blond du tabac et je regardai le dos du chauffeur pour m'efforcer de prendre part au phénomène de contemplation cher aux amoureux.
Peu de temps après, nous descendîmes tous les trois et montâmes dans l'appartement de la dame. Pour la première fois depuis notre rencontre je la vis en pleine lumière comme elle enlevait son chapeau. Nos regards se croisèrent, échangeant nos sourires, car c'est, n'est-ce pas, ce qui arrive toujours dans ce cas ?
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Au fond elle n'était ni laide ni belle, ni charmante, ni intelligente, ni badine, ni gracieuse, ni sans intérêt ; elle était comme sa robe, une robe rouge, longue et simple ornée d'une ceinture en torsade et d'un pendentif assez original, et puis elle riait comme toutes les femmes avec des nuances ressemblant à ses qualités.
Je lui dis :
« Chère amie, je suis très jeune, et vous savez combien je peux vous désirer quoique n'ayant aucun amour, mais je vous désire parce que vous êtes belle ou charmante ou peut-être tendre ? Qu'en sais-je ? Rien, sinon que je vous aime comme étant une femme curieuse et que je vous désire pour savoir si vous êtes belle ou charmante, ou tendre ou originale ou gracieuse.
- Hélas ! me dit-elle, je ne suis peut-être rien de ce que vous croyez. Jusqu'ici je n'ai aimé personne. Quant à vous, je vous écrirai un jour ou l'autre pour savoir exactement qui vous êtes. Moi je suis une femme dont on sait exactement qui elle est.
- Mais, ajouta-t-elle, comme je vous connais maintenant je ne pourrais pas vous renvoyer de sitôt. Venez. »
Je la suivis dans sa chambre où était servi un repas froid qui avait toutes les apparences du soigné. Quelques liqueurs surfines achevèrent de mettre le trouble dans ma pensée qui était ravagée alors par des idées plus ou moins érotiques et merveilleuses. Je voyais de la chair féminine m'étreindre, me pénétrer ; autour de moi, un parfum d'une rare subtilité planait comme un oiseau sympathique et les coussins du divan n'étaient plus qu'un avec le corps de la femme. Rêve splendide de magnificences inattendues ! Viens ! Pâme et pâmoison ! Ohé, mon adoré, mon ange ! Tu es beau. Ah ah ah ah ! beau, belle, belle, belle !
Ceci est en somme assez banal. Cette dame ne m'apprit rien de nouveau et je conçois l'amour toujours de cette façon ridicule.
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Le lendemain je me trouvais chez moi, ma pipe, ma robe de chambre et mon cortège de poétiques bêtises.
- Alors me dit Louis Gonara, mon ami de tous les jours, qui venait là suivant son habitude, vous allez quand même partir en Allemagne ?
- Ma foi oui, lui dis-je, l'argent me faisant défaut pour le moment.
La fleur que j'aime est charmante
comme une femme au regard tendre
envolée comme une auréole
Que savez-vous de vos amours
de la semaine et des années
mon amie la fleur délicieuse
Jacques BARON.
SOUVENIRS DE VOYAGES
L'Exposition coloniale de Marseille
« AH ! SI LES NEGRES ÉTAIENT ENCORE LA ! »
Nous avons erré de pays en pays, examinant avec ennui ces cartonnages de bookmakers ; on ne voit pas une seule femme, des hommes vendent au rabais des animaux empaillés : un petit tatou pour vingt francs, des martins-pêcheurs pour quinze francs. André Breton achète un tatou. Comme il ferait d'un chien, il le met sous son bras, le caresse, le réchauffe sous sa somptueuse pelisse ; et voici le seul miracle depuis le commencement du monde : le tatou revient à la vie, saute à terre, va flairer les pieds d'un gardien indigène en grand costume rouge, vert, bleu, jaune, violet et noir. Un Monsieur qui assistait à cette scène, prodigieusement intéressé, offre à Breton de lui acheter son tatou pour 500 francs, celui-ci hésite mais sa femme le presse d'accepter, n'aimant, dit-elle, les animaux que lorsqu'ils sont « naturalisés » ! Le Monsieur s'empare du tatou docile et nous sommes alors consternés de voir que celui-ci est toujours empaillé ! Le Monsieur est furieux, il s'arme d'un couteau et brutalement ouvre le ventre de l'animal, il s'en échappe des centaines de dollars et de petits papillons blancs sur les ailes desquels on peut lire imprimé en guise de réclame : Banque Mills et Cie. Jugez de notre effarement !
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Madame Mills qui nous accompagne nous explique le phénomène par le fait que son mari se nomme Gascon !
Remis assez rapidement de cette première émotion, nous continuons à parcourir ce cimetière écœurant dont nous sommes les cadavres.
Des lanternes indo-chinoises nous éclairent sous un parapluie. Bientôt, à la suite d'une averse formidable, nous voyons disparaître sous le sable les palais de Conakry et de Ziguinchore, les souks marocains, les boutiques annamites et le marchand de rahat-loucoum, il ne reste plus devant nous qu'un immense vélodrome au centre duquel, un peu à droite, se dresse un petit restaurant d'où s'échappe la musique sonore d'un jazz-band.
Quatre maîtres d'hôtel nous font des offres de service et nous décident à dîner en nous affirmant que là seulement nous pourrons goûter aux spécialités du pays.
Nous sommes intrigués par un va-et-vient de cyclistes en habit noir ; ce sont, paraît-il, les garçons qui font le service à bicyclette en tournant à toute vitesse.
Nous sommes les hôtes de notre ami le banquier américain ; pendant le dîner, il nous raconte sa vie, son œuvre et son avenir. Il dit aussi à sa voisine : « Comme vous êtes jeune ! » à moi : « Je suis français », à Breton : « Je connais le monde entier ». Et chacun de nous pense à part soi : Le monde est comme l'exposition de Marseille, il n'est beau que vu dans l'Illustration.
Un ami m'avait dit : « Puisque tu vas partir pour la Havane, j'aimerais que tu me rapportes un de ces oiseaux qu'on nomme perroquets ; je vis seul, ce serait pour moi une compagnie.
A Cuba j'oubliai l'oiseau et voulus réparer cette étourderie en arrivant à Barcelone, mais je fus stupéfait du prix qu'on demandait des « loritos » et je renonçai à l'acquisition.
Mon ami n'ayant jamais vu de perroquet j'eus alors l'idée d'acheter une chouette pour un prix modique et je lui en fis cadeau. Il fut enchanté et me demanda tout de suite si l'oiseau parlait : « Pas encore, lui dis-je, mais il écoute, il écoute admirablement... »
Francis PICABIA.
Paul Morand écrit le dimanche pour les revues d'avant-garde, cette inspiration hebdomadaire me plaît vraiment ; toute la semaine il fait partie de l'arrière-garde mais le dimanche... Cher Monsieur, vous feriez mieux d'avoir un peu plus d'imagination toute la semaine et le dimanche de prier Dieu en compagnie de Léon Daudet pour que votre gloire dure toujours, ce qui m'étonnerait beaucoup.
F. P.
P.5
Correspondance privée
MON CHER RIVIERE,
Il vaut mieux que vous ne comptiez pas sur moi pour la chronique que je vous avais demandé de tenir. Ni les gens ni vous, n'en valez la peine.
Mais amicalement,
Louis ARAGON.
MA CHERE AMIE,
Ne m'attendez pas dimanche soir. Ni les gens ni vous, n'en valez la peine.
Mais amicalement,
LOUIS.
MON CHER DE BASSAN,
Ne comptez plus sur moi pour le spectacle que vous m'avez demandé d'organiser. Peut-être pourriez-vous vous entendre avec André Breton. De toutes façons il ne s'agit plus de faire représenter ma mauvaise pièce. Ni les gens ni vous, n'en valez la peine.
Mais sans mauvais vouloir,
Louis ARAGON.
MONSIEUR,
Veuillez passer chez moi lundi matin. Je tiens à votre disposition tout un lot d'éditions originales de Paul Valéry, Léon-Paul Fargue, André Gide, Jacques Rivière, Paul Morand, Max Jacob, Blaise Cendrars, Philippe Soupault, Portail, Valery Larbaud, Jean Cocteau, Jean Giraudoux (Amica America), Tristan Tzara, Georges Duhamel, C. F. Ramuz, André Suarès, Maurice Barrès, etc., desquelles quelques-unes avec dédicace.
J'ai l'honneur, Monsieur, d'être votre dévoué,
Louis ARAGON.
12, rue St-Pierre, Neuilly-sur-Seine.
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Poèmes
PERSPECTIVE
Un millier de sauvages
S'apprêtent à combattre.
Ils ont des armes,
Ils ont leur cœur, grand cœur,
Et s'alignent avec lenteur
Devant un millier d'arbres verts
Qui, sans en avoir l'air,
Tiennent encore à leur feuillage.
LE JEU DE CONSTRUCTION
A RAYMOND ROUSSEL
L'homme s'enfuit, le cheval tombe,
La porte ne peut pas s'ouvrir,
L'oiseau se tait, creusez sa tombe,
Le silence le fait mourir.
Un papillon sur une branche
Attend patiemment l'hiver,
Son cœur est lourd, la branche penche,
La branche se plie comme un ver.
Pourquoi pleurer la fleur séchée
Et pourquoi pleurer les lilas ?
Pourquoi pleurer la rose d'ambre ?
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Pourquoi pleurer la pensée tendre ?
Pourquoi chercher la fleur cachée
Si l'on n'a pas de récompense ?
- Mais pour çà, çà et çà.
DANS LA DANSE
A LOUIS ARAGON.
Petite table enfantine,
il y a des femmes dont les yeux sont comme des morceaux de sucre,
il y a des femmes graves comme les mouvements de l'amour qu'on ne surprend pas,
il y a des femmes au visage pâle
d'autres comme le ciel à la veille du vent.
Petite table dorée des jours de fête,
il y a des femmes de bois vert et sombre :
celles qui pleurent,
de bois sombre et vert :
celles qui rient.
Petite table trop basse ou trop haute,
il y a des femmes grasses
avec des ombres légères,
il y a des robes creuses,
des robes sèches,
des robes que l'on porte chez soi et que l'amour ne fait jamais sortir.
Petite table,
je n'aime pas les tables sur lesquelles je danse,
je ne m'en doutais pas.
Paul ELUARD
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AMOUR DES HOMONYMES
A Paul ÉLUARD
« C'est une fâcheuse aventure : créer le mystère autour de nos amours. Pas si fâcheuse que ça.
Je l'aime, elle roule si vite, la grande automobile blanche. De temps à autre, au tournant des rues, le chauffeur blanc et noir, plus majestueusement qu'un capitaine de frégate, abaisse lentement le bras dans l'espace qui roule, roule, roule si vite, en ondes blanches comme les roues de l'automobile que j'aime.
Mais le mystère qui se déroule concentriquement autour de ses seins a capturé dans son labyrinthe de macadam taché de larmes la grande automobile blanche qui vogue plutôt qu'elle ne roule en faisant naître autour d'elle dans l'espace les grandes ondes invisibles et concentriques du mystère. La cible aérienne que les hommes traversent sans s'en douter se disloque lentement au gré des amants et la sphère, cerclée de parallèles comme ses seins, crève ainsi qu'un ballon. Dirigeables et ballons, aéroplanes et vapeurs, locomotives et automobiles, tout est mystère dans mon immobile amour pour ses seins. »
Après avoir parlé, je regardai :
Le désert qui s'étendait autour de moi était peuplé d'échos qui me mirent cruellement en présence de ma propre image reflétée dans le miroir des mirages. Les femmes qui tenaient ces glaces à main étaient nues, hormis leurs mains qui étaient gantées, leur sein gauche gainé de taffetas moiré noir à faire hurler mes gencives de volupté, hormis aussi leurs cheveux dissimulés sous une écharpe de fine laine jaune. Quand ces femmes se retournaient je pouvais tout voir de leur dos merveilleux, tout hormis la nuque, la colonne vertébrale et cette partie de la croupe où la cambrure prend naissance, cachées qu'elles étaient par les pans de l'écharpe. Cette nudité
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partielle et savamment irritante pour moi a-t-elle causé ma folie ? Dites-le moi, vous dont le mystère est la fin, le but.
Ne vous enfuyez plus, passagères de première classe quand l'émigrant clandestin, lié à l'hélice pour faire à peu de frais la traversée, vous appelle le soir, à l'heure où, penchées près de la hampe, vous cherchez à identifier vos cheveux, l'ondoiement de l'étendard et les flots. Vos visages et le reflet de vos visages se présentent tour à tour au-dessus et au-dessous de lui : Comment voulez-vous que son imagination, qui gravite au gré de l'hélice, autour de l'arbre d'acier sans racine, ne confonde pas votre réalité et votre image, fruits de l'arbre à hélice, belles passagères érotiquement vêtues, et pourquoi vous enfuir quand vous l'entendez dire dans la nuit, à l'heure où la croix du sud et l'étoile polaire se heurtent sur le tapis bleu des salles de bridge :
« Elles sont mystère, mystère. Leurs cheveux sont des toiles de mystère... le mystère est leur but, leur fin... leur faim c'est le mystère. Elles ont bu, mais elles ont faim, la fin du mystère est-elle le but de leur faim ? »
Pitié pour l'amant des homonymes.
Robert DESNOS.
Je n'ai pas connu Marcel Proust, j'ai vu seulement de lui quelques reproductions de portraits, parues dans les journaux, mais nous savons maintenant qu'il portait des gants dans son lit et qu'il avait les yeux bistrés ! Il a terminé son œuvre « jusqu'au point final » ; elle vit, paraît-il, à son côté comme un bracelet-montre. S'il n'a que cela à nous laisser, une heure plus ou moins juste !
Je n'aime pas l'œuvre de M. Proust mais si j'étais de ses admirateurs ou de ses amis, il me semble que je ne lui ferais pas l'injure de déclarer comme M. Paul Morand, pour assurer sa mémoire : « Nous sommes là ! »
Ah ! vous êtes là, cher Monsieur, vous et vos amis, pour défendre l'œuvre de Marcel Proust ; il me semble qu'une œuvre géniale se défend bien mieux toute seule et que certaines mains en y touchant font seulement un peu d'ombre sur les bords d'un soleil qui n'est pas encore levé !
Francis PICABIA.
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POISON
(Drame sans paroles)
Premier Tableau.
Le fond de la scène est un vaste miroir. Dix personnages vêtus de blouses noires uniformes s'y mirent. Tout à coup ils font face au public, ils mettent la main droite en visière sur les yeux, se tâtent le pouls, consultent leurs montres, s'agenouillent, se relèvent et vont s'asseoir respectivement sur les dix chaises qu'on a disposées au premier plan. Une détonation fait voler le miroir en éclats, découvrant sur un mur blanc l'ombre d'une femme nue qui tient toute la hauteur du théâtre et qui va en diminuant graduellement jusqu'au moment où elle atteint la taille normale. Il semble que la femme ait choisi ce moment pour se révéler. Elle apparaît alors, issue du mur même en une statue de plâtre. Elle se dirige vers le premier des dix personnages qui lui donne une paire de gants rouges qu'elle chausse sur le champ. Elle quitte le premier pour le deuxième qui lui donne un bâton de raisin dont elle se farde les lèvres. Le troisième lui fait don de lunettes noires. Le quatrième d'une fourrure. Le cinquième de postiches bleus. Le sixième de bas de soie blanche. Le septième d'un voile de crêpe dont elle se fait une traîne. Le huitième d'un revolver. Le neuvième d'un enfant. Le dixième se déshabille, et la poursuit avec un marteau.
2e Tableau.
La scène représente une chambre dont le plancher est recouvert de débris de plâtre. Du pot à eau, sur la toilette, jaillit une gerbe noire de liquide. Les draps du lit trahissent une forme énorme. On P.11 entend la sonnerie d'un réveille-matin. La porte s'ouvre et une tête de cheval apparaît. Elle se balance un moment et le lit se découvre mystérieusement. Il en sort une fumée abondante qui obscurcit momentanément la chambre. Lorsqu'elle s'est dissipée, on peut voir une chevelure qui tombe du plafond sur un diamant d'une grosseur démesurée, apparu sur le lit. Un personnage traverse la scène en se frottant les mains et se dirige vers l'armoire à glace, devant laquelle il s'arrête un instant. Il lève les bras au ciel en ouvrant la bouche, puis s'assied devant une table. Il agite une sonnette, aussitôt une femme couverte d'une robe de perles lui apporte, sur un plateau, un petit déjeuner. Il attend qu'elle soit sortie pour peindre sur la glace de l'armoire sa propre silhouette. A peine a-t-il terminé que l'armoire s'ouvre et que la femme à la robe de perles lui saute dans les bras. Il la renverse sur une chaise et la baise longuement sur la bouche. Mais de l'armoire restée ouverte surgissent douze soldats et un officier qui les mettent en joue l'un et l'autre.
3e Tableau.
La scène représente un poème écrit :
Entre l'amour et l'orthographe
Il y a plume pour penser
Au cri
Le sang fait le tour de la place
Homme debout avec l'été
Liberté, liberté des terres
Perdue ah ! le... la vache
Avec des souliers de velours
Pointe du scalp et de la reine
Moins la tortue avec amour
Signé :
Hector de JESUS.
Un projecteur éclaire le poème sur lequel se superposent deombres chinoises faites à la main. Ce sont : un chat, une vieille, un
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jockey, un bilboquet, une raquette, un masque, un palmier, une bottine, un cœur.
4e Tableau.
La scène représente une étoffe de soie froissée. Au lever du rideau on entend un bruit de verres qui se brisent. Des vapeurs colorées différemment flottent au-dessus. Un jeune homme et une jeune fille, le premier vêtu d'un costume marin, la seconde d'une robe de laine blanche, apportent au milieu de la scène un fauteuil où vient s'asseoir un violoniste. Ce dernier se met à jouer une romance populaire. Il en a à peine exécuté les premières mesures que l'étoffe de soie s'anime de mouvements confus. On entend le son des trompes de pompiers et l'étoffe se déchire laissant apparaître des pieds, des mains, des têtes et autres parties du corps. Un homme et une femme suivis d'un petit chien et s'abritant sous des parapluies, traversent la scène. Le violoniste effrayé est maintenant debout sur son fauteuil. On entend des acclamations, il salue à droite, à gauche, et tombe en arrière dans les bras du jeune homme et de la jeune fille qui l'emportent.
5e Tableau.
La scène est vide. Un personnage à l'allure de peintre vient faire des taches de couleur sur les murs. Deux amoureux, pendant qu'il travaille, apportent un banc de jardin et s'y installent. L'amant est en chemise, l'amante est enveloppée dans un drap. Soudain l'amant fait le signe du cercle, le peintre le regarde et éventre le mur du fond. Il plonge son bras dans le trou béant et en retire un câble qu'il déroule. Il semble qu'au bout de ce câble se trouve un objet léger, mais le mur s'effondre et un paquebot s'avance sur la scène. Une lampe électrique placée à la pointe fait des signaux de détresse.
6e Tableau.
La scène représente une cuisine. Une femme surveille le fourneau. Entre un homme vêtu d'un complet-veston il a le visage ensanglanté. La femme lui offre un bol de bouillon. Il le boit d'un trait,
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puis ouvre la fenêtre. Il désigne du doigt un point dans la rue. On entend des sanglots et des plaintes. Des enfants font irruption et viennent se jeter à ses pieds. Il leur donne à chacun une petite tape amicale, et les reconduit à la porte. La mère, sans doute, apparaît alors en peignoir. Elle semble parler naturellement. L'homme la contemple et l'invite à regarder dans la rue. La porte du buffet s'ouvre et plusieurs centaines d'oranges roulent sur le parquet. Les trois personnages perdent l'équilibre et tombent.
7e, 8e, 9e, 10e, 11e Tableaux.
La scène représente une gare, un bureau, une cheminée, un livre, un tableau, devant lesquels se tiennent un homme, puis une femme, puis un homme, puis une femme, puis un homme portant respectivement des pancartes où sont inscrits les numéros 7, 8, 9, 10, 11.
12e Tableau.
La scène représente une bouche qui fait le simulacre de parler.
Roger VITRAC.
4-12-1922.
AVIS
Le crime est une chose admirable, mais l'assassin me dégoûte.
Dieu a inventé le concubinage, Satan le mariage.
Francis PICABIA.
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POEMES
Pour l'estime des mondes les plus féminisés
Dans l'aisselle des astres
Là où seul le dogue des yeux garde les corps au bois dormant
L'après-midi comme un seul homme entre dans les cases ou parachutes.
Les sonneries mentent à qui mieux mieux
Au doigt les villes et les pluies enchantées
Obéissent
Il faut essayer la menace
D'intérieurs mous s'écoulent de lentes théories de marchands aux paumes tournées en avant pour le besoin architectural
Tandis que le premier mendiant en automobile suit de l'œil le bâton levé du premier voleur de la brigade des voitures
Car le scandale a la part du lion dans le plus triste jardin zoologique de ma connaissance
Les autres ne savent qu'éteindre les vieux sinus verbaux qui s'espacent de moins en moins régulièrement le long de la voie
L'amour est un signal qui n'a pas fonctionné
Les soigneurs disent aux soignées
Là-bas sur les remparts de l'air l'interrogation est sentinelle
Paix à nos principes solitaires
Nous sommes les rossignols du Qui-vive
Ici les trèfles sont des cœurs
Et celles qui se sont battues
Pour des écailles de tortue
Manants des mille et mille seuils
Aux bras de songe d'outre-mer
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Quand ferez-vous palpiter devant nos seins autre chose que ces navires
Déjà le jour danse très fort sur les jetees magistrales
Où se décide le sort des faibles à la peau nattée jusqu'aux pieds
Là nos cuisses s'ouvrent et se ferment belles de nuit
Tout près des volumes humains que ceignent les algues de platine
A vous mais dans les etendues postiches malgré les bonds prédestinés
C'est aussi le bagne avec ses brèches blondes comme un livre sur les genoux d'une jeune fille
Tantôt il est fermé et crève de peine future sur les remous d'une mer à pic
Un long silence a suivi ces meurtres
L'argent se dessèche sur les rochers
Puis sous une apparence de beauté ou de raison contre toute apparence aussi
Et les deux mains dans une seule palme
On voit le soir
Tomber collier de perle des monts
Sur l'esprit de ces peuplades tachetées règne un amour si plaintif
Que les devins se prennent à ricaner bien haut sur les ponts de fer
Les petites statues se donnent la main à travers la ville
C'est la Nouvelle Quelque Chose travaillée au socle et à l'archet de l'arche
L'air est taille comme un diamant
Pour les peignes de l'immense vierge en proie à des vertiges d'essence alcoolique ou florale
La douce cataracte gronde de parfums sur les travaux
André BRETON.
(Extrait de « LE VOLUBILIS ET JE SAIS L'HYPOTÉNUSE », pour paraître aux éditions Dalmau, Portaferrissa 18, Barcelone. - Tirage limité à cinq exemplaires.)
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Georges Braque n'a plus rien à envier à Léon Bakst.
« Bonjour, Monsieur de Segonzac », tu peins comme Courbet.
F. P.
FRANCIS MERCI !
Il faut faire connaissance avec tout le monde, sauf avec soi-même ; il faut ignorer à quel sexe on appartient ; je ne m'occupe pas de savoir si je suis du genre mâle ou femelle, je n'estime pas plus les hommes que les femmes. N'ayant aucunes vertus, je suis certain de n'en pas souffrir. Beaucoup de gens cherchent la route qui peut les conduire à leur idéal : je n'ai pas d'idéal, le personnage qui fait parade de son idéal est tout simplement un arriviste. Je suis un arriviste aussi, sans doute, mais mon arrivisme est une invention pour moi-même, une subjectivité. L'objectivité consisterait à me faire décorer de la légion d'honneur, à vouloir devenir ministre ou à briguer l'Institut ! Or, pour moi, tout cela c'est de la merde !
Ce que j'aime c'est inventer, imaginer, fabriquer à chaque instant avec moi-même un homme nouveau, puis l'oublier, tout oublier. Nous devrions secréter une gomme spéciale effaçant au fur et à mesure nos œuvres et leur souvenir. Notre cerveau devrait n'être qu'un tableau blanc ou noir, ou mieux, une glace dans laquelle nous nous regarderions un instant pour lui tourner le dos deux minutes après. Mon ambition est d'être un homme stérile pour les autres ; l'homme qui fait école me dégoûte, il donne sa blennorrhagie pour rien aux artistes et la vend le plus cher possible aux amateurs. Actuellement littérateurs, peintres et autres idiots se sont donné le mot pour lutter contre les « monstres », monstres qui n'existent pas, naturellement, et ne sont que pures inventions de l'homme.
Les artistes ont peur, ils se parlent dans le creux de l'oreille d'un
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croquemitaine qui pourrait bien les empêcher de faire leurs petites saloperies ! Aucune époque, je crois, n'a été plus imbécile que la nôtre. Ces messieurs veulent nous faire croire qu'il ne se passe plus rien ; le train fait machine en arrière, paraît-il, c'est très joli à regarder, les vaches n'y suffisent plus ! et les voyageurs de ce Decauville à reculons se nomment : Matisse, Morand, Braque, Picasso, Léger, de Segonzac, etc., etc... Ce qui est le plus drôle c'est qu'ils acceptent comme chef de gare Louis Vauxcelles, l'homme dont la grosse serviette noire ne contient qu'un fœtus !
Depuis la guerre, dans le monde entier règne un sentiment de morale lourde et imbécile. Les moralistes ne discernent jamais les faits moraux des apparences, l'Eglise pour eux est une morale comme la morale de boire de l'eau, ou de pas oser se laver le cul devant un perroquet ! Tout cela est arbitraire, les gens moraux sont mal renseignés et les renseignés savent que les autres ne se renseigneront pas.
Il n'y a pas de problème de la morale, la morale comme la pudeur est une des plus grandes sottises. Le fondement de la morale devrait avoir la forme d'un pot de chambre, voilà toute l'objectivité que je lui demande.
Cette maladie contagieuse qu'est la morale est arrivée à contaminer tous les milieux dits artistiques ; littérateurs et peintres deviennent des gens sérieux et bientôt nous aurons un ministre de la peinture et de la littérature ; je ne doute pas des plus effroyables conneries ! Les poètes, ne sachant plus que dire, se font les uns catholiques, les autres croyants ; ces hommes fabriquent leurs petits navets comme Félix Potin des conserves de poulet froid ; on dit que Dada est la fin du romantisme, que je suis un clown, et on crie vive le classicisme qui doit sauver les âmes pures et leurs ambitions, les âmes modestes si chères à ceux qui sont atteints par la folie des grandeurs !
Pourtant je ne perds pas l'espoir que rien n'est encore fini, il y a moi et quelques amis qui avons l'amour de la vie, vie que nous ne connaissons pas et qui nous intéresse à cause de cela même.
Francis PICABIA.
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LA FLEUR DE NAPOLÉON
A ROBERT DESNOS.
Ce matin-là de petits poissons orangés circulaient à travers l'atmosphère. Les canons des Invalides déploraient une ancienne blennorrhagie qui faisait croître des iris rouillés entre leurs roues. Un Espagnol sema quelques grains de blé dans le moteur d'un avion qui attendait une bénédiction, laquelle ne vint pas. Napoléon en costume de Maréchal Foch, sortit du « wagon où fut signé l'armistice » une main sur le front et les jambes décharnées. Derrière lui apparurent un gigantesque flacon d'eau de Cologne, une huître portugaise, un rhinocéros bicorne, une bûche de Noël et le Soldat Inconnu qui portait en bandoulière un seau rempli de colle de pâte. Un scarabée sortit du canon d'une mitrailleuse et vint se placer devant le cortège. L'Espagnol qui n'était autre que le Cid embrassa la photographie de Chimène et disparut par un couloir conduisant aux bureaux de la Place. Il arriva devant une porte fermée qui ne résista pas à la pression de son épaule. Il descendit un interminable escalier et se trouva dans une vaste salle où brillaient des milliers de cierges fichés le long des murs. Une foule entassée sur des gradins la remplissait à moitié laissant un cercle dans lequel des hommes étaient donnés en pâture aux serpents, après avoir subi mille supplices : depuis les ouvertures pratiquées dans l'abdomen à l'aide d'un sécateur, jusqu'aux clous de 5 centimètres de longueur enfoncés dans le crâne, en passant par les fragments d'os retirés des membres, la pinte, les brodequins, les ongles, les dents arrachées, les yeux crevés, la langue coupée, etc....
L'un des suppliciés, après avoir été avalé par le boa, ressortit par l'autre extrémité légèrement contusionné mais guéri des plaies produites par ses précédents supplices.
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L'arrivée du Cid devait marquer un évènement inattendu. Le cercle, dans lequel les malheureux étaient suppliciés, passait lentement de sa couleur primitive à une teinte rouge brique tout en se couvrant de grains de blé. Soudain le sol, en cette partie, sauta comme un bouchon de champagne et une énorme colonne de flammes jaillit par l'orifice ainsi produit.
Ce fut une panique, les uns jetaient leurs voisins dans les flammes, les autres, se coupant les membres pour se délester, essayaient de s'envoler. D'autres encore cultivaient des plantes rares, élevaient des oiseaux quasi inconnus qui parlaient en allemand ; alors une grande vapeur passa avec un bruit de trompette céleste au travers des flammes qui parurent un instant s'apaiser.
Un couple : un séminariste enlaçant Osiris qu'il embrassait à cœur joie quittèrent l'angle de la salle où ils s'étaient dissimulés jusque là et les membres tordus, entourés d'un essaim d'abeilles, ils vinrent jusqu'au bord des flammes et dirent :
« La cocaïne sévit dans trop de milieux clandestins.
On sait qu'en Allemagne la cocaïne coûte très bon marché. Pour lui faire franchir la frontière les moyens les plus variés sont employés. Les pigeons sont, quelquefois, des messagers innocents. On leur suspend au cou une boîte remplie de cocaïne et la frontière est bientôt franchie ».
« Que coûte un cigare lorsqu'on l'a volé », se dit le Cid et il sortit de ce lieu pour se rendre à la Compagnie Générale Transatlantique où il prit un billet de première classe pour Buenos-Ayres. Il allait enfin réaliser le rêve de sa vie : quitter la vie du spadassin pour celle de l'agriculteur. Après tout, se disait-il, mon père, l'honneur, Chimène, le cours de la peseta, la situation économique internationale, la reprise des relations avec les Soviets ne sont pas des travaux d'artistes.
Napoléon qui était resté dans la cour des Invalides entra un instant dans la chapelle, considéra les figuiers de Barbarie qui croissaient autour de l'autel.
« Il manque des masques contre les gaz asphyxiants », lui dit le flacon d'eau de Cologne.
Tout à coup le Soldat Inconnu entra dans une violente colère : « J'ai
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perdu mon ruban, nom de Dieu », criait-il en donnant des coups de pied à l'huître qui commençait à s'écailler.
Comme il le cherchait ses yeux se portèrent sur un pilier et il resta bouche bée, muet de surprise en voyant que le ruban qu'il cherchait était fixé avec l'inscription : Stocks Américains. Un chapeau de l'armée américaine le surmontait, au-dessous on voyait un énorme browning accompagné d'un grand nombre de chargeurs.
Le rhinocéros fit plusieurs fois le tour de l'église au petit trot, puis s'étendit au pied de l'autel de la Vierge et s'endormit. Napoléon, qui cherchait la racine cubique de 7347, fut outré de l'attitude du rhinocéros et lui lança un prie-Dieu à la tête. L'animal grogna, cracha un peu de vinaigre et revint docilement prendre sa place derrière Napoléon. Celui-ci quitta l'église et se rendit à son tombeau. Il souleva la pierre du sépulcre et descendit au caveau. Aussitôt des pétales de roses tombèrent autour de lui et s'entassèrent jusqu'à mi-corps. Il toussa et l'un des côtés tourna sur son axe, laissant voir une ouverture de un mètre vingt environ par laquelle Napoléon se glissa en se courbant ; toute sa suite en fit autant. Le couloir allait en s'exhaussant et au bout de cent mètres, s'étant redressé marchait à grands pas en mâchonnant des paroles incompréhensibles : « Dès le commencement du monde..... Depuis quand ne l'a-t-on pas vu ? ... Il a appris de toi... Il fait un temps à se chauffer... Le fusil est une arme à feu... Il les entraîne en haut, en bas »... Il arriva à un carrefour où l'entrée de chaque tunnel était gardée par une fillette de 7 à 8 ans, nue, les cheveux frisés et un anneau passé au travers du sein droit. Elles dansaient toutes ensemble une danse monotone qui consistait à sauter d'un pied sur l'autre sur un rythme de pas cadencé en se frappant les fesses avec les mains et en criant : hi... hihi... hi... Il y avait également une cloche qui sonnait de seconde en seconde et un instrument, dont l'obscurité empêchait de définir la nature, qui poussait une sorte de sifflement continuel.
Un souffle d'épouvante passa sur la suite de Napoléon. Le rhinocéros poussa un grognement horrible qui eut effrayé tout autre que Napoléon. Le flacon d'eau de Cologne s'ébrécha à son orifice, l'huître bâilla et se referma avec un claquement sec. La bûche de
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Noël pétilla et le Soldat Inconnu laissa choir son seau de colle. Napoléon cria : « Souvenez-vous des Pyramides, d'Iéna, d'Austerlitz, d'Eylau, de la Moskowa, de Waterloo et serrez votre ceinture... En avant... marche... une, deux... une, deux... » Un aigle passa et cria : « Camarade tu as bien mérité de la Patrie » ! Et une trompette joua : « Descendras-tu cochon de vendu répondre à l'appel de ton nom, nom... » puis : « V'là l'général qui rentre au quartier, la moustache emmerdée, attention les bleus, ça va chier... »
La chaleur était intense. Napoléon comprit qu'il approchait du centre de la terre, car les boutons de son uniforme commençaient à fondre et ses bottes à roussir. Il remarqua qu'il n'était pas autrement incommodé par la chaleur croissante ; cependant le flacon d'eau de Cologne diminuait à vue d'œil. D'énormes chauves-souris blanches volaient avec des bruits d'eau remuée. A un détour du chemin ils aperçurent le feu central où nageaient des cygnes noirs hauts de trois mètres, qui chantaient La Madelon et s'envolaient comme des éléphants. Des plantes surgissaient avec la rapidité de l'éclair ; une surtout, qui en trois minutes atteignit vingt mètres de hauteur, se couvrait de fleurs nacrées auxquelles succédaient rapidement des fruits en forme d'éventail qui tombaient et éclataient comme un pet. Alors des fruits éclatés surgissaient des monstres qui avaient une tête de cétoine, un corps de chat ; les membres antérieurs étaient figurés par des ailerons rabougris, cependant que les jambes avaient une forme humaine. Napoléon en fut irrité et cracha plusieurs fois en frappant du pied avec fureur. Catherine de Médicis, plate et transparente comme du papier huilé, vingt et lui dit : « Je te jure, foi de chevalier, que je ne l'ai pas vu (vous vous en apercevrez en lisant ce livre). »
Le voyant très souvent passer devant sa maison, elle dit en elle-même : « Je viens de chez vous avec l'homme au manteau ».
De l'uniformité naît l'ennui, de l'ennui la réflexion, de la réflexion le dégoût de la vie, du dégoût de la vie des artichauts, des artichauts des vaches, des vaches les enfants, des enfants Napoléon, mais vous voyez bien que je dis tout cela pour plaisanter.
Napoléon était hors de lui. Il sortit son sabre et fendit en deux Catherine de Médicis. L'une des parties : Catherine de Médicis, tomba
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à terre et s'endormit, l'autre partie : Catherine de Médicis, s'enfuit en jurant comme un sapeur.
Napoléon chantonna : « Ah, y n'fallait pas qu'y aille... ah, y n'fallait pas y aller... »
Autour de Napoléon et de sa suite, le sol se hérissait de cheveux qui croissaient rapidement. Très gros et très touffus ils avaient déjà atteint leur poitrine, ils allaient les étouffer s'ils ne prenaient pas une rapide résolution. Se retournant Napoléon harangua sa suite en ces termes :
« Il y avait, avant la guerre, cinquante demandes par an, dans toute la France, de dispenses de mariage. C'est-à-dire que cinquante jeunes gens ou jeunes filles qui n'avaient pas atteint l'âge légal, quinze ans pour les femmes, dix-huit ans pour les hommes, sollicitaient de pouvoir se marier pour des raisons d'ordre différent. Maintenant il y a cinquante demandes pour le seul département de la Seine en une année !... »
Que de jeunes gens pressés de connaître les joies du foyer !
Donnant l'exemple il s'élança dans les flammes. La chaleur était si dense qu'il pouvait nager aussi librement que dans une mer d'huile. Le flacon d'eau de Cologne, l'huître, le rhinocéros, la bûche de Noël et le Soldat Inconnu en firent autant, et après quelques semaines de navigation retardée par des vents contraires, ils débarquèrent sur une plage semée de sable bleu. Une bande de plésiosaures vint à leur rencontre et les porte en triomphe jusqu'à une place immense dallée de soie où de petites Annamites fumaient négligemment, la main sur leur sexe et le regard heureux. Ils prirent le thé en compagnie des femmes et des plésiosaures, se reposèrent de leurs fatigues pendant plusieurs jours, puis repartirent par des chemins semés de pipes et de réveille-matins qui sonnaient sous leurs pieds. Le temps de compter jusqu'à 29 et ils étaient arrivés dans une cave de corail où ils trouvèrent le Cid examinant ses entrailles avec une loupe.
« Est-ce là une opération digne de toi ? lui dit Napoléon. Allons, viens et sois mon allié. »
Benjamin PÉRET
18 avril 1922.
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JE M'ACHARNE SUR UN MORT
« Dépêchez-vous, dans six mois quand mon prochain livre aura paru, disait Monsieur Proust au printemps de 1921, personne ne voudra plus me serrer la main ». Je ne crois pas qu'il y ait à notre époque un bluff mieux caractérisé, une escroquerie plus patente que le cas Proust. Tout le monde a reculé à faire à ce Balzac du XXe siècle les reproches vulgaires qu'il mérite, et c'est ainsi que notre homme s'est réveillé génie dès la signature des préliminaires de paix. On n'a plus su par quel bout le prendre, on s'est jeté à dire qu'il écrivait bien, voire qu'il était spirituel. Ne pensait-on pas, vers la même époque, arrêter la peste en interdisant de la nommer peste ?
On peut cependant encore préciser l'instant de la révélation proustienne. Vers mai 1919, comme j'attendais avec quelque hâte le droit de ne plus m'habiller comme un singe, je reçus le prospectus de reparution de la Nouvelle Revue Française. On y lisait que la N. R. F. comptait « examiner, je cite de mémoire, les chances de renouveau de la littérature d'analyse et l'œuvre si important à cet égard de MARCEL PROUST ». La campagne ouverte, il n'y avait plus qu'à travailler l'opinion. Jadis, au lancement d'un navire un condamné à mort jouait ses derniers jours contre le bagne en coupant le câble : Monsieur J. E. Blanche n'hésita pas à demander une préface pour De David à Degas à son camarade en passe de gloire. Dans cette préface, dans un article sur Flaubert, dans les Mélanges, on voit alors passer le bout du nez du renard, aussi le bout de l'oreille de l'âne.
La règle du jeu est bien simple : Marcel se situe entre Saint-Simon et Flaubert. Si l'on vient dire : « Qu'il écrit mal, votre Proust ! » eh bien Saint-Simon ? Et que l'idée ne s'en implante pas, on ajouterait : « Ce n'est pas ignorance, il a disséqué Flaubert, qui écrit bien ». Encore un coup le pion croit égaler ses auteurs : parce qu'il a fatigué les livres de sa bibliothèque, le bonhomme trouve naturel de nous fatiguer. « Passe pour le style, me dit un zélateur du Temps perdu, mais comme c'est ça ! » Qui ne voit pourtant que ce réalisme de partipris P.24 n'est réalité que pour une coterie, et au prix de nuances de pastel que le moindre vent rendra insaisissable ? Ce n'est pas par erreur que Proust se fit jadis illustrer par Madeleine Lemaire. D'ailleurs, à écouter l'un des disciples de notre snob, l'important ne serait pas de bien dire ce que l'on dit, mais de dire ce que l'on a à dire. Les frais d'édition, mon cher Gallimard, vous les diminueriez bien à n'imprimer que l'essentiel de Sodome et Gomorrhe, par exemple : les gens qui souffrent d'insomnie ont le loisir d'étudier le mécanisme du sommeil, voilà une pensée originale qui vous dispenserait de quatre pages de fausses finesses psychologiques, dans lesquelles le gros malin retourne cent fois sa maxime comme un bonnet de nuit. Ce qui s'appelle la pensée proustienne demande à être serré de près ; on s'aperçoit alors que c'est un bavardage de concierge. Saint-Simon (je reviens à cette prétention), mais Saint-Simon dit en trois lignes autant que Proust en trois livres. J'en suis fâché, Monsieur Proust, vous êtes un commerçant qui ne donne pas le poids. A ce qu'il paraît, vous seriez fort intelligent. Il n'y a pas de votre faute, dit-on, si le monde que vous peignez se montre si sot. Mais, petit imprudent, il vous arrive de parler vous-même. Citation : « A l'étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu'il avait, accompagna avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin antérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Je sentis qu'il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le son et la virtuosite, précisément ce qui lui manquait, la culture et le style. » On m'a raconté une assez joyeuse entrevue de Proust avec Stravinski. « Entre nous, lui disait-il à peu près, convenez que Beethoven tout de même... » Décidément, mon bon Monsieur, la musique ne vous réussit pas.
Louis ARAGON.
Juin 1922.
CLÉMENT PANSAERS EST MORT IL Y A QUELQUES SEMAINES