MÉLUSINE

titre de la revue Littérature nouvelle série

Littérature (nouvelle série) n° 5, octobre 1922

DIRECTEUR :

ANDRÉ BRETON

= Rédaction : 42, rue Fontaine, PARIS (IXe) =

Administration : LIBRAIRIE GALLIMARD, 15, boulevard Raspail, PARIS

LITTÉRATURE paraît le 1er de chaque mois

SOMMAIRE

RROSE SÉLAVY
Francis Picabia Un Effet facile.
Francis Picabia Billets de faveur
Jacques Baron Un Anglais.
Max Morise Chasse gardée.
André Breton Marcel Duchamp.
Benjamin Péret A travers mes yeux.
André Breton Vacances d'artiste.
Robert Desnos Rêves.
Roger Vitrac Mademoiselle Piège.
Dr Henri Bouquet Rosa-Josepha et la vie sexuelle des monstres.
NOTES

DEUX HORS-TEXTE
PRIX DU NUMÉRO
France : 2 francs. - Etranger : 2 fr. 50
ABONNEMENTS

Les 12 numéros : 20 francs pour la France et 25 francs pour l'Étranger

La Collection de la première série de LITTÉRATURE comprend 20 numéros dont plusieurs sont épuisés et se vend 40 francs

P.1

RROSE SÉLAVY TROUVE QU'UN INCESTICIDE DOIT COUCHER AVEC SA MERE AVANT DE LA TUER ; LES PUNAISES SONT DE RIGUEUR.

UN EFFET FACILE

Ce qui est plat sur la Terre, devient rond lorsqu'on le regarde du ciel ; j'ai mille images mathématiques dans l'imagination, pour mesurer l'infini et me donner une solution. - Solution, petite pluie fine sur le sable où j'aime ramasser des coquilles à marée basse, ces coquilles sont les caresses du soleil, mon œil les absorbe comme de l'aspirine.

QU'EST-CE QUE ÇA FOUT !

Littérature de gymnase ! J'ai horreur des œuvres qui sentent le déménageur, j'ai horreur de la littérature cirée, de la littérature imperméable.

Il faut marcher pieds nus et ne mettre ses bottines que pour entrer dans la mosquée littéraire, il faut vomir et non vernir, il faut porter des souliers de chinoises en gardant les doigts des pieds écartés, il faut arborer sous ses semelles un nom brodé en pétales de roses, et avoir comme éperon un chat ciselé sur un phallus !

DANS LE DERNIER NUMÉRO

Il faut oublier son sexe comme sa patrie et aimer le néant, car les âmes et les vaches ont la même odeur.

NOUS EN SOMMES TOUS

Il faut regarder les hommes et les femmes de bas ; l'immense simpathie que j'ai pour la vie est semblable à du riz au gras sur un chapeau de paille neuf !

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NOUS SOMMES FAITS L'UN POUR L'AUTRE

Le mastodonte clair de lune, l'énorme poésie, merde ou rose, rose ou merde, m'est hostile.

La tête me tourne et je tourne avec ma tête. Crème fouettée, lames de canif des opinions nombreuses, vertiges et découragements, mourir comme un colosse, à tatons et le dos tourné au soleil, éclater comme une montgolfière.

MOI, JE SUIS LE PROTÉGÉ DU CIEL

A quoi bon discuter ! L'honnête homme, les actrices, la cuisine, les musées, la construction d'un mur, me charment comme l'eau claire, comme l'Orient antique, dans la bêtise des misères commandées.

SOUS SON PETIT PANTALON

L'intérieur, l'extérieur ressemblent à une tortue. La solitude est comparable à une lampe qui baisse. Goethe résume mon œuvre : réflexion et lenteur, au milieu une DAME et un MONSIEUR qui ne couchent pas ensemble quand ils sont seuls !

La politesse est le contraire du pittoresque, le pittoresque le contraire de l'art, l'art le contraire de la vie, la vie le contraire de Dieu. Les souvenirs sont mélancoliques et la lune me sourit.

Francis PICABIA.

Un Anglais

Un homme joyeux qui regardait un crapaud à l'envers disait
Je suis joyeux parce que je n'ai pas de peines.
Soyez joyeux mon ami soyez joyeux
Je suis il dit en anglais
Il s'en alla sur un paquebot
Il s'en alla vraiment heureux
Il s'en alla vraiment content
Il s'en alla tout à fait gai

Jacques BARON.

P.3

CHASSE GARDÉE

Je quittai la classe de philosophie le samedi à quatre heures et je rentrai chez moi, nullement dans la joie de voir la semaine finie, mais l'esprit obsédé par l'obligation où je me trouvais de retourner au lycée après dîner pour prendre part à la composition des Trois Arts. Néanmoins je me déshabillai, à mon habitude, et je me mis à table, vêtu d'une chemise grise, d'un pantalon noir et de chaussettes blanches ; après mon repas, je fumai un gros cigare. Mon cigare fini je pensai à m'apprêter. Je regardai ma pendule : neuf heures et quart. Or je de vais être au lycée à neuf heures. La plus abominable catastrophe ne m'eût pas bouleversé davantage. « Je ne serai pas là-bas avant neuf heures et demie, me dis-je, et je n'aurai que deux heures et demie pour faire la composition que mes camarades font en trois. » L'idée qu'ils étaient déjà à l'ouvrage pendant que j'étais encore chez moi à m'habiller, m'était particulièrement intolérable, Je fus vite prêt. Vêtu Dieu sait comme, les cheveux au vent, la cravate dénouée, je me saisis de mes livres, de mon carton à dessins, de mon sous-cul et de quelques papiers où j'avais pris des notes pour apporter, le cas échéant, un secours illicite à ma mémoire défaillante. Dans ma précipitation, je pris deux paires de gants. Quand j'arrivai au lycée, je m'aperçus qu'il n'était que neuf heures dix. Ce me fut un soulagement. Je fus également tranquillisé quand je vis d'autres élèves arriver sans se presser, la canne à la main et l'air dégagé, pour prendre part à la composition qui, à vrai dire (je m'en aperçus alors), était un examen. C'est donc avec le plus grand calme que je m'approchai d'une tangente qui me remit quelques feuilles de papier bleu, me communiqua le sujet de la composition, puis m'annonça que j'avais toute la nuit devant moi pour achever son travail, et même une partie du lendemain si je voulais.
La première épreuve portait sur la musique. Le sujet était le suivant : « La symphonie en ut mineur de Beethoven. » J'en eus de la joie, car je connaissais assez bien cette œuvre. Je rassemblai immédiatement mes connaissances : « Cette symphonie est la cinquième.

P.4

Thèmes principaux. Enchaînement du troisième et du quatrième mouvement. On y trouve déjà la magnifique inspiration du génial auteur de la neuvième. Comparaison avec cette dernière symphonie. Si la neuvième trouve des accents plus sublimes, la cinquième offre un ensemble plus parfait et des proportions plus harmonieuses. » Ce qui me chagrinait, c'est que, quoiqu'ayant très exactement dans la mémoire les différents motifs, j'étais incapable de les transcrire sur le papier, faute de savoir les notes. « Si je trouvais un piano, me dis-je, peut-être parviendrais-je à les reconstituer. » Comme il n'y avait pas de piano dans la salle d'examen, je sortis dans le parc, où je n'en trouvai pas davantage. Alors je me résignai à ne pas noter les motifs et je bâclai une copie qui me parut malgré tout assez satisfaisante.
La seconde épreuve était l'épreuve d'art militaire. Il s'agissait d'enlever une position établie au sommet d'une butte en forme de pyramide tronquée à quatre côtés et couverte de bois. Je me joignis à quelques-uns de mes camarades. Au lieu de gravir la pente du côté nord, comme il semblait naturel, nous la gravîmes du côté ouest et nous agîmes avec une telle vélocité et dans un tel secret que nous tombâmes à l'improviste sur l'examinateur qui se tenait sur la plate-forme du sommet. Celui-ci ressentit quelque mauvaise humeur de s'être ainsi laissé surprendre, mais il ne put que nous donner à chacun une bonne note.
Nous pûmes jouir alors de notre succès. La plate-forme était entourée de tous côtés par une balustrade de bois peinte en vert, et abritée par un vaste parasol. De confortables fauteuils en osier et des pliants dits transatlantiques nous offrirent un repos bien gagné. Une jeune femme en toilette claire prenait le thé à quelques pas de nous. Nous avions vue sur tous les environs. Sur une éminence assez rapprochée, en contre-bas, nous apercevions la villa de madame Segond et ses dépendances, animées par le va-et-vient des chevaux et des volailles qui les habitaient. Nous aperçûmes le fameux dindon que madame Segond était parvenue à élever contre toute probabilité et malgré le climat si peu propice. A vrai dire il nous parut bien un peu étique et déplumé ; mais il ne laissait pas de courir en tous sens assez allègrement.

P.5

Quand nous fûmes suffisamment délassés, nous descendîmes de notre butte et nous joignîmes une voie de chemin de fer qui passait non loin de là. Nous la suivîmes quelques minutes jusqu'à un point où commençait un viaduc que nous voyons s'allonger sur la plaine, à perte de vue. Vers la droite nous en remarquâmes une seconde qui décrivait mille courbes, montait et descendait en empruntant par endroits un autre viaduc fort élevé et à arches fort espacées qui ressemblait plutôt à une suite de ponts suspendus aboutés. Sur une certaine longueur, ce viaduc se superposait au premier, surplombant le sol de cent à cent cinquante mètres. Ce chemin de fer extrêmement accidenté, appelé « Rapide de la Reine », formait un circuit fermé d'une longueur approchant un kilomètre ; il avait, m'apprit-on, été construit pendant la guerre par l'armée américaine, tant pour le transport des troupes que pour l'essai de nouveaux types de locomotives. Un train stationnait non loin de l'endroit où nous nous trouvions. Nous résolûmes d'y monter pour faire un tour de circuit. Au moment où nous nous disposions à y prendre place, il démarra. Je le rejoignis à la course et je m'accrochai à la dernière voiture qui était un wagon à impériale découverte. Le train prit de la vitesse. Je n'étais guère rassuré car je risquais de tomber à chaque instant. Lorsque l'on commença à rouler sur le viaduc, je fus pris de vertige. On arriva alors à une montée si abrupte que la locomotive n'eut pas la force de la gravir et que le train s'immobilisa au beau milieu. Je me trouvai suspendu entre terre et ciel, la tête en bas, cramponné des jambes et des mains aux saillies du wagon. Ma situation critique se prolongeant, je sentais mes forces s'amoindrir peu à peu et j'envisageais avec terreur le moment où elles allaient me trahir tout à fait. Les occupants de l'impériale poussaient des cris épouvantables. Un des moins robustes lâcha prise et alla s'écraser sur le sol d'une hauteur que je n'osai pas évaluer. Je vis qu'on l'emportait sur un brancard. Je crois bien que c'était l'élève officier de réserve Lyon, du 104e régiment d'infanterie. mais je n'en jurerais pas. Cependant, à l'aide de cordes et de poulies, disposées là en prévision d'un semblable accident, on arriva à remorquer le train qui effectua le reste du trajet sans encombre. Avec quel soulagement mis-je le pied sur le sol !
J'étais quelque peu brisé et étourdi ; mais je me remis assez vite.

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Je m'engageai dans un couloir très étroit aux parois duquel étaient fixées face à face deux rangées de mannequins représentant des femmes dans des costumes divers, la plupart fort légers, et dont les bras étaient articulés et munis de gants de boxe. A côté de chaque mannequin, une petite fente, semblable à celle des distributeurs de chocolat Menier, et cette inscription sur émail :

POUR BOXER
METTEZ DIX CENTIMES

Je choisis une brune dont les jambes étaient vêtues d'un maillot rose et le buste d'un corsage rouge retenu aux épaules par de minces bretelles de soie, et je glissai mes deux sous. Je reçus aussitôt une violente volée de coups de poings. Je commençai à me repentir de mon imprudence et je tentai de fuir sans riposter. Mais les bras des mannequins voisins sortirent immédiatement de leur immobilité et se mirent à me bourrer de horions. Je me démenais comme un beau diable, frappant à mon tour mes adversaires qui semblaient insensibles, lorsque le mannequin que j'avais provoqué le premier, allongeant ses deux jambes et s'appuyant du dos à la paroi du couloir, m'appliqua ses pieds si fort sur le ventre que je me trouvai pris entre eux et la paroi opposée comme dans un étau. Mes ennemis m'auraient assommé, si, d'un effort prodigieux, je ne m'étais dégagé. Je voulus d'un bond sortir de leur cercle, mais je butai et j'entraînai dans ma chute le mannequin rouge et rose. Il m'enlaçait étroitement et nous nous débattions à terre de telle sorte que nous mimions assez exactement l'amour. Je me remis à frapper. Sous mes coups le mannequin devint femme. Mes poings faisaient résonner ses côtes et mâchaient sa chair. Elle hurlait mais ne cédait point. Ce combat corps à corps commençait à exciter singulièrement mes sens. Un instant après continuant à lutter, nous nous accouplâmes. Alors je me mis à la serrer entre mes bras avec une telle puissance que je la sentis bientôt rendre le dernier soupir. J'essayai de me dégager, mais ses bras m'emprisonnaient.

Max MORISE.

P.7

LITANIE DES SAINTS

JE CROIS QU'ELLE SENT DU BOUT DES SEINS
TAIS-TOI, TU SENS DU BOUT DES SEINS
POURQUOI SENS-TU DU BOUT DES SEINS ?
JE VEUX SENTIR DU BOUT DES SEINS.

Rrose SÉLAVY.

MARCEL DUCHAMP

C'est autour de ce nom, véritable oasis pour ceux qui cherchent encore, que pourrait bien se livrer, avec une acuité particulière, l'assaut capable de libérer la conscience moderne de cette terrible manie de fixation que nous ne cessons de dénoncer ici. Le fameux mancenillier intellectuel qui a porté en un demi-siècle les fruits nommés symbolisme, impressionnisme, cubisme, futurisme, dadaïsme, ne demande qu'à être abattu. Le cas de Marcel Duchamp nous offre aujourd'hui une ligne de démarcation précieuse entre les deux esprits qui vont tendre à s'opposer de plus en plus au sein même de l'« esprit moderne », selon que ce dernier prétende ou non à la possession de la vérité qu'on représente à juste titre comme une femme idéale et nue, qui ne sort du puits que pour retourner se noyer dans son miroir.

*  *  *

Un visage dont l'admirable beauté ne s'impose par nul détail émouvant, et de même tout ce qu'on pourra dire à l'homme s'émoussera sur une plaque polie ne laissant rien apercevoir de ce qui se passe dans la profondeur, l'œil rieur avec cela, sans ironie, sans indulgence, qui chasse alentour la plus légère ombre de concentration et témoigne du souci qu'on a de demeurer extérieurement tout-à-fait aimable, l'élégance en ce qu'elle a de plus fatal et par dessus l'élégance, l'aisance vraiment suprême, tel m'apparut à son dernier séjour à Paris Marcel

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Duchamp que je n'avais jamais vu et de l'intelligence de qui quelques traits qui m'étaient parvenus me faisaient supposer merveille.

Et tout d'abord observons que la situation de Marcel Duchamp par rapport au mouvement contemporain est unique en ceci que les groupements les plus récents s'autorisent plus ou moins de son nom, sans qu'il soit possible de dire à quel point son consentement leur a jamais été acquis, et alors qu'on le voit s'en détacher avec une liberté parfaite avant même que l'ensemble d'idées dont l'originalité lui revenait en grande part ait pris ce tour systématique qui en détourne quelques autres. Serait-ce que Marcel Duchamp parvienne plus vite que quiconque au point critique des idées ? Il semble, en tout cas, à considérer la suite de sa production, que son adhésion du premier jour au cubisme ait été tempérée par une sorte d'avance au futurisme (1912 : Le Roi et la Reine entourés de nus vites) et que sa contribution à l'un et à l'autre n'ait pas été sans s'accompagner très tôt de réserves d'ordre dadaïste (1915 : Broyeuse de chocolat). Dada ne réussira pas mieux à lever de tels scrupules : la preuve en est qu'en 1920 à l'heure où l'on n'en peut plus rien attendre et où Tzara, qui organise le Salon Dada, se croit autorisé à faire figurer Marcel Duchamp parmi les exposants, celui-ci lui câble d'Amérique ces simples mots : « Peau de balle » qui le mettent dans l'obligation de remplacer les tableaux attendus par des pancartes reproduisant à une grande échelle les numéros d'ordre du catalogue et n'arrivant à sauver que médiocrement les apparences.

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Qu'on ne s'y méprenne pas, nous n'entendons nullement codifier l'esprit moderne et, pour le plaisir de l'énigme, tourner le dos à ceux qui font mine de la résoudre. Qu'il vienne ce jour où, deviné, le sphinx se jettera à la mer. Mais ce ne sont jusqu'ici que simulacres. Nous nous sommes réunis et nous nous réunirons encore dans l'espoir d'assister à une expérience concluante. Soyons, si vous voulez, aussi ridicules et aussi touchants que des spirites, mais défions-nous, mes amis, des matérialisations quelles qu'elles soient. Le cubisme est une matérialisation en carton ondulé, le futurisme en caoutchouc, le

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dadaïsme en papier buvard. Au reste je vous le demande, quelque chose pourrait-il nous faire plus de tort qu'une matérialisation ?

*  *  *

Vous aurez beau dire, la croyance à l'immatérialité n'est pas une matérialisation. Laissons certains de nos amis se débattre à l'intérieur de ces tautologies grotesques et reportons-nous à Marcel Duchamp qui est, lui, le contraire de saint Thomas. J'ai vu faire à Duchamp une chose extraordinaire, jeter en l'air une pièce en disant : « Pile je pars ce soir en Amérique, face je reste à Paris. » A cela nulle indifférence, il préférait sans doute infiniment partir, ou rester. Mais la personnalité du choix, dont Duchamp est des premiers à avoir proclamé l'indépendance, en signant, par exemple, un objet manufacturé, n'est-elle pas la plus tyrannique de toutes et ne convient-il pas de la mettre à cette épreuve, pourvu que ce ne soit pas pour lui substituer un mysticisme du hasard ?

Ah ! si la pièce pouvait mettre un mois, un an à tomber, comme tout le monde nous entendrait ! Par bonheur c'est dans l'intervalle d'une respiration que cela se décide - naturellement l'exécution s'impose - et il ne faut pas manquer d'oxygène pour aussitôt recommencer. (Il va sans dire que l'intelligence de ce qui précède demeurera le privilège de quelques-uns auxquels il appartiendra aussi d'apprécier hélas ! pour leur plus grand divertissement, la phrase venue sous la plume d'un homme qui reste, au fond, bien étranger à ces spéculations, Guillaume Apollinaire, phrase qui donne la mesure de cette capacité prophétique à laquelle il tenait tant : « Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d'énergie que Marcel Duchamp de réconcilier l'Art et le Peuple »).

*  *  *

Écrivant ces lignes, en dépit du titre extrêmement ambitieux sous lequel j'ai cru pouvoir les rassembler, je ne me suis point promis d'épuiser ce sujet : Marcel Duchamp. Mon désir était seulement d'éviter, à propos de ce dernier, le retour à des erreurs semblables à celles d'Apollinaire ou de Dada, plus encore de ruiner toute systématisation

P.10

à venir de l'attitude de Duchamp, telle qu'elle ne peut manquer d'apparaître aux gens simples, avec cet « amour de la nouveauté ». Je sais, Duchamp ne fait plus guère que jouer aux échecs et ce serait assez pour lui que de s'y montrer un jour inégalable. Il a donc pris, dira-t-on, son parti de l'équivoque intellectuelle : si l'on veut il consent à passer pour un artiste, voire, en ce sens, pour un homme qui a peu produit parce qu'il ne pouvait faire autrement. Ainsi lui, qui nous a délivré de cette conception du lyrisme-chantage à l'expression toute faite, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir, s'en remettrait pour le plus grand nombre à un symbole. Je me refuse à voir là de sa part autre chose qu'un piège. Pour moi, je l'ai dit, ce qui fait la force de Marcel Duchamp, ce à quoi il doit d'être sorti vivant de plusieurs coupe-gorges, c'est avant tout son dédain de la thèse, qui étonnera toujours de moins favorisés.

En égard à ce qui va suivre, il serait bon, je crois, que nous concentrions notre attention sur ce dédain et pour cela il nous suffira d'évoquer le tableau de verre auquel Duchamp aura bientôt donné dix ans de sa vie, qui n'est pas le chef-d'œuvre inconnu et sur lequel avant son achèvement courent déjà les plus belles légendes, ou encore de nous remémorer tel ou tel de ces étranges calembours que leur auteur signe : Sélavy et Rrose qui appellent un examen spécial :

« CONSEIL D'HYGIENE INTIME :

IL FAUT METTRE LA MOELLE DE L'ÉPÉE DANS LE POIL DE L'AIMÉE.

*  *  *

Pour Marcel Duchamp la question de l'art et de la vie aussi bien que toute autre susceptible de nous diviser à l'heure actuelle ne se pose pas.

André BRETON.

Pour qu'un homme ne soit plus intéressant il suffit de ne pas le regarder.

Francis PICABIA.

VOICI LE DOMAINE DE RROSE SÉLAVY COMME IL EST ARIDE - COMME IL EST FERTILE - COMME IL EST JOYEUX - COMME IL EST TRISTE !

VUE PRISE EN AÉROPLANE PAR MAN RAY - 1921.

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BILLETS DE FAVEUR

« A Moi Soi ; à Soi Moi » oui, vraiment, on est assis, Fernand Divoire a raison de le dire, lorsqu'on lit ses poèmes de haute imbécillité, et dire que ça s'appelle « Ivoire au Soleil » !

Isadora Duncan à qui je déclarais un jour que ce personnage était un con, me dit : « Je suis de votre avis, mais s'il vous entendait ça lui ferait tant de peine, vous savez, il est un peu amoureux de moi. »

M. Fernand Divoire n'est pas même en os, il est en stéarine !

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La culotte en jersey de soie de Renée Dunan irait vraiment très bien à Mme de Noailles, peut-être mieux encore à Mme Gérard d'Houville.

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Il me semble que A. P. Gallien, jeune homme plein de promesses, sombre dans la banalité la plus absolue. Il doit avoir de bien mauvaises fréquentations !

*  *  *

André Lhote nous montre dans « Feuilles libres » de mauvaises imitations de Picasso.

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Jacques-Emile Blanche est en train de confectionner un tryptique à la gloire d'Erik Satie ; à gauche les Six, à droite Socrate, Lamartine, Jean Cocteau et Radiguet, et, dans le milieu, Satie devait figurer, mais ce vieux compagnon de l'intelligence ayant refusé de poser, Jacques-Emile Blanche compte peindre à sa place le fox-terrier écoutant au gramophone la voix de son maître !

*  *  *

Le Salon d'Automne compte cette année ouvrir ses portes aux artistes allemands, chose bien naturelle ; M. Desvallières, personnage bien pensant, comme vous le savez, trouve que ce n'est possible que si les Allemands payent leurs dettes. Cher Monsieur Desvallières, vous m'avez demandé un jour, pendant les opérations du jury, ce que j'avais fait pendant la guerre ; je vous ai répondu que je m'étais formidablement emmerdé. Elle est finie depuis quatre ans : ne cherchez pas à la continuer avec quelques autres illuminés.

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Blaise Cendrars le responsable des Six ne s'en flatte pas mais le divin Jean d'Anjou, barnum parisien du Lavandou leur chef d'orchestre, voudrait se faire prendre pour l'auteur véritable de cette association.

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Une chose que personne n'a encore vue est incompréhensible, jusqu'au moment où notre suggestion lui donne un sens idéal.

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Brancusi vit entre la Haute-Egypte et Wagner.

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Einstein est en train de mesurer la distance qui sépare Epstein de la lune.

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Le phénomène est une apparition qui s'impose à toutes les volontés, comme une route s'impose à un automobiliste pour aller d'un point à un autre.

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Georges Braque est le bedeau de la cathédrale, Picasso en est le bénitier, Rosenberg l'hostie, Kahnweiler le tronc pour les pauvres.

*  *  *

Quand vous entendez un bruit quelconque vous êtes obligé de formuler cérébralement l'image de ce qui a produit ce bruit pour le comprendre, vous faites de même devant une œuvre d'art.

*  *  *

Max Jacob découvre de plus en plus Cocteau pour lui faire attraper froid.

*  *  *

Il y aurait peut-être un moyen de calmer les fous, ce serait de les enfermer dans une pièce dont les six côtés seraient recouverts de glaces, en faisant subir le même sort aux soi-disants lucides, ils deviendraient certainement fous, ce qui tendrait à prouver que le fou n'a pas besoin de public mais que le lucide ne peut s'en passer.

*  *  *

Marie Laurencin doit illustrer Edgard Poë, vraiment Helleu aurait été encore plus indiqué.

Francis PICABIA.

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OH ! CREVER UN ABCES AU PUS LENT.

Rrose SÉLAVY.


A TRAVERS MES YEUX

1° Dada est mort ! Dada est mort ! Dada est mort !
2° Dada se proposait de détruire, mais il s'est désagrégé lui-même avant que son action se fasse sentir.
3° Dada n'était pas un commencement, mais une fin.
4° La grande séduction qui se dégageait des idées apportées par Dada, fit qu'on se satisfit d'elles sans chercher mieux. De là vint, rapidement, une impossibilité de transformation et la mort de Dada.
5° La contradiction qui permet d'avoir presque simultanément deux opinions différentes sur le même sujet est dada.
6° Le doute n'est peut-être pas dada.
7° On n'éprouve, aujourd'hui, pas plus de surprise à lire à un poème dada qu'un poème symboliste ou cubiste. Beaucoup attendent que paraisse « la poésie dadaïste en vingt leçons ».
8° Reverdy : un écrou oxydé ; Jean Cocteau : une crotte d'ange ; Raymond Radiguet, la pelle à crotte d'ange ; Max Jacob : le cœur de Jésus ; Tristan Tzara : dada ; Man-Ray, les cheveux de la rétine ; Georges Ribemont-Dessaignes : le quart d'heure de Dieu... (et j'en passe !) se sont assis à l'ombre et dorment.
9° Guillaume Apollinaire et Marcel Duchamp nous attendent.
10° Je quitte les lunettes dada et prêt à partir, je regarde d'où vient le vent sans m'inquiéter de savoir ce qu'il sera et où il me mènera.
11° Demain, je serai encore prêt à sauter dans la voiture de mon voisin s'il se dispose à prendre une direction autre que la mienne.

Benjamin PÉRET.

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VACANCES D'ARTISTES

Le FIGARO, qui poursuit une enquête sous ce titre, publie le 20 août la réponse de Francis Picabia :

« MONSIEUR,

Je suis très flatté que vous me compreniez parmi « les artistes les plus en vue de ce temps ». Il est vrai qu'ils sont si nombreux !

Votre enquête arrive à propos. L'évolution Dada était complètement terminée, je puis vous avouer que j'ai quelques regrets d'avoir contribué à créer ce mouvement.

Je n'y voyais qu'un moyen de « déblaiement » qui permettrait, par la suite, une floraison plus puissante, plus intéressante, plus épurée.

Mon espoir a été déçu. Non seulement ceux dont nous avions assez sont demeurés, mais Dada, par son attitude relâchée, a permis à toute une corporation de jeunes impuissants de se produire, en essayant de se faire prendre au sérieux. Je tiens pourtant à dire que grâce à Dada j'ai pu connaître les deux seuls hommes véritablement intelligents qui en aient fait partie : André Breton et Louis Aragon. Comme moi ils ont le dégoût de ceux que le succès grisa et qui se prennent maintenant pour de grands hommes, ou cherchent à tirer parti de ce succès de façon mercantile ».

N'en déplaise à Francis Picabia, je serai le dernier à convenir que Dada ait eu pour but de préparer une renaissance quelconque. Je m'inscris même avec violence contre tout ce qui tendra à établir cette thèse si rassurante et, par suite, déjà très goûtée. Il faut lui rendre cette justice, Dada, si ses forces ne l'eussent trahi, ne demandait qu'à détruire de fond en comble. Libre à chacun de faire toutes réserves sur les moyens employés, il n'en est pas moins vrai que cette tendance, qui préserve encore aujourd'hui Dada du succès définitif, fut toujours mise en avant. Je ne connais pas d'homme plus préoccupé que Picabia de la caractérisation de l'esprit qui, pour quelques-uns d'entre nous, s'est fait jour depuis peu en dehors de Dada ; je sais aussi, chez lui, à quel admirable sens de la vie ce besoin répond et j'accuse tout au plus sa hâte, et je ne m'alarme pas comme certains de mes amis, quand je le vois, pour ensevelir plus vite un esprit qui s'est à son propre point de vue déconsidéré,

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prendre la contre-partie d'idées qui ne sont pas celles dont l'application a été fatale à Dada, au contraire.

*  *  *

Le 27 août, le même journal publie la lettre suivante de Philippe Soupault :

« Permettez-moi de rectifier quelques erreurs de détail, qui n'ont en somme aucune importance.

Dada n'est pas mort pour la bonne raison qu'il ne peut pas mourir, ou, si vous préférez, qu'il n'a jamais existé...

Dada n'a jamais rien voulu prouver. Il a suscité beaucoup de colères, beaucoup de rires, mais personne n'a jamais pu le définir. Dada, en effet, n'est qu'un état d'esprit...

Ce qui importe, après tout, à ceux qui ont su la vraie grandeur et l'incomparable force de Dada, c'est que tous les fruits pourris se détachent de l'arbre. Il faut être trahi. »

Ces quelques lignes, qui se passeraient si bien de commentaires (les lecteurs du FIGARO les jugeront stupides et Philippe Soupault se réjouira) m'inclinent pourtant à penser que leur auteur ne se rend pas très nettement compte de la situation. Mon intention n'est pas d'épiloguer plus longtemps sur la mort de Dada, mais se peut-il que quelqu'un soit encore dupe du mode de raisonnement dont Soupault nous donne ci-dessus un exemple si caractéristique ? En ce qui me concerne, je sais à quoi m'en tenir sur la contradiction verbale et je n'ai garde de la confondre avec une autre plus profonde. J'y vois même une des principales erreurs, une des plus sûres causes d'épuisement de Dada. Ce sont de tels procédés qui, en se généralisant, où il y avait un état d'esprit, laissent une école. Quelle école ! « Tics, tics et tics. » Mon cher Soupault, nous avons maintenant mieux à faire qu'à nous produire ; jadis nous l'avons écrit ensemble : il s'agit de toute autre chose. Moi, voyez-vous, je ne l'ai pas oublié et, comme j'ai encore quelque amitié pour vous, j'ai peur que vous en soyiez pour vos grâces.

André BRETON.


SA ROBE EST NOIRE DIT SARAH BERNHARD.

Rrose SÉLAVY.

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REVES

En 1916

« Je suis transformé en chiffre. Je tombe dans un puits qui est en même temps une feuille de papier, en passant d'une équation à une autre avec le désespoir de m'éloigner de plus en plus de la lumière du jour et d'un paysage qui est le château de Ferrières (S.-et-M.) vu de la voie du chemin de fer de l'est. »

Durant l'hiver 1918-1919

« Je suis couché et me vois tel que suis en réalité. L'élecricité est allumée. La porte de mon armoire à glace s'ouvre d'elle-même. Je vois les livres qu'elle renferme. Sur un rayon se trouve un coupe-papier de cuivre (il y est aussi dans la réalité) ayant la forme d'un yatagan. Il se dresse sur l'extrémité de la lame, reste en équilibre instable durant un instant puis se recouche lentement sur le rayon. La porte se referme. L'électricité s'éteint. »

En août 1922

« Je suis couché et me vois tel que je suis en réalité. André Breton entre dans ma chambre, le journal officiel à la main. « Cher ami, me dit-il, j'ai le plaisir de vous annoncer votre promotion au grade de sergent-major, » puis il fait demi-tour et s'en va. »

Robert DESNOS.

Opalin. O ma laine.

Rrose SÉLAVY.

P.17

MADEMOISELLE PIEGE

(Fragment)

CHENE (le gérant). - Bon. Bon. Bon. (raccrochant) Bon. (appelant) Plomb.
PLOMB. - Monsieur Chêne ?
CHENE. - Pour le 49 : cinq.
PLOMB. - Bon.

Plomb disparaît dans l'ascenseur et redescend par l'escalier.

MONSIEUR MUSÉE (le fils), (se dégageant). - Vous y pensiez.
MONSIEUR CLAIR. - N'est-ce pas ?
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - La pantoufle en effet.
MONSIEUR CLAIR. - Sous globe elle est chère. Vous le regrettez.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Non, Monsieur Clair. - A pile ou face.

Il s'assied par terre.

MONSIEUR CLAIR. - Voici dix centimes.
MONSIEUR MUSÉE (le fils) lance la pièce.
MONSIEUR MUSÉE (le fils) et MONSIEUR CLAIR (ensemble). - Pile.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Autant (silence). Pile.
MONSIEUR CLAIR. - Face.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - C'est face.
MONSIEUR CLAIR dignement s'éloigne et disparaît dans l'ascenseur.
CHENE. - Plomb.
PLOMB. - Monsieur Chêne ?
CHENE. - La porte.

Entre MONSIEUR MUSÉE (le père).

MONSIEUR MUSÉE (le fils). Papa.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - C'est moi. Toi ?
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Oui. Je n'ai pas pu.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Tu t'arrangeras avec ta mère.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Mais toi ?

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MONSIEUR MUSÉE (le père). - Je viens pour affaires.
CHENE. - Monsieur ?

(Silence)

CHENE. - Monsieur ?
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Le 49 ?
CHENE. - Elle est là.

CHENE appuie sur un bouton électrique. Sonnerie épouvantable.
MONSIEUR CLAIR redescend rapidement les mains ensanglantées. Il traverse le hall. PLOMB lui ouvre la porte. MONSIEUR CLAIR disparaît.

MONSIEUR MUSÉE (le père). - Mais c'est Clair.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - C'est lui.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Ah ... Et puis. Moi ?
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Papa.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Quoi ?
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Les caoutchoucs.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Parfaitement.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - La nouvelle auto.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Une merveille.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Tes rhumatismes.
MONSIEUR MUSÉE (le père). - Disparus.

MONSIEUR MUSÉE (le père) disparaît dans l'ascenseur. MONSIEUR MUSÉE (le fils) est prostré.

CHENE à MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Monsieur.

(Silence)

CHENE, même jeu. - Monsieur.
MONSIEUR MUSÉE (le fils) tourne la tête.
CHENE, interrogateur. - Monsieur ?
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Le 49 ?
CHENE. - Elle est là. Là-haut.

Sonnerie de téléphone.

CHENE (à l'appareil). - Ah ? Bon. Ah ? Bon. Ah ? Bon (il raccroche). Bon. (Il décroche). Allo. Allo. Mademoiselle. Mademoiselle s'il vous

P.19

plaît Saxe 75-57. Allo. Trop rouge. Oui trop, trop. Mais trop rouge. Comment ? Eh bien cela n'a plus aucune importance, aucune, aucune. Merci comment. Le 49. Elle est là. (Il raccroche) Plomb.

PLOMB. - Monsieur Chêne.
CHENE. - La note de la blanchisseuse.
PLOMB. - Je la paierai. (Silence)
CHENE. - C'est tout.
PLOMB. - Non.
CHENE. - Il y a la robe de Mademoiselle Piège.

PLOMB (montrant une boîte). - Elle est là.

(Silence.)

MONSIEUR MUSÉE (le fils). [J'AI PERDU LE PEUPLE NOIRCI - QUI PRES DES JAMBES ET DES ARBRES - RIAIT DE LA TERRE DES ANGES - UNE MAIN D'ORANGE - ET LE SOUCI - AVANT LA NEIGE DÉPOUILLÉE - IL SE RAPPROCHA DE PARIS - OU JE NE L'ENTENDS PLUS MARCHER.]

(Criant.)

Monsieur.

CHENE. - Quoi. Le 49 ?
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - Quoi. Quelle heure est-il
CHENE. - Cinq heures quarante-huit.
MONSIEUR MUSÉE (le fils). - (Silence) 58-59-60.
MONSIEUR MUSÉE (le fils) se tire une balle dans la tête.
CHENE. - Encore. Bon. Plomb.
PLOMB. - Monsieur Chêne.
CHENE. - Viens.

Ils accoudent MONSIEUR MUSÉE (le fils) sur la table devant les journaux.

CHENE. - Bon. Plomb.
PLOMB. - Monsieur Chêne.
CHENE. - La porte.
CHENE et PLOMB sortent.

Roger VITRAC.

P.20

M. PHILIPPE SOUPAULT ÉCRIT

A la suite d'une note parue dans notre dernier numéro. M. Philippe Soupault nous prie d'insérer la lettre suivante, en réponse à M. Jacques Baron :

Paris, 20 août 1922.

MON CHER AMI,

Je déteste les odeurs de cuisine et le bruit des casseroles me donne mal au cœur. Quand j'ai envie de vomir il m'est impossible de sourire. Et je ne sais ce qui me retient. Probablement la crainte de me salir.

Quand à votre tour, écœuré par les odeurs d'eau de vaisselle que remue avec tant de grâce (je vous l'accorde) votre ami Francis, vous oublierez de sourire, vous aimerez peut-être un peu Westwego qui n'a pour seul mérite que d'être un poème sans sauce et sans moutarde.

Je ne suis malheureusement pas ambitieux. La « gloire » m'ennuie et si je lis les coupures de journaux (dont votre ami déjà nommé possède une jolie collection) avec quelque plaisir c'est que j'aime les belles injures et les colères des imbéciles.

Tranquillisez-vous. Je ne serai jamais ni ministre, ni trappeur, ni peintre, ni mineur, ni grand poète, ni épicier, ni cubain, ni artiste, ni érudit, mais j'espère peut-être un jour votre ami.

Philippe SOUPAULT.

Petit commentaire pour personnes usagées. - Ce que j'ai dit de Westwego, mon cher Soupault, n'était pas pour déchaîner un tel torrent d'encre. Il me semble utile pourtant de vous répéter que la confiance que vous pouviez prétendre inspirer aux gens dans un temps semble aujourd'hui n'être plus la même.

Quant à Westwego je n'en ai jamais parlé ni de Picabia non plus.

J. B.

« RETOUR D'ANGE » par Jean COCTEAU

Le plongeur remonte. Des perles ? Non. Des œufs ? Non. Des ellipsoïdes ? A peine. Il lui manque une dent. Il souffle une bulle. Non : un mot. Lequel ? Celui-là. Pourquoi ?

  • Merci.

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Un marchand de tableaux ? - A côté.
Un peintre ? - A côté.
Un tableau ? - A côté.
Ouvrons une porte ? - A côté.

*  *  *

Neutres.
Racine - Cher ami.
Shakespeare - Cher ami.
Racine - Le noble coursier dit...
Shakespeare - Le cheval de bois dit...
Le Chœur - Si. Non. Si. Non. Si...
L'Autre - Merci.

Rimbaud (Oh. Oh).
Mallarmé (Eh. Eh).
Cézanne (Ane).

*  *  *

Dos à dos.
1re oreille de Picabia : « Les morts ont un masque de vers. »
2e oreille de Picabia : « Les vers ont un masque de morts. »

*  *  *

L'Esprit Moderne (presse-papier - Vésuve - suivez le guide).

  • Partis à pied de Crécy en 1346.
    nous arrivons aujourd'hui à Paris.
*  *  *

XVIIe siècle. - Chapeaux melons (2e étage).
Poètes en pleurs les parapluies de vos paupières.
Le PARAPLUIE dans vos cerveaux.
Soulageons la géométrie.

*  *  *

Au « Bœuf sur le toit ».
Rimbaud. - Confections. Fournitures pour robes.
Mallarmé. - Diamants. Vente et achat.
Un passant. - Que dites-vous ?
L'Autre. - Qu'ils disent.

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Dialogue à deux Patries.

  • Si le pommier ne te surprend
    Archer le père vise au but.
    A la dernière il se reprend
    Il faut le scier au début.
    L'Autre. - Le plancher des vaches, le plancher des vaches.
*  *  *

Art poétique.
Prenez un ange à fleur de terre entre l'humain et l'inhumain. Prenez l'ascenseur de la Tour Eiffel et montez tous les deux.
A la première plate-forme votre compagnon est un jeune animal. A la deuxième, un monstre sportif (sic), à la troisième, un angle (resic).
Mais à la hauteur du drapeau : C'est un poète.
Soulageons la géométrie.

*  *  *

La poésie ? - Quoi ? Quoi ?
Ce qu'on te reproche, cultive-le. C'est toi (Carte blanche)
Enfin vous vous reprochez « Le Prince Frivole ».

Roger VITRAC.

Rosa-Josepha et la vie sexuelle des monstres

La mort de Rosa-Josepha Blazek, le monstre double qui vient de terminer à Chicago sa curieuse existence, a défrayé la chronique de tous les journaux. On a rappelé partout la vie des deux sœurs, on a donné des détails parfois assez contradictoires sur leur fin, on a surtout évoqué le souvenir de l'accouchement dont le produit est normal, bien vivant, âgé d'une douzaine d'années. Mais on a dû s'arrêter là, sans pouvoir, dans les quotidiens, détailler la structure anatomique du célèbre pygopage et en tirer quelque enseignement au point de vue de sa physiologie sexuelle. C'est cependant là un sujet très intéressant qu'il n'est pas inutile de traiter, ne serait-ce que superficiellement, pour des médecins.

Nous sommes, en réalité, assez mal renseignés sur la conformation de Rosa-Josepha, au moins de façon générale. Lorsque les journaux ont avancé, sur la foi d'une dépêche américaine, qu'il n'y avait qu'un seul estomac pour les deux sujets, ils ont bien probablement commis une erreur, car l'estomac n'a pas pour habitude de loger dans des régions aussi basses. D'autre part, des radiographies ont été faites, paraît-il, post mortem, qui auraient démontré qu'il y avait, en un certain point, fusion des deux rachis, mais nous n'en savons pas plus long. Par contre, l'accouchement de Rosa-Josepha nous a fourni, sur la sphère

P.23

uro-génitale, des renseignements très précis et là nous pouvons faire quelques réflexions.

Nous savons, en effet, qu'elles possédaient deux utérus, mais un seul vagin, une seule vulve, une seule vessie, un seul urètre. Lors donc que l'on a paru regretter que l'on n'ait pas séparé ces deux sœurs, on n'a pas réfléchi à cette condition anatomique qui aurait obligé à un véritable tour de force chirurgical, à moins que l'on n'eût pris le parti, bien invraisemblable, de sacrifier délibérément l'une des deux. Cette structure nous démontre, en tout cas, que Rosa et Josepha furent toutes deux épouse du père de l'enfant en question. L'une seulement (c'était Rosa) conçut et conduisit à bien la grossesse. C'est, à n'en pas douter, la véritable mère. Puis, le jour de la délivrance venu, Rosa seule encore, connut les douleurs de la période de dilatation. Par contre, celles de l'expulsion leur furent communes et véritablement, Josepha put à bon droit accuser le sort qui la faisait ainsi souffrir. Elle eut encore raison de se plaindre par la suite, puisqu'elle eut comme sa sœur, du lait dans les seins. Marcel Baudouin a fait remarquer à ce propos que si le système nerveux est nettement double, ainsi qu'on le suppose, ce ne sont pas les fibres nerveuses qui peuvent être pour quelque chose dans l'établissement de la secrétion lactée, mais bien le système circulatoire, car celui-ci, évidemment, chez des sujets ainsi conformés, devait être unique en quelques points.

Tout ceci est assez bizarre, on en conviendra, mais certainement moins que la mentalité du monsieur qui put revendiquer la paternité de l'enfant. Il est vraiment regrettable que l'on ne connaisse pas d'interview de lui, car sa psychologie devait être pleine d'originalité. On comprend mieux celle de la pauvre fille que le fait d'être soudée à sa sœur de cette anormale façon n'empêcha pas de succomber, comme tous les humains ou à peu près, à la passion. On ne voit pas bien pourquoi le cerveau des monstres de ce genre ne serait pas fait comme le nôtre et pourquoi ils ne ressentiraient pas les mêmes désirs, sinon les mêmes besoins. Il est même peu aisé de savoir si l'amour conçu pour le monsieur en question le fut par l'une des deux sœurs ou par les deux à la fois, ou même par celle-là seule qui, justement, n'a pas été mère. Tout cela est resté enveloppé d'un profond mystère et le demeurera désormais toujours. En tout cas il paraît certain qu'il a dû y avoir consentement double à l'acte sexuel, car on conçoit mal que celui-ci ait pu être perpétré dans des conditions différentes.

On a parlé, à ce propos, de mariage. J'ignore jusqu'à quel point ce mot est exact et j'ai toutes raisons de supposer qu'il ne l'est en aucune façon. Car enfin, voyez-vous les scrupules qui se présenteraient à l'esprit de l'officier d'état-civil chargé de consacrer cette union légitime ? Renseigné sur la conformation anatomique des deux sujets, il aurait dû faire légale une union qui donnait, en somme, deux femmes à un seul homme. Ignorant au contraire de cette conformation, il ne pouvait prendre une telle responsabilité, car il n'en restait pas moins assuré que toute approche conjugale aurait un témoin qui la rendrait attentatoire à la pudeur. Cruelle énigme, en vérité, qui a dû ne pas même se poser car le pygopage et son époux se sont passé sans doute de toute légitimation de ce genre.

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Pas davantage, quoi qu'on en ait dit, les frères Siamois ne durent se marier. Ils eurent cependant des femmes et des enfants. Xiphopages unis par un pont entre le sternum et l'ombilic, ils ne présentaient, par contre, aucune région, génitale commune. Mais le cas le plus complexe est à n'en pas douter, celui d'un monstre xiphodyme, connu sous le nom des frères Tocci. Soudés par leur partie inférieure jusqu'à la base du thorax, constituaient-ils un seul être à deux têtes ou deux êtres à un seul abdomen et à un seul bassin ? Toujours est-il qu'ils ont épousé (?) deux femmes parfaitement distinctes et cette fois je vous laisse à réfléchir sur tout ce qui s'ensuit. Je vous donne seulement, d'après M. Baudouin, cette probabilité que, de leurs deux testicules, l'un appartenait à l'un des frères et le second à l'autre.

Tout ceci n'a pas que des conséquences physiologiques ou morales. Il peut en avoir aussi de judiciaires. Et les faits qui viennent de suivre la mort de Rosa-Josepha Blazek le démontrent péremptoirement. Une lutte semble s'être livrée autour de la fortune rondelette que leur avaient procurée leurs nombreuses exhibitions dans tant de cirques et de music-halls. Si l'on considère, en effet, que l'enfant actuellement vivant (et parfaitement conformé, comme ceux des frères siamois) n'a n'a en elles deux qu'une seule mère, il hérite du million qu'elles laissent. Si l'on peut faire admettre que Rosa seule fut véritablement mère, le frère des deux défuntes peut légitimement réclamer la part de celle qui ne conçut point. Ne nous étonnons pas si c'est ce point de vue, pour nous bien secondaire, qui nous fournira peut-être les meilleurs renseignements sur l'anatomie du défunt pygopage. Jusqu'ici on n'a fait que des radiographies, qui ne pouvaient pas donner grand'chose. Il est probable que l'on a dû, depuis procéder à une autopsie, qui sera beaucoup plus démonstrative et qui, au point de vue biologique pur, sera des plus intéressantes. Peut-être débrouillera-t-elle cet imbroglio, mot juste assez fort en l'espèce, puisque les dépêches dont j'ai parlé plus haut semblent vouloir démontrer que l'on s'est jadis trompé et que c'est non pas Rosa, mais Josepha qui aurait conçu. Ici la chose paraît difficile à admettre, car enfin, si les deux sœurs ont terminé l'accouchement, on doit savoir laquelle des deux l'avait commencé.

Dr Henri BOUQUET.

PARAITRE :

Abominables Fourrures abdominales

Rrose SÉLAVY.