MÉLUSINE

titre de la revue Littérature nouvelle série

Littérature (nouvelle série) n° 4, septembre 1922

DIRECTEUR :

ANDRÉ BRETON

= Rédaction : 42, rue Fontaine, PARIS (IXe) =

Administration : LIBRAIRIE GALLIMARD, 15, boulevard Raspail, PARIS

LITTÉRATURE paraît le 1er de chaque mois

SOMMAIRE

André Breton Clairement.
Louis Aragon Projet d'histoire littéraire
Francis Picabia Littérature.
Robert Desnos Pénalités de l'Enfer.
Francis Picabia Pensées et souvenirs.
Jacques Baron La Journée des mille dimanches.
André Breton et Philippe Soupault Vous m'oublierez.
Raoul Huelsenbeck En avant.
LES EXPOSITIONS
  Louis Aragon Delaunay
  Benjamin Péret Chirico
LES LIVRES
  Jacques Baron Livres.
  Robert Desnos Ernst et Eluard.

PRIX DU NUMÉRO

France : 2 francs. - Etranger : 2 fr. 50

ABONNEMENTS

Les 12 numéros : 20 francs pour la France et 25 francs pour l'Étranger

La Collection de la première série de LITTÉRATURE comprend 20 numéros dont plusieurs sont épuisés et se vend 40 francs

EXEMPLAIRE N°

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CLAIREMENT

Un courant romanesque, né de l'agitation poétique de ces dernières années, a dressé dernièrement les uns contre les autres quelques individus qui jusqu'alors avaient exprimé leur commun désir ici-même et ailleurs. Au plus fort de la crise (août 1921-mars 1922) et à la veille de sa résolution (juillet-août 1922) LITTÉRATURE cessa de paraître. Entre temps Philippe Soupault et moi nous avions essayé sans grand succès de faire diversion : numéros du chapeau haut-de-forme. Mais nous nous rendîmes compte assez vite que nous vivions sur un compromis.

Une certaine obscurité enveloppe aujourd'hui ce tournant de l'histoire de LITTÉRATURE où, pour ainsi dire, Dada prit possession d'une petite revue à couverture jaune qui avait joui à ses débuts d'une considération distinguée. Il est évidemment fâcheux que l'arrivée à Paris de Tristan Tzara ne semble pas étrangère à cette modification quoique, à mon sens, elle ait été infiniment moins opérante, par exemple, que la rencontre que je fis en 1915 de Jacques Vaché et surtout que la nouvelle de la mort de ce dernier, que je reçus en plein cœur vers février 1919. Toutefois j'avoue avoir reporté sur Tzara quelques-uns des espoirs que Vaché, si le lyrisme n'avait pas été son élément, n'eût jamais déçus. De là, sans doute, la méprise de Huelsenbeck qui, dans un ouvrage dont nous publions ci-inclus d'importants fragments, prononce par ailleurs contre Tzara un réquisitoire qui me semble en tous points fondé.

La littérature, dont plusieurs de mes amis et moi nous usons avec le mépris qu'on sait, n'est point traitée par nous comme une maladie (nous avons été obligés d'en passer par ces images grossières). J'écrirais, je ne ferais plus que cela, si, à la question : Pourquoi écrivez-vous ? je pouvais répondre en toute certitude : J'écris, parce que c'est encore ce que je fais le mieux. Ce n'est pas le cas et je pense aussi que la poésie, qui est tout ce qui m'a jamais souri dans la littérature,

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émane davantage de la vie des hommes, écrivains ou non, que de ce qu'ils ont écrit ou de ce qu'on suppose qu'ils pouvaient écrire. Un grand malentendu nous guette ici, la vie, telle que je l'entends, n'étant pas même l'ensemble des actes finalement imputables à un individu, qu'il s'en soit ressenti pour l'échafaud ou le dictionnaire, mais la manière dont il semble avoir accepté l'inacceptable condition humaine. Cela ne va pas plus loin. C'est encore, je ne sais pourquoi, dans les domaines avoisinant la littérature et l'art que la vie, ainsi conçue, tend à son véritable accomplissement.

Bon gré, mal gré, il est des hommes qui participèrent plus ou moins de cette angoisse. Leur grand souci est aujourd'hui de n'en rien laisser paraître : à les croire ils ont toujours exercé l'art comme un métier. Il y a quelques jours j'ai rencontré chez un photographe de mes amis M. Henri-Matisse (trait d'union). Nul peintre ne veut passer pour en avoir pris avec la nature moins à son aise. Ses œuvres anciennes ? des essais dont à ses yeux le seul mérite est d'avoir permis ses réalisations actuelles. Ils sont comme cela aujourd'hui une dizaine, les Valéry, les Derain, les Marinetti, au bout du fossé la culbute, qui reçoivent en plaisantant vos doléances et vous quittent après vous avoir donné sentencieusement rendez-vous dans dix ans.

Il en est d'autres, comme M. Cocteau, dont je m'excuserais que le nom vienne sous ma plume, s'il ne me paraissait urgent de signaler qu'ils vivent sur le cadavre des premiers et si leurs élucubrations à la longue ne finissaient par nous causer un malaise intolérable. Qui n'a pas lu dans l'INTRANSIGEANT une lettre de M. Cocteau où celui-ci entreprend de nous divulguer son « art poétique » ignore encore ce que peut produire en une matière aussi délicate un auteur qui possède, à la fois, le génie du contre-sens et celui de la désidéalisation.

Dieu merci, notre époque est moins avilie qu'on veut le dire : Picabia, Duchamp, Picasso nous restent. Je vous serre les mains, Louis Aragon, Philippe Soupault, mes chers amis de toujours. Vous souvenez-vous de Guillaume Apollinaire et de Pierre Reverdy ? N'est-il pas vrai que nous leur devons un peu de notre force ? Mais déjà Jacques Baron, Robert Desnos, Max Morise, Pierre de Massot nous attendent. Il ne sera pas dit que le dadaïsme aura servi à autre chose qu'à nous maintenir dans cet état de disponibilité parfaite où nous sommes et dont maintenant nous allons nous éloigner avec lucidité vers ce qui nous réclame.

André BRETON.

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PROJET D'HISTOIRE LITTÉRAIRE CONTEMPORAINE

Avant-propos

Agadir. - Les vols du Louvre. - Le Futurisme. - Les ballets russes. - Nick Carter. - Les Duncans.

De 1913 à la guerre

Alcools. - Comment on parlait de Lautréamont. - Vers et Prose, la Closerie des Lilas. - Rimbaud aux mains de Paul Claudel. - La Phalange. - L'époque des Soirées de Paris. - Guillaume Apollinaire se rallie au futurisme un jour de Grand Prix. - Savinio en bras de chemise. - Les Indépendants. - Cravan. - La baronne. - Le Phalène. - Le Sacre. - Chirico. - Lettre d'Arthur Rimbaud contenant Rêve (N. R. F. du 1er Août 1914).

Du 1er août 1914 à la mort d'Apollinaire (10 novembre 1918)

Le Cinéma, Charlot et les Vampires. - Le Mot, l'Elan et les Solstices. - Montparnasse et Montmartre. - Guillaume Apollinaire et la guerre. - Mardis de Flore. - Sic. - Kisling, Abdul, Modigliani, etc. - Baptême de Max Jacob. - Manifestations de l'O. S. T. : Philippe Soupault, les Fuégiens. - Parade. - La rue Huyghens : ou la musique s'en mêle. - Les Mamelles de Tirésias. - Jacques Vaché. - La révolution russe. - Paul Valéry fait paraître la Jeune Parque. - L'aventure Fraenkel-Cocteau : que penser de la poésie moderne ? - 291. - Nord-Sud. - Querelles montmartroises. - Le procès Satie. - Le Val-de-Grâce : André Breton. - Apollinaire censeur et Louis Delluc. - Je fais un sonnet en l'honneur du général Joffre. - L'influence de Jarry se fait sentir. - Guillaume Apollinaire et l'esprit nouveau, Roger Allard, le cubisme littéraire. - Philippe Soupault à l'hôpital. - Organisation commerciale de la Nouvelle Revue Française. - Les

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Trois Roses, L'Eventail, L'Instant, La belle Edition, Madame Aurel, Madame Lara, Art et Vie. - Soi-même et la Caravane. - 391. - Pierre Bertin, Pelléas à l'Odéon. - Madame Bathory au Vieux Colombier. - Paul Guillaume, les Rosenbergs. - Picabia en Espagne, en Suisse et en Amérique. - La Suisse pendant la guerre : Dada, Bolo, Casella, Guilbeaux, Romain Rolland. - L'Espagne : Marie Laurencin, Robert Delaunay. - L'Amérique : Marcel Duchamp, Man Ray, Cravan, W. C. Arensberg, etc. - L'Allemagne : Huelsenbeck, Baader, Max Ernst, Baargeld, etc. - Les Ecrits Nouveaux : admiration d'André Germain pour André Breton. - Soirées chez Valéry. - André Breton à Moret. - Le mirage américain. - Adrienne Monnier. - Monsieur Dermée et les fous. - Mariage de Philippe Soupault. - Mort de Guillaume Apollinaire.

De l'armistice à Dada (novembre 1918 à janvier 1920)

Manifeste Dada 1918. - Codification du cubisme littéraire. - Aujourd'hui naît et meurt. - Valori Plastici. - Art et Vie devient Art et Action. - Cocteau prend figure. - Mort de Jacques Vaché. - L'époque des collages. - Le Dit des Jeux du Monde, les Cuirs de Bœuf. - Le Crapouillot, l'Europe nouvelle. - Les prolégomènes de Littérature (le jeune Cliquennois). - Gide se met au courant. - Littérature. - Le Sans-Pareil rue du Cherche-Midi. - Débuts de Paul Morand. - Isidore Ducasse. - Max Jacob et ses nains. - Matinée Reverdy : Raymond Radiguet. - La N. R. F. recommence. - Fraenkel sur le Rhin. - Je rentre à Paris. - Les Champs magnétiques. - Couleur du Temps : Paul Eluard croit reconnaître un mort. - Le Surréalisme. - Les prix littéraires. - Où l'on commence à en avoir assez du cubisme. - Conversations avec Zurich. - Le rétablissement des relations internationales (Ezra Pound, Ivan Goll, etc.). - Je rencontre Drieu la Rochelle. - Vlaminck, Derain, Picasso. - L'offensive réactionnaire en peinture et les premiers Indépendants ; J. L. Vaudoyer, A. Lhôte. J. E. Blanche, Louis Vauxcelles un peu partout. - ON LANCE FAVORY. - J. E. Blanche critique littéraire. - Georges Auric au Val-de-Grâce. - Maurice Raynal à la Renaissance. - Fernand Vandérem découvre la littérature moderne. - IL VA FALLOIR TOUT COMPROMETTRE. - Premiers craquements (Reverdy). - Francis Picabia rentre à Paris.

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Dada (janvier 1920 à octobre 1921)

Picabia. - Tzara. - Ribemont-Dessaignes. - Les ballets russes : un vol de fourrures. - Premier Vendredi de Littérature. - La grande colère. - La Section d'Or. - Ere des manifestations : Grand Palais, Faubourg, Université populaire, œuvre, les lettres anonymes, la Salle Gaveau. - Rachilde et Dada. - Le Salon Gallimard. - Acte de vandalisme chez André Breton. - Dada et la N. R. F. - Le Salon de Madame Erlanger : Drieu, Eve Francis. - Max Jacob à Lariboisière : apparition de Benjamin Péret. - Public de Dada. - Dada court à la réussite philosophique. - Paul Valéry chez Miss Barney. - Salon Mühlfeld. - André Germain invite rue du Mont-Thabor. - Le silence. - Expositions au Sans-Pareil. - Les livres Dada paraissent. - Cannibale. - Tzara fait son petit Chateaubriaud. - L'Anthologie Crès. - Madame de Noailles. - Clement Pansaers et la Belgique. - Succès de Picabia : vernissage chez Povolotzki. - Carco grand homme pour Cora et Mistinguett. - Le Bœuf sur le toit et les spectacles Cocteau. - Picabia s'écarte de nous. - Jacques Rigaut fait illusion. - Encore 391. - Où sont les peintres ? L. A. Moreau, Nam, Segonzac, etc. chez Madame Rappoport. - Le mirage allemand : Max Ernst, exposition et manifestation. - Marinetti à Paris : colère de Madame Gustave Kahn. - Vente Kahnweiler. - Saint-Julien-le-Pauvre. - Films de Louis Delluc. - L'Affaire Barrès. - L'excommunication majeure. - Petite entreprise de démolition : histoire d'un portefeuille. - Picabia directeur de Little Review en remplacement de Jules Romains. - Les Dissidences. - André Breton se sépare de Dada. - Le salon Dada, programme et manifestation. - Les bruiteurs futuristes. - Hébertot, fermeture du salon Dada. - Paul Eluard à Saint-Brice. - Les mariés de la Tour Eiffel : Robert Delaunay. - Nouvel éclat de Montparnasse. - Blanche à la campagne. - Le Tyrol pendant l'automne 21.

Après Dada (octobre 1921 à nos jours)

Soirées de Broussais. - Un coup de poing de Georges Braque. - Le torchon brûle. - Rapport de Fernand Divoire sur la poésie (instruction publique). - Aventure, Roger Vitrac, Jacques Baron (Henry Cliquennois reparaît). - Vernissage Man Ray et la Librairie Six. - Congrès de Paris (Max Morise). - Cocteau veut revoir André Breton. - Le salon de Madame Aurel existe encore ! - Comité du

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C. P. - André Breton revoit Francis Picabia : révélations. - Tzara démasqué. - La grande crise sentimentale et ce qui s'ensuit. - La Closerie des Lilas. - Comment finit le Congrès. - Le Cœur à barbe qui devait s'appeler l'œil à poil. - Voyage en Angleterre : Georges Limbour au Havre. - Dés : politique de Tzara. - Américains : Josephson, Brown, Cummings. - Secession à Vienne. - Le Docteur Caligari. - Salmon, auteur dramatique. - Robert Desnos. - Le Petit Casino : projets de manifestations. - Benjamin Péret au Matin. - La manifestation interdite : beautés du passage du Caire. - Les milieux anarchistes. - Man Ray, grand photographe. - Les littérateurs s'organisent. - Procès Bessarabo. - Francis Picabia à la campagne. - Paul Eluard au Tyrol. - Philippe Soupault, homme d'affaires. - Drieu de retour à Paris. - Bal à Bullier. - Peintures de Crotti : André Lhôte. - Le grand prix du roman à Francis Carco. - Paul Souday s'en prend à Baudelaire : RIEN N'EST ENCORE ENTENDU.

Conclusion

Etat des esprits au début de l'été 1922. - Comment Dada n'a pas sauvé le monde. - Prodromes d'une nouvelle littérature de chemin de fer dont Chateaubriand et Max Jacob seront les prototypes. - Une vague de réaction. - Encore plusieurs qui ne se sont pas pendus. - Tout se classe. - Médiocrité universelle. - Comment on écrira l'histoire.

Louis ARAGON.

LITTÉRATURE

Littérature a été forcée de marcher avec de l'essence « Poids lourds » pendant quelque temps et cela grâce à l'esprit Sans Pareil de quelques-uns, fabriquants à la solde d'un gouvernement commanditaire.

Aujourd'hui Littérature peut vivre par ses propres moyens, les abonnés s'étant réunis et ayant ouvert les plus larges crédits à André Breton et Louis Aragon, pour continuer leur effort unique dans l'histoire de l'Art : Ne pas s'admirer, ne pas s'enfermer dans l'école révolutionnaire devenue pompier, ne pas admettre de spéculation mercantile, ne pas chercher la gloire officielle, ne s'inspirer que de la vie, n'avoir comme idéal que le mouvement continu de l'intelligence.

F. P.

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Pénalités de l'Enfer

Aragon, Breton, Vitrac et moi habitons une maison miraculeuse au bord d'une voie ferrée.

Le matin, je descends l'escalier, assourdi de tapis tricolores, sur la pointe des pieds (pour ne pas réveiller Madame Breton qui dort encore). C'est curieux comme les locomotives hurlantes circulent alors dans mon poignet et dans mes tempes.

Benjamin Péret m'attend en bas. Nous nous en allons dans une île déserte.

Le zanzibar, sans doute, n'est pas une nourriture mais est-ce pour cela que Péret s'endort lorsqu'il n'y a plus de disques à donner aux entonnoirs printaniers et que je m'en vais ?

Aux fortifications les douaniers ricanent à mon passage et me demandent mon permis de conduire :

  • Mais je suis à pied !

Sourires mielleux, grossières insultes : Je me sauve. Ils restent sur le pas de la porte à remuer les bras et à agiter leur képi.

Or il n'y a personne dans Paris, plus personne, sauf une vieille épicière morte dont le visage trempe dans un plein compotier de sourires à la crème. Les tramways et les autobus, par deux, sont alignés dans les rues. En plein midi celles-ci sont éclairées à l'électricité. Les horloges sonnent ensemble des heures différentes. Je rentre à la maison. Les photographies de Vitrac, de Baron, de M. et Mme Breton et d'Aragon sont clouées aux marches de l'escalier. Dans la chambre de Vitrac il y a un baril de whisky ; dans celle d'Aragon un cornet à piston ; dans celle de Baron un grand nombre de petits souliers. Sur la porte de la chambre de M. et Mme Breton il y a une inscription P.8 effrayante à la craie : « Numérotez vos abatis ! » Je pénètre, la tête de Benjamin Péret est dans la glace. Je cours à l'Ile déserte, une éruption volcanique l'a détruite et Benjamin Péret sur un petit môle me fait des signes et il lui pousse une barbe immense dans laquelle je m'embarrasse en essuyant mes pieds.

Adieu Péret, adieu ! Quand François 1er mourut les orbes des sphères lumineuses ne laissèrent nulle trace sur les vitres des fenêtres cadenassées de crêpe. Adieu Péret.

Le train passait rapidement. Il sauta dedans, Benjamin sur la route des floraisons chimiques. Pas assez vite cependant car un de ses bras, le gauche, resta dans l'espace au-dessus du quai. A 500 kilomètres Benjamin m'appelait encore pour que je le lui envoyasse. Des troupeaux piétinèrent les angélus et des tapis de cheveux de femme. A quoi bon... le bras de Benjamin Péret je l'ai laissé dans cette gare qui marque le pas. Le bras de Benjamin Péret, seul dans l'espace, au-dessus du quai, indique la sortie, et au delà le grand café du Progrès et au delà...

De petits filaments poussèrent à mes vêtements de laine.

  • « Fermez la portière, ou, dans ce compartiment, je ferai monter les signaux d'alarme et les villes horizontales, les unes après les autres. A quoi bon tirer le cordon ? Le concierge brûle les petits canards dont sa femme accouche à chaque minute révolue. Il ne s'arrêtera pas et, d'ailleurs, le ferait-il, nous allons si vite que la maison en pastel de celluloïd serait loin, déjà en ruines, déjà détruite, reconstruite et, qui sait, peut-être habitée par ce monsieur qui tombe en faisant des cabrioles sans pouvoir m'entraîner ».

Je ferme les yeux. La magnifique toison qui me fait frissonner d'énervement à des endroits précis, et au menton, et à la nuque, et à l'oreille, a un trou. A la suite de moi-même je m'amoindris au point de passer par ce trou derrière lequel je me retrouve moi-même sur la toison sans envers.

Voix d'une femme, qui sort d'un lampadère, la nuit, rue de Rivoli.

« - Veux-tu, chéri, cueillir des pigments biliaires au champ n° 3 dans la campagne de la chansonnette ? »

Le champ n° 3 ? j'y suis allé sur les mains.

  • « Eh quoi ce n'est qu'un palais aux trente-six allées plantées de P.9 colonnes ? Un enfant joue au cerceau avec le soleil et le numéro 3 coupe le paysage en quatre parties. »

Une pythonisse me fait des signes. Une foule m'acclame. Les hommes ont retiré leur pantalon et leur caleçon ; ils les agitent audessus de leur tête. Le vent joue avec leurs sexes négligemment. Il en a même emporté quelques-uns. Leurs propriétaires furent portés en triomphe autour de la statue d'une carafe et d'une lunette d'approche. Les femmes, elles, ne relevaient pas leurs jupons. Elles peignaient au ripolin des phrases en mon honneur sur le ventre de leurs maris.

  • « Non ! je ne veux pas être manchot. Qu'on affrète un train, un vapeur, un globe, pour moi seul et je partirai. Mais d'une gare, je ne conçois pas qu'on sorte autrement que par les échelles qui montent indéfiniment vers l'horizon. »

Toute la famille est réunie autour de la table à festin : Le père et la mère, le fils (13 ans), la fille (15 ans), les trois cousines (11, 12, 13 ans), l'oncle et la tante.

Au dessert le père prononce en vers le discours d'usage :

Ma barbe qui s'enroule
a fait tourner la procession
de Saint André du Roule
au miroir des actions.

Prenez exemple, mes enfants,
sur l'histoire du trousseau de clefs
qui vous a doté en naissant
d'une maîtresse et d'un balai.

Les trois cousines et la sœur jouent alors un morceau à huit mains sur le cul des bouteilles. Le garçon récite une fable :

La limpidité qui fonde ma justice
à l'ignorance des athlètes.
Moralité la chaude pisse
est en germe en l'enfant qui tette.

La mère couche son fils sur ses genoux, baisse la culotte, relève la chemise. Et une fessée !
Les trois petites cousines se pâment en silence, la sœur étouffe de P.10 volupté, les autres perdent le boire et le manger. La mère s'excite au jeu ; le garçon jouit dans les jupes de celle-ci. Deux heures après elle s'arrête. Mais ce derrière rouge est si beau qu'on ne saurait renoncer à le voir : A genoux donc, dans un coin, chemise épinglée aux épaules et culotte basse.
Une heure après, dans la chambre contiguë la sœur et la cousine aînée fessent les deux autres filles. Et tout le monde de jouir. Les autres personnages se sont enfermés.
Dix ans après les quatre filles sont putains taverne de l'Olympia Les parents sont paralysés et font de la dentelle. Le fils est capitaine au long cours. C'est lui qui m'a rapporté mon chapeau que le vent avait enlevé jusqu'aux Nouvelles Hébrides.
Depuis ce temps j'ai repris l'étude des mathématiques. Je ne vais à la Bibliothèque Nationale que pour lire des livres obscènes et je suis prêt à faire l'amour avec n'importe qui.
Mes narines sont l'entrée d'un métropolitain sonore. Mon ami Baignoire, mon amie, mon amie Verdure, mon ami, où allons-nous ?
Cette bouteille de rhum me figure irrésistiblement les hémisphères de Magdebourg, et, si des souvenirs guerriers me conduisent parfois jusqu'au bout du soleil, d'autres pensées trouent ma cervelle d'oriflammes parallèles. Voilà l'histoire de ma vie :

  • De petits soldats en pantalons rouges sur le fiacre en temps de pluie.
    La chanson sinistre du métropolitain l'axe de mon cœur.
    Je marche dans le chemin des forêts vierges tracé par la bordure du trottoir. Ce serait un crime que de piétiner ces ombres silencieuses, capables, au surplus, de mauvais desseins. Le Courrier de Lyon a volé mes cantiques aux lames du parquet sur lesquelles je nage voluptueusement vers des terres inconnues. Au moment suprême où je me noie je ferme à demi les yeux, les traits de mon visage descendent vers mon nombril. Je ressemble alors à ce petit gros Monsieur qui porte une lanterne en guise de nom.
    La maîtresse qui a des mains si douces qu'on désire en être frappé.

Pourquoi ceux-ci pissent-ils et crachent-ils si loin ? Moi je n'ai pas la force d'en faire autant.

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Douze drapeaux à la hampe de mon Angleterre à aube. La maîtresse anglaise qui frappe si doucement...
Le criquet que j'avale chantera ma vie durant.
La chanson du marchand de cresson ? la voici :

Petits trous à soupçons des dentelles à fleurs,
je n'aurai jamais l'araignée horrible à vous réparer.
Mon dieu ! mon dieu ! à ces fleurs sans marées
Redonnez l'amour de l'honneur.

Et maintenant que je suis vieux comme un jeune capitaine, maintenant que l'escalier, derrière la porte fermée, paraît, je monte. Je monte, je monte, je monte, je monte.
A chaque étage une ampoule électrique, une porte fermée et le silence respiratoire.
J'ai peur de qui n'est pas là, qui n'est pas là, je le sais bien mais mon sang le monte jusqu'à mes lèvres, lui et sa seringue Pravaz. Vite ! vite ! vite ! je monte vite, je trébuche, je heurte les marches à photographies, et je retombe toute la nuit.
Mon ombre alors sur le toit des hangars, mélangée à celle d'un individu et d'une machine. Quel regret de ne pouvoir projeter la mienne propre.
Je sors le bras, l'espace me le rejette :

  • Je ne suis vraiment seul que dans la foule, que dans l'ampoule.
  • La douleur volontairement subie de l'amour et des petits bon-bons en costume marin m'accompagnent dans cette aventure.
    Quant à Baignoire et Verdure ils ont pris le tramway pour regagner leur demeure. Le whatman est en chocolat.
    Les cloisons de leur logis sont des rideaux à carreaux de couleur. Il n'y a trace de porte ni de fenêtre. La grosse ampoule qui éclaire tout l'appartement pend très bas au-dessus de la table sur laquelle la pendule sonne trois coups. Un policeman d'étoffe et de son s'immobilise dans un angle.
    Le silence... la pendule sonne un coup, celui de la demie ; enfin voici Baignoire et Verdure.
  • Le ruban fil de fer aime le parachute dans son silence à ressort.
  • Dormir en chair ferme serait mon rêve, mais je suis emporté

P.12

au roulis de petits nuages téléphoniques capitonnés d'épures ingénieuses.

  • Riche parfum et gage de victoire, le parfum des gaz lacrymogènes dans le manchon des fiancées morales.
  • Erreur : ce silence a le cœur amolli par la fuite en des tuyaux obscurs où des académiciens tendent leur casquette à caducée aux aumônes des parapluies rouges.
  • Ton ticket de métro.
  • Le mien et le tien et ta valise.
  • La tienne et la mienne et ta couverture.
  • La mienne et la tienne et nos deux billets.
  • A quoi bon renfermer les fauves derrière des grilles si minces ?
    Les curieux géophages qui embobinent l'horizon leur disent tous la même parole désobligeante qui les incite à rester sédentaires.
  • Remonte l'escalier, la montre, le joli poteau.
  • On ne peut pas être et avoir été.
  • Baignoire et Verdure tombent vertigineusement à travers des trémies de sel et des feux d'artifice.
    Dans l'appartement vide que dit le policeman d'étoffe et de son ?
  • Pourquoi n'ont-ils pas éteint l'électricité ?
    Le silence, puis l'horloge sonne quatre coups... le silence... ding !... le silence... ding ! ding ! ding ! ding ! ding !... le silence... et encore de même.
    Arrivée à douze coups la pendule recommence à sonner un coup... puis deux... et ainsi de suite. Les silences qui séparent les demies des heures deviennent de plus en plus courts jusqu'à se confondre avec ceux qui séparent les coups.
    Le policeman de son et d'étoffe tombe à terre...
    L'ampoule éclaire immuablement...
    La pendule sonne continuellement... ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! ding !

Robert DESNOS.

P.13

PENSÉES ET SOUVENIRS

La personnalité est l'usage de la raison. Dans presque toutes les œuvres modernes que l'on nous montre, il n'y a qu'individualité. L'individualité est ce qui caractérise l'animal.

*  *  *

La première fois que je séjournai en Amérique, j'eus l'honneur d'être présenté au président Roosevelt. Comme je lui demandais au cours de la conversation ce qui l'avait le plus frappé à Paris, il me répondit que c'était l'Eldorado !

*  *  *

Il n'y a pas de loi, toute loi étant une convention et la convention une loi de tendance.

*  *  *

Je montrais un jour la mer à une jeune fille qui la voyait pour la première fois, elle m'affirma trouver bien plus impressionnant un champ de pommes de terre !

*  *  *

Il n'y a que les hommes possédant en eux un mouvement rotatoire, qui puissent attirer les autres hommes.

*  *  *

Le maître Carrière voulant un jour expliquer à un élève comment il fallait peindre lui dit : « Fermez les yeux et faites ce que vous voyez ! »

*  *  *

Beaucoup de personnes cherchent à se représenter l'infini : Imaginez deux glaces ayant les mêmes formes et dimensions, posées en face l'une de l'autre : l'infini est le reflet qu'elles se renvoient.

Francis PICABIA.

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LA JOURNÉE DES MILLE DIMANCHES

A Andre BRETON

L'homme qui était sur sa chaise, il s'appelait Deplusenplus, cracha trois fois par terre et dit :

« Vous, sensationnel philosophe, gâché par le tabac à priser, devez savoir pourquoi les gens qui marchent sur la tête n'ont pas de cheveux, pourquoi aussi n'ont-ils pas de jambes sur la tête, ce qui serait logique, pourquoi n'ont-ils pas de chaussures à ces jambes et de pantalon sur ces jambes ? »

Le philosophe ne répondit pas mais fit un grand geste. Il avait perdu la mémoire et se découvrait épicier.

Deplusenplus ne tira pas son révolver, mais il sortit. Sur le palier de la porte, il n'attendit pas une femme, contrairement à l'habitude, n'alluma pas une cigarette et ne se rendit pas au café.

A ce sujet il est écrit dans l'histoire de France, page 222 du tome VIII :

« Ce monsieur (pourquoi tant d'ironie) est complètement ignoré, mais on suppose qu'il fit de grandes œuvres. A ce titre il est nécessaire, vous entendez, nécessaire d'en conserver la mémoire. Nous en parlerons donc souvent avec respect et pendant longtemps. »

Quelques années plus tard un marchand de plumes à l'autogène brasée, le rencontra dans une cave avec une femme nue. D'autres rapportent qu'il s'asseyait souvent dans des fauteuils, jamais sur les banquettes. Enfin une particularité, que tout le monde signale, est à noter, jamais il ne réussit à laisser pousser sa barbe et c'était là une sorte de désespoir cosmique.

Le monde est ainsi fait que nous nous en foutons totalement après ce préambule, et le héros de cette histoire n'est pas celui qu'on croit.

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Comme je me promenais depuis une heure autour du bassin des Tuileries, je vis un petit enfant, qui faisait des efforts désespérés pour pousser son bateau dans la direction opposée, tomber par terre. - Oh temps ! Oh mœurs ! - Maintenant on ne tombait donc plus à l'eau ! Je le pris aussitôt par le fond de la culotte et le jetai dans le bassin, puis comme il pignait et commençait à être mouillé, j'enlevais mon veston, mon pantalon et mes chaussures, je me jetais à l'eau et au bout de trois heures d'efforts inouïs je parvenais à le sauver et à le ramener à sa nourrice après lui avoir tapé dans les mains et offert un sucre d'orge. Il m'embrassa à plusieurs reprises malgré ma répugnance et me donna deux sous pour me consoler.

Je partis, salué par les acclamations générales et rencontrai mon meilleur ami. - « Je vous avais toujours pris pour un idiot, me dit-il, mais là vraiment vous êtes le type le plus couillon de la terre, mais couillon, ah couillon ! deux fois, trois fois, dix fois couillons ! archi couillon ! phénomène de couillon ! enfant de couillons ! couillon de couillon ! et d'autres couillons encore plus couillons ! couillon au maximum ! d'un degré inimaginable de couillonade ! Voulez-vous prendre un bock ? »

J'acceptais avec empressement, quand l'enfant-sauvé courut après nous en disant : « Moi aussi ! Moi aussi ! »

Mon meilleur ami le terrassa d'un regard et l'enfant dit : « Moi aussi, moi aussi ! »

Or ceci se passait dans la solitude. Je pris peur et la fuite. Une fois la fuite finie je me reposai pendant trois jours.

Le troisième jour arrivèrent Deplusenplus, le philosophe, mon meilleur ami et l'enfant-sauvé-par-moi. Ils rirent de ma folle gaîté et s'assirent en rond comme des saucissons. Ils étaient surtout heureux de se retrouver ensemble, c'est-à-dire de nous retrouver en parfaite non-lucidité de moins-esprit. Ce qu'ils affirmèrent d'un commun accord c'est qu'ils étaient vierges. Alors nous dansâmes pendant huit jours et sans musique.

Quand je me regarde dans une surface polie j'ai toujours la tête en bas et l'enfant-sauvé-par-moi est toujours à mes côtés fumant les cigares que j'allume avec un briquet des Indes. Voilà un mois que je n'ai pas revu mon meilleur ami et depuis ce temps je n'ai pas cessé

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de rire, ce qui produit une impression centrifuge très désagréable pour mes voisins, mais je m'en moque comme du tiers.

Ici commence la partie philosophique de ce gros œuvre qui occupa toute ma vie. Elle comprend quatre volumes in-octavo reliés en peau de truie. Elle sert de papier dans les W.-C. des cafés à la mode. Je suis connu dans toutes les bonnes sociétés. On prétend même qu'on chante des hymnes en mon honneur dans les couvents de nonnes que j'eus plaisir il y a quelques temps à dépuceler les unes après les autres.

Toutefois je ne voudrais pas manquer de rapporter au public un discours formidable fait par l'enfant-sauvé-par-moi à la distribution de prix du collège de Sainte-Marie de Monceau renommé par la pédérastie qui y règne en maîtresse d'école (c'est le cas de le dire).

Il prononça :

« Messieurs et chers con frères, voilà cent ans et moins que je n'ai cessé de penser à vous pour une petite plaisanterie faite à mon égard par l'idiot premier de la classe de philosophie et enculé.

Je donne :

Un billard à rétropédalage qui s'envole quand on lui pèse sur la queue au premier en thème grec de tout l'établissement.

Les œuvres complètes de Cacadibou au dernier en dissertation française.

Une maison à deux tranchants au premier en gymnastique.

Un livre inconnu à celui qui sera roi du pétrole dans 50 ans.

Une perle fine champagne à celui qui a reçu un coup de pied dans l'œil.

Une sirène silencieuse aux derniers de toutes les classes.

Un diplôme de bonne santé à l'homme qui rigole des fesses.

Un coup de pied au cul à tout le monde et mon gracieux sourire au Président de la République.

Maintenant au revoir. »

Il finit là de parler et s'en alla tout seul.

On dit qu'il est mort.

Jacques BARON.

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Picabia dit dans Littérature :

« Je sais tout » est pour les esprits simples, « L'Esprit Nouveau » pour les esprits compliqués. « Je sais tout » est fait pour l'appétit du peuple, « L'Esprit Nouveau » est destiné à nourrir les artistes - c'est-à-dire l'élite.

« L'Esprit Nouveau » apprécie l'intelligence mais trouve que le génie est trop précurseur - d'après lui le précurseur est un raté (très joli !)

L'esprit est conscient de tout, il est bien certain d'ailleurs qu'il ne fait suer que les inconscients comme moi.

« L'Esprit Nouveau » marche sur ses deux pieds et, comme dit le poète, porte la tête si haute qu'il est impossible de la voir, je me demande si elle existe ?

« Je sais tout » choisit des monstres comme des chevaux de courses remarquables.

« L'Esprit Nouveau » préfère les chevaux d'omnibus qui tirent péniblement la tapissière du cubisme et n'ont de monstrueux que les œillères.

« L'Esprit Nouveau » trouve que Rémy de Gourmont exagère en affirmant que l'intelligence détruit tout. Heureusement pour les imbéciles à qui cela donne la possibilité de construire.

*  *  *

Jean Epstein cherche « à nous le mettre » ; sa philosophie de primaire me fait penser à l'Abbaye dont Mercereau et Gleizes sont les très dignes représentants ; Jean Cocteau dont il dit officieusement beaucoup de mal, l'épate : être né à Paris c'est quelque chose même pour un philosophe !

Jean Epstein est appelé à tenir une grande place de premier vendeur au rayon de la littérature.

*  *  *

Maurice Raynal, mon cher Raynal, n'oubliez pas les pernods que nous prenions autrefois en compagnie de Guillaume Apollinaire, place Ravignan ; si je vous dis cela c'est que moi j'aime toujours mieux les pernods que les devoirs de vacances imposés par l'Eglise Jeanneret et la cathédrale Ozenfant.

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Maurice Raynal, vous avez assez de biceps pour foutre un coup de poing sur la gueule à toutes ces conneries. Si vous aimez mieux me le donner, venez déjeuner chez moi quand vous voudrez.

*  *  *

Marcel Duchamp a mis des moustaches à la Joconde ; Jeanneret et Ozenfant, parfaits coiffeurs du cubisme, se sont empressés de les couper, mais elles repousseront...

*  *  *

Prochainement mariage de Jean Crotti, dit Tabu, avec Paul Guillaume et cela pour avoir des enfants légitimes.

*  *  *

Paul Eluard, Tristan Tzara, Philippe Soupault, les almées du dadaïsme, ont un esprit Sans Pareil ; ils viennent de créer l'école buissonnière - ayons de l'indulgence pour les enfants prodigues.

*  *  *

Pierre de Massot est un joli papillon qui voltige avec aisance d'une fleur à une merde.

*  *  *

Conseils pour admirer un tableau de Robert Delaunay : agitez avant de regarder.

*  *  *

Rosenberg porte le cubisme comme Jésus portait la croix.

*  *  *

Prochainement à la salle des ventes autodafé des tableaux cubistes.

*  *  *

Nous avons aperçu Erik Satie, il portait un petit costume de marin, dans les coins du col il y avait, brodé en place d'ancres, le portrait de Jean Cocteau.

*  *  *

Les dadaïstes ont insulté gloires et chefs-d'œuvre, je me demande pourquoi ils ne dirent jamais de mal de Jacques Emile Blanche ?

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EN AVANT

Faire de la littérature avec un revolver en poche c'était à un certain moment mon grand désir. Quelque chose comme un chevalier errant de la plume, un Ulrich von Hutten moderne, voilà l'image que je me faisais d'un dadaïste. Le dadaïste devait avoir un grand mépris pour ceux qui trouvaient dans l'esprit un tusculum, un recul devant leur propre faiblesse. Le philosophe dans la mansarde était une chose passée depuis longtemps. Mais aussi le littérateur de café, l'esprit subtil qui régale une société de bonnes blagues, l'homme en général capable d'être ébranlé par un travail intellectuel, celui qui trouve dans les choses de l'esprit des bornes agréables, et qui le rendent (à son avis) particulièrement précieux pour les autres hommes - celui-là devait être le contraire d'un dadaïste autant qu'il est possible de l'être. Assis dans des villes, ils peignaient leurs petites images, tournaient leurs vers et étaient de toute leur structure humaine inconsolablement déformés, ayant de faibles muscles, se désintéressant des faits du jour, ennemis de la réclame, ennemis de la rue, du bluff et de la grande transaction qui, journellement, met en péril la vie de milliers d'hommes. Ah oui, la vie. Le dadaïste aime la vie parce que tous les jours il peut s'en débarrasser. La mort, pour lui, est une chose dadaïste. Le dadaïste se ballade en se disant que tout à l'heure un pot de fleurs lui tombera sur la tête, il est naïf, il aime les bruits du métropolitain, il est un habitué des bureaux de l'agence Cook, il connaît les pratiques de la faiseuse d'anges qui, derrière les rideaux bien tirés, fait sécher les foetus sur du papier buvard, pour les lancer dans le commerce comme café moulu. Dadaïste, tout un chacun peut l'être. Dada n'est pas limité à un art quelconque. Le dadaïste c'est le « mixer » du Manhattan-Bar, c'est le monsieur en imperméable qui pour la septième fois entreprend un voyage autour du monde. Le dadaïste devrait être l'homme ayant tout-à-fait compris qu'on n'a le droit d'avoir des idées que tant qu'on peut les changer en vie - le type absolument actif qui ne vit que par l'action parce que seule l'action renferme sa capacité de compréhension. Le dadaïste est l'homme qui loue un étage de l'hôtel Bristol, sans savoir de quel argent il paiera le pourboire à la femme de chambre. Le dadaïste est l'homme du hasard avec de bons yeux et le coup du père François. Il sait lâcher son individualité comme un lasso, il juge chaque cas séparément, il se résigne à se rendre compte que le monde renferme tout à la fois des mahométans, des anabaptistes, des pacifistes, etc., etc... Il aime la diversité du monde

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mais il ne s'en étonne pas autrement. Le soir il y a un orchestre au bord du lac et les filles se balançant sur leurs souliers à talons hauts rient en te regardant de près. On se promène nonchalamment en se faisant une philosophie qui tient lieu de souper. Mais sans que tu t'y attendes le facteur t'apporte un télégramme te disant que tous tes porcs sont morts d'hydrophobie, qu'on a jeté ton veston du haut de la tour Eiffel et que ta concierge a attrapé la gangrène. Etonné, tu contemples la lune qui te semble être un bon placement pour les capitaux et le même facteur t'apporte un second télégramme, annonçant que toutes tes poules ont crevé, que ton père est tombé sur une fourche et y a gelé et que ta mère a éclaté de peine à l'occasion de ses noces d'argent (peut-être aussi la poèle à frire resta-t-elle accrochée à ses oreilles, je n'en sais rien). La vie est ainsi faite, mon très cher. Les jours changent comme le mouvement de tes intestins et toi qui fus si souvent en danger d'étouffer d'une arête de poisson, tu vis toujours. Tu te couvres la tête en sifflant la Madelon. Et qui sait, le lendemain te trouvera peut-être attablé, la plume prête à bondir, penché sur ton nouveau roman : « Canailles ! » Qui sait ?

Voici le dadaïsme pur, messieurs. Si ce Tristan Tzara avait une fois seulement compris quelque chose à cette existence qu'on mène entre singes et punaises il n'aurait pas fait du dadaïsme de l'art abstrait. Il aurait reconnu le charlatanisme de tout art et de toute tendance et serait devenu dadaïste. Où ont-ils laissé leur ironie, ces messieurs qui trouvent important d'être nommé dans l'histoire de la littérature ? où est le regard pleurant et riant du monstrueux derrière et du carnaval du monde ? Ils ont perdu leur indépendance derrière leurs livres, l'ambition d'être aussi célèbres que Rabelais ou que Flaubert leur a enlevé le courage de rire - ils ont encore tant à marcher, tant à écrire, tant à vivre. Rimbaud sauta à la mer pour aller à Sainte-Hélène, Rimbaud était un type ; ils sont assis dans des cafés, méditant de quelle manière on pourrait le plus rapidement devenir un type. Ils ont de la vie une notion accadémique - tous les littérateurs sont des Allemands, c'est pour cela qu'ils n'atteindront jamais la vie. Oui, Rimbaud comprenait fort bien que l'art, la littérature sont choses très suspectes - mais que la vie est bonne à un pacha ou à un souteneur à qui le craquement des lits chante une chanson de recettes augmentées. Entre les mains de Tzara le dadaïsme connut de grands succès. Ils écrivirent des livres qui furent achetés dans toute l'Europe ; ils organisèrent des soirées où des milliers de personnes se bousculèrent. La presse du monde entier s'intéressait au mouvement Dada. Une nouvelle sensation, messieurs ! Dada, entre les mains de personnes qui n'étaient pas dadaïstes devint pour l'Europe une immense sensation, il toucha l'âme du véritable Européen, celui qui est chez lui parmi les pistons et les chaudières des machines, celui qui lève à peine le regard au-dessus du Daily News lorsqu'on le rencontre à la station de Charing Cross. - Dada sut mettre en mouvement les grandes machines à rotation, on en parla au Collège de France et dans les livres psycho-analytiques, à Madrid on s'efforça de le comprendre, au Chili on se battit pour lui. Il est incompréhensible que ce Tristan Tzara qui, par un orgueil enfantin, se dit

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l'inventeur du dadaïsme, tente de fixer Dada à l'art abstrait, parce que ce désir de fixation témoigne d'une ignorance parfaite du proche et du lointain, parce qu'il méconnaît les possibilités de création, de vie et de mort d'une idée en général et qu'il ne conçoit pas l'importance d'un fluide (que celui-ci se manifeste en paroles, en conceptions ou en idées) aux yeux d'un petit cercle de « connaisseurs » et d'une partie du globe qui, étonnée, lève les yeux de sur son travail. Ils fondèrent à Berlin le Club Dada dont je parlerai plus bas. Ces messieurs de la Galerie Dada s'aperçurent certainement que leur mérite n'était aucunement proportionné au succès du dadaïsme. On était arrivé à se prêter les tableaux de ce courtier en art qu'est le berlinois Herwarth Walden (qui, depuis longtemps, faisait des affaires avec des théorèmes d'art abstrait), et de les présenter aux Suisses étonnés, à la tête carrée, comme des choses extraordinaires. On lisait de la prose du Moyen-âge et Tzara se permit la vieille blague de présenter à ces mêmes Suisses toujours très étonnés des rimes nègres qu'il avait fabriquées lui-même, comme étant des reliques d'une culture de Bantous ou de Vinnetous. C'était là une triste assemblée de dadaïstes. Une atmosphère d'art pour l'art est autour de la Galerie Dada, si je la contemple en ce moment ; c'était un salon-manucure des beaux-arts. La Galerie Dada était une antichambre de l'ambition, où les débutants du bluff artistique, devaient s'habituer à lever vers les meneurs du groupe des regards chargés de la béatitude qui se dégage des poésies de Werfel lorsqu'il chante Dieu, la nature et l'esprit. La Galerie Dada était une étroite cuisine de conventions littéraires où l'on n'éprouve pas la moindre honte de n'avoir été nommé toute la vie qu'en dessous du trait. Tous ces messieurs étaient internationaux, de cette ligue de l'esprit qui a été, au moment décisif, si fatale à l'Europe, personnes à double dimension, planimétriques et qui n'éprouvaient pas dans le bout de leurs doigts la compensation nécessaire à une étroite manifestation artistique. Il y aurait eu une possibilité de sauver la situation - on n'en fit rien, et on eut des succès. C'était une situation qui pour un escroc de l'art et de l'esprit était comme si Dieu l'avait créée pour lui. Mais ceci, aucun de ces messieurs qui vendaient de l'art abstrait dans la Galerie Dada, ne voulait le comprendre. Tzara ne voulait pas lâcher sa position d'artiste dans l'enceinte du mythe abstrait, le rôle de guide si longtemps désiré étant enfin à portée de la main et Ball, le fondateur du cabaret Voltaire (pour le reste un type de grande envergure) était trop honnête, trop catholique, que sais-je ? Tous deux avaient une compréhension trop étroite des possibilités du dadaïsme en général, les facultés psychologiques leur manquaient. Le dadaïste comme chevalier d'industrie, comme Manolescou : cet aspect les tenta de nouveau. Le mécontentement se termina sur une querelle entre Tzara et Ball, véritable tauromachie entre dadaïstes, telle qu'elle a lieu d'habitude, avec tous les moyens d'impertinence, de mensonge et de chantage. Ball se souvint de sa vie intérieure - se retira définitivement de Dada et de tout art, et se mit à devenir démocrate à Berne, ce qui lui a bien réussi - me semble-t-il. Tzara et ses adeptes se turent un moment, stupéfiés, puis (Dada se mouvant joyeusement dans le monde, même sans leur aide) ils se lancèrent avec un zèle renouvelé sur l'art nouveau, l'art abstrait.

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Tzara se mit à éditer la revue « Dada » qui prit son chemin à travers tous les pays d'Europe et se vendit bien. Nous l'avons vue en Allemagne et elle nous fit alors absolument l'impression d'une production d'art industriel. Parmi les collaborateurs il y avait, outre les dadaïstes zurichois, tous les noms qui aient jamais fait partie de l'Internationale littéraire la plus moderne. Je cite parmi beaucoup d'autres celui de Francis Picabia que je vénère, qui avait été collaborateur des fameuses Soirées de Paris, dirigées par G. Apollinaire, et qui dut avoir avec cette revue célèbre les rapports du richard avec l'ouvreuse. Apollinaire, Marie Laurencin, le bon Henri Rousseau qui jusqu'à sa mort joue chez lui la Marseillaise : le vieux Paris se réveille - il est mort définitivement. Maintenant ce sont Foch et Millerand qui y règnent, Apollinaire est mort de la grippe, Picabia est à New-York. Le vieux Paris est mort une fois pour toutes. Mais tout récemment Dada y a pris corps. C'est que Tzara y est revenu, après l'épuisement de toute possibilité dadaïste à Zurich et après avoir essayé en vain de ranimer son cercle par l'admission du Dr Serner. Tzara sut immédiatement transformer en Dada la revue « Littérature » ; il mit en scène une grande soirée d'inauguration où des concerts bruitistes et des poèmes simultanés firent grande impression ; il se fit couronner et sacrer pape du monde dadaïste. Dada avait vaincu. Messieurs Picasso et Marinetti ont dû avoir une impression étrange lorsqu'ils apprirent le succès de leurs idées sous le nom de « dada ». Je crains qu'ils n'aient pas été assez dadaïstes pour comprendre dada. Picabia, en tout cas, qui d'année en année avait vu tout ce charlatanisme passer sous ses yeux, ne s'étonna sans doute pas. C'est qu'il avait été dadaïste avant que monsieur Tzara ne lui eut communiqué les sagesses secrètes du dadaïsme.

Raoul HUELSENBECK.

L'autre jour les représentants du mouvement Dada passaient la soirée au Petit-Casino.

Vint un chanteur qui annonça : « Je vais avoir l'honneur de vous chanter quelques-unes de mes meilleures créations. »

En fait de « meilleures créations » il chantait faux et faisait preuve d'un manque total d'expression.

Quelques banalités excitèrent la colère de M. André B... qui tonitruait : « Ta gueule ! Ta gueule ! » après quoi on passa aux chansons patriotiques. Toute la salle applaudit. Seul le groupe hurlait et sifflait. Mouvement dans la salle - comme on dit à la Chambre. Tout le monde debout conspue les dadaïstes. Le chanteur s'adressant à eux, leur dit en montrant sa boutonnière :

  • Faites votre devoir, messieurs.

Les dadaïstes de rire...

Tout cela s'est terminé par un pugilat. La salle entière (800 personnes) se sentait forte contre quatre et les frappa lâchement, si bien que la police dut intervenir et protéger leur retraite.

(Le Journal du Peuple, 25 mai 1922).

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QU'EN DIT LE PRÉFET DE POLICE ?

Avant la guerre, dans tous les pays du monde, c'était une coutume que de dire : « Les Français sont peut-être sots, mais qu'ils sont fins ! » Et en effet. A cette époque, on représentait la France sur les cartes de géographie comme une tache rose du plus gracieux aspect. Elle avait une taille, et même une jolie taille. Or qu'est-il arrivé à la France ? On affiche dans les kiosques des boulevards (et les marchandes ne sont pas lapidées par la foule) une carte de l'Europe centrale (sic) où ce pays qui n'avait pour lui que sa finesse a l'air d'une femme enceinte. C'est vilain, c'est lourd, ça n'a aucun chic. Il paraît qu'on appelle Elsass-Lothringen ce ventre obscène.

Louis ARAGON.

LES LIVRES

Philippe Soupault. - WESTWEGO.
Je ne voudrais pas dire de mal de ce livre.
Je n'en dirai d'ailleurs pas, mais je voudrais bien retrouver en Philippe Soupault le personnage de Chansons, l'espèce d'humour qu'il sut créer et qu'il abandonne trop pour un mirage ridicule.
Je ne vous connaissais pas, cher ami, à l'époque où vous construisiez le monde, mais j'ai appris que cela existait et je voudrais bien vous revoir ainsi.
Je me fiche pas mal que vous collaboriez à la Vie des Lettres ou aux Feuilles libres. Je vous reproche seulement d'avoir changé de point de vue puisque vous n'ajoutez rien à vous-même.
C'est triste au fond.
Si au moins vous deveniez ministre.

Tristan Tzara. - PLUSIEURS LIVRES A PARAITRE.

Il vaut mieux avoir l'air millionnaire sans l'être que de l'être sans en avoir l'air.
Mr Tzara n'aura jamais l'air millionnaire.

Jean Cocteau. - VOCABULAIRE.

Monsieur Jean Cocteau vient de publier un livre qui est intitulé Vocabulaire.
C'est tout ce qu'on peut imaginer de mieux comme saloperie.

Jacques BARON.

Max Ernst et Paul Eluard. - LES MALHEURS DES IMMORTELS.

Les Immortels ont bien du malheur : leur qualité l'implique. Max Ernst a retourné le couteau dans leur plaie en décrivant leurs mésaventures et Paul Eluard les a achevés en révélant celles-ci.
Paul Eluard aurait-il du goût pour le suicide ? Chaque année il enclot son dernier soupir dans un petit livre en tout point pareil au précédent puis la métempsycose fait son œuvre et il expie ses péchés en se réincarnant sous la forme d'un Paul Eluard à répétitions.

Robert DESNOS.

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LES EXPOSITIONS

DELAUNAY

L'empereur Charlemagne allait à l'école. On lui montra une grande peinture qui représentait trois dames dans un chantier. « Mon trône, dit-il, au génial inventeur ». Il ne semble pas que M. Vauxcelles se dépêche de suivre l'exemple illustre que nous venons de rapporter fidèlement. On croit avoir tout dit quand on a dit, et je m'entends, un don indéniable de coloriste, de la vigueur, ou un certain sens de la composition. Mais allez visiter, jeunes gens avides de sensations, la petite maison de la rue de La Baume et regardez les jolies infections qu'un homme intelligent comme Léonce peut suspendre à ses murs ! Ça vous donne le frisson. De là, descendez chez Paul Guillaume, mangez quelques Tours Eiffel et dites-m'en des nouvelles. Ça, au moins, c'est gai, pas malin pour deux sous, et tout de même ça n'aura jamais la prétention de s'y connaître.

Louis ARAGON.

CHIRICO

Après avoir regardé le monde, G. de Chirico sourit de toutes ses dents et demanda à son voisin de table :

  • Idiot, tout cela est faux, n'est-ce pas ?

Non content d'intervertir l'ordre des facteurs il pose de nouvelles équations où l'on retrouve toujours la même inconnue : x = 2 + 2. Il préfère lui qui s'y connaît une paire de claques à un coucher de soleil sur la grève.

Ayant compris ce qu'il ne fallait pas comprendre : La révélation du solitaire, la récompense du devin, le rêve de Tobie, le printemps de l'ingénieur, il étabit un nouveau circuit, puis satisfait de lui partit à cheval sur une lampe à acétylène droit devant lui vers Jérusalem. Jérusalem délivrée... Par qui ? par G. de Chirico - mais délivrée du Christ et non des Turcs (heureusement !)

Après avoir regardé dans le cimetière les beaux tombeaux il vit quelques morts qui s'agitaient dans leur tombe. Il les aida à sortir de leur trou et se laissa conduire par eux à une usine où des tours fabriquaient toute une orfèvrerie sentimentale. Un mannequin guidait la machine qui ne se trompait jamais. Trois oranges tournaient autour et traçaient une circonférence de 4 mètres de diamètre en 2 minutes. Dans un coin il y avait diverses planètes qui effectuaient leur habituel mouvement de rotation, et une sorte de petit animal qui se rattachait au crapaud par le charme et au serin par la forme, et qui sautait de l'une sur l'autre sans se reposer. Alors Chirico s'arrêta et sourit de nouveau. Il avait compris.

Benjamin PÉRET.

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VOUS M'OUBLIEREZ

SKETCH

PERSONNAGES

Parapluie
Robe de Chambre
Machine à Coudre
Un Inconnu

VOUS M'OUBLIEREZ a été représenté à la Salle Gaveau, le 27 mai 1920, au cours d'une manifestation dada. La distribution était la suivante : MM. André Breton (Parapluie) ; Philippe Soupault (Robe de Chambre) ; Paul Eluard (Machine à coudre) ; T. Fraenckel (Un Inconnu).

I

Parapluie, Robe de Chambre.

ROBE DE CHAMBRE. - Allons, allons, quoi ? Où vous voudrez. Dites-moi : quel est donc cet arbre, ce jeune léopard que j'ai caressé l'autre jour en rentrant ?
PARAPLUIE. - A bonnet blanc, bonnet et demi. Comme je plains les coureurs cyclistes étendus à cette heure dans les flaques d'eau du printemps !
ROBE DE CHAMBRE (lui met la main sur l'épaule). - Quel est donc cet arbre, ce jeune léopard que j'ai caressé l'autre jour en rentrant ?
PARAPLUIE. - L'indulgence, père Robe de Chambre, est-il rien de plus beau que l'indulgence ? Rappelons-nous la physique amusante : une seule expérience réussit toujours, celle des rides qui se creusent et des cheveux qui blanchissent.
ROBE DE CHAMBRE (ouvre la fenêtre et crie). - Quel est donc cet arbre, ce jeune léopard que j'ai caressé l'autre jour en rentrant ?

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PARAPLUIE. - Vous prendrez froid sans couvertures. Quel affreux, quel inconfortable voyage ! Les cheminées et les sirènes défilent à pas de loup, que les temps sont changés ! Je vous le disais bien : un bol de ciel couleur de camomille est moins sucré que le regard de votre petite nièce.

(On frappe).

ROBE DE CHAMBRE. - La table n'est pas louée.

II

Les mêmes, Machine à Coudre.

MACHINE A COUDRE (entre). - Il fait un temps magnifique. Parapluie, les rayons du soleil sont pour rien. (A ROBE DE CHAMBRE). Tu es là, chéri ?
ROBE DE CHAMBRE. - Quel est donc cet arbre, ce jeune léopard que j'ai caressé l'autre jour en rentrant ?

(Sauf indications contraires, MACHINE A COUDRE se tient immobile au milieu de la scène).

PARAPLUIE (à l'oreille de MACHINE A COUDRE). - La vierge est prête ? Tout ne peut pas se chanter sur l'air des lampions, si des marguerites jaunes tourbillonnent, fleurs de loterie, à la place des yeux qui se ferment.
MACHINE A COUDRE (croise les mains). - Veux-tu des ficelles ou des oranges ? Mon beau singe m'a fait cadeau d'une paire de bretelles et n'est pas tout. Eléphants des grands magasins, accourez avec vos lanternes sourdes. Le soleil n'est pas couché. Robe de Chambre ! Tu es là, chéri ?

(ROBE DE CHAMBRE cherche de tous côtés un objet inconnu.)

PARAPLUIE. - Vous avez perdu quelque chose. Qu'est-ce que l'acacia ? un animal crevé sous un meuble. Que cessent de ronfler ces toupies souvenirs d'enfance ! Robe de Chambre m'inquiète. Quelle épingle va-t-il encore voir briller dans les raies du plancher ?
ROBE DE CHAMBRE. - Quoi ?
MACHINE A COUDRE. - Tais-toi, lapin. Parapluie, écoute-moi. Je

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n'ai rien à te dire. Tu es beau, tu es bête, tu es... Parapluie. As-tu regardé dehors ce qui se passe ?
PARAPLUIE. - Le quartier Montparnasse a conservé sa physionomie paisible, avec ses artistes, ses philosophes dont les cheveux gris extravaguent sous le chapeau de forme haute. Au Quartier latin on rencontre encore parfois des rêveurs amoureux de beaux livres et de belles estampes. Montmartre est toujours aussi bruyant et la Rue de Rivoli avec les Magasins du Louvre, est redevenue le quartier des touristes, des nouveaux riches en quête de luxe, et des lunes de miel classiques (Il agite les bras). Jette-moi une miette de pain, tu vois bien que je suis un oiseau de passage.
MACHINE A COUDRE. - Essuie tes lunettes, Parapluie. Tu n'as pas vu comme je suis belle aujourd'hui. Mes cheveux se penchent sur la rivière et mes lèvres sont de longs poissons venimeux. Le Créateur...
ROBE DE CHAMBRE. - Quoi ?
MACHINE A COUDRE. - Chut, voyou rouge. Le Créateur m'a dit où se trouvaient toutes les étoiles qui manquent au ciel. Devine dans quelle main j'ai l'innocence, l'innocence qu'on perd chaque matin et qu'on retrouve le soir au fond des bois du soleil.
PARAPLUIE. - Avant de donner le jour aux crécelles domestiques, la vie vide d'un trait les sentiments comme des coquillages. (Montrant ROBE DE CHAMBRE). Il est sourd et bleu, avec de l'orage sur ses mains, mais enfin ce n'est pas un vieillard exigeant.
MACHINE A COUDRE. - Jolis jours blancs, collier des nuits, nuages lointains, fleurs d'ennui.
ROBE DE CHAMBRE. - Quoi ?
MACHINE A COUDRE. - Rien, mécanique à sonnette.

(Silence)

PARAPLUIE va au tableau noir et y pose l'opération suivante :
1.111.111.111
x 0,000.000.009


.... 9.999
PARAPLUIE. - Voici les grenouilles.

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MACHINE A COUDRE. - C'est toi qui sautes au clair de lune.
PARAPLUIE. - La situation est la même qu'hier.
MACHINE A COUDRE. - Mais tu ne constates rien, Parapluie.
PARAPLUIE. - Mon rôle est de ne rien constater. Il y a sur la table du tabac, une pipe, des gants et mon chapeau.
ROBE DE CHAMBRE. - Que peut-on désirer de mieux ?
MACHINE A COUDRE (à PARAPLUIE). - Cette comédie va-t-elle finir ? Je vous parle sérieusement et vous me répondez en haussant les épaules.
PARAPLUIE. - Je sais, mon amour, tu vas m'apprendre qu'il te faut un sou, sinon ton honneur est sauf.
MACHINE A COUDRE. - Tu connais Drapeau, n'est-ce pas. Tu sais qu'il ne pardonne pas. Si je tombe dans ses griffes je suis perdue.
ROBE DE CHAMBRE. - Combien de retrouvés ?
PARAPLUIE. - Que puis-je pour toi ? J'ai vingt-quatre ans et des lunettes.
ROBE DE CHAMBRE. - Et moi beaucoup de cheveux et dix doigts.
MACHINE A COUDRE. - Lâche ! Tu veux que je me mette à genoux devant toi.
ROBE DE CHAMBRE. - Oui, oui.
MACHINE A COUDRE. - Cela ne te dit rien, l'honneur d'une femme ?
ROBE DE CHAMBRE. - Qu'est-ce que l'honneur ? un animal crevé sous un meuble.
MACHINE A COUDRE. - Je m'en vais toujours sans avoir rien obtenu.
PARAPLUIE. - Reste, Machine à Coudre. Qu'irais-tu faire dehors ? On est si bien.
MACHINE A COUDRE (suppliante). - Parapluie, tu es bon.
ROBE DE CHAMBRE. - Meilleur.
MACHINE A COUDRE (à ROBE DE CHAMBRE). - Toi aussi tu es bon, mais tu ne peux pas savoir. Tu es incapable de reconnaître la nuit et la mer.

P.29

ROBE DE CHAMBRE. - Merci du fond du cœur. L'aiguille qui unit les rêves, la chaleur ou la rage des bébés, qu'elles sont belles, qu'elles sont belles !
PARAPLUIE. - Le bon à tout faire, le bon du Trésor, Machine, à quoi bon ? Laissons ce vieil avare ; nous sommes et nous ne sommes pas ses héritiers.
ROBE DE CHAMBRE. - Le Christ a dit : (se passant la main sur le ventre) Soyez bons pour les animaux.
PARAPLUIE. - Si nous descendions Robe de Chambre à la cave ?
MACHINE A COUDRE. - Ce ne sont pas les toiles d'araignée qui font les bonnes bouteilles.
ROBE DE CHAMBRE. - Ce ne sont pas des histoires pour les enfants.
MACHINE A COUDRE. - Parapluie, regarde-moi. Je porte les noms de tous les parfums qui se dégagent quand je chante. Je suis à moi seule les beaux jours d'été et je n'ai qu'à porter alternativement ma robe rose et ma robe bleue pour que tu me prennes la taille en m'appelant tes journaux de sport.
PARAPLUIE. - Il est certain que tu n'es pas mal.
ROBE DE CHAMBRE. - Cela ne se commande pas.
MACHINE A COUDRE. - Le temps toujours, pourquoi le temps ? De là ton malaise.
ROBE DE CHAMBRE. - Qu'est-ce que l'avenir ? un animal crevé sous un meuble.
MACHINE A COUDRE. - Bien des fois, les myosotis rayés à coups d'ongle de notre chambre à coucher m'ont fait peur au réveil. Parapluie, de grâce réponds-moi. Où en sommes-nous avec le temps ?
PARAPLUIE. - Variable. (Se reprenant) Beau fixe.
MACHINE A COUDRE. - Tu m'aimes.

Un inconnu passe au fond de la scène roulant un tonneau. Il est en bras de chemise et porte un tablier blanc.

PARAPLUIE. - Est-il vrai ?
MACHINE A COUDRE. - Si tu ne m'avais pas ? L'œil collé au verre, tu te lasserais de voir (montrant ROBE DE CHAMBRE) la tortue avaler ses mouches. Je te connais, va, tu n'es pas le premier. (Silence).

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Qu'est-ce qu'on dit à sa petite mère ? (Silence). PARAPLUIE est assis Elle lui refait son nœud de cravate. Entends-tu les cloches ? Dis-moi quelque chose, Parapluie. Je suis prête à tout pour t'être agréable. Pense à ce que nous avons devant nous ; inutile de m'attacher un bandeau. Il y a ce petit cerceau à musique qui tourne seul dans le jardin d'une sous-préfecture. Le polichinelle blanc des arbres en fleurs a perdu la tête. Il faut faire attention à ce qu'on dit, l'heure est passée. (Plusieurs fois elle soulève un objet invisible à bout de bras). Sauvés ! Le joli bateau qui fera naufrage est parti.
ROBE DE CHAMBRE. - Me rapportera-t-on un cornet plein de cette fumée rose qu'on appelle la « barbe à papa » ?
MACHINE A COUDRE. - Vous, les hommes, vous ne savez comment survivre à vous-mêmes. Tout recommence un jour que vous ne savez prévoir, et vous ne mourez pas d'étonnement. Vous consultez votre montre qui s'est arrêtée par hasard. A tire d'aile les chimères s'éloignent, laissant tomber des sacs de lest. Parapluie, Robe de Chambre, vous êtes trop savants ; prenez ce remède. (Elle joue à la marelle). Trêve de compliments, choisissez entre le chanvre et moi. L'idée n'est rien : il n'est pas de si beau papillon qu'on n'aime à le voir se débattre sous un chapeau, (les deux mains croisées comme pour boire) pas de tissu si serré que cette poussière d'or ne passe au travers. A votre santé ! (Crié) Le dernier pan de fleurettes, chanson sur la cour, qui reste debout une fois la maison abattue, doit être réservé à l'affichage Cadum. Elle tombe en proie à une crise de grande hystérie. (Parlé) Ce sont des volubilis pour mettre dans vos cheveux, des voleurs de grand chemin qui vous parlent. Trente-six volubilis s'enroulent autour du paratonnerre. Introduisez les voleurs au salon. Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. (Silence) Dix mille francs à qui fera exploser la première lampe Pigeon. (Silence) La volupté.
ROBE DE CHAMBRE et PARAPLUIE se lèvent.
ROBE DE CHAMBRE. - Machine à Coudre, mes oreilles bourdonnent. Je te prie de te taire.
PARAPLUIE. - Cela a assez duré. Va-t'en.
ROBE DE CHAMBRE ET PARAPLUIE (ensemble). - Je ne peux supporter plus longtemps ce bruit de machine à vapeur.

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MACHINE A COUDRE. (qui s'est relevêe peu à peu). - Je comprends maintenant. Vous me chassez.
ROBE DE CHAMBRE. - Simplement.
MACHINE A COUDRE. - Vous êtes des brutes.
PARAPLUIE. - Ma patience n'est pas aussi longue que ta langue.
MACHINE A COUDRE. - Explique-moi, Parapluie, et je partirai.
ROBE DE CHAMBRE. - Pas d'explications.
MACHINE A COUDRE. - Je sais ce qui me reste à faire.
ROBE DE CHAMBRE ET PARAPLUIE (ensemble). - Elle va encore parler pendant une heure. C'est insupportable.
MACHINE A COUDRE. - Je n'ai pas voulu te faire de peine, Parapluie. Maintenant je te vois triste, qu'ai-je fait, mon Dieu ?
ROBE DE CHAMBRE. - Oh ! assez. Fais-la taire, Parapluie. Si elle ne s'en va pas, qu'elle sorte.
MACHINE A COUDRE. - Laissez-moi placer un mot.
ROBE DE CHAMBRE (ensemble). - Mais la chambre va déborder si tu places encore un mot. Va parler aux arbres et aux réverbères, mais laisse-nous tranquilles, toupie.
MACHINE A COUDRE. - Toupie ! (Elle s'en va en répétant le mot toupie).

III

Les mêmes, moins Machine à Coudre.
On entend une chanson :

Du vase en cristal de Bohème
Du vase en cris
Du vase en
En cristal
Du vase en cristal de Bohème
Bohème
Bohème
En cristal de Bohème
Bohème
Bohème
Bohème

P.32

Hème hème oui Bohème
Du vase en cristal de Bo Bo
Du vase en cristal de Bohème
Aux bulles qu'enfant tu soufflais
Tu soufflais
Tu soufflais
Flais
Flais
Tu soufflais
Qu'enfant tu soufflais
Du vase en cristal de Bohème
Aux bulles qu'enfant tu soufflais
Tu soufflais
Tu soufflais
Oui qu'enfant tu soufflais
C'est là, c'est là tout le poème
Aube éphé
Aube éphé
Aube éphémère de reflets
Aube éphé
Aube éphé
Aube éphémère de reflets

PARAPLUIE se bat les flancs à la manière des cochers qui ont froid.
A plusieurs reprises ROBE DE CHAMBRE se passe le pouce sous le menton.

PARAPLUIE. - Je me rappelle en ce moment sous une forme très vive une visite que j'ai faite il y a un an dans un château de la Loire. Cette visite avait duré deux heures. Aujourd'hui je la refais facilement en imagination : j'entre par l'immense porte, je traverse dans leur ordre les cours, les galeries, les salles, les chapelles superposées, je revois leurs fresques et leurs décorations originales ; je m'oriente assez bien dans le dédale de ce château jusqu'à ma sortie ; mais il m'est impossible de me représenter la durée de cette visite comme égale aux deux heures qui s'étaient écoulées.

ROBE DE CHAMBRE va s'agenouiller pour prier.

(Silence)

Devant la scène, PARAPLUIE vient agiter un drapeau rouge de garde-barrière.

RIDEAU

André BRETON et Philippe SOUPAULT.

Mai 1920.