Littérature (nouvelle série) n° 2, avril 1922
DIRECTEURS :
ANDRÉ BRETON & PHILIPPE SOUPAULT
- Redaction : 37, Avenue Duquesne, PARIS (VIIe) -
Administration : AU SANS PAREIL, 37, Avenue Kléber, PARIS (XVIe)
LITTÉRATURE paraît le 1er de chaque mois
SOMMAIRE
Germain Nouveau | Les Mains. |
André Breton | Lâchez tout. |
Louis Aragon | Asphyxies. |
Georges Anquetil | Les Fleurs du Bien. |
Philippe Soupault | Raymond Roussel. |
Jacques Rigaut | Un brillant Sujet. |
Roger Vitrac | Monuments. |
Jacques Baron | Le Masque au Nez de Caoutchouc. |
QUELQUES PRÉFÉRENCES DE
Louis ARAGON - Jacques BARON - André BRETON - Paul ELUARD - Théodore FRAENKEL Max MORISE - Benjamin PÉRET - Georges RIBEMONT-DESSAIGNES - Jacques RIGAUT Philippe SOUPAULT - Roger VITRAC
PRIX DU NUMÉRO
France : 2 francs -:- Étranger : 2 fr. 50
ABONNEMENTS
Les 12 numéros : 20 franc pour la France et 25 francs pour l'Étranger
La Collection de la première série de LITTÉRATURE comprend 20 numéros dont plusieurs sont épuisés et se vend 40 fr.
P. 1
Des attitudes nous en avons à revendre. Des poèmes, cela se défend encore et toujours. Ce qui se défend beaucoup moins, c'est la sorte de prédilection que nous portons à certaines des choses qui nous entourent. C'est dans ce domaine aussi que nous nous trouvons les plus étrangers les uns aux autres. Pourquoi choisissez-vous cette femme, cette marque de cigarettes ? On aurait tort de croire que cela n'engage à rien. En tout cas nous ne voyons pas de quel droit les détectives privés continueraient à se passer de ces éléments.
1 Jardin de Paris, 2 Monarque, 3 Objet usuel, 4 Pays, 5 Epoque, 6 Quartier de Paris, 7 Automobile, 8 Peintre, 9 Occupation, 10 Science, 11 Animal, 12 Parfum, 13 Age, 14 Métier, 15 Couleur, 16 Poète, 17 Métal, 18 Femme, 19 Homme politique, 20 Mets, 21 Fourrure, 22 Boisson, 23 Musicien, 24 Objet de vêtement, 25 Yeux, 26 Partie du corps, 27 Fleur, 28 Divinité, 29 Heure, 30 Saison, 31 Toucher, 32 Plante, 33 Geste, 34 Pierre précieuse, 35 Danse, 36 Excitant, 37 Manière de faire l'amour.
1 Buttes Chaumont, 2 Philippe IV le Bel, 3 Salière Cérébos, 4 Thibet, 5 Fin août 1914, 6 Carrefour Belleville-Oberkampf, 7 Mercédès, 8 Picasso, 9 Dormir, 10 Zoologie, 11 Zèbre, 12 Brûlé, 13 Aucun, 14 Aiguilleur, 15 Jaune, 16 Ducasse, 17 Etain, 18 La Parabère, 19 Annam, 20 Pommes de terre frites, 21 Loutre, 22 Café, 23 Moussorgski, 24 Culotte de jersey, 25 Noirs, 26 Hanche, 27 Violette, 28 Sainte Vierge, 29 3 heures, 30 Juin, 31 Emeri, 32 Agave, 33 Serrer les dents, 34 Charbon, 35 Gigue, 36 Miroir, 37 Par derrière.
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1 Square du Bon-Marché, 2 Jules César, 3 Cravate, 4 Kamtchatka, 5 Décadence romaine, 6 Porte-Maillot, 7 Voisin, 8 Rousseau, 9 S'asseoir dans un fauteuil, 10 Philosophie, 11 Serpent rouge, 12 Aucun, 13 Aucun, 14 Acrobate, 15 Rouge, 16 Rimbaud, 17 Acier, 18 Madame Tallien, 19 Badina, 20 Omelette nature, 21 Vigogne, 22 Porto, 23 Mozart, 24 Epingles de cravate, 25 Verts, 26 Biceps, 27 Aucune, 28 Bouddha, 29 2 heures, 30 Eté, 31 Cerveau, 32 Algues, 33 Faire signe du doigt, 34 Opale, 35 Nègre, 36 Décolleté, 37 Pompier.
1 Square des Arts-et-Métiers, 2 Charles VI, 3 Ciseaux, 4 Java, 5 Septembre 1871, 6 Porte Saint-Denis, 7 Voisin, 8 Ingres, 9 Rêver en dormant, 10 Aucune, 11 Plésiosaure, 12 Fougère, 13 30 Ans, 14 Aucun, 15 Blanc, 16 Ducasse, 17 Plomb, 18 Marguerite de Bourgogne, 19 Briand, 20 Artichaut, 21 Renard blanc, 22 Café, 23 Aucun, 24 Chemise de femme noire, 25 Violets, 26 Yeux, 27 Capucines, 28 Pan, 29 5 heures, 30 Août, 31 Plantes, 32 Potiron, 33 œillade, 34 Aucune, 35 Shimmy, 36 Jupes plissées, 37 Soixante-neuf.
1 Square des Arts et Métiers, 2 Charlemagne, 3 Portefeuille, 4 Java, 5 XVIIIe siècle, 6 Opéra, 7 Cadillac, 8 Poussin, 9 Dormir, 10 Logique, 11 Singe, 12 Mandarine, 13 35 ans, 14 Peintre, 16 Baudelaire, 17 Argent, 18 Lucrèce Borgia, 19 Mandel, 20 Escalope, 21 Renard blanc, 22 Champagne, 23 Grieg, 24 Bas de soie, 25 Feuille morte, 26 Seins, 27 Myosotis, 28 Saboth, 29 18 heures, 30 Juin, 31 Mousseline de soie, 32 Iris, 33 Caresse, 34 Turquoise, 35 Orientale, 36 Les aisselles, 37 Assis, femme à cheval.
1 Square des Arts et Métiers, 2 Deschanel, 3 Chapeau, 4 ...., 5 Les Gaulois, 6 Place d'Italie, 7 Citroën, 8 ...., 9 Se promener, 10 Physique, 11 ...., 12 Celui des fruits, 13 26 ans, 14 Aucun, 15 Noir, 16 Racine, 17 Cuivre, 18 ...., 19 Georges Anquetil, 20 Mayonnaise, 21 Loutre, 22 Café, 23 ...., 24 Chapeau, 25 Révulsés, 26 Le Front, 27 Anémone, 28
P. 3
12 heures, 30 Aucune, 31 Les boules, 32 ...., 33 ...., 34 Opale, 35 ...., 36 ...., 37 ....
1 Aucun, 2 Pharaon, 3 Cure-ongle, 4 Laponie, 5 1922, 1 Bercy, 7 Hispano-Suiza, 8 Chirico, 9 Flâner, 10 Chimie, 11 Gnou, 12 Rose rouge, 13 91 ans, 14 Colleur d'affiches, 15 Gris, 16 Aucun, 17 Fer-blanc, 18 Salomé, 19 Aucun, 20 œufs brouillés aux truffes, 21 Petit-gris, 22 Whisky, 23 Bach, 24 Echarpe, 25 De Vache, 26 Saignée du bras, 27 Fleurs des champs, 28 Baal, 29 1 h. 1/2, 30 Hiver, 31 Naseaux de cheval, 32 Bambou, 33 Tomber, 34 Perle noire, 35 Danses acrobatiques, 36 Bretelle de soutien-gorge, 37 Assis.
1 Square de la Trinité, 2 Catherine II, 3 Pots de Chambre, 4..., 5 1789-1799, 6 Boulevard Sébastopol, 7 ...., 8 Henri Rousseau, 9 Marcher, 10 Cuisine, 11 ...., 12 Herbe, 13 22 ans, 14 Aucun, 15 citon, 16 Ducasse, 17 Uranium, 18 Lucrèce Borgia, 19 Raspoutine, 20 Crême fraîche, 21 Chinchilla, 22 Alcool, 23 Le Bruit, 24 Monocle, 25 Verts, 26 Les fesses, 27 Fleurs en papiers, 28 ...., 29 1 heure, 30 Milieu de l'Eté, 31 Choses rugueuses, 32 Herbe, 33 Tenir une canne, 34 ...., 36 Tango, 36 ...., 37 ....
1 Champ de Mars, 2 Néron, 3 Bidet, 4 Nouvelle-Guinée, 5 Babylone, 6 Passy, 7 Mercédès, 8 Greco, 9 Amour, 10 Botanique, 11 Lézard, 12 Ambre, 13 37 ans, 14 ...., 15 Vert, 16 Ducasse, 17 Plomb, 18 Isabeau de Bavière, 19 Caillaux, 20 Muscat, 21 Renard, 22 Kummel, 23 Jazz, 24 Peignoir de bain, 25 Troubles, 26 Seins, 27 œillet de montagne, 28 Istar, 29 Midi, 30 Eté, 31 Fourrures, 32 Vanille, 33 Caresse, 34 Emeraude, 35..., 36 Les parfums, 37 Sodomie.
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1 ...., 2 Caligula, 3 ...., 4 Sumatra, 5 XIXe siècle, 6 Canal St-Martin, 7 Hispano-Suiza, 8 Picasso, 9 ...., 10 ...., 11 Chat, 12 Jasmin, 13 29 ans, 14 Aucun, 15 vert, 16 ...., 17 Platine, 18 Messaline, 19 ...., 20 Soufflé, 21 ...., 22 Bourgogne, 23 Les Nègres, 24 Tous, 25 Yeux, 26 ...., 27 ...., 28 Fatalitas, 29 10 heures, 30 Août, 31 ...., 32 Fleurs carnivores, 33 Mouvement des paupières, 34 Perle, 35 ...., 36 Monstres, 37 Sodomiser.
1 Tuileries, 2 Louis XI, 3 Lorgnons, 4 Congo, 5 1880, 6 Chaussée d'Antin, 7 Cadillac, 8 Henri Rousseau, 9 Fumer, 10 Hydrographie, 11 Poissons, 12 Iris, 13 28 ans, 14 Banquier, 15 Bleu, 16 Soupault, 17 Acier, 18 Phryné, 19 Caillaux, 20 Côte de bœuf, 21 Renard bleu, 22 Whisky, 23 Rag-time, 24 Cravate, 25 Beige, 26 Nuque, 27 œillet rouge, 28 Ange Gabriel, 29 16 heures 30, 30 Hiver, 31 Cheveux, 32 Cactus, 33 Frapper sur la table, 34 Diamant, 35 Danses anglaises, 36 Odor di femina, 37 N° I.
1 Place des Vosges, 2 Clovis, 3 Pipe en terre, 4 Tahiti, 5 XVIe siècle, 6 Les Halles, 7 Hispano-Suiza, 8 Uccello, 9 ...., 10 Géométrie, 11 Serpents, 12 Esther, 13 ...., 14 Menuisier, 15 Jaune, 16 Rimbaud, 17 Plomb, 18 Mademoiselle Mady Cisterne, 19 Louis-Jean Malvy, 20 Huîtres, 21 ...., 22 Stout, 23 Stravinsky, 24 Chemise, 25 ...., 26 Cul, 27 Fuchsias, 28 ...., 29 10 heures 30, 30 Eté, 31 Boule de nickel, 32 Plantes vertes, 33 Mettre la main sur le cœur, 34 Topaze, 35 Les Glissades, 36 Nudité au travers des cheveux, 37 Femme en jockey, les mains gantées de blanc sur les épaules de l'homme couché.
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L'inédit n'existe pas et nous n'avons que faire de l'actualité, ce nœud burlesque à notre mouchoir. Dorénavant Littérature ne rendra plus compte que de livres anciennement parus ou ne devant jamais paraître. Nous verrons pour les spectacles, et le reste. Pour marquer le pas, nous reproduisons en tête de ce numéro le poème suivant que nous jugeons admirable et dont nous avons différé trop longtemps la publication :
Les Mains
Aimez vos mains afin qu'un jour vos mains soient belles,
Il n'est pas de parfum trop précieux pour elles.
Soignez-les. Taillez bien les ongles douloureux
Il n'est pas d'instruments trop délicats pour eux.
C'est Dieu qui fit les mains fécondes en merveilles,
Elles ont pris leur neige aux lys des Séraphins.
Au jardin de la chair ce sont deux fleurs pareilles
Et le sang de la rose est sous leurs ongles fins.
Il circule un printemps mystique dans les veines
Où court la violette, où le bluet sourit ;
Aux lignes de la paume ont dormi les verveines ;
Les mains disent aux yeux les secrets de l'esprit.
Les peintres les plus grands furent amoureux d'elles,
Et les peintres des mains sont les peintres modèles.
Comme deux cygnes blancs l'un vers l'autre nageant,
Deux voiles sur la mer fondant leurs pâleurs mates,
Livrez vos mains à l'eau dans les bassins d'argent,
Préparez-leur le linge avec les aromates.
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Les mains sont l'homme ainsi que les ailes l'oiseau ;
Les mains chez les méchants sont des terres arides ;
Celles de l'humble vieille où tourne un blond fuseau
Font lire une sagesse écrite dans leurs rides.
Les mains des laboureurs, les mains des matelots
Montrent le hâle d'or des Cieux sous leur peau brune.
L'aile des goélands garde l'odeur des flots,
Et les mains de la Vierge un baiser de la lune.
Les plus belles parfois font le plus noir métier,
Les plus saintes étaient les mains d'un charpentier.
Les mains sont vos enfants et sont deux sœurs jumelles ;
Les dix doigts sont leurs fils également bénis ;
Veillez bien sur leurs jeux, sur leurs moindres querelles,
Sur toute leur conduite aux détails infinis.
Les doigts font les filets et d'eux sortent les villes,
Les doigts ont révélé la lyre aux temps anciens,
Ils travaillent pliés aux tâches les plus viles,
Ce sont des ouvriers et des musiciens.
Lâchés dans la forêt des orgues le dimanche,
Les doigts sont des oiseaux, et c'est au bout des doigts
Que, rappelant le vol des geais de branche en branche,
Rit l'essaim familier des Signes de la Croix.
Le pouce dur avec sa taille courte et grasse
A la force. Il a l'air d'Hercule triomphant.
Le plus faible de tous, le plus doux a la grâce,
Et c'est le petit doigt qui sut rester enfant.
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Servez vos mains, ce sont vos servantes fidèles, Donnez à leur repos un lit tout en dentelles.
Ce sont vos mains qui font la caresse ici-bas,
Croyez qu'elles sont sœurs des lys et sœurs des ailes.
Ne les méprisez pas, ne les négligez pas,
Et laissez-les fleurir comme des asphodèles.
Portez à Dieu le doux trésor de vos parfums,
Le soir à la prière, éclose sur les lèvres,
O mains, et joignez-vous pour les pauvres défunts
Pour que Dieu dans les mains rafraîchisse nos fièvres.
Pour que le mois des fruits vous charge de ses dons,
Mains, ouvrez-vous toujours sur un nid de pardons.
Et vous dites, ô vous qui détestant les armes
Mirez votre tristesse au fleuve de nos larmes,
Vieillard dont les cheveux sont tout blancs vers le jour,
Jeune homme, aux yeux divins où se lève l'amour,
Douce femme mêlant ta rêverie aux anges,
Le cœur gonflé parfois au fond des soirs étranges,
Sans songer qu'en vos mains fleurit la volonté,
Tous vous dites : " Où donc est-il, en vérité,
Le Remède, ô Seigneur, car nos maux sont extrêmes ? "
Mais il est dans vos mains, mais il est vos mains mêmes.
Germain NOUVEAU.
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Lâchez tout
J'habite depuis deux mois place Blanche. L'hiver est des plus doux et à la terrasse de ce café voué au commerce des stupéfiants, les femmes font des apparitions courtes et charmantes. Les nuits n'existent guère plus que dans les régions hyperboréennes de la légende. Je ne me souviens pas d'avoir vécu ailleurs ; ceux qui disent m'avoir connu doivent se tromper. Mais non, ils ajoutent même qu'ils m'avaient cru mort. Vous avez raison de me rappeler à l'ordre. Après tout qui parle ? André Breton, un homme sans grand courage, qui jusqu'ici s'est satisfait tant bien que mal d'une action dérisoire et cela parce que peut-être un jour il s'est senti à jamais trop durement incapable de faire ce qu'il veut. Et il est vrai que j'ai conscience de m'être déjà dévalisé moi-même en plusieurs circonstances ; il est vrai que je me trouve moins qu'un moine, moins qu'un aventurier. N'empêche que je ne désespère point de me reprendre et qu'à l'entrée de 1922, dans ce beau Montmartre en fête, je songe à ce que je puis encore devenir.
On se fait de nos jours une pensée de la précipitation de toute chose en son contraire, et de la résolution de tous deux en une seule catégorie, celle-ci conciliable elle-même avec le terme initial et ainsi de suite jusqu'à ce que l'esprit parvienne à l'idée absolue, conciliation de toutes les oppositions et unité de toutes les catégories. Si " Dada " avait été cela, certes ce ne serait pas si mal, encore qu'au sommeil de Hegel sur ses lauriers je préfère l'existence mouvementée de la première petite grue. Mais Dada
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est bien étranger à ces considérations. La preuve en est qu'aujourd'hui où sa grande malice est de se faire passer pour un cercle vicieux : " Un jour ou l'autre on saura que avant dada, après dada, sans dada, envers dada, contre dada, malgré dada, c'est toujours dada ", sans s'apercevoir qu'il se prive par là-même de toute vertu, de toute efficacité. Il s'étonne de ne plus avoir pour lui que de pauvres diables qui, retirés dans leur poésie, s'émeuvent bourgeoisement au souvenir de ses méfaits déjà anciens. Il y a longtemps que le risque est ailleurs. Et qu'importe si, poursuivant son petit bonhomme de chemin, M. Tzara doit partager un jour la gloire de Marinetti ou de Baju ! On a dit que je changeais d'homme comme on change de bottines. Passez-moi le luxe, par charité je ne puis porter éternellement la même paire : quand elle a cessé de m'aller je la laisse à mes domestiques.
J'aime et j'admire profondément Francis Picabia et l'on peut sans m'offenser rééditer quelques boutades de lui sur mon compte. On a tout fait pour l'égarer sur mes sentiments, prévoyant que notre entente serait de nature à compromettre la sécurité de quelques " assis ". Le dadaïsme, comme tant d'autres choses, n'a été pour certains qu'une manière de s'asseoir. Ce que je ne dis pas plus haut, c'est qu'il ne peut y avoir d'idée absolue. Nous sommes soumis à une sorte de mimique mentale qui nous interdit d'approfondir quoi que ce soit et nous fait considérer avec hostilité ce qui nous a été le plus cher. Donner sa vie pour une idée, Dada ou celle que je développe en ce moment, ne saurait prouver qu'en faveur d'une grande misère intellectuelle. Les idées ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont : à concurrence pour moi de déplaisir ou de plaisir, bien dignes encore de me passionner dans un sens ou dans l'autre. Pardonnez-moi de penser que contrairement au lierre, je meurs si je m'attache. Voulez-vous que je m'inquiète de savoir si par ces paroles je porte atteinte
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à ce culte de l'amitié qui, selon la forte expression de M. Binet-Valmer, prépare le culte de la patrie ?
Je ne puis que vous assurer que je me moque de tout cela et vous répéter : Lâchez tout.
Lâchez Dada.
Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.
Lâchez vos espérances et vos craintes.
Semez vos enfants au coin d'un bois.
Lâchez la proie pour l'ombre.
Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu'on vous donne pour une situation d'avenir.
Partez sur les routes.
André BRETON.
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Asphyxies
Boulevard Bonne-Nouvelle, un jeune employé se rend hâtivement à son travail. Tout à coup, il s'arrête. Fou rire. Un témoin l'entend dire : " Si c'est une brune ". Une femme brune presque aussitôt les dépasse. Le jeune homme se tue.
Dans sa poche, il y avait une lettre pour remercier d'une invitation à dîner.
Suicide ou banqueroute, Desdémone s'auréolait d'une tragique histoire dont on ne connaissait pas bien les détails. Son ami A. restait des heures et des heures à jouer silencieusement avec son ombrelle. Il avait passé pour un jeune homme d'avenir. Maintenant il faisait la lecture à Desdémone : Trompée au seuil de la chambre nuptiale.
Le 1er Mars courant, Célestin Pradelineau ayant assassiné sa maîtresse la " Dandinons ", la police opéra une raffle dans le quartier Saint-J... et surprit A. en flagrant délit avec une petite fille et un petit garçon malingre. A. mourut en arrivant au poste. Dans la coiffe de son chapeau on trouva un papier roulé.
" 28 Février 1922. - Je n'ai jamais aimé que Desdémone : je la déteste. Que ma mort ne lui serve de rien : elle croira que je lui mentais.
Le commissaire de police a porté ce petit papier à l'intéressée. On dit qu'elle va débuter au cinéma.
N... (Deux-Sèvres).
Taciturne dès le plus jeune âge, George S *, né le 24 janvier 1889, se montra toujours un fils respectueux. Pas de punition au service militaire, pas de casier judiciaire. Il épouse le 2 juillet 1912 Marie Dr..., âgée de dix-neuf ans, fille de notaire. Il ne la trompe pas. Mobilisé en 1914, il ne déserte pas. En 1919, son père lui cède la direction d'un magasin de nouveautés. Il la prend. Ses employés sont unanimes à louer sa bienveillance. A une amie, Madame S... se déclare très heureuse bien que ce soit dommage un mari si peu bavard.
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Le 17 août 1921, comme à son habitude, S..., levé avant sa femme, siffle : Adieu, Mignon, courage !, dira la bonne. Il descend au jardin, bine un carré pour les laitues, puis s'enferme dans le bureau où il écrit une lettre à un destinataire resté inconnu. Il met son canotier et porte sa femme, la trouve sommeillant encore, et l'étrangle. Il ouvre les persiennes avant de partir, puis disparaît.
On découvre dans ses papiers une épitaphe pour la victime : Bonne épouse, elle emporte les regrets de ceux qui ne l'ont pas aimée.
Le 28 janvier 1922, on retrouve S... portefaix à Cette. Toujours taciturne, sobre. On ne lui connaît pas de maîtresse. Il déclare seulement qu'il en avait assez.
Le fameux général R. dont on n'a pas oublié les succès vient de donner sa démission. Nous lui en avons demandé les raisons. Il nous a répondu que les plaisanteries les plus courtes étaient les meilleures. Il passe maintenant ses journées à se regarder dans la glace.
Le petit Raoul, sept ans, faisait le bonheur de sa mère, Madame D. D. travaillait dans le blanc. Sophie sa sœur avait épousé Paul G. et les deux couples habitaient sur le même palier. Madame D. n'avait d'yeux que pour Raoul. Le grand événement de la semaine était une promenade au bord de l'eau. Madame D. ne quittait pas l'enfant d'une semelle. Le 3 janvier 1922, comme elle descendait l'escalier, elle croisa son beau-frère, une main posée sur la rampe. Elle rentra précipitamment chez elle, regarda Raoul, éclata de rire, vida les tiroirs et vint retrouver Paul qui n'avait laissé à sa femme que quatre francs sur la cheminée. En passant près de la loge, elle dit assez haut pour que la concierge l'entendit : " Une bonne expérience pour un gosse : ça va le mûrir ".
Dans une autre ville, un homme et une femme danseront six mois dans tous les bals. Ils ont entre eux un excellent sujet de plaisanteries : petite tête rase au médaillon qui descend entre ces seins faits pour les paumes.
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Commis modèle jusqu'à son mariage, Vincent V... a épousé l'autre jour C... Il part pour le magasin tous les matins à sept heures trente. Mais il passe la matinée, quelque temps qu'il fasse, sur un banc de l'avenue du Maine. Il arrive en retard pour déjeuner et retourne précipitamment au même travail. A la fin du mois, il n'aura donc pas un sou à donner à C..., qui le croit tout le jour à vendre des essuie-plumes. Cela le réjouit un peu.
En 1907, au cirque Z., le clown F. chantait :
Premier couplet
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Deuxième couplet
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Troisième couplet
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne rentrerai plus à la maison.
Non, je ne .... plus .... m .. son.
Non, je .... nplus .... am .. son.
Non, je ne re .... à la m .... son.
- Non .... plus .... m ....
Non plus .... je ne r .... mson.
Jamais je ne rentrerai .... à la maison.
Jamais plus je ne .... à la maison.
Louis ARAGON.
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Georges Anquetil, le sympathique directeur du Grand-Guignol, actuellement sous les verrous, est, on ne l'a pas oublié, le créateur de " La Carte postale littéraire " (Ed. Aux Alliés.) Littérature, qui poursuit dans un autre domaine une action parallèle à celle du Grand-Guignol, ne peut manquer de protester contre l'incarcération de l'éminent sociographe. Par la même occasion elle se fait un plaisir de rendre hommage à son beau talent poétique.
LES FLEURS DU BIEN
Le Blé perdu
(Sur une pensée d'Eugène Manuel)
à Monsieur J. Gournay.
De l'Angelus du soir que les cloches sonnaient
La paix en tous les cœurs descendait des clochers,
Pendant que les bœufs roux, traînant les blés fauchés,
Vers la ferme, à pas lents, par deux s'acheminaient.
Mais, à chaque cahot, des épis s'égrenaient :
Grains tombés, grains perdus, grains à jamais gâchés,
Sans doute dédaignés des moissonneurs couchés,
Et que, près du hameau, des poulets seuls glanaient...
Or je songeais qu'au blé comme au bonheur il faut
Un an pour sa beauté, un seul jour pour la faulx,
Un instant pour sa perte, et, rêveur solitaire,
Je pensais, soudain triste en mon esprit amer :
Que d'heureux on ferait, sur notre pauvre terre,
Rien qu'avec le bonheur qui chaque jour s'y perd !
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Les autres Fleurs
pour Albert Brun
- " Aime Les Fleurs du Mal du divin Baudelaire,
Me dit un amateur du vice et du pervers.
Si cet impur chef-d'œuvre a séduit l'univers,
C'est que de tous les snobs il est le bréviaire.
Il se peut qu'il échappe au bon sens populaire,
Qui n'en comprend souvent que fort peu les grands vers -
Certains, bons pour les sphinx, semblant faits à l'envers -
Je n'en aime pas moins sa Muse solitaire.
Car si dans les jardins où rôdent les sarcleurs,
Il vit que, défriché, le mal avait ses fleurs,
Il lui faut savoir gré de t'en offrir la gerbe ! "
Ce discours me troubla, jeune collégien,
Et je dis seulement - candeur d'enfant imberbe :
- " Ça n'existe donc pas aussi, les... fleurs du bien ? "
GEORGES ANQUETIL.
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Raymond Roussel
Retrouver comme par hasard la règle du jeu et calculer sans gaieté permet-il de répondre à l'interrogation muette des lignes de chemin de fer et de navigation ? Ce souci, cet incroyable souci qui pèse sur notre vie comme la crainte d'un accident, la terreur d'une bousculade, je le découvre à chaque pas dans les Impressions d'Afrique.
La sympathie silencieuse, d'une part, l'antipathie respectueuse d'autre part, qui entourent Roussel, sont expliquées par la fortune de cet auteur. Malgré le sens péjoratif attaché à ce mot quand il s'applique à un écrivain, il n'est pas inutile de déclarer que Raymond Roussel est riche. Je ne crois pas mentir en ajoutant que cette fortune lui vient de ses parents. L'éducation spéciale qu'il a reçue, les spectacles de son enfance ont accentué le penchant qui n'appartient qu'à ceux " qui n'ont que la peine de naître " : ce plaisir incomparable de regarder s'agiter les autres, bêtes, gens ou machines. Tous les hommes ne peuvent s'intéresser à ces jeux, à ces travaux. Les fervents des réunions sportives sont ou des sportifs, ou des professionnels de la fortune.
Roussel possède à un très haut degré ce goût-là. Il s'y abandonne sans crainte dans son livre. Il imagine des effets nouveaux, des machines sensationnelles, des tours de force surhumains, qu'il décrit à la manière d'un Chirico et d'un spécialiste. A ce goût incroyablement vif s'ajoute le désir du risque. Toutes les combinaisons qu'il échafaude sont à la merci d'un moment d'inattention. Lorsque dans le silence spontané le danger vole comme un oiseau blessé, lorsque la vie d'un homme, pour un instant, miroir de soi-même, tremble comme une étoile au bout d'un fil, un cœur s'arrête ; des yeux se fixent et l'assourdissement commence.
Transporter (sans tomber un seul instant dans l'exotisme) ce plaisir sous un soleil de métal, dans un pays d'Afrique occidentale, où la nature est la seule supportable, où la cruauté rôde, est la tâche que Roussel accomplit avec un peu d'affectation, dans ses Impressions d'Afrique.
Roussel a choisi ce titre par ironie gratuite. La gravité de cette ironie s'étend au livre tout entier. L'auteur qui est un grand voyageur adopte le parti-pris, le jugement des lecteurs du Journal des Voyages : l'amour des Africains pour les verroteries, les vêtements européens et les montres. P. 17 Il découvre la place publique, la fête foraine et les boniments des charlatans. Une rue devient un théâtre et les hommes, méprisables et méprisés, des animaux savants, tandis que les bêtes sont mieux dressées que les hommes.
L'ironie, en général masque commode, est le complément indispensable de la bêtise. Le ricanement sort généralement du gosier des pauvres diables qui lèchent lentement la poussière tombée du ciel. Je donne deux sous pour que ces gens aillent ironiser ailleurs. Par contre je ne conseille à personne de ranger Roussel dans cette catégorie. L'ironie dont il colore son livre est du même ton que celle qui flamboie dans la Saison en Enfer. Elle lui permet de proposer sans faiblesse les combinaisons les plus simples, elle ne chasse pas le mystère des romans, dits romans policiers, ni le halètement du lecteur qui tourne les pages de plus en plus vite. On peut après avoir rapproché le nom de Rimbaud de celui de Roussel, continuer ce petit jeu en accouplant les noms de Gaston Leroux et de Raymond Roussel.
Au milieu des vents, des pluies et des arbres, des ombres flottent. On les voit glisser sans pouvoir les distinguer. Il semble que des jumelles de théâtre et parfois même une longue vue soient nécessaires. Ce sont les nommes que l'auteur décrit comme de petits jouets mécaniques, ceux que ses parents lui achetaient sur les grands boulevards. Une vague inquiétude dont l'objet est plus vague encore que l'inquiétude les anime et la crainte d'un tyran les domine. Ces pauvres jouets ne connaissent les éléments que de nom : le feu, l'eau sont aux ordres de qui parle le dernier.
Les Impressions d'Afrique n'illustrent pas une carte de géographie, mais un mouvement d'horlogerie. A Paris, je connais une boutique où des vieillards recueillent soigneusement les mille reflets de la fantaisie à travers les siècles. Tout est à l'ordre du jour et correspond aux mille sornettes joyeuses de mon esprit. Je puis admirer sans réserve ces objets qui n'attendent que mes mains pour les caresser. Un regard déclanche des mécanismes de cristal et délivre des torrents de carton-pâte. Je ne sais plus quel imbécile attaché à nos jupons qui pénétrait avec mes amis et moi dans ce joli lieu me confia aimablement et confidentiellement : " Ce magasin me fait penser au poème d'Arthur Rimbaud qui débute par ces mots :
J'aimais les peintures idiotes...
P. 18
Dans ce boulevard, Roussel s'est promené, il y a quelques années ; il écrivait à ce moment ces " impressions " et en admirant la devanture de cette boutique il devait rire. Ce n'est pas au poème de Rimbaud qu'il pensait, mais aux cent premières pages du livre qu'il terminait. Chacun de nous est libre de partager ce rire d'évidence. Je ne puis nier pour ma part que je découvre dans son livre le même plaisir qui est le parfum du magasin. Chaque objet et chaque ligne se mêlent aux minutes que je vis et si je ne craignais pas d'employer ce mot si rouillé j'avouerais que l'atmosphère des Impressions d'Afrique est franchement " moderne ".
Ecrire, écrire, cela revient au même. S'agit-il encore d'arithmétique ? On ouvre une fenêtre sur du papier à musique et on parle de dynanisme. A d'autres ! Eh bien, les autres parlent de métier, de talent et de subjonctif.
Roussel répond en 1897 en publiant ces vers :
Quelquefois un reflet momentané s'allume
Dans la vue enchassée au fond du porte-plume
Contre lequel mon œil bien ouvert est collé
A très peu de distance, à peine reculé ;
La vue est mise dans une boule de verre
Petite et cependant visible qui s'enserre
Dans le haut, presque au bout du porte-plume blanc
Où l'encre rouge a fait des taches, comme en sang.
La vue est une très fine photographie
Imperceptible, sans doute, si l'on se fie
A la grosseur de son verre dont le morceau
Est dépoli sur un des côtés, au verso ;
Mais tout enfle quand l'œil plus curieux s'approche
Suffisamment pour qu'un cil par moments s'accroche.
Je tiens le porte-plume assez horizontal
Avec trois doigts par son armature en métal
Qui me donne au contact une impression fraîche ;
Mon œil gauche fermé complètement m'empêche
De me préoccuper ailleurs, d'être distrait
Par un autre spectacle ou par un autre attrait
Survenant au dehors et vus par la fenêtre
Entr'ouverte devant moi.
P. 19
Lassitudes : yeux creux, tremblement des mains, rideaux levés, fin de journée.
La hâte ne permet pas de lever la tête et de chercher pendant des heures. La poésie de Roussel ne peut être mise entre toutes les mains. Dactylographes ou expéditionnaires, vous n'y découvrirez qu'un inutile bavardage. Malgré les apparences, cette poésie est plus hermétique, plus difficilement accessible que celle de Mallarmé. Elle semble à beaucoup ennuyeuse ; elle n'est que luxueuse. Il faut pouvoir connaître l'oisiveté et ce charme de ne savoir que faire de ses dix doigts.
Est-ce vous, lecteur qui acceptez de répéter chaque matin, chaque soir : " Où allons-nous ? "
Poésie de désœuvré et de tuberculeux, l'auteur de ces lignes y cherche l'inutilité absolue. C'est pour cela que " la Doublure " (1896) et " la Vue " (1897) lui semble d'une aussi tragique importance que les " Impressions d'Afrique ".
Il n'y a vraiment rien à croire. Roussel n'a pas besoin d'apôtre. Les amitiés sont à la merci d'un coup de tonnerre mais jamais à la merci d'un coup d'épée. Cela ne revient pas au même.
" Eloignez de moi les petits enfants ", répète Roussel, et il tourne la tête.
Nous nous permettons de comparer cette attitude poétique à celle plus volontairement poétique de nos chers poètes d'à-présent. Roussel sait d'ailleurs utiliser la publicité. Il y a une douzaine d'années de grandes affiches s'étalaient sur les murs de Paris pour annoncer les représentations d'Impressions d'Afrique au théâtre Antoine. Je me souviens de l'émerveillement des petits télégraphistes qui lisaient à haute voix l'étonnante nouvelle : " Des rails en mou de veau ! "
Depuis cette époque, Roussel s'entoura de silence et s'en alla. Il m'écrivit en 1920 de Tahiti. Je le quitte à mon tour. Il n'est plus temps de parler de lui. Le premier de nous deux attendra l'autre.
Philippe SOUPAULT.
P. 20
Un brillant sujet
Roman
à André Breton.
Un mobile animé d'une vitesse telle qu'il fait, selon le plan de l'Equateur et dans le sens inverse à celui de la rotation de la terre, une fois le tour de cette sphère, pendant que celle-ci se serait déplacée d'une quantité négligeable, se conçoit. Avec quelques figures et une bonne réputation, il n'est pas plus difficile de représenter le temps comme une spirale que le temps absolu ou la marche du temps, et un mobile parti d'un point à midi, passerait par 6, 0, 18 heures, et arriverait au midi du jour précédent, - et la suite.
Un ingénieur divorcé construit un appareil en forme d'œuf géant, qui, par des différences de température obtenues par l'électricité et sans influencer la température de la cellule ménagée à l'intérieur de cet œuf, est propre à remonter le courant du temps. Une inquiétude subsiste : on craint que le voyageur ne rajeunisse au cours de son expédition, on craint de trouver à la première station, un nourrisson, ou, si le voyage se prolonge, le père et la mère du voyageur, et peut-être toute son ascendance comprimée dans l'appareil.
Un jeune homme sentimental - soit Palentête - veut profiter de cette invention pour refaire sa vie. Il se propose de retrouver, sept ans en arrière, une maîtresse perdue, et de recommencer cette expérience autant de fois qu'il le faudra pour obtenir un amour réussi.
Départ de Palentête, arrivée de Palentête. Il pénètre dans l'appartement de sa maîtresse : " Moi prime ! s'écrie-t-il en se trouvant en présence d'un Palentête âgé de 20 ans, couché dans le lit de sa maîtresse. J'avais imparfaitement prévu l'intégralité du passé. Je suppose qu'en emmenant le Palentête, ici présent avec moi dans mon œuf, et qu'en faisant une station chaque année, je pourrai me recueillir à mes différents âges, et me confronter dans une même pièce avec une vingtaine de mes exemplaires de toutes les tailles ".
Rivalité de Palentête et de Palentête'. Palentête, fort de la connaissance de ce qui va se passer, supplante Palentête'. Désespéré, Palentête' menace de se suicider. Effroi de Palentête qui redoute que ce suicide n'entraîne sa mort ; il cède la place à Palentête' et remonte dans son appareil.
P. 21
Désireux de se dégourdir les jambes, Palentête s'arrête 23 ans en arrière, dans le même pays. Divers incestes sont consommés. Palentête a quelques raisons de croire qu'il est son propre père.
" Napoléon, Hannibal, les Pyramides ! Zut ! Passons au déluge ! " articule Palentête en s'appliquant sur la poitrine une machine à enregistrer les battements du cœur, afin de rester capable d'évaluer son âge. Palentête part à la découverte de la Genèse.
Incertain de rencontrer Dieu et impuissant à modifier un passé dont il est issu, Palentête s'applique à en créer de nouvelles versions, juste de quoi déconcerter ceux des hommes de son époque qui s'aventureraient à sa suite dans le passé et qui risquent de ne plus rien y rencontrer de conforme à l'histoire :
A la fin du règne d'Auguste, Palentête, après avoir parcouru six mois la province de Judée, découvre un enfant, Jésus de Nazareth, endormi sous un olivier ; il lui injecte du cyanure de potasse dans les veines.
Quelques années plus loin, il guette, pendant ses promenades, une fillette d'Egypte ; un jour qu'il l'aperçoit seule, il se jette sur elle et, avec sa pince à gaz, il lui mutile le nez. Cette fillette s'appelait Cléopâtre.
Faisant halte dans l'Amérique du sud, Palentête découvre à des hommes rouges l'usage de la vapeur et de l'électricité. On l'honore comme une divinité ; sur sa demande, on lui livre chaque mois 50 filles et 50 garçons.
Palentête enseigne dans les 5 continents le dogme du suicide obligatoire à 20 ans.
Palentête dépose entre les mains d'Homère la deuxième Aventure céleste de Monsieur Antipyrine de Tristan Tzara.
Palentête s'illustre par des prophéties sous différents noms : Ezechiel, Jérémie, Isaïe.
Palentête n'est pas à l'abri des passions. Il s'éprend d'une courtisane hindoue. Supportant mal les excès du climat, Palentête saute par dessus les étés et consacre les saisons froides à la courtisane. Il se prend pour ses prémisses d'un tel goût qu'il ne couche plus avec elle une fois après l'autre, mais une fois avant l'autre, jusqu'à ce qu'elle en meure à l'âge de 7 ans.
Ses conserves alimentaires sont épuisées, Palentête est obligé de s'arrêter fréquemment. Il perd plusieurs mois à jouer la comédie de la divinité, pour se faire remettre des provisions. Une barbe blanche lui cache la poitrine. De vieillesse, Palentête meurt dans son œuf qui tourne encore.
Jacques RIGAUT
P. 22
Monuments
Sur la plate-forme d'un autobus un homme d'un certain âge dit à un jeune garçon qui lui ressemble comme un fils : " Des lettres de trois mètres de haut, à 1.250 francs l'une. Il y en a 8. 1250 par 8 cela fait 10.000 francs.
Le jeune garçon. - Il faut tenir compte de la couleur.
L'homme âgé. - De la longueur.
Le jeune garçon. - Et du vertige.
A ce moment une femme appuie sur le bouton de la sonnette pour obtenir l'arrêt. Elle s'interrompt brusquement et se dirige vers l'homme âgé. Celui-ci semble la reconnaître et lui tend la main. Elle, se ravise, détourne la tête et descend en disant : " Je vous remercie, monsieur Pelucheux, mon fils se porte bien. Il est toujours aux colonies. "
Le jeune garçon. - Que dit-elle.
L'homme âgé. - Tu devrais prendre garde, Gustave. Tu m'inquiètes un peu. Je suis pourtant ton grand'père.
SUJET DE TABLEAU
Le père, la mère et l'enfant autour d'un phonographe. Le père lit le journal. L'enfant souffle dans ses doigts. La mère un pied sur le bras du fauteuil tire son bas. Par la porte entr'ouverte passe une jolie tête de jeune fille. Une panoplie de cuirassier est accrochée au mur.
INTERROGATOIRE
Comment vous appelez-vous ?
Jean-Marie Pelucheux. Gonzague aussi.
Quel âge avez-vous ?
Quarante-sept ans.
Quelle est votre profession ?
Je joue au cerceau sur les toits avec une baguette rouge la nuit. Le jour j'ai une boule de verre dans chaque main.
Mettez sans profession.
P. 23
CHANSON DE LA JEUNE FILLE
L'arc tendu de la mer
Jette une femme à mes pieds
Le renard autour des colonnes
Rôde à l'ombre de vos cheveux.
Si j'étais jalouse mais, mais...
Je ne te le dirai jamais (bis).
Le lendemain dans la classe du jeune Gustave Pelucheux (10 ans) un professeur proposait ce sujet de Composition Française : Qu'est-ce que la lumière ?
A midi Adolphe le marin ouvrait la porte à son jeune frère et l'embrassait. Il revenait de Madagascar.
Paris, le 15 Mars 1922.
A Monsieur Gonzague Pelucheux,
35, rue de Vaugirard, Paris.
Monsieur,
Il est mort. Mais il a laissé pour vous et votre famille un petit carnet orné d'images découpées dans un dictionnaire et un cierge de première communion.
Celle que vous connaissez bien.
P.S. - Je crois qu'il n'avait pas toutes ses idées. Il se plaignait beaucoup du jour.
Paris, le 18 mars 1922. - Au cours du sermon prononcé à l'église Saint-François-des-Champs, on remarquait une femme debout au milieu de toute l'assistance assise.
Lorsque le prédicateur descendit de la chaire, quelle ne fut pas la stupéfaction des fidèles de la voir traverser la nef et se diriger vers le chœur prodiguant à droite et à gauche les gestes rituels d'une bénédiction épiscopale. Elle allait gravir les degrés de l'autel lorsque le Suisse et le bedeau arrêtèrent cette étrange personne qui, on s'en rendit vite compte, était devenue folle.
Roger VITRAC.
P. 24
Le Masque au nez de caoutchouc
Mon premier ami fut très intelligent, leau, bien fait, très fort. Il était boxeur. Moi, petit et faible, je l'avais choisi pour me défendre me laissant aller pour lui aux plus basses complaisances. Le jour que je lui déclarai mon amitié, il sourit et me prit négligemment sous sa protection.
Depuis, il est mort m'a-t-on assuré en gonflant une chambre à air.
Cette petite histoire est assez divertissante, car mon ami était grand mâcheur de chewing-gum. C'est en la racontant à un monsieur, portant avec fierté une fausse barbe, qu'il m'est arrivé la plus belle affaire de mœurs connue. Ce monsieur était une femme et voulait se faire passer pour la femme à barbe (tout le monde sait que dans les milieux bien pensants, on ne parle de la femme à barbe qu'avec certaines restrictions). Il m'entraîna dans une pissotière et m'embrassa subtilement sur la bouche en disant : " Ce bâillon qui m'empêche de crier " A l'assassin ! " fait plus de mal en un an que la plus sanglante des batailles. "
Je m'empressai aussitôt : " En êtes-vous sûr ? "
Il enleva lentement ses habits et se plaça tout nu devant moi. Je pus alors m'assurer qu'il n'avait pas de sexe. Devant ce spectacle il rougit et, se ravisant : " Je vous demande pardon, dit-il. " Puis il partit.
Profondément dégoûté de cette façon d'agir je ramassai un morceau de charbon et j'écrivis sur la tôle : " Que la police vienne, elle apprendra mon nom de baptême et la manière de s'en servir. "
Depuis ce temps je ne peux plus parler de l'histoire de mon premier ami sans y joindre celle-là.
Un autre jour, j'assistais au lancement d'un paquebot. Je n'oubliais pas de protester énergiquement au nom de mon ami mort devant le geste ridicule que fait l'homme placé à la pointe du navire quand celui-ci entre dans la mer. L'homme n'ajouta rien et mourut. On me sacra immédiatement Président de la République. Je porte encore ce titre avec dignité.
MORALITÉ :
Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît.
Jacques BARON.