MÉLUSINE

titre de la revue Le Surréalisme même

Le Surréalisme, même n° 3, automne 1957

P.2

FLORA TRISTAN

Il n'est peut-être pas de destinée féminine qui, au firmament de l'esprit, laisse un sillage à la fois aussi long et aussi lumineux que celle de Flora Tristan (1803-1844). Elle qui, par son père, descend de Moctezuma, sera la grand-mère maternelle de Gauguin. On sait de quels éclairs sa vie est traversée : le 9 septembre 1838, son mari, le graveur Chazal, la blesse grièvement d'un coup de pistolet; ses déboires ultérieurs de toutes sortes n'auront jamais raison de la générosité sans limites qui l'anime et que sous-tend un courage hors-pair. On touche par elle au cœur du romantisme trançais; elle apparaît comme la floraison même de son rameau social. Nous saluons en Flora Tristan celle qui dit que « la femme réfléchit la lumière divine », celle, aussi, qui, quatre ans avant le « Manifeste communiste », a préconisé l'organisation autonome du prolétariat et s'est vouée corps et âme à la réalisation de l'union universelle des ouvriers et des ouvrières. De si hauts titres ne sauraient, pour autant, épuiser le rayonnement d'une telle personnalité et, moins encore, expliquer la séduction qu'elle exerce. Aux alentours de 1840, Flora Tristan, de par son prestige et son dynamisme, se tient à un plus vaste carrefour de lueurs. Si, en effet, sa pensée est en contact permanent avec celle de Charles Fourier et des Saint-Simoniens, telles des lettres ici recueillies la montrent assez intimement préoccupée d'un Ganneau (1) pour chercher tout ensemble à le secourir... et à l'offenser. De 1837 à sa mort, elle est liée à l'abbé Constant (2) (à qui s'adresse la dernière des lettres ici reproduites) et c'est lui qu'elle charge de donner forme à ses dernières notes qu'en 1846 il présentera sous le titre : L'Emancipation de la Femme ou le Testament de La Paria, « œuvre posthume complétée ». « Elle était admirablement jolie, dit Jules Janin, si ces deux mots admirable et jolie peuvent aller de compagnie... Rien qu'à la voir, l'œil brillant, repliée dans son fauteuil, comme une couleuvre au soleil, vous eussiez deviné qu'elle appartenait aux lointaines origines, qu'elle était la fille des rayons et des ombres (3). » Le souci de laisser trace de sa belle apparence se maniteste très librement dans les lettres à Travies (4). D'autres, comme celle du 1er août 1839 à Olympe et celle, non datée, à Mme Laure, nous donneraient-elles la mesure de certaines illusions d'alors, elles gardent toute la traîcheur désirable pour nous permettre d'apprécier en celle qui les a écrites à une époque donnée la culmination des dons de l'esprit et du cœur.

André BRETON


  1. Ganneau, se désignant lui-même comme le « Mapah » (contraction des premiers mots de l'enfant: maman, papa), fondateur et pontife de l'évadisme (des premiers mots humains Eve et Adam).
  2. A partir de 1854, Alphonse Constant renoncera à son nom pour signer Eliphas Lévi.
  3. La Sylphide, 5 janvier 1845.
  4. Ensemble 20 lettres (collection Edmond Bomsel). Charles-Joseph Traviès de Villers, peintre et caricaturiste (1804-1859), créateur du personnage populaire de ‹ Mayeux » qui,baprès 1830, typitia la sottise et la suffisance petites-bourgeoises. C.-J. Traviès est un des fondateurs du Charivari.
  5. Sans doute la temme du peintre Jules Laure, aueur d'un portrait au crayon de Flora Tristan, reproduit en lithographie vers 1847.

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7 LETTRES INÉDITES DE FLORA TRISTAN

I

Je ne vous ai vu qu'une fois, Monsieur Traviès mais cela me suffit pour savoir que nous sommes dignes de nous comprendre. A mon retour j'aurai de longues causeries avec vous. D'abord aussitôt mon arrivée je désire que nous commençions mon portrait. J'ai vu ici les plus grands artistes. Ah! ils sont incapables de comprendre ce qu'il y a en moi - comme femme et comme penseur — On a voulu faire de moi une petite figure anglaise — C'était horrible!!! Mais laissons les artistes dont j'aurai tant à vous parler et arrivons à l'objet de ma lettre - Ganneau. Je vous ai déjà dit que j'aimais l'âme de cet homme d'une façon toute particulière. Jamais mon âme ne s'est reposée dans une autre âme aussi mollement que dans la sienne. Depuis le jour où j'ai vu Ganneau je ne l'ai pas quitté une seconde; il marche à mes côtés comme une étoile brillante où ma vue se repose avec amour. Cependant, d'après mon opinion, qu'il faut hacher sans pitié l'individu, la veille de mon départ j'ai froissé Ganneau de la manière la plus cruelle! la plus barbare! Je vous dirai un jour combien chacune des gouttes de sueur que je voyais couler sur son front m'a coûté de larmes intérieures. Mais par le Christ! il ne sera pas dit que je céderai maintenant à la faiblesse du groupe. J'ai voulu broyer G. afin de m'assurer si j'étais réellement forte — hélas, je ne le suis point autant que je le croyais. Je pense continuellement aux souffrances que je lui ai causées et ses souffrances me déchirent le cœur. Traviès je vous prie de me rendre un service. Ne parlez pas de cette lettre à Ganneau. Mais dites-moi ce qu'il pense à mon sujet. Souffre-t-il? Je le crains. Croyez-vous que je puisse lui écrire, lui dire que je l'aime, et le prier de m'envoyer le baiser de paix? En voilà assez pour que vous compreniez tout ce qui se passe dans mon cœur. Mon Dieu, mon Dieu! Mon cœur n'est pas à la hauteur de mon cerveau! Dites-moi si je puis vous être utile dans ce pays soit pour des renseignements soit pour des commissions, ne vous gênez en rien. Je vous mets au nombre de mes amis. Adieu, je vous serre la main. Flora TRISTAN Londres, ce 6 juin 39. Portez votre lettre chez ma vieille amie Kirvoan, 25, rue de la Planche.

II

Londres, ce 16 juillet 39.

Cher frère,

J'ai reçu votre bonne petite lettre du 27 juin. Elle est telle que je l'espérais, je me trompe rarement. Moi aussi je désire vous revoir. Aussitôt mon arrivée à Paris il faudra que nous causions de longues heures sur divers sujets afin que vous preniez possession de ma physionomie. Songez dès à présent au costume que vous me mettrez, dans quelle attitude je serai posée. Songez, mon cher frère, que ce portrait sera celui de la Paria — de la femme née Andalouse et condamnée par la Société à passer sa jeunesse dans les larmes et sans amour! Enfin de cette pauvre femme assassinée et traînée devant des juges non pas comme victime mais comme coupable! Cette femme dont le cœur, le cerveau, les lèvres sont encore bouillants de jeunesse et dont les cheveux sont blancs! Traviès, un de mes désirs les plus vifs est d'avoir mon portrait très ressemblant. C'est pourquoi je l'ai fait faire plus de vingt fois — vingt fois manqué! On me tourmente ici pour que je pose. Quelle dérision! Moi! poser devant un Anglais! Vous ne m'avez pas parlé de Ganneau! Vous ne m'avez pas envoyé son portrait! Nous ne nous connaissons pas, vous ne savez pas de quelle manière j'aime cet homme. J'ai prié un de mes amis, très bon et très dévoué, d'aller vous voir. Recevez-le avec amitié, son cœur est digne du vôtre. Il doit vous expliquer comment je veux que vous me fassiez encadrer le portrait de G. avec une large bande de velours noir. Faites en sorte que je le trouve prêt pour mon arrivée qui sera dans la première quinzaine d'août. J'ai encore bien des choses à vous dire et je sens que nous deviendrons très amis. Mais je n'ai plus de place. Adieu, je vous serre la main et vous baise au front en signe d'union et de fraternité. Flora

III

Londres, le 1er août 39.

Oh! Merci pour votre lettre, ma chère Olympe, elle vient de tomber sur mon cœur comme une suave goutte de rosée! Figurez-vous, chère, que depuis six jours il fait ici un brigand de temps! (comme dirait Chabrié). Depuis six jours il n'a pas cessé une heure de pleuvoir. Cependant soyons juste il y a variété - tonnerre, vent, grêle, neige, froid plus ou moins pénétrant, plus ou moins vif. Ce qu'on nomme le ciel, et qui se compose partout de soleil, d'étoiles, de nappes bleues ou de groupes de nuages de diverses couleurs est ici un énorme lit de plumes gris noir s'abaissant et fondant en eux sur la gigantesque et sombre cité. Décidément ce pays n'a de charmes que pour les canards. Quant aux hommes condamnés à patauger dans la boue et aux malheureux chats qui n'ont pas même l'innocente jouissance de se promener sur les gouttières, leur existence y est profondément misérable! Je suis en ce moment seule dans ma chambre — venant de faire le dîner le plus pitoyable que prolétaire ou Paria puissent faire. J'avais bien une invitation en ville, mais ici les invitations coûtent si cher - en toilette, en voiture, en shellings pour les domestiques et enfin en ennui que maintenant j'en accepte le moins que je peux. Oh! Paris où es-tu? Le courrier n'a pas pu arriver hier à cause du mauvais temps — je tremble pour mon passage — je suis si malade en mer! Bah! oublions tout cela — je vais relire votre lettre. Savez-vous bien, femme étrange, que votre lettre me fait courir des frissons de plaisir... Vous dites que vous m'aimez — que je vous magnétise, que je vous mets en extase. Vous vous jouez de moi, peut-être? Mais prenez garde à vous — depuis longtemps j'ai le désir de me faire aimer passionnément d'une femme — oh! que je voudrais être homme afin d'être aimée par une femme. Je sens, chère Olympe, que je suis arrivée au point où l'amour d'aucun homme ne saurait me suffire - celui d'une femme peut-être?... La femme a tant de puissance dans le cœur, dans l'imagination, tant de ressources dans l'esprit. Mais me direz-vous que l'attraction des sens ne pouvant exister entre deux personnes du même sexe, cet amour chant passionné exalté que vous rêver ne saurait se réaliser de femme à femme. Oui, et non. Il arrive un âge où les sens changent de place, c'est-à-dire que le cerveau englobe tout. Mais tout ce que j'écris va vous paraître folie! Hélas! vous ne comprenez pas Dieu, la femme, l'homme, la nature comme je les comprends. Il faut absolument que cet hiver je fasse un cours pour vous et deux ou trois autres des plus sympathiques. Je vis maintenant d'une vie immense — complète — il faut, chère Sœur, que je vous fasse croire à ma vie. Mon âme, pour ainsi dire, est dégagée de son enveloppe; je vie avec les âmes. Je m'identifie tellement avec les âmes, surtout lorsqu'elles sont à peu près à l'unisson de la mienne, que pour ainsi dire j'en prends possession. Depuis longtemps je vous possède - oui, Olympe, je respire par votre poitrine et par toutes les pulsations de votre cœur. Il faut qu'un jour, qui va vous épouvanter, je vous dise tout ce que vous regrettez, tout ce que vous désirez — et de quel mal vous souffrez. — Le pouvoir de seconde vue est la chose la plus naturelle — C'est tout. Simplement une âme qui a la puissance de lire ce qui se passe dans les autres âmes — le magnétisme n'est autre chose que la supériorité des fluides d'un individu, sur les fluides d'un autre. Vous voyez, chérie, que pour moi l'amour, je dis l'amour véritable, ne peut exister que d'âme à âme — or il est très facile de concevoir l'amour - deux femmes peuvent s'aimer d'amour, deux hommes idem. Tout ceci est pour vous dire que dans ce moment je me sens une soif ardente d'être aimée. Mais je suis si ambitieuse, si exigeante, si gourmande ou si friande à la fois, que tout ce qu'on m'offre ne me satisfait point - Mon cœur est comparable à la bouche des Anglais - c'est un gouffre où tout ce qui y entre se broie, s'écrase et disparaît. Bon! voilà la fille qui me dérange pour me demander si je veux du thé — j'abomine le thé! Elle m'apporte de la lumière — il est sept heures et on n'y voit plus. Charmante Albion, quel plaisir de vivre dans ton sein! — Je viens de prendre deux tasses de thé avec mon hôtesse — c'est une brave femme, elle aime beaucoup les Français, elle m'apprend l'anglais - elle se soumet aux préjugés, sans les approuver, elle ne manque pas d'esprit. Comme elle n'a rencontré dans le Saint nom [?) conjugal que des soufflets et autres brutalités, elle s'est résignée à son sort, qui est celui de la majorité des femmes anglaises — et pour s'en consoler elle s'est dévouée courageusement à la boisson. Le porter, le gin, le whisky et autres breuvages que le Diable lui-même ne pourrait pas avaler sans faire la grimace, font ses plus douces joies. C'est pour cette excellente femme un grand chagrin de voir que je ne puis pas boire du gin — un jour pour lui faire plaisir j'ai trempé le bout de ma langue dans cette délicieuse liqueur — j'ai cru être empoisonnée! Il m'est venu une ampoule qui m'a empêchée de manger pendant des jours. Elle me dit souvent en souriant : « Vous autres, Français, vous ne connaissez ce qui est bon. » Connu! merci. Mais pardon, je vous ennuie avec cette femme et son gin — rien n'est assommant comme d'être dérangé à chaque minute. Vous me demandez si j'ai vu votre ex-ami M. Non vraiment, et pas un de la bande — figurez-vous que je passe ici pour une révolutionnaire, une Jacobine, une Sanguinaire - enfin pour une espèce de monstre femelle qui ose réclamer l'égalité de droits pour l'homme comme pour la femme. Je dois cette agréable réputation à la presse Tory qui est aussi lâche, aussi vénale et aussi méprisable que celle de Paris — vous allez peut-être avoir la simplicité de me dire : mais ces attaques de la presse Tory devraient être un titre de plus à la sympathie que la phalange républicaine résidant à Londres devrait vous témoigner. Enfant que vous êtes! apprenez donc que votre ami Maraste (lorsqu'il est à Londres, il n'y est pas depuis plusieurs mois), que le farouche Cavaignac [?] et Cie font le pied de grue dans l'antichambre de *Son Altesse impériale le prince Napoléon Louis Bonaparte, prétendant direct par sa mère au trône des Français (ceci est copie littérale d'une lettre écrite par un républicain). Chère Olympe, sachez qu'il se fait à Londres des choses pyramidalement bouffonnes! En fait de nouveau la *Contemporaine* fait un journal dont le but est de trouver (sic) que Louis-Philippe est un vieux floueur. Connu! Le prince Bonaparte y mange sa fortune avec une foule d'intrigants de bas étage dans l'espoir de se faire nommer empereur second des Français — peine perdue! — et enfin le beau Comte Dorset y introduit la dernière mode trois [un mot manque] après qu'on l'a laissée à Paris — je ne vous parle pas avec détail d'un vieux gant sale et déchiré qu'on a mis sous un beau globe avec cette pompeuse inscription : « Ce gant a couvert la main droite du vainqueur de Toulouse! » ..................... (Incomplète de la fin.)

IV

Août ou Septembre 1839 (?)

Je vous manque seulement de dix minutes. Une voix secrète me disait que vous veniez chez moi. Figurez-vous, cher ami, que Mad. Ch... (la femme au petit chien noir) me poursuit d'une manière étrange. Elle n'arrête pas de faire admirer mes cheveux à tous les illustres Polonais résidant à Paris. Il y a dans tout ceci quelque chose de mystérieux que je voudrais tirer au clair. Je traite tous les gens en Paria-archiduchesse comme dit Ganneau, et cependant on est à genoux devant ma beauté, mon esprit, mon talent — que le monde est bête! On veut tirer de moi quelque chose. Oh! je connais cela. Je vous désirais — j'avais besoin de vous voir. J'ai mille choses à vous dire — puis je suis toute émue — c'est aujourd'hui lundi l'anniversaire de mon assassinat. Il y a un an à pareil jour (comme date ce sera demain 10) à pareille heure j'étais sur mon lit de mort — et Dieu m'a sauvée! Je suis donc quelque chose aux yeux de Dieu! Ma présence sur cette terre est donc utile à mes frères? Cette pensée me console de tout ce que j'ai souffert, de tout ce que je souffre encore. Venez demain aussitôt après dîner nous irons nous promener dans un lieu bien solitaire nous nous dirons beaucoup sans prononcer une parole puis nous reviendrons par la rue du Bois nous passerons sur le trottoir où je suis tombée toute sanglante puis nous remercierons Dieu de m'avoir laissée vivre car cette année a été pour moi bien heureuse! Je vous aime, Traviès, parce que votre âme est honnête votre cœur est bon et comme moi vous souffrez. Il est probable, mon pauvre ami, que vous et moi sommes condamnés à passer sur cette terre sans rencontrer l'être que nous désirons — que nous appelons — que nous voyons passer dans nos rêves. Ah! c'est là une grande souffrance, mais être deux à la partager c'est déjà l'alléger de moitié. Adieu, cher frère, aimez-moi comme je vous aime, c'est-à-dire d'une sincère et sainte amitié. Flora

J'ai envoyé la lettre à Ganneau. Je crains qu'il ne vienne pas. Comment ce garçon a-t-il pu se laisser froisser? Avee les hommes de nos jours tout est déception.

V

Que devenez-vous done, mon cher Traviès? Voilà trois jours que je ne vous ai vu! Et ce soir je sors. L'autre fois vous étiez souffrant, tourmenté, triste. Pourquoi n'êtes-vous pas venu hier au soir? Je vous attendais. Et le portrait, quand le commençons-nous? Je préférerais aller poser dans ce moment-ci, parce que je ne suis pas bien casée chez moi, ce qui m'empêche de travailler tandis que dans quinze jours je serai dans mon petit rez-de-chaussée et tant à faire à mon travail. Voulez-vous que nous commencions lundi? Cher ami, avant-hier j'ai éprouvé une impression très pénible. J'ai rencontré Ganneau. Je crois qu'il ne m'a pas vue. Oh! que je l'ai trouvé sale!... et peu digne avee cette blouse qui lui va si mal! Cher ami, il faudrait pourtant voir à lui bâtir un eostume un peu mieux en rapport avec la dignité qu'il prend. Maintenant je suis très convaincue que Ganneau n'est pas le Mapah. C'est tout simplement un homme de haute et puissante intelligence ayant au suprême degré la force de poser. Mais n'importe il faut faire croire au public que c'est bien l'homme réunissant les deux termes — Ganneau ne vivra pas pour toujours et après sa mort on pourra dire qu'il était bien réellement le Mapah. Eh bien, je le répète, cette horreur de blouse, cette sale petite toque ne sont pas en harmonie avec sa belle barbe et sa belle figure. On le prend pour un modèle et je vous dirai à ce sujet ce que deux maçons disaient en le regardant. Cher ami, en nous cotisant, nous pourrions bien lui faire une [mot illisible] en mérinos bordée de velours - une toque et un gilet — quant au pantalon et aux souliers, il en trouve toujours. Il me semble que si l'on a trouvé 5.000 francs pour garnir la bourse des trois Compères Persans les artistes de Paris pourraient bien trouver 100 francs pour habiller le Mapah. Venez demain soir cher ami, nous causerons de toutes ces choses. Votre bien bonne amie, Flora Ce 14 septembre 1839.

VI

Oh! ma bonne Madame Laure, que ne puis-je vous donner mа foi! Que ne puis-je vous communiquer ce sentiment ineffable qui remplit toute mon âme, suffit aux besoins de mon cœur et me procure cette heureuse tranquillité, ce calme, signe certain que Dieu réside en nous, en un mot ce bien-être indéfinissable qui aide à supporter les nombreuses peines de cette vie. à souffrir avec patience les douleurs morales et physiques, si cuisantes pour les pauvres femmes dont l'âme est sensible et le corps chétif. Que ne puis-je vous donner ma foi, cette croyance divine qui fait que je ne suis plus seule depuis que je sais que les dieux sont là pour me guider, m'aimer. Hélas, il n'est pas au pouvoir de l'homme de donner la foi; non, c'est un des plus précieux attributs des dieux; ils l'envoient, ce trésor, dans l'un de leurs sourires. Si je croyais aux récompenses, je me dirais : c'est pour me récompenser de tout ce que j'ai souffert qu'ils m'ont envoyé cette foi profonde qui me donne une nouvelle existence. ne peux vous dire, ma bonne Madame Laure, combien j'étais malheureuse avant de connaître cette doctrine: j'avais renié Dieu, car je ne pouvais l'accuser des maux dont je souffrais, ç'eut été trop horrible, j'étais seule dans le monde, en proie au désespoir. Sans mes enfants, j'aurais mis fin à mes jours... Aujourd'hui je suis pleine de force, de bonté, aimant la vérité et me sentant assez de vie et de dévouement pour la faire aimer avee la même ardeur à mes frères. Plus jeune j'avais mis toute mon âme dans une pensée d'amour mais, vous le savez, les cœurs aimants rencontrent difficilement un cœur pour sympathiser avec le leur : pour ces êtres-la, la vie est rude, de cruelles déceptions leur sont réservées... Pour eux, la seule passion vraie et durable c'est Dieu! C'est la mienne maintenant; pour moi Dieu et l'univers ne font qu'un; en aimant, en servant mes frères je rends hommage à mon créateur. Je vais essayer, en peu de mots, de vous donner une idée très précise des conséquences de notre doctrine.

Partant de cette déduction logique: « il est des dieux, père et mère de l'univers, leur fils unique, qu'ils forment de leur propre substance en leur éternelle extase », nous disons: « puis- que les dieux sont tout-puissants, la puissance du mal ne peut exister ». Tout ce qui découle des dieux tout-puissants doit être infiniment bon; par conséquent tous les actes qu'ils font faire sont entièrement providentiels, et non fatals. Les dieux créent incessamment l'univers, qui compose d'êtres tous égaux, puisque dans chaque germe primordial émané de leur sein, où l'infini se trouve renfermé dans l'infiniment petit, nous ne pouvons reconnaître qu'il y ait de la matière inerte; car, d'après notre point de départ, depuis le fluide impondérable jusqu'à l'homme le plus perfectionné, chaque être vit du genre de vie qui convient à l'échelon de l'état ou il se trouve placé selon l'époque où il fut crée. Ayant reconnu que les dieux sont tout-puissants et infiniment bons, nous devons en conclure qu'ils appliquent toute leur sagesse à conduire leurs enfants qu'ils tiennent amoureusement renfermés dans leur sein. Puisque nous leur accordons la toute-puissance de s'occuper de nous, nous devons nous reconnaître leur simple instrument, n'ayant point de volonté à nous proprement dite, mais seulement étant agents actifs, obéissant à la leur à notre insu. Maintenant examinons en deux mots quels seront les résultats de cette doctrine. Ayant reconnu que tout acte est providentiel et non fatal, nous ne croyons point au mal absolu : l'enfer est détruit! Nous reconnaissant tous fils des dieux, et égaux, dans le temps, mais seulement en différence selon le développement de nos facultés plus avancées chez les aînés que chez les cadets, nous sommes sûrs d'arriver tous à la même perfection. Croyance sublime, qui empêche les grands de mépriser les petits, et les petits de porter envie aux grands. Notre rôle, comme instrument des dieux, nous force a renoncer au mérite de nos œuvres, pomme de discorde jetée parmi nous pour nous diviser, nous rendre misérables. Désormais le mot orgueil sera aboli : source de tant de maux, de tant de folies!... Disparaîtra de même le mot désespoir, source de tant de souffrances, de tant de crimes!... Non. nous ne pouvons plus nous glorifier de rien que d'être les fils des dieux! Non, nous ne pourrons plus nous désespérer de rien, car, tout acte étant providentiel, nous devons considérer la souffrance non comme un mal, mais comme une crise de croissance, une douleur nécessaire pour passer du bien au mieux. Renoncer au mal absolu, nous faire les instruments des dieux, c'est détruire l'athéisme, changer le désespoir en expérience, extirper l'égoïsme, lépre dévastatrice de tout bonheur moral, de tout ordre social, de tout bien-être physique. Voilà toute notre doctrine, nous lui donnerons plus de développement, mais dans ce peu de mots se trouvent les bases et les conséquences. Aussitôt que M. Desroches va avoir fini son travail, je m'occuperai du mien, qui sera beaucoup plus long. Je veux un culte, qui sera fort logique d'après ma théorie de l'âme. Vous verrez l'inutilité de la prière, l'hommage qu'on rendra aux dieux en récompensant la vertu consolant le malheur. Sur ce point je fais déjà schisme avec M. Desroches, qui ne veut pas du culte. Mais comme chez nous personne n'est exclusif, je ferai ce que je voudrai de mon côté, comme je lui laisserai faire du sien. Oui, je sens quelque chose au fond de mon cœur, qui me dit que je suis destinée à faire connaître les dieux tels qu'ils sont, bons et non méchants comme on l'a cru jusqu'à présent; j'enseignerai aux hommes à s'aimer, je leur démontrerai que l'égoïsme est un pur enfantillage, que leur bonheur futur est seulement dans l'association et que pour opérer cette union il faut d'abord que tout état de lutte ait cessé. C'est là ma mission, je la remplirai. C'est là, il me semble, la meilleure preuve d'amour que je puisse donner à l'humanité. Ne me blâmez done plus si je ne fais pas autant de prosélytes que je désirerais pouvoir en faire mais, je vous le répète, je ne peux aller prêcher dans les carrefours comme faisaient les apôtres du Christ; eux disaient: « Croyez » et moi je dis: « Nous tâchons d'expliquer la sagesse des dieux un peu mieux que nos devanciers n'ont pu le faire; nous nous adressons à votre intelligence; voyez vous-mêmes; cherchez à fonder ee que nous avons fondé. Si vous découvrez plus que nous, ayez la bonté de nous éclairer. » Voilà une manière de prêcher qui ne ressemble ni à celle de Moïse, ni à celle du Christ. De semblables paroles ne seront pas comprises par les masses, elles ne peuvent l'être que par les intelligences supérieures, par les moniteurs que les dieux envoient sur la terre pour éclairer leurs frères encore enfants. Vous, excellente Dame, vous êtes un de ces moniteurs; vous pouvez faire beaucoup de bien: votre bon cœur vous fera secourir les malheureux et, tout en les secourant, vous leur ferez comprendre que leur souffrance est un progrès pour eux, qu'ils doivent l'endurer avec calme: vous chasserez de leur esprit le désespoir, l'abattement et une foule de vices qui les rendent misérables. Je m'arrête, car voilà une lettre bien longue et qui vous donnera beaucoup de peine....

(Manquent les quelques lignes de la fin).

VI

Cher Fils, Je ne puis vous dire combien je suis heureuse de vous voir revenir avec moi. Il me tarde que vous soyez ici l'énorme joie que Dieu voulait me donner avant mon départ. Notre Mère de Dieu fait merveille! Je l'ai déjà fait lire à quatre personnes, on se l'arrache. Mais envoyez-moi donc un bon pour que j'en prenne deux ou trois volumes. Je suis allée chez Leg. pour en avoir un second exempl. Mais il n'en avait pas, il m'a dit en avoir pris 15 et les avoir distribués à des personnes que vous lui avez indiquées, pourquoi done ne lui avez-vous pas donné ordre de m'en remettre deux. Avant mon départ, je voudrais le faire lire à certaines personnes et je sais qu'une fois partie elles ne le liront pas. J'attends votre bon. Vous savez sans doute que Leg. vient de publier les Mystères galants (drogues) où vous êtes couché tout au long du texte, cela fait une bonne réclame mais c'est d'un scandale affreux! Il faut réellement que ces braves gens... aient bien de la patience pour souffrir tout ce que vous leur faites endurer!... Il faut pourtant agir prudemment car, à la fin, ils pourraient bien finir par se mettre en colère... Adieu je vous désire et vous attends impatiemment. Et Ch. qu'en faites-vous? Pouvez-vous compter sur lui ici pour la pâture? Il y a très longtemps que je ne l'ai vu. Il faudrait pourtant en tirer parti. Votre mère en l'idée du Testament de la Paria.

Flora Le 3 mars 44.

Lettres I, II, IV, V à Traviès (coll. Edmond Bomsel). Lettres III, VI, VII, cette dernière à Alphonse-Louis Constant (coll. André Breton).

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FRAGMENTS D'UN LIVRE DE FRAGMENTS

La totalité de ce qui est, le sens de l'être en devenir de la totalité du monde, git fragmentée et les fragments ne parviennent pas à se refermer sur leurs plaies. Cependant, le monde devient planétaire : plat et aplani, planifié et errant, engagé dans l'engrenage d'une incessante rotation, sans centre et sans circonférence, notre petite planète se met à errer dans l'espace et le temps ne sachant ni pour-quoi ni vers-quoi.

Y aurait-il lieu de promouvoir une pensée planétaire, ouverte à la poésie de la Sphère, ne se laissant pas emprisonner dans le Cercle? Serait-il temps?

La totalité jamais totale, le monde ouvert, pourraient-ils être saisis en tant qu'Ouverture, au delà du sens et de l'absurde. du sensible (physique) et du supra-sensibie (métaphysique), au delà de la comédie et de la tragédie? L'être devenant coessentiel au glorieux néant, dans le devenir-temps, à travers un Jeu total, l'Absence ne devrait-elle commencer à régner sur toute présence? Le mouvement rotatif, où commencement et fin coïncident, le retour éternel du même (masqué par les changements spectaculaires) oseraient-ils alors se laisser saisir par ce qui les saisit : le destin du cercle de la totalité ouverte, le rythme de la course planétaire?

La Roue en faisant des tours identiques autour de son moyeu fait-elle avancer le chariot ?

Les anges de la destruction couvriront-ils de leurs ailes l'indestructible? Et ferons-nous de nouveau — mais d'une manière strictement inédite - feu de tout bois ?

Le Feu qu'Heraclite appelle Logos, langage-et-pensée pensants et poétiques, Foudre gouvernant la totalité, nous réserve-t-il encore sa lumière et ses brûlures ? Pour le moment n'oublions pas que le feu s'allume aussi (ou surtout?) dans la nuit, pour déchirer son voile ?

Nous voulons tous aller plus loin. Mais où aller ?

Tout ce qui est profond se cache dans les demeures souterraines et s'apprête, peut-être, à gronder un jour faisant éclater tout ce qui le couvre, couvrant en même temps la plane et plate surface de la planète terre.

La grande pensée et la poésie vraie n'expriment pas tout simplement leur époque: elles sont des précurseurs; c'est en tant que précurseurs qu'elles sont grandes et vraies.

Le verbe est action — le logos est praxis — comme le verbe est le mot de l'action. Et toute action est passion.

A peine commençons-nous à expérimenter la puissance de l'ironie et ce que nous savions d'elle nous l'avons oublié. Toute parole percutante implique une ironie certaine, corrosive des autres pensées et d'elle-même. L'heure de l'ironie galaxique est-elle prête à sonner? Sur quelles horloges ?

La totalité n'est point ce cercle O et l'être en devenir de la totalité n'est pas « l'être en devenir de la totalité » imprimé en italiques ou pas, avec ou sans guillemets, imprimé pourtant noir sur blanc.

La technique s'attaque à la nature. Pourquoi la nature a-t-elle conduit elle-même à ce qui déclencherait contre elle la plus extraordinaire violence? Ceci ne cesse de concerner l'âge nucléaire.

La nature devenant « objet » de la Physique et « sujette » à la métaphysique, se mue en « réalité naturelle » et en « idéalité spirituellie ». Pourtant ni la physique ni la métaphysique ne parviennent à saisir ce de quoi elles sont censées être science et savoir.

Les cieux ne décèlent guère d'autres-mondes. Le ciel est ciel du monde comme les étoiles sont astres du ciel.

Voici, à partir du soleil, les grandes planètes visibles à l'œil nu : Mercure. astre du Commerce, Vénus, astre de l'Amour, la Terre, astre des Mortels, Mars, astre de la Guerre, Jupiter, astre de la Foudre, Saturne, astre du Sous-sol, Uranus, astre du Ciel, Neptune, astre des Eaux. Autour de chacune de ces planètes tournent les satellites, tandis que les comètes sillonnent le continuum quadridimensionnel espace- temps dans tous les sens. La Lune est-elle le satellite de la Terre? Et le Soleil est-il le foyer de la Lumière ?

Planétaire signifie: errant. La course planétaire est donc une course errante. Planétaire signifie aussi (en tant que nom masculin et d'après les dictionnaires) unc espèce de mécanisme technique, un engrenage spécial.

L'homme (moderne) ne peut que cesser d'être; pour devenir...?

Pour trancher un nœud gordien, il faut que j'aie une épée et qu'il y ait un nœud; ou que nous ayions une épée et que le nœud soit. Je-nous, nœud-épée? Où en est-il aujourd'hui avec le je et le nous? L'ego et sa collectivisation ne sont- ils pas justement le nœud que l'avenir doit trancher — avec ou sans épée?

Ce n'est point l'originalité qui décisivement importe, mais la remontée aux origines et la descente dans l'avenir. Le passé n'est jamais simplement dépassé: les temps futurs l'emportent et lui comme eux constitue un passage. Nous sommes toujours en route.

Etre de son temps, de son époque? Ne pas l'être. -- Etre de son temps, époque? L'être. - de son Etre de son temps, de son époque? Comment ne pas l'être ?

Dépasserons-nous un jour, ou une nuit, tous ces comment et ces pourquoi ? Le Jeu fulgurant dont nous somme l'enjeu ne demande-t-il pas d'être joué autrement?

Peut-être n'y a-t-il plus du : il y a, ni du : il n'y a pas. N'y aurait-il plus ni d'être, ni de non-être ?

Tout cela demeure étrange et étranger aux professeurs professoraux, aux journalistes journalistiques et aux politiciens gestionnaires, héros fatigués et néanmoins excités du nihilisme planétaire. Ceci est dans l'ordre, puisqu'il n'y qu'une intelligence moyenne et médiocre qui soit exigée d'eux. Une clairvoyance au-dessous de la moyenne aiderait davantage — eux et l'affaire dont ils sont les mornes affairistes.

Il se trouve certains qui ont peur de porter atteinte à la dialectique marxiste. Marx, pendant une nuit, à quatre heures du matin, écrivait à son père, certes avant de le tuer, ce qui suit : « A de tels moments (qui limitent comme des bornes frontières un temps passé, mais indiquent en même temps nettement une nouvelle direction) l'individu devient lyrique, car toute métamorphose est en partie le chant du cygne, en partie l'ouverture d'un grand poème nouveau qui, sous d'éclatantes couleurs encore confuses, tend à conquérir sa tenue.» Ailleurs, le fondateur du marxisme ne recula guère devant la platitude. Mais la signification cachée de la platitude est aussi à découvrir.

Qu'entendait Marx quand il disait que le dépassement (la suppression) de l'aliénation suit le même chemin que l'aliénation ?

Etre; non être; devenir. — Passé; présent; avenir - Présence; absence; espérance.

Le désespoir le plus extrême est porté par le plus inébranlable des espoirs.

Sous le désert total du nihilisme planétaire gronde ou se tient silencieux le fleuve souterrain. Cette coulée souterraine ne veut pas submerger le globe.

Prendre part à l'avènement de l'événement, préparer ce qui se fraye son chemin, n'exige ni agitation surexcitée, ni abandon passif: il suffit de se tendre vers ce qui nous tire. se tendre combativement et harmonicusement — comme se tendaient l'arc et la lyre héraclitéens, mais autrement.

Nous aspirons vers une nouvelle ouverture; cile ne pourra aucunement être comme les anciennes. Le monde n'aura plus de sens un, l'être en devenir de la totalité ne sera plus être. Ce qui est ne sera ncanmoins pas insensé. Ni règne de l'être, ni règne du rien, cette ouverture instituerait-elle une époque? Une époque qui serait à l'écoute de l' « être » sans prononcer son nom, attentive au « néant » c'est-à-dire créateur? La logique, le psychologique et le sociologique, l'esthétique et la littérature n'étoufferaient plus les forces vives et les morts parlants. Tel l'éclair déchirant l'horizon — sans but et sans fin ce qui se manifeste à travers nos paroles et nos actions s'imposerait — au sens suprême de ce terme et sans s'appeler peut-être ainsi — comme JEU.

Kostas AXELOS

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USAGE INTERNE

D'une recherche qu'il poursuit depuis de nombreuses années sur le polymorphisme du désir et à laquelle sa fameuse « Poupée » servit longtemps de boule de cristal articulée, Hans Bellmer expose aujourd'hui les coordonnées théoriques dans son beau livre: « Anatomie de l'Image» (1). L'ouvrage se situe d'emblée, par le contenu autant que par le ton, au rang des contributions importantes à l'élucidation des mécanismes psycho-sensoriels qui président à ce qu'il est convenu d'appeler l'expression et dont l'expression artistique n'est qu'un cas particulier. Pour le témoin lucide de ce jeu de construction et de destruction alternées qui se poursuit entre le désir — le subjectif — et la nécessité — l'univers objectif -, il est clair que tout ressortit au pouvoir d'exprimer, dont l'être humain se trouve doué au plus haut degré et qui lui permet de faire face aux excitations constantes dont il est l'objet. C'est dire que l'auteur, loin de réduire le champ de son observation aux seules activités réfléchies, l'étend au contraire à la totalité des réactions de l'individu inséré dans le contexte de la vie quotidienne. Il s'agit de dégager le principe actif, commun aux divers mouvements par quoi la vie psychique s'inscrit dans la réalité organique: l'anatomie de l'image déborde ainsi sur notre propre anatomie — ou plutôt l'une et l'autre se répondent comme des miroirs. Volontaires ou réflexes, ces signes que sont un cri, un geste, une attitude corporelle, un graffiti, un rêve, etc., apparaissent comme autant de moyens mis en œuvre par une sorte de génie intérieur, essentiellement dynamique et propre à chaque homme — génie dont la réalité n'est pas moins énigmatique que celle de la voix qui souffle à notre oreille, retransmise du fond du bois de chênes, la formule de la sagesse. Du moins est-il possible de saisir ce « génie» à l'œuvre, dans les soubassements du moi dont il assure la défense, comme dans les conjonctions du hasard qui suggèrent, avec une telle force de persuasion, l'idée de quelque connivence merveilleuse entre l'univers et nos désirs les plus secrets. De l'une à l'autre de ces perspectives, la pensée est bien amenée à faire un saut: c'est là sa chance, en même temps que la condition nécessaire pour une compréhension plus vaste de son propre milieu. Rien n'arrive, en effet, qui puisse être tenu pour gratuit. Affecté en tel point de la surface sensible qu'il offre à la réalité ambiante, l'homme ne doit de pouvoir supporter ce qui l'atteint parfois si douloureusement qu'à la faculté de décentralisation de ses zones émotives, qu'il dédouble afin de dévier l'influx d'une trop forte excitation et d'en amortir, au moins, le choc. Les doigts qui se crispent répondent ainsi à la dent qui souffre, ils deviennent en quelque sorte une autre dent, extérieure à la zone de douleur, sur laquelle les nerfs peuvent se décharger d'une partie de la souffrance qu'ils éprouvent. A un niveau plus complexe, les tabous sociaux qui entourent la zone d'excitation sexuelle seront joués grâce à la délégation à d'autres régions du corps de la sensibilité érotique réservée, originellement, à l'organe générateur. La fatigue nerveuse passera en partie dans les tracés automatiques du surmené, etc. Mais ce processus de dédoublement n'est pas seulement négatif. Nés de l'impérieux besoin d'échapper à une pression trop forte en un point déterminé de la sphère individuelle, ces antipodes que l'homme tend à la douleur comme autant de pièges, lui renvoient à leur tour une excitation réfléchie. La transformation de toutes les parties du corps en anti-sexes crée ce que nous appelons l'érotisme; le rêve se répercute sur le jour suivant; au niveau le plus élevé, c'est tout l'imaginaire qui se réfléchit sur le réel et s'y incorpore en en assurant le renouvellement. Au cœur de cette conception résolument lyrique des rapports de l'homme et du monde, le hasard demeure le grand magnétiseur. Ce que l'individu transfère sur des images qui, quelle que soit leur morphologie, demeurent ses substituts, se peut-il qu'à la limite il en reçoive l'écho, non plus de ce qu'il croit avoir ainsi créé, mais, par la voie d'une sympathie universelle dont la tradition garde le sens, de l'univers même qui l'héberge? Se peut-il qu'à la place de la poupée, ouvrée par la grâce de tout ce que refuse apparemment la vie, ce soit la femme rêvée, la femme vivante, qui apparaisse et tende les bras? Il y a de tels instants, dit en substance Bellmer, où tout se passe comme si à tout mouvement intérieur correspondait un mouvement identique dans l'univers sensible. Plus encore que de déterminer au plus juste la quantité d'inconnu qu'implique cette métaphore et, s'il se peut, d'en élucider l'énigme, il importe que la conscience d'un tel accord continue à susciter une recherche passionnée des moyens qui permettraient à l'homme d'aujourd'hui de sortir de sa situation d'assiégé de l'esprit. En contribuant à la résolution de l'un et l'autre de ces aspects d'un même problème, Hans Bellmer, en son domaine qui est aussi le nôtre, relève le défi que constitue en permanence la misère et l'absurdité de la vie actuelle.

Jean-Louis BÉDOUIN


  1. Editions du Terrain Vague.

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UN NANTAIS DE 1830

OUBLIÉ à tel point que ni biographie ni portrait ne semblent devoir nous le signaler, c'est assez des deux courts romans d'Hippolyte Etiennez : Pauline (1833) et Un Droit de mari (1834) pour que notre curiosité s'éveille comme à l'approche d'un éclair dans la nuit. Avec Etiennez, la seconde génération des « petits romantiques » affronte le problème crucial de la « littérature » : le renouvellement des genres. Il fait dire à la critique qui, sous les traits d'une jolie femme, vient le visiter sitôt débarqué à Paris : « La Morgue a senti cent fois ses planches plier sous le poids des victimes de romans... A peine s'il vous restait à peindre sur le revers des tableaux des autres, à appliquer vos pas en sens inverse sur les traces de vos prédécesseurs; car, sur la route, point de grappe oubliée, point de fruit dédaigné à cueillir en dépit de cause. » (On reconnaîtra non sans surprise, dans ce dernier paragraphe, l'apparence de la démarche de Ducasse quittant Maldoror pour Poésies.) Le premier récit d'Etiennez transpose un amour quasi gothique, environné d'orage et de sang, sur les rives insidieusement tranquilles de la Loire. Le lâche bafoué triomphe si bien du héros, que celui-ci est guillotiné comme assassin de la femme qu'il adorait, un an jour pour jour après leur rencontre. Dans Un Droit de mari, se dresse l'athée Pradel, esquisse digne de Sade ou de Pétrus Borel, qui traite Dieu de « maladroit » parce que la foudre l'a épargné, et qui, au comble d'une orgie, se prenant pour un sauvage, entraîne ses compagnons à courir tout nus la campagne en tuant le bétail et en violentant les paysannes. L'expression n'est pas toujours adéquate à la vigueur des silhouettes : son désarroi même a quelque chose de moderne, et les étranges rayures ou glissements de style qui passent chez le Bourguignon Xavier Forneret ne manquent pas à l'œuvre de cet autre provincial. D'heureuses alliances de mots (baiser de soie, antithèse d'optique, brunir son caractère) répondent à une « table épigraphique» placée en conclusion et dont on aura idée par ces quelques citations : « Les Rois sont comme nous sujets aux maladies; mais nous sommes de plus sujets aux Rois. » « Il y a des gens qui naissent pendus. » « Tralalala... Tralalala (Romance de Grisar, chantée par Mme Vigano). » « Je ne trouve qu'une lettre de trop dans votre livre, disait M. de Voltaire à un auteur qui lui avait demandé son avis : c'est la dernière lettre du mot FIN qui termine l'ouvrage. » Sans doute Etiennez était-il par moments trop lucide pour ne pas se juger avec rigueur. Il avait eu l'enfantillage, selon sa propre formule, de demander au « patin littéraire» la gloire et la fortune. Ni l'une ni l'autre ne lui vinrent, puisque vingt ans plus tard, il signait Le Livre de la Phagotechnie universelle ou l'Art de manger chez tous les peuples, puis un insipide Guide du Voyageur à Nantes et aux environs (1866) qui ne trouve à s'achever que sur l'évocation de la « rouge lueur » des trépassés: « Aujourd'hui, » (et c'est sa sortie) d'un monument spécifiquement armoricain, la lanterne «on ne sait plus honorer les morts ».

Gérard LEGRAND

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MARCEL DUCHAMP : LIENS ET RUPTURES

PREMIERS ESSAIS LE CUBISME LE NU DESCENDANT UN ESCALIER

En consacrant une étude au « Peintre de la Vie Moderne », Baudelaire prend soin de ne le désigner que par des initiales. « M.G., écrit-il, n'aime pas être appelé artiste », et il ajoute plus loin: « Sauf deux ou trois exceptions qu'il est inutile de nommer, la plupart des peintres sont, il faut bien le dire, des brutes adroites, de purs manœuvres ». Si l'on complète ces remarques par la définition du dandysme que Baudelaire lie à l'exemple de M.G., tout un aspect de Marcel Duchamp sera révélé en quelques phrases sur lesquelles il n'y aura presque plus à revenir. Mais si les circonstances se prétent moins aujourd'hui à un anonymat dont Duchamp, d'ailleurs, se charge lui même, le personnage qu'il présente est éminemment multiple et, sur le plan de l'art, absolument neuf. Tout ce qu'on pourrait en saisir à l'aide de précédents risquerait plutôt de brouiller les pistes. L'énigme qu'il nous pose ne saurait donc être élucidée à peu de frais, selon la méthode comparative qui est à la base de la critique, Il serait même parfaitement illusoire d'aspirer à la résoudre sans avoir préalablement récusé les notions qui ont communément cours sur l'art et les peintres. Soulignons donc en guise de préambule le danger que l'on courrait en s'arrêtant à un diagnostic trop délimité. Il peut paraître impropre, au premier abord, de considérer Duchamp sous les dehors d'un artiste, mais on ne doit jamais perdre de vue que si son œuvre dépasse, comme on dit, la peinture, elle n'en est pas moins, en quantité, relativement considérable et, plastiquement, au niveau des plus accomplies. C'est une des caractéristiques de notre époque et de sa mauvaise conscience que le curieux prestige dont jouit celui qui, ayant fait la preuve de ses dons, renonce un jour à les exploiter. Il devient bientôt une sorte de reproche vivant, celui dont le nom suscite aussitôt une gêne. Ce fut longtemps, on le sait, le cas de Rimbaud et l'on a veillé en France à ce que la réputation de Duchamp demeurât au stade du malaise. L'Amérique, en revanche, le salue d'un sourire cordial: « Good old Marcel », comme un ancien acteur à succès, moins pincé toutefois que Garbo, et qui se serait retiré à temps après le triomphe spectaculaire du « Nu descendant un escalier », en ne laissant que d'excellents souvenirs. On comprend des lors que Duchamp préfère vivre en Amérique où le malentendu s'avère quotidiennement plus supportable. On objectera qu'il pourrait s'expliquer, ainsi que le font, avec plus ou moins de bonheur, tant d'artistes. A vrai dire, il ne s'y refuse aucunement et j'ai souvent été stupéfait de son inépuisable patience au cours des interrogatoires prolongés que je croyais devoir lui faire subir. Nulle affectation chez lui d'hermétisme ou de fausse pudeur, nulle question à laquelle il ne trouvât aussitot une réponse en apparence limpide. Aussi indemne de ce cabotinage habituel aux hommes publics que de la méfiance tâtillonne dont font trop souvent preuve ceux qui tiennent à tisser eux mêmes leur propre légende, Duchamp ne se pose ni en méconnu, ni en ascète. Tout au plus à l'évocation de certains souvenirs le soupçonnerait-on d'être légèrement agacé. Soigneusement expurgée de tout élément de pittoresque extérieur, son étrangeté tient plutôt à son refus souriant mais ferme de se situer sur le plan de la causalité immédiate. Par le seul fait de cette transposition, ses propos, échappant au simplisme scolaire des confessions d'artistes, créent un climat d'invention continue où l'on puise bientôt la certitude que, loin d'avoir abandonné ou interrompu son œuvre, Duchamp n'a pas cessé de la vivre. Ce serait donc amputer singulièrement cette enquête que de séparer le Duchamp peintre de celui qui semble se nier lui-même en une antinomie que l'on suppose un peu hâtivement symétrique. Car le parallèle avec Rimbaud ne saurait être recevable puisque le Harrar s'oppose aux œuvres, tandis que la maturité Duchamp les confirme. Comment la « Boîte en valise » et son inventaire minutieux de la plupart des travaux achevés pourrait-elle être compatible avec la répudiation, ou même la mise en doute, des activités antérieures? L'existence de Duchamp n'accuse aucun revirement, elle ne fait que porter, au contraire, jusqu'à ses ultimes conséquences une résolution qui fut prise vers la vingt-cinquième année.

Le pouvoir discrétionnaire qui est dévolu au biographe l'autoriserait ici, sans doute, à produire quelques édifiantes anecdotes relatives au personnage jeune. Il siérait aussi d'y ajouter une description de la campagne normande aux alentours de Blainville (Seine-Maritime) où Marcel Duchamp, le 28 juillet 1887, vit, nous dit-on, le jour. Car faute d'avoir pu l'insérer jusqu'ici dans une catégorie quelconque, on a tout au moins tenté de cerner en lui le Normand pour l'apparier avec Alphonse Allais ou Erik Satie. J'attendrai pour ma part d'avoir connu un plus grand nombre de Normands de ce calibre avant de conclure à la découverte d'un de ces traits vernaculaires dont, précisément, Marcel Duchamp ne veut pas entendre parler. Non qu'il ne soit resté, malgré tant d'années d'Amérique, un assez reconnaissable Français du type maigre, glabre et malicieux, mais, parmi tous ceux qui s'expatrient, il n'y en a guère qui réussissent aussi bien dans le déracinement. On ne taira pas davantage, en revanche, que l'église de Blainville servit de motif, en 1902, à un tableau que Marcel Duchamp tendrait à tenir pour son premier. C'était avant que, bachelier complet, il ne fût émoulu de l'école Bossuet, à Rouen où il avait été interne, tout en suivant les cours du lycée de la ville. Les sites, normands ou autres, sont d'ailleurs peu fréquents sous son pinceau précoce qui se voue plus volontiers aux figures, parmi lesquelles les effigies familiales dominent. Dans la mesure où il lui accorde lui même une indéniable importance, sa famille doit donc retenir notre attention. On n'apprendra pas sans quelque surprise que Duchamp est fils de notaire. Certes, la valeur symbolique d'exécration dont ce titre était investi il y a encore un quart de siècle dans les milieux artistes semble s'être peu à peu émoussée. Duchamp insiste, au surplus, sur l'indulgence amicale que lui témoigna son père. Toujours est-il que l'enfance de notre personnage doit être envisagée avec sa toile de fond: le décor à la Flaubert d'une charge de tabellion dans la banlieue rouennaise. Les loisirs de cette famille de bourgeoisie cultivée passaient à jouer aux échecs, déjà, ou à faire de la musique autour de la mère, qui eut sept enfants, dont six : trois garcons et trois filles vécurent. Leurs naissances s'étaient échelonnées suivant un rythme binaire : d'abord les deux fils ainés, Jacques et Raymond, en 1875 et 1876, ensuite Marcel et Suzanne, en 1887 et 1889, Yvonne et Magdeleine enfin, en 1895 et 1897. Un long intervalle séparait donc les trois groupes de rejetons couplés, Mme Duchamp n'ayant jamais dissimulé sa préférence pour les derniers venus. Marcel se remémore aujourd'hui, de sa mère, surtout la placidité, voire l'indifférence qui paraîtrait donc l'avoir plutôt blessé avant qu'il ne se fût fixé pour but d'y atteindre à son tour. Un certain ressentiment envers les mères pourrait avoir notablement accéléré l'exacerbation de l'art et de la poésie modernes. Mais en tenant compte de ce que ces réactions devaiént avoir déjà de tardif, on doit reconnaître au milieu de Marcel le mérite de l'avoir profondément marqué. Il ne nous appartient pas de rechercher ce qui sy déclencha, ni de quel prestige il était chargé à ses yeux pour que les souvenirs qui s'y rattachent fussent demeurés si vifs et si opérants. On ne peut que signaler ici en passant et avec la réserve qui s'impose, combien l'incubation domestique du jeune Marcel se révèle riche affectivement. Une intime complicité puérile avec sa sœur Suzanne, le modèle préféré de ses dessins d'adolescence, pourrait avoir formé le noyau de ce mythe familial, ainsi que le suggérait le titre d'une exposition organisée par Marcel Duchamp à New York, chez Rose Fried, en 1952: « Duchamp frères et sœur, Œuvres d'art ». Certaines des évocations auxquelles Michel Leiris se livre nous restituent, semble-t-il, un peu de cette disposition si typique à porter au plus haut point le potentiel des événements familiaux autour desquels se créent d'indissolubles clans enfantins. Aussi bien, avant la naissance de Marcel, l'esprit artiste s'était infiltré déjà dans la famille sous les auspices du grand-père maternel Emile-Frédric Nicolle. Sans abandonner sa profession de courtier maritime à Rouen, celui-ci s'était assidûment adonné à la gravure qu'il aurait étudiée sous Méryon. Il avait laissé une œuvre abondante qui comprenait aussi des peintures et qui, bien en vue chez les Duchamp, où elle bénéficiait de l'estime générale, développait tout au long des murs, son insidieuse invitation à l'aventure d'art. Si Mme Duchamp mère se borna filialement, aux dires de Marcel, à répéter, sans jamais parvenir à le mettre au point, le dessin d'un hypothétique service de table en Strasbourg, l'exemple du grand-père devait fortement s'imprimer sur les générations suivantes puisque les trois fils de M° Duchamp se vouèrent l'un après l'autre à l'art, non sans être suivis dans cette voie par leur sœur Suzanne. La firme Duchamp frères et sœur avait, en effet, partie liée avec l'histoire. Ce furent d'abord les deux aînés, Jacques et Raymond, qui abandonnèrent le premier le droit, le second la médecine. Jacques est à Paris avant la fin du siècle; il a pris le pseudonyme de Villon et il est peintre, tandis que Raymond Duchamp-Villon plus tard sera sculpteur. Lorsque Marcel, leur cadet de plus de dix ans, ira les rejoindre à Paris, en octobre 1904, il habitera rue Caulaincourt, chez Jacques Villon qui, cette même année, deviendra sociétaire du Salon d'Automne. Ayant fréquenté l'Académie Julian jusqu'en juillet 1905, Marcel Duchamp s'acquittera de son volontariat d'un an à Rouen et à Eu, après avoir fait préalablement chez un imprimeur un stage dont il conserve une compétence typographique assez exceptionnelle. De retour à Paris, en octobre 1906, il résidera successivement 65, puis 73, rue Caulaincourt jusqu'en juillet 1908, et 9, avenue Amiral de Joinville, à Neuilly, jusqu'en 1913. Peu de peintures exécutées par Marcel avant 1907 semblent avoir été conservées. Il existe toutefois dans la collection Arensberg un « Portrait de Marcel Lefrançois >, daté de 1904, dont le style déjà très affirmé n'est pas sans analogie, avec certains des anciens Picasso. En 1905, lors de son premier séjour à Paris et à son retour en 1906, Duchamp à l'exemple de Jacques Villon et de Juan Gris, fournira des dessins humoristiques au Courrier Français et au Rire. Vers 1907, après avoir montré quelques velléités cézanniennes, il subira la tentation du Fauvisme, alors à son apogée. Sa période fauve, qui se prolongera jusqu'au milieu de 1910, nous le révèle sous l'aspect peu connu d'un peintre très brillant. C'est de nouveau la collection Arensberg qu'il nous faut consulter à ce propos. On peut la revoir au Musée de Philadelphie où elle est désormais déployée, après le don et le décès de ses propriétaires. Or, dans cet ensemble, qui est sans doute le plus extravagant et le plus complet échantillonnage d'œuvres de la première moitié du vingtième siècle, non seulement les salles consacrées à Duchamp forment une sorte de foyer central d'une inégalable intensité, mais ses quelques toiles fauves frappent par le déchaînement particulièrement accusé de leur chromatisme. Seules, certaines figures peintes par Van Dongen à peu près à même époque atteignent à cette stridence acide, peut-être plus proche encore de l'Expressionnisme allemand que des Fauves. C'est au Salon des Indépendants, en mars 1909, que Marcel exposa pour la première fois. Il avait envoyé deux toiles: « Saint-Cloud » et « Paysage ». En octobre, au Salon d'Automne, reparut aves une « Etude de Nu », « Veules (Eglise) », et « Sur la Falaise ». Les indépendants de 1910 accueillirent de lui deux « Etudes de Nus, une « Nature Morte » et « Masque » (2). Ce fut pourtant à la Société Normande de Peinture, dirigée à Rouen par Pierre Dumont et Robert Pinchon, qu'il réserva cette même année la primeur de deux portraits peints aves maîtrise, celui du Docteur Dumouchel et celui de M. Duchamp père. Ce dernier qui a un faux air d'Henri Matisse, ce père des Fauves, atténue par sa pose nonchalante et sa barbe bleue ce qu'il ne peut pas taire de son maintien digne. Tel fut cet homme bienveillant qui jusqu'à sa mort sut pourvoir discrètement à la provende de sa progéniture d'art, non sans établir un compte exact des sommes versées, lesquelles furent retenues à chacun sur l'héritage. Selon Gabrielle Buffet, l'exposition rouennaise aurait été transportée dès 1910, à Paris, 3, rue Tronchet, à la Galerie de l'Art Contemporain, mais nous craignons qu'une confusion n'ait faite avec la manifestation de groupe que la même galerie devait abriter l'année suivante. Certes, par leurs affinités avec le Fauvisme, que les principaux Fauves ont abandonné, les œuvres peintes par Duchamp jusqu'ici dénotent quelque retard sur les innovations du jour. Baptisé dès 1908, le Cubisme est un fait qui ne peut plus être ignoré. Mais à l'égard de cette instance extrême, Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon observent une assez prudente réserve. Ils habitent Puteaux, le premier depuis 1906, le second depuis 1907, et leur éloignement relatif les met à l'abri d'une trop rapide contagion. C'est autour d'eux et de leurs fameux dimanches que se constituera une sorte de « dernier carré, de l'ambivalence où, tout à la fois inquiété et tenté par les assauts des iconoclastes, on ne se laissera arracher la nature que lambeau par lambeau.

La double appartenance artiste et bourgeoise de la famille Duchamp la désignait sans doute à un rôle caractéristique dans cet accouchement difficile de l'esprit nouveau. Car si, vers 1910, son indiscutable adhésion aux vicissitudes de l'avant-garde se tempère d'un léger mouvement de recul devant la logique brutale des événements, elle s'acquitte par là même de la mission dont elle a socialement la charge. Le conflit qui opposait la bourgeoisie à l'art moderne est sur le point de se résoudre et la synthèse va précisément se réaliser dans des groupes au sein desquels les tendances contraires coexistaient. Le chemin qui mène du notariat au Cubisme ne saurait se parcourir sans quelques réticences, mais il est déjà significatif qu'en immolant ses trois fils à l'art, M° Duchamp n'ait pas subi ce sacrifice comme une catastrophe. Sans doute pressentait-il déjà qu'au lieu d'une déchéance il s'agissait plutôt d'un apostolat. La bourgeoisie prenait conscience, au moins implicitement, de l'efficacité pratique de l'art et de sa valeur de choc. Bientôt il sera temps pour elle de l'annexer à son système, car le risque lui est apparu de laisser l'art s'élaborer en dehors d'elle et, par conséquent, contre elle. Elle découvrira de même l'inconvénient de se satisfaire, comme ce ministre de Louis XVIII, précurseur du « readymade », préconisait pour l'amour, d'acheter l'art « tout fait ». Aussi s'opposera-t-elle moins désormais aux vocations de ses enfants élus qui deviendront ses délégués dans l'art comme dans un territoire neuf coloniser et qui (le plus souvent d'ailleurs sans en avoir conscience) lui assureront ce nouveau monopole pour l'ajouter à ceux qu'elle possédait déjà sur l'industrie, le commerce, la finance, la littérature et l'éducation. C'est par cette conquête qu'elle parachèvera sa domination en supprimant une de ses plus redoutables oppositions internes, celle des artistes hors la loi. Mais cette transformation décisive de la conjoncture n'en est encore qu'à sa phase initiale au moment qui nous occupe : ses premiers effets ne commenceront à se manifester qu'après 1918. Elle s'esquisse à peine en quelques manceuvres préliminaires dont une des plus typiques se traduit par les scrupules qu'opposent au Cubisme certains milieux de la jeune peinture. Quels que soient les motifs immédiats qui dictent cette opposition: divergences personnelles, inimitié, concurrence ou objections doctrinales, elle est avant tout le signe d'une volonté très nette et spécifiquement bourgeoise de conserver le contrôle des événements. Ce qui caractérise à ce stade aussi bien La Fresnaye, Le Fauconnier, Lhote, Léger, Delaunay, que Gleizes et Metzinger, les deux théoriciens de la tendance, c'est le refus de se laisser déborder. Cette méfiance instinctive ne fut d'ailleurs pas exempte, chez certains, d'un vague nationalisme plus ou moins avoué, Picasso devant rester longtemps encore l'étranger, voire le métèque. Ne reproche-t-on pas encore ça et là aujourd'hui au Cubisme d'être d'inspiration « munichoise »? (3). L'installation à partir de 1907 de la Galerie Kahnweiler, rue Vignon, et son organisation méticuleuse en centrale de distribution mondiale, accessible seulement à quelques peintres, devait également contribuer à l'éclosion de groupes économiquement adverses. Cependant, au milieu de ces controverses, Marcel Duchamp va soudain accélérer son évolution picturale. Si la « Partie d'échecs » où figurent ses deux frères ainés et leurs épouses, œuvre peinte à Puteaux en août 1910 (4), est d'un expressionnisme très accentué, plusieurs études de nu, se situant à la fin de 1910 et au début de 1911, annoncent un changement de direction vers des problèmes de volumes assez voisins de ceux qui préoccupaient alors La Fresnaye. Une de ces études intitulée « Le Buisson » fut exposée au Salon des Indépendants de 1911, ainsi que deux « Paysages ». Dans la « Sonate > (Mme Duchamp et ses trois filles), commencée en janvier 1911 à Rouen et terminée en septembre, la transformation du style de Marcel Duchamp est beaucoup plus prononcée. L'influence du Cubisme commence à s'y faire jour à travers ce qu'en laisse filtrer Jacques Villon dans ses toiles de la même époque. Ce tableau, tout en tonalités tendres et pâles, où des contours anguleux baignent dans une atmosphère évanescente, nous montre Marcel au point maximum de son accord avec groupe de Puteaux. Favorablement accueillie, la « Sonate » fut montrée rue Tronchet en novembre à l'exposition ou participèrent Villon, Duchamp-Villon, Picabia et leurs amis. C'est de cette manifestation que devait naître le « Salon de la Section d'Or ›.

Marcel Duchamp qui est dans sa vingt quatrième année semble s'être maintenu jusqu'ici dans le rythme de la peinture récemment conquise mais on n'a pas été sans remarquer, autour de lui, l'exceptionnelle qualité de son physique. Un contemporain, encore sous le charme, citait à son propos ces lignes de la « Princesse de Clèves »: « ...un air dans toute sa personne qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait ». On se souvient qu'en 1922, dans Littérature, André Breton décrira encore son visage dont « l'admirable beauté » n'a pas peu contribué à sa légende. Pourtant son effarouchement d'alors n'avait pas moins frappé ses amis qui sétonnaient de sa tendance à demeurer à l'écart, du peu d'empressement qu'il mettait tout au moins à fréquenter les artistes, leur préférant la compagnie de quelques voisins dont il appréciait la cordialité. Il se distingua bientôt aussi par sa propension à observer les choses de très haut et sous l'angle d'une ironie dont il aiguisa le tranchant au cours de ses joutes avec Francis Picabia. Celui-ci, qui venait aussi de la « vraie » peinture et qui avait brossé des toiles impressionnistes jusqu'aux alentours de 1909 (5), était doué d'un tempérament exubérant, pessimiste et bouffon qui le destinait à compromettre rapidement les situations les plus avantageuses. De près de huit ans l'ainé de Marcel, et très favorisé financièrement, il menait un train de seigneur, aimant à éblouir par son faste et la rapidité de ses automobiles. Le mot « bourgeois » qu'il prononçait avec écœurement, comme tout un chacun, n'était pas encore pour lui l'injure teintée de rouge qu'elle est devenue mais il l'entendait surtout au sens que lui donnaient les grands déclassés de la littérature, comme Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam et Gabriele d'Annunzio. Un bourgeois, à ses yeux, est donc d'abord un être qui manque de noblesse. Il se targue d'ailleurs de quelque mystérieuse ascendance aristocratique, les Martinez de Picabia possédant un blason dont témoignent des portraits de famille dans son atelier. Sa prodigalité prend donc volontiers une allure de provocation. Tous ces peintres, qui se réunissent pour discuter d'expositions ou pour supputer sérieusement les mérites de telle ou telle théorie, l'ennuient et lui paraissent ridicules. Il tient la désinvolture pour l'attribut le plus indispensable de l'artiste - le seul qui le différencie vraiment du bourgeois. Aussi a-til trouvé en Marcel Duchamp un compagnon à sa mesure. Sans épouser tous les tics de Picabia, Marcel éprouve également envers ce qu'il décèle peu à peu du côté professionnel de l'art une prévention qui ne cessera pas de s'aggraver. Les peintres qu'il rencontre chez ses frères à Puteaux, où il n'habitera jamais, prenant bien soin de conserver son quant à soi, lui semblent terriblement enlisés dans les soucis quotidiens de métier et de ménage. Ses frères sont tous deux mariés et sa sœur Suzanne épousera en 1911 un pharmacien rouennais: autant d'atteintes portées aux liens de l'enfance pour celui qui demeurera si longtemps le « célibataire ». C'est sur cette base de nostalgie quelque peu romantique, souvent tapageuse chez Picabia, toujours infiniment discrète et comme réprimée chez Duchamp, que s'édifie la conjuration pré-dadaïste à laquelle devait se joindre Guillaume Apollinaire et qui aura pour effet la rupture avec l'esprit de gravité. Duchamp qui, pour le mariage de sa sœur Suzanne, avait peint le « Printemps > ou « Jeune homme et jeune fille dans le printemps » (6) envoya cette toile au Salon d'Automne de 1911 avec une autre peinture intitulée « Portrait », d'un style déjà plus évolué. Il s'agit d'une femme que Duchamp avait aperçue en passant et aimée, dit-il, sans jamais la connaître. Il l'a représentée en cing silhouettes presque monochromes qui s'étagent. On devine ici la première idée du « Nu descendant un escalier » dans la juxtaposition d'un même corps surpris au cours des phases successives de son mouvement. En outre, la déformation sans indulgence de la femme aimée, vue sous l'aspect d'une sorte de kangourou à chapeau, est révélatrice de la pente sur laquelle Duchamp s'apprête à s'engager.

Dans les quatre derniers mois de 1911, il se détachera nettement de la formule picturale à laquelle on tient encore autour de lui. Avec « Yvonne et Magdeleine déchiquetées », tableau dont le titre n'est pas lui-même dépourvu de double sens, Marcel utilisera le concept cubiste de la décomposition du visage et il entraînera ceux de ses deux plus jeunes sœurs dans une véritable sarabande de profils où le vieillissement même sera prévu. Puis viendra la seconde version des « Joueurs d'échees » (toujours ses deux frères) qui fera l'objet de plusieurs études. L'esquisse à l'huile, acquise par le Musée d'Art Moderne en 1954, a été peinte après la composition de la collection Arensberg qui fut exécutée à la lumière du gaz et qui réunit les deux figures confrontées en un schéma unique, comme le précise le titre: « Portrait de joueurs d'échecs ». C'en est fini des couleurs séduisantes, remplacées par une palette neutre enterrée dans un camaïeu gris, vert et brun, au diapason du dernier Cubisme. Vers la même époque, Duchamp entreprendra l'illustration de quelques poèmes de Jules Laforgue : « Sieste Eternelle », (Collection G.H.Hamilton), « Médiocrité » (Collection André Breton), « Encore à cet astre (Collection Arensberg). Ce dessin inaugure la série des études pour le « Nu descendant un escalier », bien qu'à la vérité il s'agisse ici d'un personnage qui monte. L'intérêt de Duchamp pour Jules Laforgue, poète qui n'a pas aujourd'hui très bonne presse, est fonction du registre narquois dans lequel le lyrisme très réel du peintre tend de plus en plus à se tenir. Non moins typique est la volonté qui se précise chez lui de prendre les mots comme point de départ de ses nouvelles expériences picturales. Il a compris que la soumission aux lois des couleurs et des formes imposait à l'artiste une évolution lente et comme végétative. Décidé à brûler les étapes et à secouer le joug de l'esthétique, c'est du langage insolite de certains écrivains, surtout de certains poètes, qu'il déduira ses nouvelles références. Dans cette perspective, la représentation au théâtre Antoine d' « Impressions d'Atrique > à laquelle Duchamp assista en 1911 en compagnie d'Apollinaire, de Picabia et de Gabrielle Buffet, doit être tenue pour déterminante. Nul doute que la révélation d'un univers uniquement régi par les mots et qui, dans l'absence de toute grille (« Comment j'ai écrit certains de mes livres » n'a paru qu'en 1935), semblait livré systématiquement à l'arbitraire, ne fût pour Duchamp et Picabia le signal du « lâchez tout » qu'ils appelaient de leurs espoirs. On imagine l'enthousiasme avec lequel ils durent accueillir la machine à peindre de Louise Montalescot, machine qui non seulement promulguait la condamnation aussi définitive qu'opportune de l'art réaliste, mais introduisait aussi dans le domaine sacré de la production artistique un élément de sarcasme d'autant plus irrésistible que l'appareil était décrit par Roussel avec le plus profond sérieux. Si l'on songe qu'au même moment se situe l'avènement artistique du Futurisme, dont le manifeste avait paru dans Le Figaro dès 1909, mais dont la première exposition à Paris ne devait avoir lieu chez Bernheim Jeune qu'en février 1912, on aura découvert les antécédents des conceptions mécanistes de Duchamp et de Picabia. D'une part le Futuriste, pas plus que le Cubisme, ne fait de place à l'humour. En posant les principes du dynamisme plastique, des lignes forces, de la co-pénétration des plans et de la simultanéité, les futuristes entendent fonder une esthétique durable. D'autre part, Roussel expose son système gravement et sans même tenter de dissimuler ce qu'il implique pour lui d'obsessionnel. Le rapprochement s'impose à Duchamp et à Picabia entre les deux attitudes: le seul recours qui reste ouvert aux novateurs est l'exploitation délibérée de l'absurde empruntant les traits de la gravité. Les modèles au surplus ne manquent pas. Pour se faire entendre en dehors des rares représentations de son théâtre, Roussel publiait ses œuvres en feuilleton dans l'invraisemblable Gaulois du Dimanche, où elles voisinaient avec les « Conseils de Bonne Maman », les poèmes de M. Stephen Liégeard, Président de la Société d'Encouragement au Bien, et le portrait de S.A.I. le Tsarévitch faisant le salut militaire. Or, c'est dans cette ambiance qu' « Impressions d'Afrique», publié en 1909, et plus tard « Locus Solus », passèrent, nous dit Roussel, tout à fait inaperçus. On doit en conclure que les lecteurs du Gaulois n'y remarquèrent rien d'anormal et à distance, en effet, les autres textes dont ceux-ci étaient entourés ne semblent guère moins désarmants. Chaque numéro était une mine pour le nouvel humour et il ne tenait qu'à lui d'y puiser pour forger l'arme qu'il méditait d'introduire dans l'art. Car si les écrivains depuis Charles Cros, Alphonse Allais et Jarry s'étaient permis quelques boutades, les artistes demeuraient déplorablement ombrageux à cet endroit. Il entrait toutefois dans ce dessein plus de sérieux que ne se le figuraient peut-être ses auteurs. On sait que Kafka, lorsqu'il lisait ses textes à ses amis, s'interrompait parfois pour s'esclaffer. Les frontières du comique se délimitent difficilement et souvent elles se déplacent à l'insu même de ceux qui les ont établies. En ce qui concerne Duchamp et Picabia, leurs positions respectives devant ce projet sont déjà distinctes à l'origine. Le premier y apporte ce qu'il appellera « Tironisme d'affirmation », différent de « Tironisme négateur, dépendant du rire seulement ». Le second est plus enclin à la fusée instantanée de la farce. Toujours est-il que, sans établir un ordre de préséance (Picabia semble avoir devancé Duchamp dans l'abandon total des apparences objectives), c'est à Duchamp que revient l'initiative du machinisme, étendu pour la première fois depuis La Mettrie à l'être humain dans le « Nu descendant un escalier », ce qui nous mène déjà très loin de la facétie, car l'intention est ici ouvertement offensive. Exécuté à Neuilly en janvier 1912, le « Nu descendant un escalier » est précédé d'une étude de la fin de 1911, comportant seulement la partie droite du tableau final et peinte dans une tonalité plus amène, moins monochrome. Mais le « Jeune homme triste dans un train », datant aussi de décembre 1911 et se reliant également au « Nu », appartient à la série sombre de Duchamp, lequel au même moment exécute pour la cuisine de Raymond Duchamp-Villon le « Moulin à café» dont la poignée est vue simultanément à plusieurs points de son circuit. La réalisation du « Nu » est certes due à la convergence dans l'esprit de Duchamp de sollicitations les plus di- verses, parmi lesquelles on ne doit omettre ni celle du cinéma encore à son aube, ni celle des « chronophotographies » dont les décompositions de mouvements étaient abondamment reproduites dans les revues de l'époque. Résolu d'abord à en finir avec les tergiversations qui s'éternisent autour du Cubisme, il voit qu'il ne pourra s'en débarrasser qu'en le surclassant. Il le dotera donc d'emblée d'un mouvement qui lui fait jusqu'ici terriblement défaut. C'est en constatant cette insuffisance et en y pourvoyant sans tarder que Duchamp a pu faire l'économie du Cubisme tel qu'il s'absorbait alors dans le périple de l'objet immuable et passer sans désemparer du « semi-réalisme » à l'expression « non figurative » du mouvement. C'est ici que doit se placer l'incidence futuriste dont il a compris aussitôt et en quelque sorte stratégiquement, l'utilité pour un coup d'éclat. Morphologiquement, toutefois, le « Nu» ne s'apparente pas au Futurisme avec lequel Duchamp n'a jamais pris contact. Il s'en sépare d'ailleurs sans équivoque par l'introduction d'un élément ironique et en substituant à l'élan vitaliste qui caractérise les Italiens la ligne dépréciative de l'escalier que doit descendre le « Nu » dont le seul titre, d'ailleurs, est, pour un futuriste, inadmissible. On se reportera, en outre, au poème de Laforgue « Encore à cet astre » qui exprime l'espoir de la destruction du soleil. Peint dans des tons de bois strictement et bien qu'il soit souligné par son titre, selon la méthode qu'emploiera désormais Duchamp, le « Nu » se distingue par le fait qu'il n'existe pas, ou tout au moins qu'il n'est pas visible, puisqu'il est sanglé dans une sorte de gaine à soufflets qui le transforme en machine à descendre. Ce « Nu » est donc « habillé » dans une armure qui s'articule et c'est à cela que tiendrait, s'il y en avait une, la mystification. Mais la plupart des implications de cette œuvre resteraient voilées si nous nous en tenions là. Coûte que coûte, il nous faut forcer, au risque d'une impardonnable indiscrétion, le seuil des premières explications un peu trop immédiates pour pénétrer vers les mobiles. Car si le « Nu » se suffit largement à lui-même esthétiquement et prend place ainsi parmi les œuvres capitales de l'heure, il se sépare d'elles par la multiplicité des plans sur lesquels il peut être envisagé. Quant aux éclaircissements que nous fournit l'humour, ils ne peuvent, si précieux qu'ils soient, prétendre à tout épuiser.
Le mouvement que souligne un pointillé sur la toile devra sans doute être également entendu au sens d'arrachement affectif. Cette mise en marche du monde à laquelle Duchamp procède serait donc aussi la projection de sa propre rupture avec un entourage auquel il se sent encore très attaché. Si l'on osait, on émettrait l'hypothèse qu'il s'est représenté lui-même, avec une amère clairvoyance, dans ce « Nu » descendant lentement vers la vie, encore maintenu par la carapace des habitudes. Dans ce cas, ayant mesuré ce qu'exhalait de mortel pour lui l'ambiance ouatée dans laquelle il s'était complu jusqu'alors, il n'aurait trouvé de solution que dans une mécanisation universelle des êtres, fonctionnant selon les lois vengeresses et dérisoires de « la beauté d'indifférence ». Si, d'ailleurs, nous nous reportons au « Jeune homme triste », dans lequel Duchamp avoue se reconnaître au cours d'un trajet vers Rouen, et si nous constatons le lien étroit qui unit le « jeune homme » au « Nu », nous serons bien près d'établir le caractère auto-biographique des deux tableaux, déjà parents par leur coloris austère; voire tragique. Il suffirait alors de déceler dans la « chronophotographie » de la descente, en dehors de son symbolisme freudien, une allusion à l'inexorabilité du temps pour que le « Nu » devint, entre autres choses, un sablier du nouvel âge, illustrant la vue intégralement pessimiste de Duchamp sur la temporalité. En effet, le « Nu » se mit à fonctionner sans plus attendre. Porté par son auteur au Salon des Indépendants qui devait être inauguré en mars, il souleva, avant même l'ouverture, un tel scandale que Gleizes, un des placiers en l'occurrence, chargea les deux frères de Duchamp de lui demander de retirer son tableau. Assez embarrassés, Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon firent donc chez leur cadet une démarche officieuse. Ils s'étaient vêtus avec solennité pour la circonstance et on aurait supposé qu'ils étaient venus chez lui pour un duel. Bien entendu, Marcel s'inclina sans difficulté, laissant au Salon un dessin qui accompagnait le « Nu » et reporta chez lui, dans un fiacre, son tableau dont il eût pu, nouveau Gali- lée, dire « Et pourtant il se meut ».

Robert LEBEL


  1. Premier chapitre d'un ouvrage sur Marcel Duchamp, à paraître prochainement aux Editions Trianon.
  2. Certaines de ces œuvres ne sont pas aisément identifiables aujourd'hui,soit qu'on en ait perdu la trace, soit qu'elles se dissimulent sous d'autres filtres
  3. Voisin de Villon et de Duchamp-Villon à Puteaux, Kupka n'appartint jamais à leur cénacle.
  4. Elle fut exposée au Salon d'Automne 1910 avec l' « Armoire à Glace », « Paysage », « Nu couché », « Toile de Jouy ».
  5. Elles composèrent exclusivement son exposition de mars 1909 à la Galerie Georges Petit.
  6. Une ébauche agrandie de cette même compositona servi de fond aux « Réseaux des Stoppages » (1914).

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TRAVAUX FORCÉS

A trois heures vingt comme à neuf heures quarante-quatre, à l'aube echevelés et pales a minuit, mais toujours ponctuellement inespérés, chaussés de silence, sans trompettes, habituellement en noir, dents féroces, voix rauques, tous yeux de gueules, se présentent Tedévore et Tevomi, Tli, Mondimmonde, Carne, Charogne et Sarcasme. Aucun et les autres, qui sont mille et personne, un instant et jamais. Je feins de ne pas les voir et poursuis mon travail, la conversation un moment suspendue, les additions et les soustractions, la vie quotidienne. En secret, activement, je m'occupe d'eux. La nuée enceinte de mots vient, docile et ténébreuse, se suspendre sur ma tête, et se balance, et mugit comme une bête blessée. Je plonge la main dans ce sac obscur et jen retire ce que j'y trouve: une corne clivée, un éclair rouillé, un os gratté. A l'aide de ces armes, je me défends, je bâtonne les visiteurs, je coupe les oreilles, je combats à bras le corps, durant de longues heures de silence à la belle étoile. Craquer des dents, os brisés, un membre de moins, un de plus, en somme un jeu si je parviens à garder les yeux bien ouverts et la tête froide. Mais il ne faut pas montrer trop d'habileté; une supériorité manifeste les découragerait. Tout aussi bien qu'une confiance excessive; ils pourraient en profiter et alors: qui répondrait des conséquences ?

J'ai dit qu'habituellement ils se présentent en noir. Je dois ajouter que c'est un noir épais, semblable à la fumée du charbon. Cette circonstance leur permet tous accouplements, agglutinations, séparations, ramifications. Quelques-uns, faits d'une matière semblable au mica, se brisent facilement. Il suffit d'une chiquenaude. Blessés, ils laissent échapper une substance grisâtre qui dure peu de temps, répandue sur le sol, puisque les autres se dépêchent de la lécher avec avidité! Sûrement, ils le font pour reprendre des forces.

Il y en a qui ont une seule tête et quinze pattes. D'autres ne sont que visage et cou. Ils se terminent en un triangle effilé. Quand ils volent, ils sifflent comme siffle dans l'air le couteau. Les bossus sont des orchestres ambulants et infinis : dans chaque bosse, ils cachent quelque autre, qui tape sur le tambour, lequel à son tour cache un autre musicien, lequel pour sa part en cache un autre qui.. Les belles traînent de longues queues de bave. Il y a les loques flottantes, les franges qui pendent d'une grande boule pâteuse qui saute pesamment sur le tapis; les pointus, les longues oreilles, les chuchoteurs, les édentés qui se collent au corps comme des sangsues; il y a ceux qui répètent des heures durant le même mot, le même mot. Ils sont innombrables et innommables.

Je dois dire aussi qu'à certains jours brûlent, brillent, ondulent, se déplient et se replient (comme une cape de torero), s'effilent :

les bleus, qui fleurissent à la pointe de la tige du courant électrique;

les rouges, qui vibrent, ou s'épandent, ou crépitent;

les jaunes de clairon, ceux qui sont dressés, parce que les somptueux se tendent et que les sensuels s'étendent ;

les plumes fraîches des verts, les toujours aigus et les toujours froids, les sveltes, les points sur les i des blancs et des gris.

Sont-ce les envoyés de Quelqu'un qui n'ose pas se présenter, ou viennent-ils simplement d'eux-mêmes. parce que?

Jeté sur le lit, je demande le sommeil brut, le sommeil de la momie. Je ferme les yeux, et j'essaye de ne pas entendre le tam-tam qui résonne dans je ne sais quel coin de la chambre. « Le silence est plein de bruit, me dis-je, et ce que tu entends, tu ne l'entends pas vraiment. Tu entends le silence. » Et le tam-tam continue, chaque fois plus fort : c'est un bruit de sabot de cheval galopant dans un champ de pierres; c'est une hache qui n'en finit pas d'abattre un arbre géant; c'est une presse d'imprimerie imprimant un seul vers immense, fait d'une seule syllabe qui rime avec le battement de mon cœur; c'est mon cœur qui frappe le rocher, et le couvre d'une tunique d'écume déchirée; c'est la mer, le ressac de la mer enchaînée, qui tombe et se relève, qui se relève et tombe; ce sont les grandes pelletées de silence tombant dans le silence. Maintenant, après des années, je me demande si tout cela fut vrai, ou bien une création de mon adolescence exaltée: les yeux qui ne se ferment jamais, même à l'instant de l'étreinte; ce corps trop vivant (auparavant seule la mort m'avait paru si catégorique, peut-être parce que, dans ce que nous appelons vie, il y a des morceaux et des particules de non-vie) ; cet amour tyrannique même s'il ne demande rien, et qui n'est pas fait à la mesure de notre faiblesse. Son amour de la vie oblige à déserter la vie; son amour du langage conduit au mépris des mots; son amour du jeu amène à fouler les règles, à en inventer d'autres, à jouer sa vie dans un seul mot. On perd le goût des amis, des femmes raisonnables, de la littérature, de la morale, des bons compagnons, des beaux vers, de la psychologie, des romans. Absorbé dans une méditation, - qui n'est qu'une Méditation sur l'inutilité des méditations, une contemplation dans laquelle celui qui contemple est contemplé par ce qu'il contemple et tous deux par la Contemplation jusqu'à ce qu'eux trois ne fassent plus qu'un —, on brise les liens avec le monde, la raison et le langage. Surtout avec le langage, ce cordon ombilical nous attachant au ventre abominable et qui rumine. Tu oses dire « Non», afin de pouvoir un jour dire « Oui ». Tu vides ton être de tout ce dont les autres l'ont rempli : grands et petits riens, tous ces riens de quoi est fait le monde des autres. Et tu te vides toi-même — parce que toi, celui que nous appelons moi ou personne - est image aussi, est aussi Autre, aussi Rien. Vide, nettoyé du rien purulent du Moi, vide de ton image, tu es attente et guet. Il arrive des ères de silence, des ères de sécheresse et de pierre. Parfois, un soir quelconque, un jour sans nom, une Parole tombe et se pose légèrement sur cette terre sans passé. L'oiseau est féroce et peut-être t'arrachera les yeux. Peut-être plus tard en viendra-t-il d'autres.

J'écris sur la table crépusculaire, en appuyant fort la plume sur la poitrine presque vivante, qui gémit et se souvient de la forêt natale. L'encre noire ouvre ses larges ailes. Mais la lampe éclate et couvre mes mots d'une cape de cristaux brisés. Un fragment effilé de lumière me coupe la main droite. Je continue à écrire avec ce moignon qui verse de l'ombre. La nuit rentre dans la chambre, le mur d'en face avance son visage de pierre, de grands pans d'air s'interposent entre la plume et le papier. Ah, une simple monosyllabe est suffisante pour faire sauter le monde. Mais cette nuit, il n'y a pas de place pour un seul mot.

Je sors peu. De temps en temps, je rencontre des amis. Ils s'exclament en me voyant : « Qu'est-ce qui se passe? Vous êtes pâle. Vous devriez aller un peu à la campagne.» Comment leur expliquer que je dois cette fatigue à un rêve qui depuis quelque temps me visite chaque nuit?

Je me mets au lit, mais je ne peux pas dormir. Mes yeux tourbillonnent au centre d'une chambre noire où tout dort de ce sommeil ultime et désemparé que dorment les objets dont les maîtres sont morts, ou partis soudain et pour toujours, sommeil obtus d'objet abandonné à sa propre pesanteur inanimée, sans la chaleur d'une main qui caresse ou polit. Mes yeux palpent inutilement l'armoire, la chaise, la table, objets qui me doivent la vie mais qui se refusent à me reconnaitre et à partager ces heures avec moi. Je reste immobile au centre de la grande esplanade égyptienne. Pyramides et cônes d'ombre me contrefont une immortalité de momie. Jamais je ne pourrai me lever. Il n'y aura jamais un autre jour. Je suis mort. Je suis vivant. Je ne suis pas ici. Jamais je n'ai quitté ce lit. Jamais je ne pourrai me lever. Je suis une arène où je fonds sur des capes illusoires que me présentent des toreros endeuillés. Don Tancredo se dresse au centre de l'arène, immobile, éclair de craie. Je l'attaque, mais chaque fois que je suis sur le point de le renverser, il y a toujours quelqu'un qui interpose une paravolte. J'attaque à nouveau sous les sifflements de mes lèvres immenses qui occupent tous les gradins. Ah, je n'ai jamais fini de tuer le taureau, jamais je ne cesserai d'être traîné par ces mules tristes tournant en rond dans l'arène, sous l'aile froide de ces sifflements qui décapitent le soir comme une lame inexorable. Je me relève: il est à peine une heure. Je m'allonge, mes pieds sortent de la chambre, ma tête perfore les murs. Je m'étends dans l'immensité comme les racines d'un arbre sacré, comme la musique, comme la mer. La nuit se peuple de pattes, de dents, de griffes, de ventouses. Comment défendre ce corps trop grand? Que font, des kilomètres de distance, les doigts de mes pieds, de mes mains, mes oreilles? Je me rétrécis lentement. Craque le lit, craque mon squelette, grincent les charnières du monde. Murs, excavations, marches forcées sur l'immensité d'un miroir, veilles nocturnes, haltes et halètements à la lisière d'un puits aveuglé. Ronfle la ruche des monstres. Des coplas éclopées copulent ! Tambours dans mon ventre, et rumeur lointaine de chevaux qui s'enfoncent dans le sable de ma poitrine. Je me replie. Je rentre en moi par mon oreille gauche. Mes pas retombent dans la solitude de mon crâne qu'illumine une seule constellation grenat. Je parcours à tâtons l'énorme salle démantelée. Portes murées, fenêtres condamnées. Péniblement, en traînant, je sors par mon oreille droite, dans la lumière mensongère de quatre heures et demie du matin. J'écoute les pas étouffés de l'aurore qui sinsinue par les fentes, fille maigre et perverse qui jette une lettre pleine d'insinuations et de calomnies. Elle s'éloigne ensuite, secrète. Il est quatre heures trente, quatre heures trente. Le jour m'assaille avec sa sentence. Il faudra se lever et affronter le travail quotidien, les saluts matinaux, les sourires crispés, les amours dans des lits d'aiguilles, les peines et les diversions qui laissent des cicatrices ineffaçables. Et tout cela sans m'être reposé un seul instant, car maintenant je suis mort de sommeil, et je ferme les yeux pesamment, la montre m'appelle : il est huit heures, c'est l'heure.

Comment leur expliquer cela? Comment leur dire que toutes les nuits je rêve que je suis éveillé et que je m'endors précisément quand je m'éveille?

Le plus facile est de casser un mot en deux. Parfois les fragments restent vivants, d'une vie frénétique, éroce, monosyllabique. Il est délicieux de jeter cette poignée de nouveau-nés dans l'arène : ils sautent dansent, bondissent et rebondissent, ils crient infatigablement en brandissant leurs étendards colorés. Mais quand sortent les lions, il se fait un grand silence, interrompu seulement par les mandibules infatigables, majestueuses...

Les greffes présentent certaines difficultés. Il en résulte presque toujours des monstres débiles: deux têtes rivales qui se mordillent, et sucent tout le sang d'un demi-corps; aigles à bec de colombe, qui se blessent chaque fois qu'ils attaquent, colombes à bec d'aigle qui déchirent chaque fois qu'elles embrassent; papillons paralytiques. L'inceste est la loi. Rien ne leur plaît comme l'union dans le sein d'une même famille. Mais c'est superstition sans fondement que d'attribuer à cette circonstance la pauvreté des résultats.

Soulevé par l'enthousiasme des expériences, j'ouvre à une parole un canal, arrache les yeux d'une autre, je coupe des jambes, rattache des bras, des becs, des cornes. Je collectionne des troupeaux que je soumets à un régime de pension, de caserne, de manège, couvent. J'adule les instincts, je coupe et recoupe les tendances et les ailes. Je rends pointu ce qui est rond, épineux ce qui est mou, j'amollis les os, j'ossifie les viscères. Je mets des digues aux inclinations naturelles. Et ainsi je crée des êtres gracieux et éphémères. Au front du mot Tour, j'ouvre un créneau rouge. Le mot Haine, je le nourris d'ordures pendant des années, jusqu'à ce qu'il éclate en une belle explosion purulente qui infecte le langage pour un siècle. Je fais mourir de faim l'amour pour qu'il dévore ce qu'il trouve. A la beauté, il vient une bosse sur le U. Et le mot Talon, enfin en liberté, écrase des têtes avec une allégresse régulière, mécanique. Je remplis de sable la bouche des exclamations. J'abandonne les manières à la cave, où grognent les pets. En somme, dans mon sous-sol, on coupe, on dépèce, on décapite, on colle, on coud et on recoud. Il y a autant de combinaisons que de goûts.

Mais ces jeux finissent par fatiguer : alors il ne reste plus que le Grand Recours : d'une chiquenaude, tu écrases six ou sept ou dix ou mille millions, et de cette pâte molle, tu fais une boule que tu laisses aux intempéries jusqu'à ce qu'elle durcisse et brille comme un fragment d'astre. Lorsqu'elle sera bien froide, jette-la avec violence contre ces yeux fixes qui te regardent depuis ta naissance. Si tu as de l'adresse, de la force et de la chance, peut-être pourras-tu détruire quelque chose, peut-être pourras-tu casser la figure du monde, peut-être ton projectile éclatera-t-il contre le mur et en arrachera quelques étincelles brèves, lesquelles illu- mineront un instant le silence.

Elle rôde, s'insinue, s'approche, s'éloigne, revient sur la pointe des pieds et, si je lève la main, dispa- raît — une Parole. Je n'aperçois que sa crête orgueilleuse : Cri, Christ, cristal, crime, Crimée, critique, Christine, critère? Appareille de mon front une pirogue avec une homme armé d'une lance. L'embarcation légère et fragile coupe, rapide, les vagues noires, la houle de sang noir de mes tempes. Elle s'éloigne vers l'intérieur. Le chasseur-pêcheur scrute la masse sombre et nuageuse de l'horizon, pleine de menaces; il plonge des yeux sagaces dans l'écume rancunière, s'aiguise l'ouie, flaire. Parfois une lueur vivace croise l'obscurité d'un coup d'aile vert, et l'écaille. C'est le Cri, qui sort un moment dans l'air, et plonge à nouveau dans les profondeurs. Le chasseur sonne du cor qu'il porte sur sa poitrine, mais son mugissement endeuillé se perd dans le désert d'eau. Il n'y a personne dans l'immense lac salé. Elle est déjà loin, la plage rocheuse, loin aussi les faibles lumières des cabanes de ses compagnons. De temps en temps, le Cri réapparait, laisse voir ses nageoires néfastes, et replonge. Le rameur fasciné le suit vers l'intérieur, chaque fois plus à l'intérieur. Reviendra-t-il à la côte? Après avoir coupé tous les bras qui se tendaient vers moi; après avoir condamné toutes les fenêtres et toutes les portes; après avoir inondé d'eaux empoisonnées les fossés; après avoir édifié ma maison sur le rocher d'un Non inaccessible aux flatteries et à la peur; après m'être coupé la langue et l'avoir avalée; après avoir jeté des poignées de silence et des mono- syllabes de mépris à mes amours; après avoir oublié mon nom et le nom de mon lieu de naissance; après m'être jugé et m'être condamné à l'attente perpétuelle et à la perpétuelle solitude, j'ai écouté contre les pierres de mon cachot de syllogismes l'attaque humide, tendre, insistante du printemps.

Il y a des années, avec des cailloux, des déchets, et des herbes, j'ai édifié Tilantlán. Je me rappelle la muraille, les portes jaunes avec le signe digital, les rues étroites et nauséabondes, habitées par une plèbe bruyante, le Palais vert du Gouvernement et la Maison rouge des sacrifices, comme une main ouverte, avec ses cinq grands temples et ses allées innombrables. Tilantlán, ville grise au pied de la pierre blanche, ville rivée au sol avec des griffes et des dents, cité de poussière et de prières. Ses habitants - astucieux, cérémonieux et colériques — adoraient les Mains qui les avaient créés, mais craignaient les Pieds qui pouvaient les détruire. Leur théologie et leurs sacrifices, avec lesquels ils essayaient d'acheter l'amour de Celles-là, de s'assurer la bienveillance de Ceux-ci, n'empêchèrent pas qu'un matin de joie mon pied droit les écrasât, et leur histoire, leur féroce aristocratie, leurs mutineries, leur langage sacré, leurs chansons populaires et leur théâtre rituel. Et leurs prêtres jamais ne soupçonnèrent que Pieds et Mains étaient les membres d'un même Dieu.

Avec difficulté, avançant de quelques millimètres par année, je me fraye un chemin dans les rochers. Depuis des millénaires s'usent mes dents et se cassent mes ongles pour arriver là, de l'autre côté, à la lumière et à l'air libre. Et maintenant que mes mains saignent et que tremblent mes dents, mal assurées dans une cavité crevassée par la soif et la poussière, je m'arrête et contemple mon œuvre : j'ai passé la seconde partie de ma vie à casser les pierres, à perforer les murailles, à percer les portes et à écarter les obstacles que j'ai interposés entre la lumière et moi durant la première partie de ma vie.

Mon peuple, peuple que mes maigres pensées nourrissent de miettes, d'images épuisées péniblement extraites de la pierre! Il ne pleut pas depuis des siècles. Même l'herbe rare de ma poitrine a été desséchée par le soleil. Le ciel, pur d'étoiles et de nuages, est chaque jour plus haut. Mon sang se fatigue dans des veines durcies. Rien ne t'apaise, Colère, étincelle qui te brises les dents contre le Mur; rien non plus pour vous, Vierge, Etoile Irritée, beautés ailées, beautés griffues. Tous ces mots sont morts de soif. Personne ne pourra se nourrir de ces restes desséchés, pas même mes chiens, mes vices. Espoir, aigle affamé, laisse-moi sur ce rocher semblable au silence. Et toi, Vent qui souffles du Passé, souffle avec force, disperse ces quelques syllabes, qu'elles soient air et transparence. Etre enfin une Parole, un peu d'air dans une bouche pure, un peu d'eau à des lèvres avides! Mais déjà l'oubli prononce mon nom : regarde-le briller entre ses lèvres comme l'os brille un instant dans la gueule de la nuit au noir pelage. Les chants que je n' ai pas dits, les chants des sablonnières, le vent les dit en une seule fois, dans une seule phrase interminable, sans commencement et sans fin, sans signification.

Comme une douleur qui avance et se fraye un chemin entre des viscères qui cèdent et des os qui résistent, comme une lime qui use les nerfs qui nous attachent à la vie, mais aussi comme une joie soudaine, comme ouvrir une porte qui donne sur la mer, comme se pencher sur l'abîme et comme atteindre la cime, comme le fleuve de diamant qui perce le rocher et comme la cascade bleue qui tombe en un écroulement de statues et de temples très blancs, comme l'oiseau qui monte et l'éclair qui descend, ô battement d'ailes, ô bec qui déchires et entr'ouvres enfin le fruit! toi, mon Cri, jet de plumes de feu, blessure sonore et vaste, comme le détachement d'une planète du corps de l'étoile, ô chute infinie dans un ciel d'échos, dans un ciel de miroirs qui te répètent et te brisent et te rendent innombrable, infini et anomyme.

(1949) Octavio PAZ

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MOTS RARES POUR SALONS LOUCHES

I

PAYSAGE IMPRESSIONNISTRE

A la Sainte Maisonnette On sert l'anguille au vert Et au Verger Vert On la sert grillée aux ceps de vignes Un gros nuage qui dépasse la cinquantaine repasse Et couvre un moment Les nymphéas très démodés         - Toujours prêts à porter Quoi ? L'horizon s'est un peu éloigné Mais les prix ont beaucoup augmenté     Tout juste         Au niveau où l'eau stagne     Je suis   La tasse que tout nageur aveugle avale.

II

LE COMMERCE DE VOYAGEUR

Tous les soirs sont des soirs d'été Te souviens-tu Cet humour constant qui s'appuie Sur une connaissance évidente Des hop et des wa Des hop tous les soirs Et des wa tous les soirs d'été Te souviens-tu vieux cœur Image de table de café Cet humour qui perdit sa saveur De café des hop Et les œillades en wa A Valence creusant la vie Au Grand Comptoir du Louvre Où elle était serveuse.

III

AU FRAIS

Dans la forêt séculaire et spectaculaire Les singes s'évertuent a passer Des fils téléphoniques d'arbre en arbre Dans la coulisse lentement Des volumes s'empilent Des volumes de mousse fraîche Que l'on met en caisse Pour les grands restaurants végétaliens Un maître d'hôtel italien Ami des singes la serviette à la main Attend une communication teléphonique Avec sa maitresse Qui habite Plombières-les-Bains.

IV

CLAQUEMURÉ !

La grande ville de Cosmopopo N'est qu'un décor de théâtre Derrière lequel se cachent Des désirs Des désirs de fantômes Entrés incrustés enterrés Dans la froide éternité Eternité de l'imbécillité De ces désirs Non exaucés         Gaston portait dans sa poitrine         L'oiseau mort de feuilles mortes         Anthelme se croyait boxeur         Il n'était que clerc d'avoué         Gisèle avait dans sa bobine         Des petits tours pour grands seigneurs         Hécate tombait romantique         Comme la Grèce antique à souhait         Justin leur faisait la nique         Dans un miroir sans reflet La grande ville de Cosmopapa N'est qu'un décor œuf sur le plat Et les désirs de ses fantômes N'ont que faire de leurs plaisirs Je me tue dit-il - pour toi Je te tue — dit-elle — pour moi Je te tu Je te tu quoi Ta bouche en or Ton cœur d'érable Ton œil et ses déserts de sable La grande ville de Cosmopopo N'est qu'un décor Et les littérateurs à table Aiment entendre le son du cor.

V

PAYSAGE CYCLISTE-BIBI

Avec mes deux yeux Je suis VOYANT comme deux         Et deux et deux font quatre Ils me devancent de cent pas Mes yeux         Et regardent L'un des quatre voit rouge         Quand je lis le journal Et le troisième voit bleu         Quand je flâne Celui du centre regarde à l'intérieur         Un peu vers le bas Ah ! s'il n'en était pas ainsi Il y a longtemps Que je ne serais plus ICI       ETOILE     Où l'OPERA bouffe !

VI

CE SOIR

La pointe de tes yeux Sur la pointe de tes seins Tes yeux dans mon sein Et tes seins dans ma tête A l'heure ou rien dans le miroir ne guette Je pars sur un long chemin ou plus rien ne m'arrête Les maisons se rident comme de vieilles putains Et les arbres ont faim C'est pour cela qu'ils font la quête Ton chacal mange mon bédouin Et la bohémienne endormie Rêve d'une musique inouie Tu parles à voix basse Oui tu parles à voix basse NON Moi je chante à tue-tête Pour faire dérailler les trains Il n'y a plus de lendemain.

VII

LA CONDITION DE L'HOMME DÉPEND DE LA FAÇON DONT IL ALLUME SA LOUPE

Vous qui luttez Vous qui luttez la tartine à la main Vous qui bataillez le toast au caviar brandi menaçant Vous qui hurlez demi doublé demi fendu demi et turlutu Arrêtez-vous Il n'y a pas de lutte Il n'y a pas de camps rivaux Il n'y a que toi et toi et toi         et moi         dans le jardin de pois         et toi et moi         sur le chemin où s'impriment nos pas         jusqu'à la prochaine pluie Il n'y a que choux et dentelles Il n'y a que vinaigrette de veau Il n'y a que têtes de pavés      pour les enfants des petits pavots Il y a bon et mauvais pot Il n'y a ni faucille ni marteau Il y a enclume et fer chaud Messieurs Il n'y a pas de lard Pour celui qui mange à merveille Mesdames Il n'y a pas d'art Pour le mervieillard.

Londres, 1954-1957 E.L.T. MESENS

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LES MÉLANGES INADMISSIBLES

A Benjamin PÉRET

Au cours de l'été 1947, en un des rares moments de lucidité que me tolérait la routine d'une obscure fonction bureaucratique, je décidai de parcourir les forêts de l'Amazone, de vivre en pleine nature, entre les sauvages, d'apprendre à manier l'arc, de manger des animaux inconnus, des fruits aux formes incroyables, des larves d'insectes et des racines d'arbres jamais vus. Après un bref séjour à Yurimaguas où, en dépit de la chaleur suffocante, je pus dormir un peu, je m'installai dans la cabine de l'hydravion qui et devait m'avait amené de Masisea me conduire à destination, quand un voyageur occupant le siège situé à ma droite — un homme chauve, avec des lunettes et, dans les manières, je sais quel air de notaire ou d'ecclésiastique me demanda: Savez-vous combien d'avions sont tombés cette année sur notre parcours? Comme je n'en avais pas la moindre idée, je déclarai brutalement : Nous compléterions la demi-douzaine. Je lui dis de ne pas s'inquiéter, que c'était un chiffre honnête et d'accord avec le mouvement des avions dans la région — un à quatre par semaine selon l'importance des lignes et que la nôtre étant une des plus importantes connaissait plus d'accidents. Mon raisonnement parut l'offenser. Il affirma qu'il n'avait pas peur, qu'il n'avait pas besoin d'être tranquillisé par des statistiques (car je lui expliquais que selon la courbe normale de distribution des accidents par unité de temps, de lieu, etc.) et qu'enfin en dépit des probabilités complètement défavorables, ce n'était pas la mort qu'il craignait, mais la profanation de ses restes, qu'entre les mains des sauvages sa chair pourrait être hachée, moulue, salée ou soumise à d'autres traitements incompatibles avec la dignité de ses fonctions.

— Moi, imaginez-vous, un représentant du pouvoir judiciaire, un homme sans vices, sans dettes! Je dus l'assurer que l'anthropophagie était en voie de disparition avec les progrès de l'évangélisation et qu'aprèstout il était plus utile d'être mangé par d'autres hommes que dévoré par des vers, des fourmis ou des pirañas. — Rien n'est moins certain, s'exclama-t-il. Vous savez très bien que, dans cette partie de la forêt, l'évangélisation n'a fait aucun progrès depuis qu'on a obligé les Indiens à travailler dans les plantations. Je me bornai à un signe d'assentiment afin de pouvoir admirer en paix la sombre verdeur de la forêt se détachant entre des vapeurs bleues et grisâtres au-dessus de la ligne de feu de l'horizon. Je descendis dans un petit hôtel près du fleuve dont, de ma fenêtre, je pouvais voir les eaux s'étendre à perte de vue. C'était une auberge tranquille : à peine quelques passagers se tenaient-ils au salon et sur la terrasse et je me réjouissais déjà d'être arrivé à une époque aussi favorable quand des cris assourdissants dominant le bruit du moteur d'un grand autobus me montrèrent mon erreur. Ils descendaient par troupeaux, brandissant leurs appareils cinématographiques et leurs kodaks, photographiant à tort et à travers, mâchant du chewing-gum, parlant anglais, ouvrant et fermant les portes à grand bruit. Tous demandaient des informations précises sur les Maracaburus, tandis que le guide discutait le prix des chambres avec la patronne. Je savais vaguement que les Indiens de cette tribu étaient les ennemis mortels des Carajones, dont ils avaient cependant appris l'art de préparer une multitude de philtres magiques et de subtiles variétés de curare. Tous les mois, sauf pendant la saison des pluies, ils descendaient dans leurs canots pour se rendre aux marchés des villages riverains vendre leurs salaisons réputées, leurs herbes médicinales et aussi, mais clandestinement, leurs poisons qui leur valaient le respect des futures veuves inconsolables de la région. Tandis que je disais tout cela, l'un des touristes s'approcha et me demanda si l'on vendait ici des têtes réduites et à combien pouvait s'en élever le prix. J'allais répondre, mais l'hôtelier qui parlait également anglais intervint : — Ici, non. Vous trouverez cela à Lima, dans les magasins d'antiquités et de curiosités indigènes. Au moment où je me disposais à le contredire — car à peu de distance de là selon ce qu'on m'avait dit à Yurimaguas il y avait un campement de Jívaros qui maintenaient commerce constant avec les Blancs auxquels ils vendaient des têtes réduites et avec les autres Indiens dont ils les obtenaient fraîchement coupées — il me prit le bras et me dit à voix basse en espagnol : — Ne leur dites rien. Ne voyez-vous pas qu'avec leur manie d'emporter des têtes ils sont en train de déchaîner de véritables massacres entre les Indiens? De crainte de représailles, ceux-ci n'osent pas refuser d'en vendre et, comme ils n'en ont pas en réserve, ils sont contraints d'en fabriquer. — N'est-ce pas plutôt le profit qui les stimule? Aucun commerçant n'est obligé de satisfaire la totalité de la demande, observai-je. — Vous l'ignorez peut-être, mais les Indiens se souviennent très bien de quelles atrocités ils étaient l'objet lorsqu'ils n'apportaient pas la contribution de caoutchouc que les Anglais exigeaient d'eux. Et maintenant, lorsque vient une bande d'Américains qui veulent absolument des têtes de race blanche, ils s'affolent et vont les chercher où ils peuvent. On les traite de sauvages pour avoir décapité quelques moines ou colons. Ce n'est pas pour les justifier mais si, à moi, on me coupait la tête pour la vendre à des touristes je saurais très bien à qui en reviendrait la faute. Les Maracaburus, par exemple, de naturel doux et pacifique, mais tributaires des Jívaros et obligés de leur fournir des têtes, sont devenus cannibales uniquement pour ne pas laisser perdre le reste de leurs prisonniers. A ce moment, une dame interrompit le discours de l'hôtelier pour demander si, plus loin à l'intérieur, il ne lui serait pas possible de se procurer une paire de têtes toutes petites, d'enfants par exemple, afin de les suspendre derrière son automobile. Des enfants blancs, disait-elle, et français si l'on pouvait en trouver. Elle adorait les enfants français depuis qu'elle avait vu et entendu les « petits chanteurs à la croix de bois ». L'hôtelier leva les yeux au ciel et me laissa seul avec elle. C'était une dame plutôt grosse, encore jeune et belle. Quand elle parlait il y avait un tel enthousiasme dans sa voix qu'on ne pouvait douter de la sincérité de son amour pour l'enfance. Elle me raconta qu'elle appartenait à diverses organisations philantropiques, des sociétés de protection des animaux et des enfants abandonnés et que, dans sa maison de Miami, elle avait une importante collection de poissons de couleurs. Je lui dis de ne pas s'inquiéter, qu'à Lima elle obtiendrait toutes les têtes d'enfant qu'elle voudrait, à des prix modiques et, qui sait, peut-être même d'enfants français ou canadiens provenant d'un des avions tombés dans la jungle. Je sortis ce matin même pour me promener sur le bord du fleuve. Vers la droite, au bout d'un quai bordé d'arbres, il y avait une petite place au milieu de laquelle, dominant la cime des cocotiers, s'élevait une sorte de colonne légèrement incurvée. C'était un immense cylindre de granit qui donnait la sensation de dépaysement d'un anachronisme ou de quelque mélange monstrueux. De fait, pourquoi ce phallus — qui aurait été à sa place dans les ruines de Delphes ou de Mycène — se trouvait-il ici, perdu dans ce village chrétien sur les rives de l'Amazone? N'était-ce pas une obscure allusion mythologique liée aux amazones qu'avait vues Orellana (1) ? Reculant un peu pour le voir sous un meilleur angle, je notai que ce gigantesque membre était dépourvu de ses testicules, ce qui pouvait s'expliquer facilement par la pudibonderie des autorités. De surcroît, le gland manquait également ou était à peine esquissé peut-être en raison d'un louable effort de stylisation de l'artiste tendant à prévenir le zèle d'une censure toujours vigilante. Une inscription semblable à celle qui manifeste la gratitude publique envers les citoyens tombés au front ne fit qu'accroître mon trouble. C'était un monument érigé en hommage aux martyrs sacrifiés au champ d'honneur de la foi chrétienne par les Maracaburus. Suivait une longue liste de révérends pères et de moines de divers ordres et de nombreux militaires comprenant quatre lieutenants, quatorze sous-officiers et d'innombrables soldats et gendarmes. Tandis que je lisais les colonnes disposées selon un ordre alphabétique et hiérarchique rigoureux, apparut, toute vêtue de noir, une petite vieille qui cheminait tristement mais avec une indescriptible grâce dans sa démarche. Elle s'approcha de la grille protégeant le monument et laissa tomber quelques fleurs près de la plaque, dans une sorte de panier métallique disposé à cet effet. En la voyant, je croyais entendre une lointaine musique militaire et un grand attendrissement m'aurait gagné si, levant les yeux au ciel, je n'avais vu cette forme inexorable défiant toute pitié. L'intérêt le plus passionné succéda à ma curiosité initiale en voyant les cheveux de la vieille peignés d'une manière qui évoquait irrésistiblement une coiffure grecque. Je m'approchai d'elle - bacchante ou pleureuse exilée au pied de ce dernier reste de sa divinité - et, pour lui dire quelque chose, je lui demandai — ce qui s'expliquait par ma confusion totale — quel jour nous étions et le nom de ce lieu. — La place des Martyrs, me dit-elle en souriant et elle ajouta: « Chaque fois que je reviens ici, il me semble que je deviens folle. Je ne saurais pas vous dire quel jour nous sommes, Monsieur. Excusez-moi. » De retour à l'hôtel j'exigeai de la patronne qu'elle me dît pour quelle raison, sur la place des Martyrs, un signe païen commémorait la mort de ces saints hommes. Elle m'expliqua que ce monument ne représentait nullement un membre viril mais un saucisson. Devant ma stupéfaction, la brave femme confirma : — C'est à cause des victimes transformées en saucisses par les Maracuburus. — Rien de plus facile, assura le militaire pour qui tout problème paraissait simple. Il suffisait de déterminer la quantité exacte de chaque partie du mélange, de diviser en conséquence chaque saucisson, de réunir symboliquement les parties correspondant au clergé, à l'armée et au règne animal et de les enterrer séparément, bien qu'en réalité le mélange fût inextricable. Tout consistait à établir exactement les proportions. — Vous l'avez dit: c'était là tout le problème. Mais les Maracaburus, jaloux de leurs secrets de fabrication et craignant que les autres tribus ne se les approprient et ne les évincent du marché, préféraient se faire tuer plutôt que de les révéler. — Mais comment sut-on que les saucisses des Maracaburus étaient composées de chair humaine? — Quelques missionnaires étant disparus, une personne se souvint qu'un fait analogue s'était produit une cinquantaine d'années plus tôt, lorsque les dominicains se virent obligés de modifier la route qu'ils suivaient pour se rendre à leurs missions au Brésil, d'où il résulta une telle famine parmi les Indiens dont ils constituaient l'aliment de base, que bien peu survécurent. — Je sais, intervint le capitaine. Poussés par la faim, ils traversèrent la frontière et commencèrent à attaquer les villages et les plantations. Ils seraient arrivés jusqu'à Iquitos s'ils n'avaient été arrêtés par la résistance héroïque de nos troupes qui, aidées des colons, finirent par les exterminer. Revenant à mon histoire, lorsque les disparitions prirent des proportions alarmantes, la gendarmerie parcourut la zone intéressée mais sans autre résultat que la disparition de nombreux gendarmes. C'est alors qu'intervint l'armée, triompha Mirasoles s'empaquetant de nouveau de telle sorte que son uniforme paraissait avoir plus de boutons que jamais. Le résultat fut la disparition de presque tout un régiment, continua le prêtre sans se troubler. Je pensais aux fleurs de la petite vieille et ces quatre lieutenants, quatorze sous-officiers et je ne sais combien de soldats mentionnés sur la plaque m'apparurent terriblement humains, presque familiers. Mais le capitaine répliqua :

— C'est cependant grâce à nous que les Indiens avouèrent avoir tué les missionnaires. Finalement on dut admettre l'affreuse version des faits car quelques Indiens confessèrent, spontanément ou de crainte d'être interrogés, qu'ils avaient pris part aux massacres. On décréta alors la saisie immédiate des charcuteries apportées par les sauvages, tonna de nouveau Mirasoles qui profita de l'occasion pour exposer son rôle par le menu. En ce temps-là, j'étais un simple lieutenant, dit-il modestement.

Le déjeuner terminé, nous allâmes déguster le café sur la terrasse. L'homme aux lunettes, qui connaissait Mirasoles et Saravia, s'approcha de notre table et prit part à la conversation. On le sentait très agité. Il nous dit qu'il avait reçu plusieurs lettres de menaces à propos d'un procès entre commerçants, dans le jugement duquel il devait intervenir. Le père Saravia continua : — Une fois terminée la confiscation sur les foires et les marchés, on procéda à l'inhumation des restes, sans aucune distinction, dans une fosse commune et l'on grava sur une plaque les noms des victimes. Mgr Irribáuregui, qui présidait la cérémonie, prononça un discours émouvant. Il déplora l'absence des têtes et regretta qu'il n'y eût aucun espoir de les récupérer car les Jívaros étaient intraitables et il aurait été nécessaire de leur en acheter en grande quantité afin de séparer celles des civilisés et de les identifier. Ceci exigeait évidemment un crédit spécial du gouvernement et la collaboration de tous les fidèles de la province. Il s'en occuperait: il comptait sur la compréhension du gouvernement et sur la générosité générale. Au matin du troisième jour on trouva la fosse ouverte et la consternation fut complète lorsqu'on sut que les restes étaient disparus. Un mélange de terreur et d'indignation secouait le clergé et les colons. Militaires et policiers furent mis en état d'alerte. On institua le couvre-feu et plusieurs Indiens furent abattus dans les environs. — Le massacre menaçait de mettre en péril l'économie du département si l'on décimait la population indigène qui accomplit les travaux les plus durs et constitue l'attraction touristique principale, observa fort à propos Mirasoles. — La miséricorde divine, continua Saravia, permit qu'un groupe d'Indiens réussit à atteindre l'évêque et à lui conter l'événement dont ils avaient tous été témoins. En revenant à leurs huttes, un peu après minuit, dirent-ils, une clarté aveuglante les surprit et tandis que la nuit était déchirée par des éclairs et une musique de trompettes, ils avaient vu la tombe s'ouvrir et les saucissons monter au ciel. Mgr Irribáuregui renonça ce jour-là à son voyage de retour à Iquitos par avion et, réunissant les religieux et les notables, leur annonça solennellement le miracle. On organisa de grandes fêtes et, au milieu de l'allégresse générale, on laissa s'échapper les Indiens qui devaient être exécutés pour avoir pris part aux massacres et aux salaisons. On décida immédiatement l'érection d'un monument et Mgr Irribáuregui insista pour qu'on lui donnât la forme d'un saucisson. — Par respect pour sa dignité de prélat et son âge vénérable, nous acceptâmes cette idée qui nous paraissait absurde et terriblement ridicule. A nos timides objections, il répondit que ce serait une leçon de modestie pour la chair et un exemple de ce qu'était capable l'homme qui est entré au sein de la chrétienté. Le temps a donné raison à l'évêque car le nombre des pèlerins n'a pas cessé d'augmenter d'année en année et l'on parle déjà de construire une basilique.

Son récit terminé, le père Saravia consulta sa montre, déclara qu'il devait aller travailler et s'en fut. A peine était-il parti que l'homme aux lunettes se tourna vers moi d'un air sinistre et me dit : — Ce que ce brave curé ignore c'est que le jour suivant, dans tous les marchés et boutiques d'alimentation apparurent de nouveau les fameux saucissons. Les maîtresses de maison les achetaient, nous les mangions et personne ne pensa que ceux qui prétendaient avoir assisté au miracle étaient les mêmes qui les avaient vendus. Une grave rivalité entre commerçants m'a permis de connaître la vérité. En ma qualité de magistrat j'ai fait le possible pour la cacher afin d'empêcher le scandale, mais l'explosion est inévitable.

Leopoldo CHARIARSE


  1. Voyageur qui découvrit l'Amazone et le descendit le premier.

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FRANCHISE POSTALE

Il ne me reste rien d'autre à faire, si ce n'est de boire jusqu'à ce que la nuance blafarde de l'alcool en vienne à me tordre les paupières, qu'à parler enfin avec quelque désir. Le dernier de mes gestes prend soudain valeur symbolique dans la mesure ou il précise en moi l'idée que jai du moment. J'y reviendrai. Mon inaction ressemble plus par sa forme à ce qui me reste de soif face à toute l'étendue des Mers; j'ai résolu de my noyer. Rien encore ne peut me decider au prompt sourire qui sera mien lorsque, par hasard, l'équivalent végétal de trois tables de fer aura brulé sous mes yeux. Cela revient à dire que de mes préoccupations inexpliquées seule la merveilleuse chaleur des rencontres aux articulations qui se dénouent, subsiste. Qu'il m'ait fallu en passer avec haine par ce que j'avais d'abord pris pour un essouf- tement de vieillard mais dont la ciselure exacte devait bientôt se parer des plus brillantes pierres, explique en partie le flou de mes mots. Or je ne peux plus me contenter de provoquer sans cesse la même réaction chimique, celle qui fait s'accentuer le désir et s'atténuer sa réalisation, celle qui contourne au lieu de surprendre avec vigueur, celle qui efface. Je me suis vu descendre l'avenue Kleber un dimanche après-midi, vers quatre ¡avais de me poursuivre. Cetie absence complète de sensations m'a longtemps lenu lieu l'activité. Je la recherchais jusque dans ces bars de la rive gauche, à l'atmosphère tamisée au rouge mercure et qui distillent l'ennui avec élégance, malgré une certaine crispation le l'air venant parfois d'un disque de Charlie Parker. La passivité la plus complète était alors de mise. Les gestes mouraient avant d'avoir été, je ne voyais même plus se déplacer les corps et tout me semblait vide et tout m'affadissait. Je demeure de ceux pour qui l'Univers se situe dans l'appréhension immédiate de la vie, de par la présence même du sourire de la Nymphe, mais il m'est devenu impossible d'agir comme si ce sourire n'avait de signification que vu à travers un jeu de vitres volon- tairement dépolies. Les amoncellements de jonques dans le port de Hong-Kong cessent l'être ombres chinoises lorsqu'on sait à quel point ils offrent d'autres zones magnétiques. Si le recul des situations imprécises rend possible le contact avec l'évidence, je déclare nécessaire pour chacun de vivre les poings sur les hanches. 1957 aura eu le grand mérite de me faire découvrir le sens du geste. C'est probablement le jour où l'on m'enseigna le salut militaire que je pris pour la première fois conscience du nombre de réactions en chaine qu'un simple geste pouvait entrainer. somme de dégout qui m'envahit alors relevait de l'avalanche des coups de pied au derrière que je ne pouvais me permettre de distribuer à la ronde. Mais quelque part en moi un déclic avait joué et me livrait la signification de bien des gestes usuels. A titre d'exemple, je conçois maintenant très mal que l'on puisse désigner une direction du doigt sans penser aussitôt à ces effroyables mains coupées, peintes sur les murs gris des postes de police, des mairies, des administrations, et auxquelles on a trouvé plus convenable d'ajouter le poignet empesé d'une chemise de retraité pour voiler le sinistre moignon qui les termine. Je ne souhaite qu'une chose, c'est que ces mains retombent un jour sur la gueule de ceux qui les ont imaginées. J'ai d'ailleurs bien l'intention de m'y employer avec force. Par contre, quoi de plus immédiatement érotique que le geste d'une femme qui soudain se baisse et arrête de son doigt humide la maille filante de son bas? Il y a là volonté manifeste d'attirer l'attention sur le fuseau des jambes, objet de fascination pour l'Homme. Je ne suis pas loin de penser qu'une maille ne cède qu'au moment souhaité par celles dont le besoin de provoquer est source jaillissante, puisque seules les jolies femmes exécutent ce geste avec toute la précision et l'élégance voulues. Je tiens à dire ici que ce jui est dentelles, soieries, rubans, fards et bijoux me semble nécessaire pour donner ¿ a femme cette saveur trouble, cette émotion délicieuse que je ressens quand je décèle un état poétique, et qui viennent se surajouter à la sauvagerie naturelle, à la souplesse animale d'une forêt de lianes. J'aime aussi voir le roulement des doigts qui décapuchonnent un stylo et la cassure ondulante du bras qui amène la montre-bracelet à hauteur du regard. Ce sont là gestes significatifs d'une nécessité supérieure puisqu'écrire, ne serait-ce qu'une adresse sur une enveloppe, est preuve de continuité dans le fonctionnement de la pensée, et que lire l'heure, en dépit de tout ce qui peut s'attacher de désagréable à la notion du temps, permet de vivre l'instant dans sa fulgurance. De même que le geste d'une femme qui s'étire au matin après une nuit d'amour, et parvient à reformer en elle un ensemble musculaire conforme à celui de la veille, alors qu'elle avait la sensation que les différentes parties de son corps s'étaient déplacées avec anarchie au cours des tremblements extatiques, semble lui conférer la faculté suprême de changer le monde d'un revers de main, de même je crois être en mesure de faire éclater ce qui me reste de sourires en coin et de levres crispées par la colère quand je rencontre l'inconsciente férocité de la bétise. Il m'arrive de désirer avec une telle intensité qu'une personne, à qui j'ai tout lieu d'en vouloir pour son imbécillité triomphante et la rougeur de ses joues, se mette à saigner du nez, par exemple, que c'en est bientôt fait de sa tranquillité et que dans les deux heures son mouchoir recueille, à ma grande satisfaction l'hommage haletant du sang répandu. Si c'est là piètre façon de combattre il n'en est pas moins vrai que chaque fois jai un peu l'illusion de détenir assez de pouvoir pour retourner comme un gant la somme d'hypocrisie et de lâcheté qui nous tient lieu d'entourage. Et si je n'ai qu'une certitude, qui est qu'en dehors de moi, pour le moment, préexistent des moyens que j'appréhenderai tôt ou tard et qui me permettront d'en venir à mes fins de la manière la plus décisive, c'est que, sur le plan très précis de la misérable réussite sociale, je continue de penser que le Surréalisme ne mène à rien à condition d'y rester. Nous nous reverrons.

ALAIN JOUBERT

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PRÉSENCE À RAVENNE

L'histoire que je raconte est vRaie de point en point. A quelques amis très intimes narrée de vive voix. André Breton, qui l'a entendue dernièrement, m'a demandé de la coucher sur le papier. Je lui obéis quoiqu'il m'en coûte beaucoup de divulguer de par le monde la révélation de cette Présence à moi miraculeusement révélée.

En 1951, au mois d'août, je visitai une fois de plus l'Italie du Nord. A Venise, la seule ville italienne qui me soit vraiment permise, j'avais eu une aventure. Perdu dans le dédale de cette cité multiple, j'étais tombé sur un rio aux eaux mortes et là, en face de moi, j'avais vu, derrière une grille de fer forgé, une femme de pierre debout près d'une vasque. Cet être marmoréen m'était plus sensible que les chairs bronzées du Lido. J'ai voulu, le lendemain, retrouver cette femme sans vie apparente et pourtant si réelle. Mais je ne l'ai pu. C'étaient des ruelles et des ruelles entrelacées et des ponts, des marches, aussi l'odeur forte des cabarets qui montait au-dessus de la foule bourdonnante. Elle se trouve sur la paroisse de Sancta-Maria-Formasa, j'en suis certain. A Venise est-on bien sûr de ce que l'on voit réellement ? Depuis ma lointaine enfance au Lycée de Nantes, je désirais me rendre à Ravenne. L'image obsédante d'un Manuel de Quatrième me hantait. Il me fallait aller contempler sur place la Basilica et sa cour nimbée de vieil or. Il me fallait aller méditer sur le tombeau fruste et bizarre de Théodoric. Celui-ci, je ne l'ai point vu, mais une telle révélation m'attendait à Ravenne que je n'en éprouve aucun regret. De Venise par Ferrare si rouge, à travers les marais de chanvre, nous arrivâmes sur le soir, mes amis et moi, à Ravenne. Le soleil s'était couché rouge en cette soirée du 21 août 1951. Nous eûmes juste le temps, avant le diner, d'aller regarder, très vite, dans une pénombre poussiéreuse, la Théodora de mon enfance qui me déçut dans sa robe étroite et dans son corps trop droit. Après le repas, nous allâmes dans la pinède brûlante. Je pensais à Garibaldi et à Anita, la maîtresse passionnée. Dante, a aucun moment, n'effleura ma pensée. L'hôtel où nous étions descendus, fort propre et plein de fraîcheur ombrée, m'avait paru du dehors très ancien. Une tour carrée, sans doute parente de toutes celles que j'avais vues la veille, évoquant Guelfes et Gibelins, semblait le dominer. L'hôtel s'appelait le « Castello ». Les murs en étaient épais; le sommeil qu'on goûterait là ne pourrait qu'être favorable au repos du corps et à l'éclosion de rêves anciens. Couché dans mon lit étroit, je tentai selon une méthode qui m'est chère et me réussit parfois de diriger ma pensée afin d'obtenir un rêve de mon choix. Il fallait que mon désir d'enfant enfin réalisé se transformât en un rêve splendide. Je voulais voir la Ravenne des premiers temps, celle des fastes jours d'un Exarquat, constellé de pierreries et d'or, qui est comme la fin d'un monde tumultueux, et l'avortement grandiose d'une civilisation vouée aux coups de l'accoucheur barbare. Je m'endormis. Il y eut un moment dans la nuit où je me réveillai. Tout était calme autour de moi et dans la cour aussi, d'où montait par la fenêtre ouverte une odeur douce de plante. Il n'y avait pas de lune et j'éprouvai le désir de voir clair, d'allumer l'électricité. Je n'ai jamais su ce que j'avais révé jusque là. En moi, il n'y avait aucun malaise (mes compagnons de voyage furent très malades cette nuit-là, oppressés, me dirent-ils). J'éprouvai très fortement le désir de la lumière. A tâtons, je gagnai la porte où j'avais repéré le bouton électrique. Je l'atteignis assez facilement, mais ne pus tourner le commutateur. Je me blessai même au doigt, assez protondement. Le sang coula. Dans l'obscurité, souffrant un peu, je me recouchai. J'avais porté mon doigt à la bouche et suçotais le sang. Cela faisait dans la pièce un tout petit bruit de succion. Contre la fenêtre, devant mes yeux grands ouverts, une femme apparut, tout de rouge vêtue, drapée entièrement de rouge. Elle ressemblait au chromo bien connu de Fabiola que l'on voit souvent dans les boutiques près de Notre-Dame de Paris. La tête disparaissait sous le capuchon rouge. Cette femme vint à mon lit. Et je sus tout de suite qui elle était. Une voix intérieure me dit son nom: Francesca de Rimini. Il m'arrive souvent en rêve de voir des personnages - vivants ou morts connus de moi et mon cerveau me donne immédiatement leurs noms. Il m'arrive, comme à tout le monde, de voir (toujours en rêve), des inconnus. Rien ne me dit qui ils sont ou qui ils ont été. Ils demeurent, dans mon souvenir éveillé, des énigmes. ici, au contraire, je fus tout de suite absolument certain que c'était Francesca de Rimini qui se trouvait dans ma chambre. D'abord parce que je ne dormais pas. J'étais bien éveillé, et mon doigt blessé me faisait mal. Mon sang coulait toujours. Francesca se pencha sur moi et me donna un baiser. Ses lèvres étaient très chaudes. Puis elle s'allongea à côté de moi. Quelques minutes plus tard, nous eûmes une brève étreinte, assez ardente, mais incomplète. Au paroxysme du plaisir, il y eut devant moi, à côté de moi, autour de moi, partout dans la pièce, une espèce d'éclatement rouge, de symphonie pourpre. Ceci ressembla — et je ne puis pour décrire cela qu'user d'une comparaison curieuse qui s'imposa à moi dès cet instant — à ces éclatements rouges qui se produisaient sur l'écran des cinémas, au temps du muet, lorsque le raccord ne s'opérait pas entre deux bandes. Tout disparut alors et je me rendormis. Le lendemain, au petit déjeuner, je racontai à mes amis mon apparition de la nuit. On se moqua de moi; mais on s'inquiéta de ma blessure, encore ouverte. L'hôtelier qui avait entendu mon récit (il savait le français) ne manifesta aucune émotion. Il intervint même dans notre conversation. Il nous apprit que nous nous trouvions dans le château (« Castello») des seigneurs de Ravenne et qu'ici même, Francesca de Rimini avait été assassinée, avec son amant, par son mari. Cela s'était passé une certaine nuit d'un temps révolu dont il ignorait la date et même le siècle. Il nous dit également qu'en 1925, un Allemand, de passage dans son hôtel, avait été favorisé de la même vision que moi. Beaucoup plus anciennement encore, un Américain avait vu, lui aussi, Francesca de Rimini. Je l'avoue à ma grande honte, Francesca de Rimini n'était alors pour moi qu'un simple nom. C'est depuis que je connais la Malatesta. C'est depuis que j'ai lu et relu le cinquième chant de l'Enfer de Dante. C'est depuis que j'ai tout essayé de savoir sur elle. J'ai accumulé les Biographies Universelles, j'ai parcouru assez fiévreusement de monumentales Histoires d'Italie. Je n'ai trouvé que quelques vagues lignes de texte sur celle que j'ai connue dans une atmosphère pourpre, en cette passée d'août 1951. J'ai remonté le fil de ma mémoire pour essayer d'y trouver un souvenir qui puisse expliquer, d'une manière qu'on nomme cartésienne, la présence à moi révélée de Francesca de Rimini. Ce nom, je l'ai retrouvé sous ma plume, une seule fois, hâtivement noté dans un Cours d'Histoire du Moyen-Age, en 1937. Je voudrais savoir beaucoup de choses sur Francesca de Rimini. Tout ce que je lis me donne bien moins que ce que j'ai pourtant si brièvement vu. Tout dernièrement, à Paris, au Musée Rodin, on m'a montré une statue à elle consacrée. C'est une amère dérision. Le symbolisme de Rodin n'est qu'issu d'un rêve de poète (et encore ?) pour moi qui ai subi l'intense présence de Ravenne. Je ne suis pas retourné en Italie. Peut-être, un jour, reviendrai-je — je le souhaite — à Ravenne et me coucherai-je dans cette chambre. Peut-être n'y viendra-t-il rien, car mon doigt ne saignera sans doute pas. Peut-être n'y trouverai-je qu'un rêve, qu'une illusion bien-aimée? Mieux vaut éviter cela et vivre sur ce souvenir vivant. Les lèvres des mortes sont toujours chaudes lorsqu'elles ont aimé et qu'elles rencontrent ceux qui aiment.

Jean PALOU

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BENJAMIN PÉRET, LA FOURCHETTE COUPANTE (suite)

Je ne pense à dieu
qu'en mangeant du chiendent
parce que dieu
a fait le chiendent à son image
qui est un mouchoir
(LE GRAND JEU, p. 80)

Il y a trente ans on aurait pu se contenter, citant ce début de poème, d'en souligner l'aisance. la désinvolture, le ton inimitable, pour parler ensuite de l'athéisme, de l'irréligion, de l'anticléricalisme de Péret. Aujourd'hui, il faut d'abord signaler le sort que l'intelligentsia cléricale tente de faire à tout texte semblable, serait-il encore plus explicite. Pour ces bons apôtres le sens de ma citation serait clair: l'âme de Péret est foncièrement croyante et religieuse, son esprit (sans doute poussé par le malin) cherche à se défaire de dieu, mais impossible, celui-ci vivace comme le chiendent, est toujours là et notre prétendu athée n'est qu'un croyant aux prises avec dieu! Cette ridicule opération verbale, qui se réclame abusivement de la dialectique, réduite ici au rôle ubuesque de baton à démontrer l'identité des contraires, est destinée à maintenir, envers et contre l'évidence, l'antique « preuve » par le consentement universel. Comme on en a fait grand bruit, je ne me contenterai pas d'un haussement d'épaules. Si affirmer son athéisme, comme Sade, parler avec dérision de la religion, comme Péret, est en dernière analyse manifester une forme de croyance, que dirons-nous alors de ceux qui ne laissent passer aucune occasion de professer leur foi, de répéter à tout propos et hors de propos qu'ils sont croyants, qu'ils aiment, voient, connaissent dieu? La même « dialectique » permettra d'affirmer qu'ils cherchent seulement à se persuader eux-mêmes, toutes leurs protestations ne faisant que traduire leur doute et leur impuissance à croire. On « démontrerait » ainsi. soit que les athées sont des croyants, les croyants affirmés étant les véritables incroyants, soit encore que croyance et incroyance sont également impossibles. La première conclusion, peut-être divertissante, ne clarifie pas le problème, la seconde renvoie à une thèse philosophique bien connue mais dont on voit mal comment les croyants, qui pour leur compte la rejettent, pourraient prétendre qu'elle s'impose. Les artisans de cette singulière dialectique font preuve d'un beau toupet lorsqu'ils présentent l'incroyance comme une attitude exorbitante, difficile ou même intenable. Pascal, qu'ils doivent tout de même connaître, Pascal à qui nous devons tant de vues justes et profondes sur la condition humaine, en jugeait différemment et ne présentait pas la croyance comme allant de soi. D'où le fameux pari, sophisme indigne d'un grand mathématicien, et le non moins célèbre « abêtissez-vous» qui reste, par le moyen des génuflexions ou des logomachies philosophiques, la recette toujours efficace. A quoi bon poursuivre? J'estime que Péret, répondant à la question « Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu? », a mis fin une fois pour toutes à cette oiseuse discussion : « L'idée d'un fantôme aussi sinistre est déjà une offense à l'humanité. Que ceux qui y croient nous démontrent d'abord son existence. Ce n'est pas à moi de prouver que je n'ai pas assassiné ma concierge! » (LE PEIGNOIR DE BAIN, N° 4, 1954.)

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La religion, elle, existe. Faute de pouvoir utiliser directement certains poètes à des fins apologétiques, on prétendra du moins que leur œuvre a un caractère religieux; que, même s'ils sont ou se croient irreligieux, elle est, par son mysticisme, la preuve que l'homme ne peut se passer de religion. On arrive ainsi à présenter sous un jour édi- fiant l'œuvre la moins conformiste. Les mots mystique et mysticisme, empruntés au vocabulaire religieux, peuvent en effet convenir à désigner certains aspects de l'expérience poétique. Nous lisons dans le Vocabulaire de Lalande : « MYSTICISME : A. Proprement, croyance à la possi- bilité d'une union intime et directe de l'esprit humain au principe fondamental de l'être, union constituant à la fois un mode d'existence et un mode de connais- sance étrangers et supérieurs à l'existence et à la connaissance normales. » « Quel que soit le jugement de fond qu'il convienne de porter sur le mysticisme, il faut bien y reconnaître, en fait, l'existence psychologique d'états caractérisés, liés, multiplement expérimentés, qui comportent d'être classés systématiquement, groupés et appréciés. Et ce qui semble propre à ces états, c'est d'une part la dépréciation et comme l'effacement des symboles sensibles et des notions de la pensée abstraite et discursive; c'est d'autre part le contact direct et l'immédiation de l'esprit avec la réalité possédée à même. » « MYSTIQUE : B. Croyance (particulièrement croyance morale ou sociale) qui s'affirme chez un individu ou dans un parti sans chercher à se justifier par le raisonnement (qu'elle soit ou non en elle-même susceptible de cette justification). « La mystique démocratique » — « La mystique de la vie» — « La mécanique exigerait une mystique » (Bergson). « Ce sens est nouveau, mais il s'est largement répandu depuis quelques années, d'abord dans la conversation et le journalisme, puis dans la langue philosophique elle-même. » Mystique, mysticisme, tout en conservant leur sens ancien, peuvent en avoir un autre beaucoup plus large. Mieux : la définition qui en est donnée s'applique assez exactement à la notion de poésie telle que le surréalisme l'a imposée à notre époque. La poésie n'est-elle pas « à la fois un mode d'existence et un mode de connaissance », « contact direct et (...) immédiation de l'esprit avec la réalité possédée à même »? Le surréalisme n'a-t-il pas voulu se libérer « des notions de la pensée abstraite et discursive »? De sorte que découvrir le « mysticisme» d'un poète surréaliste c'est tout simplement constater qu'il est poète et surréaliste. La double acception est mise en évidence par ce passage de l'étude de Julien Gracq sur André Breton : « Remagnétisée jusque dans sa profondeur, objet de cette annonciation permanente, la poésie, valeur-force à laquelle s'attache une « aura » de caractère mystique, va tendre avec l'évolution progressive du surréalisme à contaminer toute la vie consciente et à plus forte raison l'autre, et, polarisant peu à peu tout le domaine affectif, toutes les images mobilisées en d'autres temps par l'exaltation mystique, se faire divinité tutélaire, souffle du monde, quinte essence et souverain Bien. » (André Breton, P. 120.) Le mot mystique, employé en début de phrase au sens large, reprend, lorsqu'il s'agit de l'exaltation « d'autres temps» son sens restreint et religieux. On m'objectera sans doute que si le mot a deux sens ils sont voisins et que le vocabulaire ne fait que traduire la parenté alléguée de la poésie et de la religion. Tout au contraire, ce qui apparaît ici c'est la rencontre de forces antagonistes se disputant un même terrain. Longtemps, tel ou tel phénomène de la nature, réel ou supposé, mouvement des astres, inertie de la matière, a servi d'argument et de preuve aux tenants de la religion. Chaque fois les progrès de la science ont réduit l'argument à néant, obligeant la religion à reporter la discussion un peu plus loin. (L'œuvre de Teilhard de Chardin, qui prochainement sera doctrine officielle de l'Eglise, est, dans ce combat inégal, la première operation stratégique de grande envergure, qui, par un « décrochage » d'ensemble, veut mettre un terme à la lutte de la religion contre la science). Il en va de même dans un autre domaine. La religion, devenue discrète sur les « preuves » relevant de la raison discursive, insiste surtout de nos jours sur des arguments d'ordre affectif et psychologique. La vie religieuse est présentée comme une réalité originale, irréductible à toute autre, seule capable de répondre à certaines aspirations humaines. Dans cette perspective, la religion se sert à soi-même de preuve. Or, voici que certains états extrêmes, tenus pour spécifiquement religieux, se manifestent et s'affirment hors de toute religion. L'amour, la poésie témoignent chaque jour que le mysticisme, « multiplement expérimenté », a cessé d'être une preuve de la nécessité de la religion tout comme la mécanique céleste a cessé d'en être une d'un dieu grand horloger.

Que la critique catholique cherche à entretenir le plus longtemps possible la confusion n'est que naturel. Je m'étonne seulement quand Julien Gracq semble lui donner en partie raison. Toujours dans son livre sur André Breton, il cite, plus longuement que je ne l'ai fait ci-dessus (N° 2, P. 154) la page où Péret recherche la signification originelle de la poésie. J'en recopie à mon tour la fin : « Divinité tutélaire aux mille visages, on l'appelle ici amour, là liberté, ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans le récit mythique de l'Esquimau, s'étale dans la lettre d'amour, mitraille le peloton d'exécution qui fusille l'ouvrier exhalant un dernier soupir de révolution sociale, donc de liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille, exsangue, jusque dans les plus stupides productions se réclamant d'elle, et son souvenir, éloge qui voudrait être funèbre, perce encore dans les paroles momifiées du prêtre, son assassin, qu'écoute le fidèle la cherchant, aveugle et sourd, dans le tombeau du dogme, où elle n'est plus que fallacieuse poussière. » (LE DESHONNEUR DES POÈTES.) « C'est moi qui souligne », précise Gracq, puis il commente : « Les sentiments antireligieux déclarés de Benjamin Péret ne sont un secret pour personne, et n'autorisent aucunement à soupçonner ici un flottement du vocabulaire. On n'a pas le droit, par conséquent, de se méprendre à une profession de foi si formelle. Malgré le trompe l'œil de la déclamation anti-religieuse forcenée, il ne s'agit clairement ici que d'une querelle de secte : ce qui s'est retiré à jamais du « tombeau du dogme» et de sa « fallacieuse poussière» ne l'a fait que pour se fixer immédaitement ailleurs : la poésie est devenue pour le surréalisme objet de culte.» (André Breton, pp. 121-122.) Non, il n'y a ici ni trompe l'œil, ni déclamation, encore moins querelle de secte (moi aussi je peux supposer que le vocabulaire de Gracq ignore les flottements). Péret ne déclame pas, ne trompe personne, il n'est victime ni d'une illusion ni de son propre emportement. L'opposition entre surréalisme et religion n'est ni relative ni partielle mais absolue; l'enjeu de la lutte est l'homme tout entier, que la religion veut asservir, que le surréalisme voudrait libérer. Le sens du passage apparaitrait mieux si Gracq avait souligné parallèlement le récit mythique de l'Esquimau et les paroles momifiées du prêtre. Si les trouvailles de l'imagination du primitif sont tout imprégnées de poésie, il n'en reste que d'illusoires traces dans la religion : la poésie a été tuée par un principe contraire. Mais ce qui « bouillonne » dans le récit de l'Esquimau, sagace observateur du monde qui l'entoure, c'est aussi la science à ses origines; faut-il en conclure qu'entre la science et la religion il y a querelle de secte ? Il va de soi que Péret fait siens tous les arguments que la science peut fournir contre la religion. Mais, poète, il va plus loin que le rationalisme; il sait qu'il faut libérer non seulement la raison mais aussi « les forces affectives détournées de leur cours naturel et corrompues par l'Eglise». (ANTHOLOGIE DE L'AMOUR SUBLIME, P. 60.) Forces affectives et irrationnelles dont un certain scientisme nie l'existence ou au moins l'importance vitale (à la limite on rencontre telle déclaration de M. Jean Rostand qui fait d'amour le synonyme de coït); la religion a su les utiliser à son profit; en quoi le surréalisme, souhaitant leur libre épanouissement, se rapproche-t-il d'elle? Autant dire que l'amoureux et le souteneur sont variétés d'une même espèce. Mais enfin, nous dit Gracq, « la poésie est devenue pour le surréalisme objet de culte ». (Cette fois c'est moi qui souligne.) Il aurait pu, tout aussi bien, rappe- let, ler, avec le même mot, que la femme, réalisme, a été objet de culte (et constater que les surréalistes n'ont point, pour autant, imité Auguste Comte en créant une religion), ou encore, s'il me connaissait, dire que j'ai le culte de l'amitié; je n'y verrais aucun inconvénient. Je refuse, ici comme ailleurs, de m'en laisser imposer par le vocabulaire. Celui que nous utilisons tous s'est formé au cours des siècles, il permet cependant d'exprimer des idées actuelles. voire nouvelles. Si d'aventure Péret emploie un terme venu de la vénerie ou de la fauconnerie, en irons-nous conclure qu'il a une mentalité féodale? De même a-t-il nommé la poésie « divinité tutélaire » ou noté, parlant de l'amour: « Le temps d'un éclair, l'homme s'est senti divinisé », sans faire la moindre concession à la religion. Breton n'attribue pas davantage un caractère religieux à l'inspiration quand il la qualifie de « véritable état de grâce»; il nous dit seulement par cette image son caractère fragile et instable, rappelle que l'artiste ne saurait jamais l'enchaîner ni la soumettre à sa volonté. Si, négligeant les mots, je recherche quels postulats il faut admettre pour que la conclusion de Gracq soit fondée, je n'arrive à en découvrir qu'un : rien ne peut être sacré en dehors de la religion. Je ne peux pas croire que telle soit sa pensée et je ne lui ferai pas l'injure de répéter à son intention que « la distinction entre le religieux et le sacré est élémentaire ». (Mascolo). Péret, à qui revient le dernier mot puisque c'est le sens de son manifeste qui nous occupe, a explicitement déclaré que pour lui le sacré a sa source dans l'amour, sentiment profane s'il en est un. (Le texte est postérieur à l'étude de Gracq, mais rien ne permet de supposer que Péret ait pu varier entre temps.) « De tous les sentiments, je ne vois de pleinement sacré que l'amour. Si l'amour humain est sacré, c'est qu'en réalité la notion même de sacré découle si directement de l'amour que, sans lui, aucun sacré n'est concevable (l'amour divin n'étant que détournement de l'amour humain à des fins, en somme, privatives). En vain chercherait-on au sacré — jusque dans ses acceptions les plus irritantes (amour sacré de la patrie) ou les plus vulgaires (les liens sacrés de la famille) — une autre origine que l'amour humain, à travers toutes les déformations qui lui ont été infligées. (ANTHOLOGIE DE L'AMOUR SUBLIME, P. 72.)

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La thèse de Péret est claire et cohérente : elle refuse toute interprétation religieuse du monde et de l'homme. Pour lui, comme pour tant d'autres, dieu n'est que l'un des produits de l'imagination humaine. S'agirait-il d'un simple problème philosophique, Péret pourrait en discuter, ou refuser d'en passion. Dieu, simple vue de esprit, na fatais tait de mal à personne. On pardonne aisément à Fourier de l'avoir mentionné puisqu'en réalité c'est à l'homme qu'il fait confiance. La religion, complexe et tenace système répressif qui domine encore notre société, ne peut que susciter la haine et la colère de tout homme épris de liberté. Non seulement elle soutient des sociales oppressives et périmées, supprime ou entrave l'expression de toute pensée qui pourrait s'opposer à elle (on sait l'efficacité des diverses censures qu'elle exerce actuellement en France), mais encore par l'odieuse notion de péché, cherche à faire de chacune de ses victimes son propre geôlier. Les invectives de Péret contre la religion et ses prêtres ne doivent pas être interprêtées comme de simples manifestations verbales ou, s'il s'agit des plus anciennes, comme des exubérances juvéniles (« Notre collaborateur Benjamin Péret insultant un prêtre »). Elles sont l'expression lyrique d'une pensée très sûre d'elle-même. « Toutes les opinions sont respectables », si cet adage peut, à la rigueur, passer pour une approximation suffisante quand on veut inculquer la notion de tolérance à des enfants, il ne saurait avoir cours dans le monde des adultes. Toutes les opinions ne sont pas respectables, il en est de ridicules, d'insensées, d'abominables. Ce qui est respectable, ou plutôt devrait être respecté, c'est le droit de chaque citoyen d'exprimer librement son opinion, quelle qu'elle soit. Je dis bien librement, à égalité avec les autres, ce qui exclut 1e prétendu droit d'imposer telle ou telle opinion par la force brutale ou par la force mercantile des moyens modernes de diffusion, presse, radio, cinéma, ou encore par l'endoctrinement abusif de la jeunesse. Quant à ceux qu'étonnerait mon « quelle qu'elle soit », je leur rappellerai que, dans le domaine de la pensée, seuls les droits du mauvais citoyen ou réputé tel garantissent ceux du bon citoyen (ici on peut je crois invoquer la dialectique). Nous sommes loin d'en être là Par contre ce qui fonctionne très bien c'est un certain chantage à la bienséance. L'Eglise (c'est elle surtout qui pour nous représente la religion) dont on sait le sort qu'elle réserve à ses adversaires quand elle détient entièrement le pouvoir, qui ne se prive point d'insulter les incroyants, demande, sous prétexte de liberté, de tolérance, que chacun lui accorde le respect. Le plus fort c'est que cette impudente interprétation trouve un accueil favorable dans bien des milieux dits laïcs. L'anticléricalisme serait ridicule et démodé; pour ne pas ressembler à M. Homais il faudrait respecter et saluer bien bas tous les Homais en soutane et toutes les punaises de sacristie. Au total, on voudrait me faire croire qu'au nom de la tolérance et du respect des opinions d'autrui je dois renoncer à exprimer la mienne car le faisant je risque d'offenser ceux qui croient. La violence salubre de Péret contraste heureusement avec ce flot d'eau tiède sinon bénite.

Assez Le public est fatigué et veut dormir mais ce n'est pas moi qui favoriserai ce désir car si le public dort il n'y aura pas de haricots cette année pas de tortues vagabondant sur les bureaux ministre pas de poussière dans les ressorts de montre et même pas de jets de salive dans la gueule des curés. (DE DERRIÈRE LES FAGOTS, p. 132.)

Avant d'en finir avec l'anticléricalisme, il me faut mettre en garde contre une conclusion hâtive et fausse qui pourrait venir à l'esprit. Péret, qui tant de fois a exprimé sa haine et son mépris pour la religion, ne souhaite-t-il pas, militant révolutionnaire, l'instauration d'un régime qui tenterait de la faire disparaître par la violence et la persécution? Il n'en est rien. Aussi bien les quelques vues d'avenir figurant dans la plaquette « La parole est à Péret » que les conversations plus précises que nous avons eues sur ce sujet me permettent de traduire sa pensée. C'est seulement dans une société meilleure, où l'homme, délivré des contraintes matérielles et de la peur, pourra librement organiser sa vie, que la religion dépérira. Nul besoin de persécution, au contraire, seul un climat de liberté vraie est fatal à la religion (ce n'est pas, selon Péret, un des moindres méfaits du stalinisme que d'avoir, dans plusieurs pays d'Europe, conduit les masses à rechercher « l'opium du peuple » et préparé à l'Eglise des succès qu'il faut espérer éphémères).

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Si certains feignent de prendre pour des blasphèmes des jugements ou des sarcasmes qui ne concernent que la religion (pour blasphémer il faut croire) d'autres s'étonnent de l'intérêt porté par les surréalistes à divers mouvements religieux hétérodoxes du passé et se demandent, de plus ou moins bonne foi, s'il n'y aurait pas là un signe de parenté entre surréalisme et religion : hérétiques mais religieux tout de même. Il me serait facile de citer une fois de plus Péret (Anthologie de l'Amour sublime, pp. 36-38; Le Déshonneur des Poètes; La Parole est à Péret). Je donnerai plutôt un texte offert par le hasard. Le désœuvrement, mon intérêt pour l'architecture militaire du moyen âge me poussèrent, . il y a quelques jours, à feuilleter un ouvrage dont je ne pouvais guère attendre rien de nouveau : Carcassonne. Sa Cité. Sa couronne, par Jean Girou (Arthaud 1948). Ce fut pour y rencontrer ces lignes : « Les Albigeois étaient non seulement des hérétiques, évadés de l'orthodoxie, mais surtout des révolutionnaires, des anarchistes subversifs, des insurgés contre tout ordre et toute hiérarchie. » « C'est contre ces désordres que la papauté s'éleva, l'hérésie devenant aussi bien un crime social qu'un schisme religieux. » (pp. 27-28). Une doctrine qui suscite encore une haine aussi virulente chez les bien-pensants peut-elle être indifférente à Péret? Engels, dans La guerre des paysans, remarquait qu'aux époques où la religion dominait les esprits, des revendications sociales cependant très précises ne pouvaient s'exprimer que dans un langage religieux. (« Quand Eve filait et Adam labourait, où était le gentilhomme? ») A plus forte raison lorsqu'il s'agit du mouvement de la pensée, de la conscience que l'homme prend de lui-même ou de l'expression artistique de ses émotions. Longtemps, rien n'a pu se produire qu'à l'intérieur, puis sous le masque de la religion (un esprit aussi libre que Spinoza est encore obligé de jeter sur son système un voile religieux). Quand Péret reprend ce qui, dans n'importe quel contexte, relève de la pensée créatrice, ou de la poésie, il ne fait que témoigner de son indépendance et participer à la lutte séculaire pour la libération de « toutes les forces de l'humanité aspirant à la vie» — contre la religion.

Jehan MAYOUX.

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DES ESCLAVES, DES SUFFRAGETTES, DU FOUET

« La femme est un être humain. » J'ai lu cette pensée profonde à Royaumont, dans un livre intitulé Phénoménologie de la Femme, dont je ne saurais citer l'auteur, car ma mémoire, — pour des raisons assezbclaires après tout — a refusé d'enregistrer son nom. Une affirmation aussi péremptoire ne devrait faire sourire personne, les femmes moins que les autres. Après tout, cela mérite réflexion et peut-être depuis le premier jour du monde reste-t-il encore à prouver que la femme n'est pas une gazelle ou une pauvre chatte, ou une cervelle d'oiseau, ou une belle plante, ou une porte d'enfer, ou une fée, ou une perdition. Surtout ne tentez pas de prouver quoi que ce soit ! s'écrieront peut-être quelques-unes parmi les femmes. Vous n'allez pas nous trahir ainsi ! Et si cela nous arrange d'être considérées comme des chattes ou des fées? Notre part n'est jamais aussi belle que lorsque l'homme, cet être humain, nous traite de petits animaux charmants qu'il faut vêtir, caresser et parfumer. S'il soupçonne que nous appartenons à la même espèce que lui, alors, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, hop ! nous voici sanglées dans des uniformes qui blessent nos seins, nous voici bottées, armées, défilant dans les mornes déserts d'Israël, dans les déserts de Chine, dans les déserts d'U.R.S.S., hurlantes, enlaidies par le patriotisme et la crasse. Vraiment, souhaiteriez-vous cela ? Non, il vaut mieux ne pas prouver... Nous ne demandons pas mieux. Seulement, il existe une race de femmes intelligentes qui, quotidiennement, par des thèses de philosophie, des actions d'éclat, des conquêtes juridiques, tentent de démontrer qu'elles possèdent un cerveau et des nerfs constitués comme ceux des hommes. Elles se dressent, elles s'affirment, elles portent le muscle dur et le verbe haut, elles fondent les ligues de vertu américaines et dirigent les entreprises métallurgiques (1), deviennent ingénieurs, logiciennes expertes, magistrats, électrices, ministres et surtout présidentes de tout ce qui peut se présider. Pas nécessairement laides, (le prétendre témoigne déjà de la misogynie fondamentale non seulement des hommes, mais aussi des jolies femmes un peu demeurées qui se défendent comme elles peuvent contre celles qui possédent d'autres atouts que la joliesse), elles affichent néanmoins une certaine désinvolture à l'égard de la seule beauté physique. Si l'une de ces présidentes possède par surcroît l'art de choisir le rouge à lèvres qui s'harmonise avec la teinte de ses très beaux yeux, elle provoquera un sentiment de stupeur sans fin et des lézardes menaceront ces vieilles idées générales d'un maniement si commode: la dissociation chez les femmes de la beauté et de l'autonomie spirituelle, sous prétexte que celle-ci ne servirait qu'à compenser le malheur ressenti à cause d'un visage sans grâce. Comment? On se permet en plus d'être jolie ? Mais oui, voyez cette bouche. ces chevilles de danseuse espagnole... La présidente, l'idéologue peuvent prouver qu'elles sont des êtres humains et de cette manière contribuer à « briser l'infini servage de la femme » et faire que le rire compréhensif, abominable des hommes se fige sur leurs lèvres, mais à une seule condition: qu'elles portent leur beauté comme un défi et un scandale, comme le chevalier à l'épée, qu'elles fascinent longuement les cœurs et les sens en même temps qu'elles charment l'esprit. Mais, hélas ! la conjonction chez la femme de l'extrême beauté et de l'audace intellectuelle demeure encore assez exceptionnelle, car l'homme sournois veille d'une part à ce que la jolie femme ne s'émancipe pas (qu'elle fleurisse comme son esclave de luxe, sa reine de beauté, sa cover-girl), et d'autre part à ce que la femme émancipée ne puisse prétendre à la beauté. Il en résulte le malheur infini d'étre femme, depuis toujours, et aujourd'hui plus que jamais dans la mesure où elles s'imaginent, les pauvrettes, que la libération est à portée de la main parce que cette main enserre un bulletin de vote et un chéquier personnel. Elles n'ont pas compris, ou mal interprété, la grande espérance de Rimbaud; il les souhaitait humaines, mais différentes, poètes d'une façon encore inconnue sur la terre : « Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables... » En fait, les plus intelligentes d'entre elles n'ont rien trouvé encore qui témoigne d'une autre nuit et d'une planète lointaine... Elles se bornent à adopter la logique des hommes, leurs œuvres et leurs tourments et ne paraissent contentes que si leurs écrits ont fait oublier leur sexe. Mlle Suzanne Bachelard, à qui l'on demandait pour quelle raison elle avait choisi pour sa soutenance de thèse un sujet tellement ardu (Logique formelle et logique transcendentale chez Husserl), a eu cette étrange réponse: « Par goût de l'abstraction. » Je ne connais rien de plus pathétique que ces mots, dans la mesure où je puis éprouver des tentations analogues, sans pouvoir, du reste, y céder, puisque le génie mathématique de Mlle Bachelard me demeure étranger. Il reste aux femmes encore une façon de se prouver à elles-mêmes qu'elles ont cessé d'être esclaves : c'est, sur le plan de l'amour, le maniement concret, symbolique et littéraire du fouet. Simone de Beauvoir revendique pour la femme une position amoureuse qui ne l'humilie plus, non plus couchée, a la merci, mais dressée à la manière de l'homme, dominatrice. Grâce à Simone de Beauvoir, le plaisir de quelques femmes a dû se trouver empoisonné, mais sans aucun doute elle en a fait sourire d'autres. Car il vaudrait peut-être mieux ne pas dévoiler que Madame d'O, en dépit de son avilissement, à cause de lui peut-être, sans qu'il paraisse nécessaire toutefois de s'aventurer si loin, est une femme heureuse, comblée; elle possède enfin sa revanche, elle jette à la figure des hommes sa façon scandaleuse d'exister. La femme devenue objet, consentante jusque-là, parce que tel est son plaisir, cravachée, mais cela représente une manière d'agression à l'egard des hommes : ils ne se reconnaissent plus. Une dernière chose importe : que dans cette posture, la femme n'oublie pas de demeurer foncièrement insoumise, jalouse de ce qui ne lui a pas encore été donné : la liberté de l'esprit.

Nora MITRANI


  1. Voici la carrière de Mme Foinant, présidente de l'Association des Femmes chefs d'entreprise : "maître de forges, vice-président du Syndicat National de l'Outillage à main, première femme élue à la Chambre de Commerce de Paris, officier de la Légion d'Honneur... cette créature électrique travaille 18 heures par jour, saute dans sa Dyna, la quitte en trombe pour présider, la langue bien pendue (sic) et la fourchette allègre, des banquets où elle réduit au silence trois ou quatre ministres atterrés, mais souriants, devant des centaines et des centaines de confiseuses, de mercières, de directrices d'auto-école, d'entrepreneuses de transport... »

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LANGUE DES PIERRES

« Eloignement infini du monde des fleurs », soupire Novalis. Que dire, alors, de celui des pierres! Et d'où vient que, chemin faisant, nous croyons avoir un peu plus de prise sur celui-ci? Bien entendu, la question ne saurait prendre sens qu'à l'oreille de ceux qui estiment que rien de ce qui les environne ne peut être en vain, ne peut manquer de les concerner sous quelque angle; qu'une perception se répétant un nombre incommensurable de fois, du matin au soir de la vie, comme celle de l'objet dit génériquement « caillou », ne saurait rester limitée à elle-même, demeurer lettre morte. Les savantes classifications des minéralogistes les laissent intégralement sur leur faim. Ces derniers, en effet, ne représentent à leurs yeux qu'une catégorie de ces « éloquents naturalistes» qui s'en tiennent au visible et au palpable et dont Claude de Saint-Martin a pu dire qu' « ils trompent notre attente en ne satisfaisant pas en nous ce besoin ardent et pressant, qui nous porte moins vers ce que nous voyons dans les objets sensibles, que vers ce que nous n'y voyons pas: (1) » Sans se tourner vers les gemmes à l'état brut, dont la prospection suppose le déplacement vers d'autres latitudes et la mise en œuvre de tout un appareil, rien de plus facile que d'accéder au sentiment de la particulière « dignité» de certaines pierres. Il n'est que de flâner autour de l'Orangerie des Tuileries ou le long des berges de la Seine, de grande préférence au soleil après une ondée, en consentant parfois à baisser les yeux, pour s'initier au chatoiement du silex, qui tapisse comme peu d'autres le bassin parisien. De là à se saisir d'un de ses éclats particulièrement attractif pour le faire jouer dans la lumière sous toutes ses faces, il n'y aurait qu'un pas si n'étaient seuls capables de l'effectuer ceux qui gardent quelque fraîcheur de leur jeune âge. Aussi bien, de la part de l'enfant, est-ce là un geste instinctif. C'est donc sans les arrêter le moins du monde que les pierres laissent passer l'immense majorité des êtres humains parvenus à l'âge adulte mais ceux que par extraordinaire elles retiennent, il est de règle qu'elles ne les lâchent plus. Partout où elles se pressent, elles les attirent et se plaisent à faire d'eux quelque chose comme des astrologues renversés. Le voile de pur agrément qui avait un instant suspendu sur elles leur regard s'est peu à peu soulevé, à partir de quoi s'est obscurément imposée à eux la nécessité d'une quête, de jour en jour plus exigeante. Cette croissante exigence les entraîne à faire un cas de plus en plus grand, de plus en plus exclusif, de cette sorte d'apports dont le propre est de permettre de transcender toujours plus avant l'image à peu près dénuée de sens que le commun se fait du monde. Autant dire qu'on entre par là dans le domaine des indices et des signes. Gaffarel, (2) bibliothécaire de Richelieu et aumônier de Louis XIII, consacre l'appellation de gamahés (mot tiré, pense-t-il, de « camaieu », abâtardi de « chemaija », qui signifie comme l'eau de Dieu) aux pierres empreintes de hiéroglyphes, au premier rang desquelles il place les « agates figurées». Stanislas du Guaita (3) observe que sa théorie ne diffère guère de celle d'Oswald Croll qui, dans son Livre des Signatures, soutient que de telles empreintes « sont les signatures des Forces élémentaires qui se manifestent dans les trois règnes inférieurs» et que, bien avant eux, Paracelse s'était penché longuement sur les gamahés, auxquels il prêta un pouvoir de guérison.bCette opinion a prévalu dans les milieux savants du XVIIe siècle, comme l'atteste cette citation d'un auteur prussien (4) : «Il arrive quelquefois que les rayons tombés des étoiles (pourvu qu'ils soient d'une même nature) s'unissent aux métaux, aux pierres et aux minéraux, qui sont tombés de leur position la plus haute, les pénètrent entièrement et s'amalgament à eux. C'est de cette conjoncture que les gamahés tirent leur origine: ils se pénètrent de cette influence et reçoivent la signature de la nature ». M. Jurgis Baltrusaitis, dans un bel ouvrage tout récent (5) dont un des trois chapitres concerne les « pierres imagées», rappelle que le jésuite allemand Athanase Kircher (6) a cru pouvoir dresser la nomenclature des différents types de minéraux qui nous occupent et disserter des causes de leur anomalie, que seule a pu sanctionner, bien entendu, la « Providence» divine. A l'excuse des observateurs et chercheurs d'autrefois, on alléguera très justement que les formes organiques fossiles ne furent pas reconnues comme telles jusqu'à l'intervention de Bernard Palissy: qu'on les confondît avec les figurations fortuites qui nous intéressent ne pouvait manquer de multiplier les causes d'égarement. Camille Flammarion (7) insiste sur le fait qu'en dépit des communications de Sténon en 1669, « Fontenelle, Buffon, Voltaire hésitent sur la nature des fossiles et ne devinent pas le mode de formation des terrains de sédiments ». Soustrait à la longue et abusive ingérence des fossiles, il est frappant que l'empire des gamahés n'ait rien perdu de son prestige à certains yeux. Jamais, il est vrai, l'art n'a éprouvé le besoin de se greffer sur le fortuit comme aujourd'hui (il suffit de se référer aux « frottages», « fumages», « coulages», « soufflages» et autres modes de composition avec le hasard dans la peinture). En profondeur le goût n'a pas tellement évolué depuis que l'archiduc Léopold d'Autriche, en 1628, attendait de Toscane un meuble « tout recouvert d'agates, de cornalines, de calcédoines, de jaspes avec des tableautins exécutés à l'huile » (ars und natura mit ain ander spielen) (8). Tout autre chose est, je n'y insisterai jamais trop, de manifester un intérêt de curiosité pour des pierres insolites, aussi belles qu'on voudra mais à la découverte desquelles nous avons été étranger et d'être en proie à la recherche, de loin en loin favorisé de la trouvaille de telles pierres, dussent-elles être objectivement éclipsées par les précédentes. C'est alors comme s'il y allait quelque peu de notre destin. Nous sommes tout au désir, à la sollicitation grâce seulement auxquels à nos yeux l'objet requis va pouvoir s'exalter. Entre lui et nous, comme par osmose, vont s'opérer précipitamment, par la voie analogique, une série d'échanges mystérieux. Le vieux mineur, dit le « Chercheur-de trésors», que rencontre Henri d'Ofterdingen, évoquant les richesses que lui ont découvertes les montagnes du Nord, déclare que parfois il a cru être dans un jardin enchanté. Il m'est advenu d'éprouver la même sensation sur une plage de la Gaspésie où la mer jetait et souvent reprenait avant qu'on eût pu les atteindre des pierres rubanées transparentes de toutes couleurs, qui brillaient de loin comme autant de petites lampes. L'an dernier, à l'approche, sous la pluie fine, d'un lit de pierres que nous n'avions pas encore exploré le long du Lot, la soudaineté avec laquelle nous « sautèrent aux yeux» plusieurs agates, d'une beauté inespérée pour la région, me persuada qu'à chaque pas de toujours plus belles allaient s'offrir et me maintint plus d'une minute dans la parfaite illusion de fouler le sol du paradis terrestre. Il n'est pas douteux que l'obstination dans la poursuite des lueurs et des signes, dont s'entretient la « minéralogie visionnaire », agisse sur l'esprit à la manière d'un stupéfiant. Il est même des têtes qui semblent assez peu en mesure d'y résister, certains « gamahistes» à qui leurs travaux donnent toute licence pour battre la campagne. J.-A. Lecompte (9) pense que « l'effroi ou des impressions violentes, le fanatisme religieux ou politique, peuvent provoquer la réation spontanée d'un gamahé»; J.-V. Monbarlet (10), au terme de longues années d' « études », tient pour acquis que, dans toute la vallée de la Dordogne, il n'est pas un seul caillou, un seul silex qui n'ait été sculpté, gravé et peint par l'homme — selon lui par l'artiste gaulois - de manière à lui faire présenter tant à l'extérieur qu'à l'intérieur (comme le révèle occasionnellement la cassure) des « tableaux mystérieux» à innombrables combinaisons. Ces deux auteurs croient devoir corroborer leur thèse à l'aide de nombreux dessins ou photographies qui, bien entendu, ne sauraient nous convaincre que de l'agitation « paranoïaque» de leur esprit. Ce n'est que de l'instant où s'édifient d'aussi ambitieuses constructions systématiques qu'à mes yeux sont outrepassés les droits de la minéralogie visionnaire. Entre les pierres d'alluvion d'une rivière comme le Lot - pour m'en tenir à ce que je puis le mieux connaître - j'ai cru maintes fois constater que celles qui, au cours d'une recherche à plusieurs, se désignent, par leurs qualités de substance ou de structure, à l'attention de chacun d'entre eux sont celles qui offrent avec sa complexion particulière le maximum d'affinités. Il me paraît certain que, sur le même parcours, deux êtres, à moins de se ressembler étrangement, ne sauraient même parcours, deux êtres, ramasser les mêmes pierres, tant il est vrai qu'on ne trouve que ce dont on éprouve en profondeur le besoin et quand bien même un tel besoin ne trouverait à s'assouvir que de manière toute symbolique. « Tout corps transparent, juge Novalis (11), est dans un état supérieur, et semble avoir une sorte de conscience.» On ne saurait mieux dire. Il s'appuie, en passant, sur Ritter qui, tout occupé à scruter « l'âme universelle proprement dite », soutient que « tous les phénomènes extérieurs doivent devenir explicables à titre de symboles et de résultats derniers de phénomènes intérieurs» et que « l'imperfection des uns doit devenir l'organe qui révèle les autres ». Nous sommes encore quelques-uns à réagir ainsi. Les rubans internes de l'agate, avec leurs rétrécissements suivis de brusques déviations qui suggèrent des nœuds de place en place, à l'instant où pour la première fois nous les parcourons du regard, nous semblent mirer dans un espace électif notre propre « influx nerveux ». Il peut en résulter les plus troublants « télescopages», dont je ne saurais proposer de meilleur exemple qu'en reproduisant ici une pierre où le sexe de la femme, superbement décrit, s'ouvre entre les circonvolutions du cerveau. La recherche des pierres disposant de ce singulier pouvoir allusif, pourvu qu'elle soit véritablement passionnée, détermine le rapide passage de ceux qui s'y adonnent à un état second, dont la caractéristique essentielle est l'extra-lucidité. Celle-ci a tôt fait, partant en fusée de l'interprétation d'une pierre d'intérêt exceptionnel, d'embrasser et d'illuminer les circonstances de sa trouvaille. Elle tend, en pareil cas, à promouvoir une causalité magique supposant la nécessité d'intervention de facteurs naturels sans rapport logique avec ce qui est en jeu, par là déroutant et confondant les habitudes de pensée mais n'en étant pas moins de force à subjuguer notre esprit. L'été dernier, mon ami Nanos Valaoritis a bien voulu consigner pour moi les observations qu'a appelées la trouvaille de la très belle pierre, en forme de figure assise, reproduite ci-contre. « Marie W., quand la nuit, par les petites routes du causse, elle nous ramenait en voiture des « plages» du Lot où nous nous étions attardés, ne manquait jamais de stopper, de peur de le tuer ou de le blesser, quand un oiseau de nuit, ébloui par les phares, s'immobilisait devant nous. C'est ainsi que le 14 septembre, nous comptons neuf arrêts, provoqués par autant d'oiseaux, apparemment de la même espèce. La planète Mars, dont les journaux signalent la proximité exceptionnelle de la terre, nous captive durant une bonne partie du trajet. « De nouveau le 15, avec A. B., explorant une petite plage près d'Arcambal. Je trouve à quelques pas, dans la rivière, la pierre en forme de figure assise, dont s'impose à moi la tête d'oiseau de nuit. Pendant que nous l'examinons, le « grand Mars changeant», papillon relativement rare, toujours fascinant, vient voleter autour de nous. Il se pose avec insistance sur le chien qui nous accompagne. Une autre pierre, que je découvre, ressemble de manière encore plus frappante aux oiseaux de nuit de la veille. « C'est le 17 septembre que Mars occupera la position la plus rapprochée de la terre. « A quelques jours de là, je prends connaissance d'une étude d'A. Lemozi relative à une sépulture néolithique récemment découverte à Tour-de-Faure (Lot). La pierre qui recouvre cette sépulture mettrait en évidence une tête de chouette, ce dont l'auteur s'autorise pour penser que les peuples néolithiques de la région adoraient une déesse à tête de chouette, divinité tutélaire des tombeaux. A tort ou à raison, plus nous l'avons considérée, plus la pierre sur laquelle j'ai mis la main nous a paru pouvoir être la figuration de cette déesse. » Une telle pierre, dont l'aspect intentionnel est porté si loin, pose, en effet, un problème apparemment insoluble. Telle quelle, en raison même de l'ambiguïté de son origine, elle tire pour moi un immense prestige de cette hésitation où elle nous jette, qui tend à lui conférer une position-clé entre le « caprice de la nature » et l'œuvre d'art. Lotus de Paini (12) soutient que la phase de l'Intuition s'ouvre historiquement à l'espèce humaine de l'instant « où l'âme pénètre jusqu'au fond de la pierre et en acquiert définitivement les puissances du MOI. La pierre — dit-elle encore — conféra à la race des hommes le haut privilège de la douleur et de la dignité ». Il paraît en tout cas hors de doute que c'est par désistement de certaines de ses plus précieuses facultés que l'homme a pu en venir à considérer les pierres comme des épaves. Les pierres — par excellence les pierres dures — continuent à parler à ceux qui veulent bien les entendre. A chacun d'eux, elles tiennent un langage à sa mesure : à travers ce qu'il sait elles l'instruisent de ce qu'il aspire à savoir. Il en est aussi qui semblent s'appeler l'une l'autre et qu'une fois rapprochées on peut surprendre se parlant entre elles. En pareil cas leur dialogue a l'immense intérêt de nous faire transcender notre condition en coulant au moule de nos propres spéculations la substance même de l'immémorial et de l'indestructible (les cantonniers n'y suffiront pas). C'est, selon moi, sous cet angle que, pour notre plus ou moins grande édification - cela ne dépend que de nous — valent ici d'être observés la Grande Tortue et le Cacique s'entretenant du mystère des commencements et des fins (planche en couleurs).

André BRETON Photos Stanimirovitch.


  1. Le Crocodile, 1799.
  2. Curiosités inouïes sur la sculpture tatismanique des Persans, 1637.
  3. Le Tempple de Satan, 1891
  4. Johannis Grasset Physica naturalis rotunda visionis chemica cabalistica, in « Theatrum chemicum », 1661.
  5. Aberrations, légendes des formes, Olivier Perrin, 1957.
  6. Mundus subterraneus, 1664.
  7. Le Monde avant la création de l'homme, 1896.
  8. Cf. J. Baltrusaitis : Op. cit.
  9. Les Gamahés et leurs origines, 1905.
  10. Le Secret des pierres, 1892
  11. Journal intime, trad. G. Claretie, 1927.
  12. Pierre « volonté », 1932.

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Deux Enquêtes

I. Quel titre donneriez-vous à ce tableau pour exprimer la signification globale que vous lui prêtez? II. Votre interprétation s'est-elle fixée au premier coup d'œil ou a-t-elle évolué sensiblement au cours de l'examen analytique? III. La personne étendue a-t-elle ou non cessé de vivre? IV. Que s'est-il passé? Quel contexte anecdotique peut rendre compte de cette situation tout en justifiant la présence et la distribution des divers accessoires (parures, cravache. lettre cachetée, bague, souris) ? - Sur quoi la tête et le bras gauche reposent-ils? V. A quoi peut correspondre le tracé de la partie supérieure gauche à la base du meuble? De quelle substance peut être ce qu'il figure?

P.S. Avez-vous approché l'œuvre originale? Vous a-t-elle fourni des éléments d'appréciation supplémentaires?

Collection Joyce Mansour

Gabriel Cornelius von Max, fils d'un sculpteur célèbre à l'époque, naquit à Prague en 1840. Il étudia la peinture successivement aux académies de Prague, de Vienne, puis de Munich. C'est dans cette ville qu'il s'installa définitivement vers 1870. Esprit tourmenté et attiré par le mysticisme, il se plut « à évoquer des sujets horribles ou à frapper l'imagination par la singularité et la bizarrerie ». Les œuvres qui le firent connaître sont le plus souvent consacrées aux martyrs de tous les temps et de toutes les religions : La crucifiée (1867); Le martyr aveugle dans les catacombes (1872); La mort apparente de Julia Capulet (1873); La face du Christ sur le suaire de Sainte Véronique, qui semble ouvrir les yeux lorsqu'on la fixe un moment et dont la reproduction fut répandue dans tous les pays; La tueuse d'enfants (1879); Astarté (1887) etc. Ses illustrations pour le Faust de Goethe, les poésies d'Uhland, de Schiller et de Heine, l'Oberon de Wieland et pour des contes et chansons populaires contribuèrent à sa renommée ainsi que ses dessins inspirés par la musique de Beethoven et de Liszt. Après avoir enseigné à l'académie de Munich de 1874 à 1883, il se retira et, dédaigneux de son succès grandissant, vécut en solitaire dans son atelier, parmi ses riches collections d'anthropologie et d'histoire naturelle, jusqu'à sa mort en 1915. Pendant cette période, il exécuta quelques tableaux destinés à faire connaître les théories transformistes dont le plus célébre est une reconstitution du Pithécanthropus alalus, dédié à Emest Haeckel. En même temps, il s'intéressait au spiritisme, à l'hypnotisme et à la psychologie. Il peignit alors ses Visions (Combats d'âmes: La salutation des esprits), des portraits d'extatiques (Catherine Emmerich) et une série de toiles pleines de mystère, consacrées à la représentation d'une femme, toujours la même, dans des attitudes de rêverie mélancolique ou désespérée, qui éveillent chez le spectateur une oppressante tristesse.

Elie-Charles FLAMAND

(Réponses)

I. Le Premier Vendredi du mois. II. Non. L'interprétation ne s'est dégagée que peu à peu mais sans modification sensible. III. Non. IV. Il s'agit d'une scène de caractère fétichiste. Chaque objet est un objet de culte. La cravache et la cape sur quoi repose la tête constituent les attributs de l'amazone. La lettre, envoyée par une inconnue, contennait l'anneau de fer qui est aussi un miroir magique. La souris ne participe pas a la célébration du rite ; elle habite le grenier où se situe la scène. V. Le meuble de gauche est la commode où sont rangés en temps normal costumes et objets figurant dans le tableau. En tirant la robe le gland d'une cordelière de soie est tombé du tiroir. Anne BÉDOUIN

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I. La Belle au Bois Dormant. II. Ni l'un ni lautre; elle s'est imposée brusquement à moi, plusieurs semaines après avoir vu le tableau de Gabriel Max. III. Elle est en état d'hypnose. IV. Sous l'effet d'une passion violente et malheureuse, la jeune femme représentée dans le tableau s'est retirée du monde. Mais elle n'a pu renoncer à son amour auquel elle voue une sorte de culte dont elle est à la fois la victime et l'officiante. La scène se situe dans une chambre désaffectée d'une demeure de campagne. La jeune femme porte un collier et une ceinture de grenats (?), elle est vêtue d'une robe élégante, parce qu'elle attend toujours la venue de l'homme dont le souvenir la tient totalement sous son empire. Elle s'est longuement suggestionnée en relisant la lettre, doit être la plus cruelle ou la plus pathétique (?) que lui écrivit cet homme. Elle a achevé de s'hypnotiser en contemplant l'anneau qu'elle tient dans la main gauche et qui devait symboliser son union avee l'absent. Dans l'état où elle se trouve, elle tend cet anneau à l'esprit invisible decet homme. La jeune femme est couchée à même le sol, sa tête reposant sur un simple oreiller, la traîne de sa robe remontce sur ses reins et faisant corolle autour de ses épaules, afin de signifier sa totale soumission. La cravache posée à côté d'elle doit être un rappel de son ancien talent d'écuyère. Mais cet objet est devenu pour elle le signe magique en lequel réside la puissance de la passion qui la brise. V. Le tracé de la partie supérieure gauche, ainsi d'ailleurs que l'espèce de virgule ciliée qui se trouve à sa droite me paraissent être des signatures, au sens magique du terme. Ils ne figureraient pas des objets usuels, mais l'esprit de ces objets ou de certains personnages. La tache dont est composé, avec les lignes, le tracé de gauche doit représenter l'esprit de l'homme qui continue à tenir cette femme sous son empire. La virgule figurerait l'expression du désir de la femme, symbolisé par ailleurs par la cravache au pommeau d'argent. VI. Oui; en ce qui concerne l'interprétation du tracé de gauche et la dominante sombre du tableau. Jean-Louis BÉDOUIN

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Le Respect. J'ai vu ce tableau à deux reprises. Mon interprétation a varié. A première vision, je lui avais trouvé un caractère d'immédiat: la scène représentée, saisie pouvait-on dire en un instantané, ne pouvait avoir eu lieu qu'une seule fois. Les fiançailles rompues (la bague est restituée sous pli cacheté) la protagoniste, vêtue en écuyère (la cravache) s'est évanouie. Mais à seconde vision, plusieurs détails me firent abandonner cette version pour une seconde, que j'adopte en définitive. La teinte fraîche et rose du visage, certain demi-sourire, la détente du corps attestant que la jeune femme n'est pas évanouie, mais plutôt qu'elle se pâme. La position supposée de sa main droite, enfouie sous la robe, donne à entendre qu'elle se masturbe. Le geste du doigt de la main gauche qui tourmente l'anneau, paraît incantatoire. Enfin la jeune femme (dont le costume et les parures sont de deuil, réel ou symbolique) semble installée, inconfortablement, dans le grenier où se situe la scène. Elle repose à même le plancher nu, sur sa robe amplement déployée (la similitude des tissus qui l'entourent me paraît évidente), mais sa tête s'appuie bizarrement sur un oreiller, peut-être un traversin. L'immédiat de l'ensemble ne me touche plus : l'enveloppe cachetée, du reste, est vieille et grise. Il s'agit là d'un rite, accompli régulièrement en souvenir d'un amour qui n'est plus (rupture ou veuvage), et dont le climat, indiqué par la présence de la cravache, fut sans doute sadique. La souris ne me semble préciser qu'une notion d'ambiance, celle du grenier. L'objet d'en haut, à gauche, me mystifie complètement. A moins qu'il puisse s'agir d'un papier froisse, que le peintre n'avait pas achevé, j'ignore ce qu'il représente. Robert BENAYOUN

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I. L'Abandon (mais seulement au sens de laisser-aller pleinement consenti). II. A la toute première impression, dramatique (de fait- divers) s'est vite substituée une impression érotique, qui n'a plus varié, mais est allée se précisant : l'avant- bras droit profondément enfoui dans une échancrure de la robe (corroboration: la bague ainsi tenue et la souris s'imposant comme symboles sexuels). A rapprocher de « Parfois le dimanche... » dans l'Age d'or. III. Maintenant elle sommeille (position de la main gauche, léger incarnat de la joue sur l'original). IV. La bague (d'homme) était dans l'enveloppe, d'où la jeune femme l'a extraite à des fins d'évocation. Toute l'intelligence du contenu affectif (liaison avec le porteur de la bague) repose sur l'enveloppe scellée et décachetée. Pas d'autre implication sado-masochiste que la cravache : attribut d'officier ? Atmosphère à la Strindberg, dont une nouvelle aurait pu inspirer l'artiste ? Le collier est de jais, ainsi que la ceinture, à boucle dédorée. La souris paraît destinée à spécifier à la fois le lieu écarté (grenier ou autre) et le long temps d'accalmie après l'orage. La tête et le côté gauche du buste s'appuient sur un grabat apparemment recouvert de velours noir qui fait jouer en sourdine le luisant de châtaigne de la chevelure. V. Ce tracé peut être, en effet, de grande importance : c'est vers lui que se dirige (ou s'est dirigé) le regard supposé. Il paraît procéder d'un mouvement convulsif. Sur l'œuvre originale, la tache (crémeuse) et le filament (moins opaque) semblent flotter à quelque distance du sol. Par opposition à tout le reste, on est tenté de croire à une représentation mentale de la personne étendue : sperme ? André BRETON

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I. Secrète société. II. Mon interprétation s'est fixée durant les quelque dix premières minutes passées devant l'œuvre originale. III. La personne étendue est, à mon sens, parfaitement vivante. IV. Une femme flagellée par son amant au cours de circonstances antérieures s'est retirée dans un grenier, réunissant autour d'elle dans le but d'une évocation précise la cravache avee laquelle on la fustige d'ordinaire et une lettre cachetée contenant vraisemblablement la description détaillée de supplices à venir. La souris se dirigeant vers l'espace compris entre la base d'une sorte d'armoire et la surface du plancher, la bague pincée entre deux doigts de la main gauche tandis que la main droite s'enfouit convulsivement dans une ouverture du vêtement donnent une signification onaniste à l'ensemble de la figure. Un coussin noir posé sur le sol et qui ajoute encore à l'atmosphère morbide de la composition soutient la tête et le bras gauche. V. La signification de ce tracé m'échappe totalement. Yves ELLÉOUÉT

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I. Le Plancher. II. L'interprétation s'est assez rapidement fixée, partant de l'aspect pour moi sinistre de cette scène. II. Non, elle est évanouie. IV. La scène se passe dans un grenier-débarras, où la femme a trouvé, dans le bahut représenté en haut à gauche, une lettre lui apportant la preuve d'une trahison amoureuse particulièrement grave dont elle était la victime — à son insu évidemment — des années auparavant. A cette découverte — décachetage de la lettre et lecture — elle s'évanouit, la bague va lui échapper — peut-être l'a-t-elle trouvée dans la lettre — et lui échappe également sa cravache, signe d'une domination qui lui apparaît maintenant illusoire. V. Je ne sais pas, mais ce détail me paraît d'un caractère à la fois « odieux» et « répugnant» — comme la souris, souris qui d'ailleurs est pour moi un rat. Charles ESTIENNE

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I. Le Suicide de l'Amazone. II. J'ai souvent eu l'occasion de contempler, chez le marchand qui le détenait, ce tableau de Gabriel Max, dont le potentiel émotif fut toujours pour moi un obstacle à son étude analytique. C'est pourquoi je préférais laisser aller mon esprit à des rêveries dont le contenu se révélait notablement différent à chaque approche nouvelle. Très rapidement, pourtant, l'un des détails représentés faisait obstacle au déroulement de l'affabulation, faute de pouvoir s'y intégrer. Ce fut tout récemment que, me trouvant de nouveau en face de cette œuvre, j'imaginai le récit suivant, où tous les objets trouvèrent enfin leur place : III. Elle est sur le point de mourir, ayant absorbé le poison contenu dans le chaton de sa bague. Le peintre a fixé le moment où, ce geste accompli, elle vient de laisser retomber son bras le long du corps. IV. La robe d'amazone a été choisie pour faire ressortir le caractère saphique du drame qui vient de se dérouler. Nous sommes dans le grenier d'un château (souris, trappe en haut et à droite du tableau, vieux meuble dont on aperçoit seulement les pieds) et c'est ici qu'avaient lieu les rencontres secrètes de cette jeune femme - la châtelaine elle-même — avec son amie. On y avait donc apporté des coussins comme celui sur lequel repose tête. Ayant appris fortuitement (lettre décachetée) la mort accidentelle de celle qu'elle aimait, elle est venue se réfugier en cet endroit pour se donner la mort. Auparavant, elle s'était parée de ses bijoux de deuil en jais. Près d'elle se trouve la cravache qui jouait un rôle dans leurs jeux érotiques, jeux qu'elle évoque encore dans son agonie (cf. position de la main droite). V. Ce tracé représente le début de la matérialisation d'un esprit, celui de l'amie disparue, qui s'unira à la jeune femme, en tant que succube, à l'instant précis de sa mort. (Comme on sait G. Max s'occupa de spiritisme.) Elie-Charles FLAMAND

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I. L'Abandon. II. Pas d'interprétation cohérente au premier abord. Il m'a fallu prendre en mains le tableau, le mettre dans la position où la femme étendue semble se tenir debout pour apercevoir en quoi il exprimait une conscience lucide des manifestations qui accompagnent l'éréthisme mythomaniaque. III. La personne étendue n'existe pas. IV. Je tiens ce tableau pour la fixation sur toile d'un épisode d'une histoire de double. Communes dans le folklore d'Europe Centrale, on sait que de telles histoires font intervenir la rencontre du moi et de son double de part et d'autre d'un miroir. Ce tableau est précisément un miroir, un miroir ayant fixé l'image du double dans la position et au moment où il cesse d'importuner le moi. L'anecdote pourrait être la suivante: dans un temps reculé, une femme s'est refusée à un homme qui voulait la prendre de force. Elle s'est défendue avec la cravache qu'elle avait à la main et l'homme — qui lui plaisait mais était marié - n'a pas insisté. Tout au long de sa vie, cette femme a regretté de s'être refusée, d'autant plus qu'elle n'a jamais connu le plaisir : aussi son double vient-il la persécuter. Pour se débarrasser de lui, il faut qu'elle reconstitue la scène mais, ce faisant, il lui faut en même temps s'avilir : aussi deux éléments entrent en composition dans le tableau, tous deux anecdotiques mais jouant un rôle opposé : les uns visent à avilir le moi, les autres à satisfaire le double. Le double est revêtu d'une belle robe et soigneusement installé sur des coussins (la robe bien étalée sur eux) il est paré pour la nuit de noce mais la scène aura lieu par terre — et non sur le lit dont on aperçoit les pieds — et dans un endroit que la présence d'une souris fera apparaître sale et sinistre comme un grenier. Le double tient à la main la bague symbolique de l'homme marié et la cravache gît à ses côtés: l'homme pourra la cravacher. L'autre main, sous la robe, est prête à l'onanisme mais cette satisfaction est refusée: le moi interdit à la main du double de se placer convenablement pour remplir cet office. J'ai longtemps hésité sur la signification de la lettre cachetée : le cachet n'est pas rompu et pourtant la lettre est ouverte; à noter aussi que le rabat de l'enveloppe est manifestement trop grand pour cette enveloppe : il s'agit done ici encore d'un élément abstrait dont le caractère non réel me fait penser qu'il est amené là par le double, inventé et fabriqué par lui : ce doit être la lettre qu'il aurait fallu envoyer à l'homme pour lui dire qu'on se donnait à lui, la lettre maintes fois commencée, maintes fois, mise sous enveloppe, jamais envoyée, toujours détruite et dont seul le double peut avoir un exemplaire. V. Il s'agit là d'un élément placentaire — on en retrouve encore trace plus à droite sous le pied du lit. Tout se passe comme si le double signifiait au moi de la femme qui a dû maintes fois envisager les conséquences éventuelles de sa « faute» qu'on peut toujours détruire un fœtus. Georges GOLDFAYN

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La Fin Oui, cette petite fée - et quelle jeune fille ne l'est pas ? — vient de cesser de vivre sur ce tableau que j'intitulerais volontiers La fin. Elle ne . pourra plus marcher sur les nuages, ni sortir d'une pierre dure, ni nager dans l'eau vive : son corps restera immobile. Nue, elle savait tout : les feuilles lui ont appris à respirer, les tempêtes à regarder et les algues à aimer. Courir, elle n'avait pas besoin de l'apprendre. Mais ils l'ont habillée, par ruse, et elle fut perdue. Depuis qu'on l'a obligée à porter cette robe serrée, si lourde, elle ne pouvait plus rire. On lui a donné des parures pour cacher sa beauté. Que s'est-il passé ? Elle était incapable de voir les jeunes bellâtres qu'on lui montrait, mais lorsqu'un jour elle aperçut le jeune homme à la cravache, au grand chapeau noir, ses yeux ne virent plus que lui. Il la regardait et il se taisait quand il ne l'injuriait pas. La caresser ? Comme tout le monde ? Non. Il était trop désespéré. Il préférait la cravache. Ils se sont reconnus: c'est qu'auparavant lui aussi était un autre. Et puis, cela ne pouvait plus durer : la lettre de rupture, la bague empoisonnée... La pauvre fée morte dans un endroit où même les souris vivent dans les maisons. Le tracé de la partie supérieure gauche, ce sont les vagues (perdues), c'est le dernier souffle de la jeune fée, c'est le sexe (dans l'imagination de la jeune morte) du jeune homme à la cravache et c'est le secret de leur amour. P.S. Quand j'ai vu sur l'original la couleur de la joue, j'ai pensé que la jeune personne, pourtant, put être heureuse pendant quelques instants. Radovan IVSIC

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I. Secrètes Promesses. II. Deux interprétations se sont présentées simultanément à mon esprit: le crime sadien et la scène de jalousie conjugale, toutes deux abandonnées en partie au cours de l'examen analytique du tableau, mais fournissant des éléments à la troisième interprétation. III. Elle n'a pas cessé de vivre mais somnole. IV. Une châtelaine, mariée, s'est aménagé un cabinet secret dans les combles de sa demeure pour y recevoir son amant. A l'issue d'une chasse ou d'une randonnée à cheval, on lui remet une lettre de celui-ci lui donnant rendez-vous le soir même. Sans même prendre le temps de changer de costume, elle court s'enfermer dans le réduit pour y lire le message. Puis, très lasse, elle se laisse glisser sur un pouf et s'étend sur son manteau d'amazone, posant à proximité sa cravache, plus près sa lettre. Elle se caresse de sa main droite, tandis qu'elle a ôté l'alliance qui ornait sa main gauche, comme pour signifier l'adultère. Le dénuement insolite de ce réduit, tranchant avec la tenue recherchée de la dame, est accentué par la présence de la souris. V. Sans doute un mouchoir, imprégné de parfum ou de sueur, et qu'elle a retiré de sa poche. P.S. Je n'ai jamais approché l'œuvre originale. Louis JANOVER

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I. L'instant. II. J'ai tout de suite perçu le fonctionnement intérieur du tableau mais ne l'ai pleinement interprété que dans la mesure où la signification du tracé énigmatique m'est apparue. III. Non, bien au contraire. IV. Après avoir mis pied à terre, la baronne Anna Von Richter, qui revenait d'une essoufflante promenade à cheval en Forêt Noire, passa dans la pièce attenante aux écuries afin d'y remettre elle-même en place la précieuse selle de cuir brun, cadeau récent de Max, son amant. A peine fut-elle entrée que son regard isola le cachet de cire rouge d'une lettre posée sur le petit meuble en chêne où l'on rangeait habituellement les cravaches. Ouverte, l'enveloppe lui révéla, en dehors des quelques pages écrites par Max, un anneau d'or qui ne pouvait être que signe de prochaines fiançailles. Un extraordinaire besoin de caresses envahit alors Anna. Elle s'allongea à même le plancher, la tête appuyée sur sa selle que recouvrait le velours de sa robe d'Amazone. La main droite tremblante de désir elle commença à se caresser, pendant que les doigts de sa main gauche se crispaient sur l'anneau. C'est très précisément à cet instant que le tableau fut arrêté. Car il convient de préciser que la lettre de Max était une lettre de rupture, ce qu'Anna ignorait encore (les feuillets ne sont pas dépliés) et que l'anneau était un cadeau d'adieu. La baronne Von Richter devait d'ailleurs par la suite se donner la mort en absorbant le poison qu'elle avait fait placer un jour auparavant à côté du petit meuble, pour détruire les souris. V. Le tracé à la base du meuble représente une dose de chloral, poudre blanche qui entraîne la mort par assoupissement et convulsions au moment de l'agonie, dans les deux heures qui suivent son absorption. P.S. Je ne connais de ce tableau qu'une photo en noir et blanc que j'ai examinée environ un quart d'heure. J'ai répondu aux questions deux jours plus tard. Alain JOUBERT

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I. Au réveil, il était minuit. II. Elle a évolué. De victime qu'il était au commencement, le personnage est devenu agissant, meneur de jeu. III. Elle vit, sûrement. IV. Il ne s'est encore rien passé. Tout va commencer. Cette femme, sous l'ascendance de certaines Puissances, est nettement un vampire. Elle est en train de « digérer» paisiblement sur du velours, noir à force d'être rouge, dans sa demeure, la chambre la plus haute de l'aile interdite du Château. Les Puissances contrôlent son réveil sous l'aspect de leur émissaire, la souris noire qui vient de déposer à son côté les Instructions. La bague, magique, lui permettra de passer à travers portes et murs. La cravache lui servira à mieux chevaucher ses victimes, si son envie le lui dicte. Le tracé correspond à une souris blanche prise dans un piège. Si elle arrive à se délivrer, les Puissances perdront leur pouvoir sur la femme. Mais elle ne le désire pas. Nelly KAPLAN

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Titre à proposer : La Lettre de rupture. Le thème est fréquent, voire banal, dans l'art anecdotique qui florissait aux alentours de 1900. Ce qui distingue ce tableau de tant d'autres, ce n'est pas non plus sa technique marquée par l'académisme international, mais un certain nombre d'éléments qui s'écartent de l'iconographie de la peinture dite « de genre ». La monochromie, évocatrice de deuil, est relevée par la note rouge du cachet de cire : c'est la tache de sang qui est le centre du drame. La femme prostrée n'est cependant pas morte puisqu'elle repose sur un luxe d'accessoires dont on peut déduire qu'elle a, pour le moins, préparé sa chute et, d'ailleurs, son attitude crispée exclut l'abandon à un désespoir inerte. Il est évident qu'elle agit. Sa robe noire est suffisamment avantageuse pour situer la scène dans un climat cossu. Pourtant la pièce est jonchée de petits débris dont une souris, ou un rat, ou un rat, à droite, nous révèle l'origine. On songe à un grenier où la délaissée aurait couru se réfugier pour manifester son chagrin à l'abri des regards - allusion peut-être à des amours illicites - et se livrer à une tentative d'envoûtement. La bague qu'elle tient dans la main gauche aurait donc été renvoyée par l'homme dans la lettre, celle-ci constituant avec la bague les instruments nécessaires mais suffisants d'une opération magique à distance. Avec la cravache, se dévoile aussi le projet de châtiment. Le visage légèrement rougissant de la femme étendue trahit une sorte de satisfaction que les circonstances, à première vue, ne justifient guère. Est-elle emportée par sa ferveur incantatoire tandis que la main droite, glissée dans une poche, exerce sur l'abdomen une pression que l'on peut soupçonner d'être érotique ? Certes, anatomiquement, le geste s'égare mais le déplacement est ici presque de rigueur. En outre, le corps qu'elle souhaite toucher symboliquement n'est pas le sien mais celui de l'absent qu'elle s'efforce de ramener à elle, d'où le penchant à diriger la main vers une région plus contractée. Les difficultés qu'elle doit vaincre pour remonter le cours du temps sont soulignées par la présence des miettes, rappels métaphoriques de l'amour qui s'est effrité sous les dents du significatif rongeur. Robert LEBEL

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I. La Doublure du Vide. II. Le tableau m'est d'abord apparu comme une énigme au sens assez strict de ce terme, ainsi que certaines œuvres de Klinger, de Boecklin et surtout de Chirico. J'ai été incapable de le lire globalement et la toile (que j'ai vue avant ses reproductions) m'a frappé par son aspect de « morceau » pseudo-réaliste, avec le corps de la femme incomplet et ce qu'en termes de cinéma on appellerait son cadrage original. Mon interprétation ne s'est dessinée qu'en remontant à la remarque faite par Max Ernst, je crois, sur certains tableaux du premier Magritte qu'il appelait « des collages entièrement exécutés et peints à la main ». III. Elle est vivante, en état d'hypnose ou de rêve éveillé. IV. La scène aurait eu lieu dans un grenier. La femme est censée avoir été apportée et couchée sur un oreiller que sa propre robe, immense, recouvre en partie. Cette robe est trop large pour être une amazone: donc la cravache n'appartient pas à la femme. La bague qu'elle tient n'est pas un bijou, c'est un anneau dont le reflet la fascine, la maintient dans une sorte de voyance. Le fait que sa robe ait été retroussée au moins par derrière, et la présence de la cravache, suggèrent une flagellation. Mais pourquoi la lettre ouverte ? Si l'on veut au contraire expliquer l'anneau comme sorti, par exemple, de l'enveloppe dont le cachet n'est pas rompu (souvenir d'amour après une rupture ou un deuil ?) c'est la présence de la cravache qui devient inexplicable. Ainsi, il ne s'est rien passé. On essaie de nous le faire croire. La portée dramatique des accessoires n'est destinée qu'à masquer l'intention symbolique qui préside à l'ensemble. Le peintre a pu connaître les travaux des psychiatres austro-allemands précurseurs de Freud, ou puiser dans le riche répertoire de la littérature romantique. Les parures de jais et la boucle dorée de la ceinture n'ont peut-être pas de valeur emblématique. Tous les autres éléments s'ordonnent par couples « féminins- mâles » comme la lettre et la cravache. Aux pieds du meuble répond le rectangle indiqué, en haut a droite, qui me semble une trappe. Sans qu'il soit même nécessaire de penser la masturbation, que les plis de l'étoffe rendent improbable, la main droite de la femme, enfoncée dans sa poche et comme « mutilée», joue un rôle masculin. V. Ce tracé mystérieux, vu en longueur, me fait penser au schéma d'un pénis sortant d'un linge. Il s'oppose à la souris (symbole féminin). Mais vu à la renverse, il suggère un sexe féminin ouvert et la souris (rongeur) est alors un élément voir un piège à souris ébauché puis abandonné peintre. Si l'on observe la direction du regard de la femme et l'orientation de l'anneau, on peut penser que ce tracé purement spectral, introduit par ricochet dans le tableau le contenu « abstrait» de ce regard en proie à l'hallucination. En résumé, la femme ne serait que l'incarnation allégorique d'une imagination amoureuse dont le tableau mettrait en valeur la fatalité ambivalente, androgynale. Gérard LEGRAND

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Equivoque essentielle autour du fait anecdotique tenu délibérément caché: précision absolue du propos sentimental élevé au message. L'« effusion d'âme », comme thème majeur de la peinture, refuse à s'attacher à une cause finie pour être davantage portée par le mystère infini amplifié au delà du terrestre en quête d'une vertu surréelle. Replacé dans l'époque romantique « fin de siècle», le peintre adonné à la souffrance passive de l'amour et à la belle âme brisée, prête aux éléments de sa toile un prestige tout symbolique en les dépouillant de leur causalité habituelle. Les liens avec la réalité objective, pur alibi de l'exis. tence, conduisent à leur extrémité opposée vers le domaine irrationnel de l'âme sensible. Une chute dans l'abîme fut consommée: la belle gît terrassée dans son affliction. L'infortune est bien caractérisée par le contraste que crée l'élégante robe noire et la riche draperie soigneusement ordonnée au sol avee le coin exigu de l'endroit misérable. L'effondrement, car il s'agit bien de cela, se dérobe pourtant à toute contingence matérielle de même que la cravache n'est signe ici que du coup frappé par le sort eruel. Toute signification concrète est ôtée à la lettre entr'ouverte parce qu'elle suggère plus qu'elle n'annonce le malheur. L'abandon, qu'on ne saurait plus clairement signaler, est étroitement lie à l'alliance tenue en main en guise de clé de l'énigme: symbole d'un amour qu'en cette occurrence je ne nommerais légitime ni conjugal mais, en épousant l'idée manifeste du peintre, noble et, par extension, incorporel. Le motif sentimental, de plus en plus circonserit ainsi, se rapproche de la nostalgie wertherienne éprise de la mort, sentiment bercé de ténèbres noctiflores. Le silence dans le tableau se fait si pesant que la souris, vieux symbole du secret d'ailleurs, peut s'aventurer dans l'espace vacant sans crainte de troubler âme qui vive. Lancelot LENGYEL

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I. a) L'Invocation; b) ou bien peut-être La Souricière. II. Mon interprétation s'est fixée (sauf pour quelques détails) dès le premier coup d'œil et, malgré mes essais d'examens analytiques, ma volonté de rêves dirigés, mes yeux souvent figés sur les points sensibles du tableau, elle n'a pas évolué. III. La volupté ineffable du visage, l'atmosphère de concentration, la couleur des joues, le brillant des cheveux, les plis mouvants de la robe, la main droite inconfortablement enfoncée dans la poche, et surtout la position des doigts de la main gauche doucement courbée sur l'anneau indiquent que la femme est en vie. IV. Certains jours j'imagine que ce pourrait se passer ainsi: la femme s'est levée de son piano (le timbre de sa voix retentit mélodieusement à mes oreilles quand j'ai le temps d'écouter), elle ferme toutes les portes du salon et monte au grenier. Sa robe de taffetas ne fait presque aucun bruit sur l'épais tapis qui étouffe l'escalier, ses bijoux de jais sommeillent. Elle franchit le seuil du grenier, ferme la porte derrière elle et se retrouve dans la lumière poussiéreuse d'une fin d'après-midi automnale, loin de la tranquille activité de sa maison. Elle a déjà cessé d'être elle-même. Il me semble que les planches nues de ce grenier sont avides comme des bouches qui cherchent, un désert. L'unique fenêtre éclaire la pièce, l'unique meuble (une commode rustique à trois tiroirs sur laquelle on a posé un oiseau empaillé dans une cage sans beaucoup de barreaux, le détail me paraît certain, je sens l'œil de l'oiseau) la dépare. La femme traîne le corps de l'inconnu vers le centre de la pièce (on voit un peu de sa chemise blanche à l'extrême droite du tableau. Pour moi, ce cadavre n'est qu'un accessoire indispensable à ce qui va se passer), le fouette pour faire un appel de sang, le couvre de velours noir et se couche sur le tas comme une Indienne sur la bière de l'époux, de l'époux, comme un bijou dans l'écrin. Puis, doucement, elle décachète la lettre attendue depuis plus que longtemps et la place à ses côtés sans la lire; l'écriture de l'aimé suffit. Elle retire l'anneau de sa poche et le tourne inlassablement entre le pouce et l'index. Cet anneau est trop important pour être celui d'une femme, les doigts frêles qui l'entourent ne sauraient le satisfaire. La main droite fouille sa poche. Une souris, petit phallus hideux des esprits surchauffés, paraît bien malgré elle et hésite, les narines éblouies, immobile. Elle n'est qu'un précurseur. La femme ne bouge plus, ses doigts ne creusent plus la fureur du silence, ne violent plus le gosier de l'anneau; un sourire voltige autour du visage. V. C'est alors que j'ai vu l'œil rouler sur la commode et se briser par terre dans un fracas de coquille qui se casse. L'attente, j'en suis sûre, ne peut être vaine. P.S. Devant moi, jour et nuit, appuyé contre le mur de ma chambre d'hôtel comme un immense piège, le tableau m'apporte sans cesse des éléments de mystère supplémentaires. Cette explication ne peut être définitive. L'être qui doit venir est beaucoup trop puissant. Joyce MANSOUR

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L'envoûtement. Le champ de bataille est un grenier sans doute parce qu'il eût été désastreux que la famille - apparemment de haute lignée - pût surprendre de tels jeux. Maintenant, la jeune femme dort et la maîtresse rêve de son amant qui fut aussi son esclave. Rassasiée d'amour, comblée, elle dormira longtemps. La pudeur de sa pose et l'austérité de sa vêture n'en accusent que mieux le désordre de ses sens. Le rongeur n'est là que pour annoncer la nuit et les monstres qu'elle engendre. Pierre de MASSOT

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I. Titre: D'avoir mordu dans tout le mal... II. Il y a une première interprétation globale (sainte de l'abîme, la Roberte de Klossowski, austérité extérieure cachant un sadisme extrême qui finit par se retourner contre soi-même et vous terrasser). L'examen analytique n'aura fait que confirmer et enrichir cette interprétation. III. A aucun moment je n'ai pensé qu'elle eût cessé de vivre. Elle est tout simplement exténuée. IV. Cette femme, hautement sadique, rigoureuse, formelle ou conventionnelle dans ses relations avec son amant, vient d'apprendre par une lettre de celui-ci qu'à l'heure fixée lors de leur précédent rendez-vous, il ne viendra pas subir les supplices qu'elle lui réservait pour ce jour-là. Elle s'était pourtant habillée et parée. (Ses plus belles parures.) Furieuse, ne pouvant contenir sa violence, elle se cravache elle-même jusqu'à l'épuisement et s'effondre sur le plancher, telle une morte. La tête et le bras gauche reposent sur du tissu, vraisemblablement le jupon qu'elle a retiré pour se flageller plus à l'aise. V. Je ne sais pas. Mais le climat général de la scène plus que le tracé lui-même tendraient à me suggérer qu'il s'agit d'un filet de sang. Nora MITRANI

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I. Déception. II. L'interprétation s'est précisée au cours de l'examen analytique. III. Non. Evanouie depuis einq ou dix minutes, assez de temps pour encourager la souris à sortir. IV. La femme est dégue par le contenu de la lettre. La bague était dans l'enveloppe. Cette femme est-elle en tenue de cavalière ? Je ne connais pas la mode de cette époque. Si oui, cela expliquerait la présence de la cravache. Elle s'est installée sur un coussin, une couverture par terre, pour se reposer. (Il y a une possibilité pour qu'elle ait absorbe une forte dose de somnifère afin de se suicider, mais j'ai un peu de peine à imaginer quel intérêt il y a pour un peintre à représenter pareille chose.) V. De la poussière mélangée à des fils, ou autres choses, traînant par terre dans un endroit un peu délaissé. Peut-être s'est-elle cachée dans une mansarde pour ne pas être dérangée pendant la lecture de la lettre ? (ou pour se donner la mort, bien que cette deuxième explication me paraisse très improbable). P.S. Non. Meret OPPENHEIM

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I. Asile de Nuit. II. Non. III. Vivante. Sommeil. IV. Victime d'un vampire. Sur un oreiller. V. Dessins a la craie. P.S. Non. Jean PAROT

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I. Déception. II. Un thème érotique transparait dans ce tableau et l'examen détaillé confirme cette première impression. III. Non, elle est vivante, mais somnolente. IV. La femme, en costume d'amazone, revenait d'une promenade à cheval lorsqu'elle reçut la lettre qu'on voit à sa gauche. Sa teneur lui a causé une grande déception car cette lettre annulait un rendez-vous qu'elle attendait de son amant. Elle s'est retirée dans ce lieu (débarras ou grenier) et s'est étendue sur le plancher en utilisant sa cape comme oreiller. Elle a ôté ta bague — offerte par le sirnataire de la lettre — en un mouvement de dépit pour signifier qu'elle n'avait, désormais, plus besoin de lui. Son geste correspond au renvoi d'une bague de fiançailles, mais la rupture, dans ce cas, n'est pas définitive puisqu'elle conserve l'anneau entre ses doigts. La position de la main droite montre qu'elle a obéi à son impulsion : elle a pu se passer de son amant sensuellement. L'orgasme terminé, elle repose, cest pourquoi la souris s'est enhardie à se promener à travers la pièce, mais peut-étre un mouvement de la femme l'incite-t-elle a regagner son trou. V. Bave d'escargot ? VI. Non, je n'ai vu que la photographie. Benjamin PÉRET

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D'abord, mon attention se dérobe, et, comme en ce cas j'ai la mauvaise habitude de m'esquiver en usant de la plaisanterie, je suis tenté d'appeler ce tableau " Le déclin de l'Occident». Je censure cette plaisanterie. A la réflexion, le titre que je choisis est Les déserts de l'amour. Il me paraît certain que la femme, personnage unique du tableau, est vivante. Elle n'est même pas évanouie. Le support de sa tête (un vêtement roulé peut-être; je ne me le rappelle pas très bien) semble avoir été disposé exprès pour s'étendre par terre. Il serait vain, je crois, de chercher à illustrer par une anecdote la scène assez bouleversante. Mais les objets symboliques rassemblés dans le tableau témoignent d'une obsession sexuelle tout à fait indiscutable chez le peintre. L'objet capital, selon moi, est la bague, beaucoup trop grande pour les doigts et singulièrement mise en évidence dans la main droite tandis que la main gauche fourrage on ne sait quoi sous le vêtement. La broche n'est là que pour doubler la bague et souligner la présence du sexe féminin. La souris ne se justifie pas autrement. La lettre cachetée joue le même rôle encore. Quant à la cravache jetée à terre, j'y verrais (avec moins de certitude) un sexe masculin délaissé ou perdu. J'écarte en tout cas la facile explication d'un fouet d'amazone, et je ne pense pas à une scène de fustigation. Le curieux tracé qui se trouve à la base du meuble pourrait correspondre à un liquide (cire à cacheter ?) tombé sur le sol, mais il est évident que le peintre s'en est servi pour dessiner la caricature d'un petit personnage masculin, et l'on y pourrait voir aussi comme une forme d'araignée ou de scorpion (une sorte de jouet japonais), opposée à la souris. A cause de sa facture transparente, je serais porté à y voir le « spectre de l'homme ». Le tableau est très beau, bien mieux qu'illustratif ou anecdotique. Il baigne dans une atmosphère étrangement désolée qui est celle de certains poèmes de Rimbaud, et que rend assez précisément le mot « morne ». C'est une œuvre douée d'un pouvoir d'enchantement auquel je suis infiniment sensible. André PIEYRE de MANDIARGUES

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I. La Souris Victorieuse et la Mort. II. J'ai cherché à quatre pattes le titre. III. Elle est absente. IV. Un fait-divers photographique. V. A la limite de la caméra. P.S. Non. Georges SCHEHADÉ

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Un cas de mythomanie. L'interprétation a évolué mais selon un processus autre que celui de l'examen analytique: il s'agissait, pour moi, d'une affabulation qui devait tenir avec et malgré les éléments plus ou moins interprétables et plutôt dispa- rates du tableau. Chacun de ces éléments devait s'orienter normalement à partir d'un schéma préétabli; il restait à inventer ce schéma qui tiendrait compte de tous les éléments et leur assignerait une place rationnelle à l'intérieur du puzzle. D'emblée, je pensai à un drame sentimental, en dépit de la cravache, qui ne laissait pas de diriger l'investigation vers une ambiance moins « sucrée». La position de la main droite ne m'inquiétait pas. Ici, je suis contraint d'anticiper : j'ai vu le tableau original avant la copie photographique; ce tableau étant de grandes dimensions, il n'est guère commode de le regarder sous un autre angle que celui qui est donné. Or, dans l'optique que j'avais de la perspective d'ensemble, la main droite ne pouvait que se trouver très éloignée du sexe: il ne pouvait être question d'onanisme, seulement d'une position habituelle et gratuite de cette main. Le document photographique m'a permis de rectifier : en l'examinant verticalement, on s'aperçoit que, matériellement, les doigts peuvent caresser la surface du sexe, sinon le pénétrer. A partir de là, je construis l'histoire suivante : X a environ 35 ans; elle est d'une famille bourgeoise particulièrement austère (calviniste, probablement) et vit toujours chez ses parents. Son père a essayé vainement de la marier à quelques-uns des plus beaux partis de la ville. Refus catégorique de X. Enigme. Clé : à l'époque de la puberté, X se donne à un homme, en rêve; depuis, sa vie est dirigée par la nécessité de vouer à cet être imaginaire un culte qui s'élabore peu à peu et qui prend un tour spécial en raison du complexe masochiste-fétichiste de X. Il faut surtout pallier la nature imaginaire de l'homme aimé par des accessoires réels. L'imagination sexuelle de X est liée à une exigence impérieuse de réalité. Dans le grenier, lieu réservé, X est hors de l'atteinte de ses parents. Elle a tout loisir pour organiser son théâtre, varier la mise en scène avec la rigueur et la sécurité indispensables. Rôle fonctionnel des accessoires : a) La souris : accessoire descriptif ou d'atmosphère; n'est là que pour spécifier le grenier. b) La bague: accessoire fétichiste sentimental; c'est la composante « tendre» qui forme avec la cravache un couple fétichiste ambivalent. X l'a achetée (ou trouvée), mais naturellement c'est le souvenir qu'IL lui laissa lorsqu'il vint la prendre pour la première fois dans son rêve d'adolescente. c) La lettre : accessoire narcissique; elle s'écrit quotidiennement une nouvelle lettre dans laquelle IL explique en détail le scénario du jour. C'est le miroir de Narcisse qui, par Narcisse, est nié en tant que miroir. d) La parure : accessoire circonstanciel; cette parure, celte robe sévère sont décrites dans la lettre et selon la fantaisie du jour; le bahut du grenier doit recéler une dizaine de robes et de parures très différentes pour lesquelles X adapte d'autres scénarios. e) La cravache : accessoire fétichiste masochiste symbolique; la mythomanie de X a progressé du normal au pervers. Peu à peu, son amant s'est départi de sa tendresse (c'est-à-dire que le masochisme de X est passé du latent au manifeste). Il lui faut maintenant, pour arriver à ses fins onanistes, avoir sous les yeux cette cravache, réduction symbolique de l'amant. f) Le tracé de la partie supérieure gauche : accessoire masochiste; il s'agit probablement d'un cordonnet de soie blanc ou bleuté. Au début de la scène, X se lie les poignets ou les jambes; elle s'en débarrasse pendant le spasme. Cette pièce est représentée tous les jours, avec des variantes, depuis vingt ans. Jean SCHUSTER

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I. Un Sinistre ressentiment. II. A vrai dire le ressort de la surprise n'a guère joué pour moi et j'avoue n'avoir accordé que peu d'attention à la reproduction photographique de ce tableau, tout au moins dans sa signification manifeste. En examinant de très près l'œuvre originale, dans ses moindres détails, j'ai pris alors conscience de l'énigme qu'elle pouvait renfermer. III. La personne étendue est encore en vie, mais dans un état d'abattement extrême; son visage fermé, hostile, me donne une impression de malaise et je ne me sentirai soulagé qu'en la sachant morte. IV. A partir des divers objets qui figurent dans ce tableau, on peut imaginer l'anecdote mélodramatique suivante: cette femme, habillée en amazone, bourgeoise de trente-cinq ans, vient de recevoir, au retour d'une promenade, une lettre de rupture sans espoir de son amant. A la suite de cette humiliation et du vif dépit qu'elle en a éprouvé, elle est venue s'isoler dans son grenier. D'après les traits de son visage, la femme me semble une orgueilleuse, une dominatrice maléfique, sado-masochiste probable, elle ne peut admettre que ses désirs soient contrariés. On devine qu'elle prépare une vengeance et qu'elle usera des moyens les plus perfides pour arriver à ses fins. La tête repose sur un coussin et, d'après ce qu'on peut juger de la position de l'épaule et du bras replié, sans doute possible, on peut affirmer qu'elle a la main droite dans la poche de sa robe. V. Quant au tracé de la partie supérieure gauche à la base du meuble, je pense qu'il peut s'interpréter comme l'ébauche d'une matérialisation spectrale des désirs morbides de Gabriel Max à l'égard de la femme qu'il a peinte. Jacques SENELIER


I. De quelle époque est ce tableau et qui peut en être l'auteur? II. En quel temps une telle scène est-elle supposée se dérouler? — En quel lieu? Que veut délimiter la sorte de barre d'appui? III. Quelle cérémonie est en train de s'accomplir? IV. En quelle disposition d'esprit paraît être la dame au sein nu pointé vers la croix? Que tient-elle entre ses doigts? Les gestes échangés entre elle et ses partenaires relèvent-ils d'un symbolisme rituel et de quel ordre? V. Veuillez proposer un titre anticipant sur ce qui, selon vous, doit suivre.

Collection André Breton

Passage des nuages roses du soir I. Le tableau a été peint entre 1900 et 1910. Auteur plutôt d'un pays nordique, y compris le nord de la France. II. Il s'agit peut-être de la représentation d'une scène vue en rêve. Le lieu doit être situé dans un pays du sud et les costumes sont ceux d'un quinzième siècle imaginaire. Les personnes se trouvent près d'une pente rocheuse. La barre délimite un jardin avec arcades et bâtiments taillés et creusés dans le roc qui donnent sur une vallée déserte et sèche. III. Il s'agit d'une sorte de mariage entre trois personnes. IV. La femme est « désirée ». Dans le « fiancé » l'auteur s'est peut-être représenté lui-même. Il est aussi lié à la femme qu'à l'homme situé derrière elle. La rose dans la main de celui-ci peut signifier que les rapports entre le « fiancé » et lui comprennent aussi un élément de sympathie physique, charnelle. La boule bleue dans la main de la femme peut signifier que ce qu'on désire en elle est également spirituel. V. Passage des nuages roses du soir. Meret OPPENHEIM

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L'âppat I. Vers 1860, non auparavant car la peinture semble encore fraîche et la rose, cette fantasmagorie des romantiques, indique le dix-neuvième siècle. Si Huysmans avait été peintre, j'aurais juré que ce tableau était de lui. Madame Chantelouve trône sur deux officiants mystérieux : un évêque domestiqué et crapuleux prépare la cérémonie tout en digérant un repas copieux. Gauguin, le magicien exotique, aurait pu brosser les arabesques de l'arrière-plan, mais le coup de pinceau n'est pas le sien. Je me perds en conjectures. Je donne ma langue au chat. II. Je pense que la lumière qui baigne ce sein évanescent est celle de l'aube, moment magique où les esprits sont aux écoutes et le sang crie tout haut sa splendeur. Est-ce un aqueduc qui traverse le tableau derrière les têtes immobiles? Ou des ogives peintes de couleurs criardes ? L'endroit est sacré mais souillé de maints sortilèges. Une église redevenue temple, une chapelle. « La barre d'appui» part du nombril caché sous des draperies romaines du personnage au profil byzantin; sépare la chaste reine du monde extérieur et sert de point d'appui au coude négligemment désinvolte de l'homme aux cheveux roux, en costume elisabéthain. Il me semble qu'un fluide chante dans ce tuyau. Peut-être est-ce la corde qui liera la victime, peut-être est-ce la première liane qui ose approcher les statues de chair. III. J'imagine une cérémonie qui vient de commencer, une tradition retrouvée, un rite accompli pour la première fois par de jeunes officiants avec le sérieux et l'application qui s'efforcent d'étouffer une grande peur. Je pense qu'une messe noire suivie d'un sacrifice humain volontaire et même désiré va sous peu s'accomplir. Un sacrifice comme celui d'Isaac, sans pitié et sans retour. IV. Je pense que la dame présentée par son frère (L'homme aux cheveux roux qui tient une rose, symbole et gage de la pureté de sa sœur) domine les trois hommes. Son sein semble vouloir hypnotiser la croix que la main baguée de l'évêque protège de l'agresseur tout en lui voilant les yeux comme un chasseur ceux du faucon. J'ai vu la croix battre des ailes impatiente de partir, j'ai entendu le sein ricaner. La femme regarde au loin; son regard reste libre car son corps est prisonnier des écartèlements futurs. La gorge dénudée dénote l'esclavage. Elle tient une boule de cristal opaque entre ses doigts, telle l'image du ventre chaotique féminin; la brume couvre les pas des visions déjà usées. Tout doit être rituel pour mener à l'accomplissement d'une scène d'amour et de carnage; les gestes des pratiquants échelonnent la marche de la procession vers l'extase; même l'atmosphère respire le sang du désir. V. L'appât. Joyce MANSOUR

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La messe écarlate I. Epoque fauve. Je pense à Derain (?) à cause de la matière et d'une certaine connaissance du symbolisme. Le peintre a été influencé par Gauguin (décor au fond). II. A la Renaissance, dans une chapelle. La « barre d'appui » me semble l'indice d'une représentation théâtrale (shakespearienne) : à noter qu'elle paraît sortir de la manche du personnage de droite. Je ne crois pas qu'il s'agisse de l'illustration d'une scène littéraire précise. III. J'ai d'abord pensé à un mariage princier, de type libertin, quelque peu satanique. Le personnage qui tient la rose serait un frère incestueux vendant ou donnant sa sœur au figurant de droite. L'évêque me frappe par son expression complice ou indifférente, en tout cas louche et béate. — A la réflexion, le costume noir du personnage de droite pourrait le désigner comme un prêtre d'un rang inférieur à celui qui porte l'anneau. Cette seconde interprétation se lie à des détails symboliques (cf. ci-dessous question IV). IV. La femme est purement résignée à sa condition d'objet. La « boule blanche » dans ses doigts est un souvenir des toiles du Titien (cristal somnambulique). Mais on pourrait y lire aussi une grande hostie d'ostensoir. Toute la partie sud-est du tableau me semble dans un état d'incertitude inexplicable, peut-être volontaire. De toute manière, ce cercle blanc occupe la place du sein manquant de la femme. Une tache rose apparaît entre les doigts de l'homme en noir. Les trois points rouges nettement visibles (sein, centre de la croix pectorale, bague de l'évêque) évoquant un phallus diabolique qui donne au cercle blanc, par contraste, un sens féminin accentué, je me demande si cette tache rose entre les doigts de l'homme en noir n'est pas le signe du sein manquant (pierre précieuse embléma- tique). Le personnage de droite serait alors bel et bien un prêtre et l'ensemble du tableau comporterait l'évocation d'un rituel luciférien transposant l'idée d'inceste du plan laïque au plan religieux, spirituel (« inceste » des confesseurs et des pénitentes) non sans arrière-pensée sadienne. Les éléments « historiques » du décor n'auraient plus qu'une valeur de déguisement. V. La messe écarlate. Gérard LEGRAND

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Le soleil est la vie I. J'ai l'impression que le tableau a été peint par un Irlandais ou un Anglo-Saxon. Son auteur pourrait être Jack Yeats (le frère du grand poète symboliste) ou bien, à la rigueur A. Beardsley. L'époque serait par conséquent la fin du xix°. La technique employée rappelle Emil Nolde et les expressionnistes allemands et scandinaves et pourtant « l'atmosphère» du tableau a quelque chose de celtique. Le peintre est un naïf. II. Tout porte à croire qu'il s'agit de la reconstitution d'une scène s'étant déroulée au quinzième ou seizième siècle. Il semble que des acteurs jouent sur le plateau d'un théâtre, devant un décor et vêtus de costumes élisabéthains. La barre d'appui est le seul objet qui donnerait à penser que la cérémonie se déroule non pas dans un théâtre (car dans ce cas la barre traverserait la salle de long en large) mais dans une sorte de sanctuaire (dans ce cas elle séparerait l'auditoire des officiants). III. Un sacrement. Une noce symbolique, le passage de la femme d'un état dans un autre. IV. « La dame au sein pointé vers la croix » semble conclure un pacte avec le personnage énervé de droite. C'est une novice (la rose) que l'on initie, elle est en transes; tout a été organisé pour célébrer un acte, une transformation de cette femme. La boule de cristal qu'elle tient est l'emblème d'une souveraine, c'est le symbole du monde dans l'art chinois (chiens de Fo) et dans l'art religieux occidental et primitif (vierges, reines, saintes). Le personnage de gauche est un témoin. La solennité de l'attitude du personnage relégué au second plan (au cou duquel pend la croix) fait de lui l'ordonnateur de la cérémonie. Ce que le personnage de droite appuie sur la barre pourrait être un sceptre ou bien un parchemin roulé, un contrat. Les gestes échangés relèvent indubitablement d'un symbolisme rituel, d'ordre plus magique et occulte que religieux dans le sens chrétien et faux du terme. V. Le soleil est la vie; la lune est la substance (Prashnopanisbad) . Jean-Jacques LEBEL

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Pour les valets, alors, ce sera la curée I. Le tableau s'est imposé à moi comme étant l'œuvre de Sérusier, bien que je tienne cette opinion pour saugrenue. II. La scène paraît se dérouler « in illud tempore » : en ce temps-là. Je veux dire : dans cette sorte de durée particulière, sacrée, où les officiants d'une cérémonie s'efforcent de recréer un type de temps consacré. Le lieu est un décor semblable à celui d'une scène de théâtre; il est censé représenter une partie d'un vaste cabinet où se trouveraient d'autres personnages que ceux figurés sur la toile: les autres participants, en l'espèce les spectateurs de la toile, sont séparés des acteurs principaux par une corde qui fait le tour de la pièce, à la manière d'une corde de ring; en sorte que les personnages figurés sur la toile assistent à une cérémonie dont les acteurs sont précisément les spectateurs de la toile elle-même. III. Cette cérémonie est de caractère sadique rituel. Il m'est impossible de ne pas me référer au château de Silling. IV. Des trois personnages figurés sur le tableau - l'ecclésiastique au centre de la toile est une sorte de gigantesque marionnette de carton pâte, figée, inanimée - la dame, agressivement offerte, lucide dans sa perversité, seule à être parfaitement consciente des possibilités offertes à sa lubricité, semble paradoxalement absente : la moitié de son buste manque (on chercherait vainement où se trouve son sein droit, où naît son bras droit). La main droite surgit du bas du tableau de façon impossible, pour soutenir une boule destinée peut-être à être projetée vers les personnages qui se trouvent à l'intérieur du « ring» ? Les deux personnages qui flanquent la dame, ses valets (figurés sous des traits bestiaux, cruels), nullement émus par le sein qu'elle offre aux regards, non aux caresses, sont là comme les infirmières qui passent aux chirurgiens les accessoires. Ici aussi le sang a coulé et le valet de droite a enroulé autour de la main qui s'accroche à la corde un foulard destiné à étancher le sang. De plus en plus l'intérêt que cette cérémonie inspire à sa principale protagoniste s'estompera, elle deviendra de plus en plus absente au fur et à mesure que montera l'odeur entêtante de sang, de sperme et d'urine mêlés. Alors elle regagnera ses appartements, rêvant à la scène originelle que cette cérémonie vise à recréer, tout en respirant la fleur que le valet de gauche lui aura tendue. V. Pour les valets, alors, ce sera la curée. Georges GOLDFAYN

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L'ombre dans le cristal, la rose du futur I. La facture de ce tableau rappelle singulièrement celle des œuvres du peintre expressionniste allemand Emil Nolde (1867-1956), chez lequel, selon l'expression de Will Grohmann, « la forme vient exclusivement de la couleur». Cet artiste traita souvent des sujets démoniaques qui s'apparentent à celui qui est représenté ici. Mais un examen comparatif plus approfondi serait nécessaire pour confirmer cette attribution. II. La scène se passe à Rome au xve siècle. C'est la famille Borgia que nous voyons ici: le pape Alexandre VI, vêtu de blanc (au centre), est entouré de son fils le cardinal César Borgia (à sa gauche), de sa fille Lucrèce et de son gendre le duc de Besuglia (à sa droite). La barre d'appui est probablement celle d'un balcon. Elle peut s'interpréter psychanalytiquement comme le signe de l'aversion que le peintre éprouve pour ses personnages. III. Une séance de cristallomancie. IV. C'est en effet une boule de cristal que Lucrèce Borgia tient dans sa main droite. Elle s'apprête à y plonger son regard pour interroger l'avenir. César considère son beau-frère avec moquerie et cruauté, car il sait fort bien ce que sa sœur pourra voir dans le cristal : la scène de l'assassinat du duc qu'il a décidé de poignarder cette nuit. Ce dernier porte une rose, rouge comme son sang qui sera bientôt versé. V. L'ombre dans le cristal, la rose du futur. Elie-Charles FLAMAND

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Le vol légitime I. Epoque « Nabi » (1880). Sérusier ou quelqu'un l'ayant connu ou ayant voulu l'imiter. II. La Renaissance de Boccace. Lieu : une « cour d'amour » — sans aucun transcendantalisme — le jugement vient d'intervenir dans une loge ou un balcon. III. Jugement. Deux rivaux face à face : l'un roux (le possesseur) tient la rose symbolique, l'autre (cheveux noirs) crispe ses mains dans le vide. IV. La dame pense : c'est ainsi, j'appartiens à celui qui m'a prise. Elle tient une boule de voyance. V. Le vol légitime. Charles ESTIENNE

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Introït I. Avant 1900. - Atmosphère mi-Wilde mi-Jarry. Les volutes, d'intention décorative, qui s'inscrivent dans les arcades décèlent l'influence de Gauguin. - J'ai d'abord incline vers Sérusier, artiste encore imparfaitement connu mais chez qui l'on relève des compositions d'esprit plus ou moins aberrant. - Me rangeant à l'opinion d'Elie-Charles Flamand (technique très particulière : le « dessin» est attendu ici des jeux de la truelle et de la pâte) j'opte finalement pour l'attribution à Emil Nolde. II. A l'époque moderne, en dépit des costumes (travesti). Suggestion de cloître (mais c'en serait plutôt le simulacre théâtral). - Il s'agit sans doute d'une corde, non d'une barre. Elle pourra être coupée pour donner accès à l'espace antérieur, une fois les préliminaires accomplis. III. Célébration d'un « mariage» louche. L'officiant, sorte de chanoine Docre, fermé et confit. Les lèvres très appuyées du personnage de gauche. Le regard « de proie » de celui de droite. IV. Elle est comme en état d'hypnose, on ne peut plus livrée. Son image est d'une grande puissance obsessionnelle. Très belle, en fin de compte. Plus je l'ai regardée, plus elle a tendu à s'identifier à un être ayant disposé sur moi, récemment, d'un grand pouvoir. — Elle tient une boule opaline. — Les gestes échangés, notamment entre elle et le personnage de droite qui paraît manipuler une pierre rose, peuvent obéir à un rituel (luciférien). V. Introït. André BRETON

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Le sang des Borgia I. L'auteur devrait se situer au confluent de Gauguin et des préraphaélites (Burne-Jones). II. La scène se situe évidemment en pleine Renaissance, réelle ou recréée (la barre en bois peut figurer une rampe). Il ne peut guère s'agir que de Lucrèce Borgia, face à son père, Alexandre VI, le pape. Les deux autres personnages sont en ce cas César Borgia (frère et amant de Lucrèce) à gauche, et Jean de Médicis (époux de Lucrèce) à droite. III. Il s'agit sans doute d'une scène à la fois orgiaque et blasphématoire, où l'inceste joue un rôle, qu'accentue la personnalité pontificale d'Alexandre, puissance maléfique du tableau. Lucrèce-objet est l'autel même de la cérémonie. Son sein s'offre en méme temps à la croix et à la main baguée d'Alexandre : ces trois taches rouges constituant le foyer même de l'ensemble. IV. Le sang des Borgia. Robert BENAYOUN

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Les Rois Mages I. Le tableau doit dater des dernières années du XIXe siècle ou du tout début du XXe. Sa facture « moderne», le rapprochement qu'impose avec Gauguin la décoration stylisée entre les piliers des arcades, à l'arrière-plan, exclurait l'hypothèse d'une œuvre véritablement « naïve ». Il semble que son auteur ait connu les travaux de l'Ecole de Pont-Aven ou du groupe des Nabis. II. Sous Louis XIII. Le lieu pourrait être une loggia. Toutefois, peu après avoir vu le tableau, je rêvai qu'il représentait en réalité une « Adoration des Rois Mages », un peu à la manière dont celle-ci est conçue à l'époque de Noël pour l'ornementation des crèches dans les églises. En y songeant, il me paraît évident que les personnages, cadrés qu'ils sont à la ceinture, ainsi que des acteurs de théâtre de marionnettes, se trouvent sur une sorte de scène, à l'intérieur d'un édifice plus vaste. La barre d'appui est une barrière - une rampe. III. L'absence d'attributs spécifiquement sataniques rend improbable l'hypothèse d'une messe noire ou de toute autre cérémonie luciférienne. Toute la scène présente cependant un intense caractère blasphématoire. Il s'agirait alors d'une sorte de tableau vivant, érotico-symbolique, exécuté par des libertins avant la lettre. IV. Tout indique, chez la dame, qu'elle est souveraine. Elle règne incontestablement sur les trois personnages qui l'entourent, mais sa souveraineté doit s'étendre bien au delà de ce cercle, ainsi que le suggère la sphère, image du monde, qu'elle tient entre les doigts. Son sein nu est le nord magnétique du tableau. Les trois hommes se definissent par leur attitude à l'égard de ce point critique. Le prêtre au visage maquillé éprouve pour la personne de la dume une convoitise luxurieuse dont l'image de la croix ne peut le garder. Il a revêtu ses vêtements sucerdotaux pour donner plus de force à son désir et tenter d'y amener la dame. Mais celle-ci ne lui manifeste qu'indifférence. Le personnage de gauche essaye de conquérir la dame par de tout autres moyens : il lui tend une rose rouge, symbole de la passion, sans plus de succès. Le personnage de droite, seul, regarde la dame en face. Il semble tenir entre les doigts une houppette de cygne, dont on peut penser qu'il va se servir pour poudrer la gorge nue de celle qu'il fixe avec une telle intensité. V. Les Rois Mages. Il n'est pas interdit de croire que la dame va se départir de sa réserve et permettre aux trois « Rois» de lui rendre hommage selon leur désir, dans des scènes ultérieures. Jean-Louis BÉDOUIN

Conclusions

Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux
(Marcel DUCHAMP)

Examinant les rapports de l'œuvre d'art et du spectateur, Hegel distingue le style grave, dans lequel « c'est la substance du contenu qui, dans représentation, refoule durement et sévèrement la subjectivité à l'arrière-plan » du « genre charmeur, flatteur ». « On est particulièrement flatté, écrit-il, de la communauté qui s'établit ainsi entre l'artiste et le public, et le lecteur ou l'auditeur admirent le poète ou le musicien, le spectateur œuvres de l'art plastique d'autant plus facilement et sont d'autant plus satisfaits leur propre vanité que l'œuvre d'art s'offre davantage à leur jugement artistique et leur révèle davantage les intentions et les points vue de l'artiste.» Hegel flétrit là une communauté de surface, un dialogue futile, évident dont public et critique spécialisée se repaissent encore aujourd'hui. Mais il existe une communauté spirituelle profonde, un dialogue essentiel et voilé dont la révélation n'est pas, non plus, le fait du décevant mélange des deux styles, ultérieurement préconisé par le philosophe. Bien plus propice au rayonnement de la beauté réelle et à l'investigation de ses structures émotionnelle et intellectuelle nous semble la représentation " la substance du contenu ». En soumettant à l'interprétation de quelques personnes deux tableaux très différents mais aussi énigmatiques, nous souhaitions déterminer une sorte de point focal où les subjectivités viendraient s'épanouir, puis disparaître, durement et sévèrement refoulées à l'arrière-plan.

I. TABLEAU DE GABRIEL MAX.

Dramatique, scabreux, rituel, tous s'accordent pour prêter comme contenu du tableau de Gabriel Max l'érotisme noir: la substance est l'amour, plus exactement la tempête du cœur et de la chair, qui vient de passer là, vêtue de nuit. L'arsenal, assez limité somme toute, des perversions est abondamment pillé. Le masochisme offre à certains l'occasion d'un premier aperçu quant à la complexion psychologique de la femme étendue (Bédouin, Elléouët, Ivsic, Legrand, Schuster). Goldfayn et Senelier sont plus nuancés : sado-masochisme. On notera qu'aucun homme interrogé n'a consenti à se représenter l'héroïne comme sadique, pas plus qu'on a voulu la voir masochiste, côté dames. Bien au contraire, Nelly Kaplan, Joyce Mansour et Nora Mitrani la parent des redoutables séductions de la comtesse Wanda. Il est vrai qu'avec Nora Mitrani, cette comtesse finit par se prendre pour Sacher-Masoch lui-même. On chercherait vainement à concilier les points de vue de Nelly Kaplan, pour qui la dame est un vampire et de Palou qui, précisément, la livre aux vampires. A moins d'adopter l'interprétation de Goldfayn, qui se déroule sous le signe du dédoublement. Le fétichisme s'intègre tout naturellement dans ce cadre, de l'avis d'Anne Bédouin et de Schuster. Rite, magie, culte, envoûtement, tels paraissent être les sceaux de l'affabulation (Anne Bédouin, Bédouin, Benayoun, Robert Lebel, de Massot, Schuster). Bedouin et Legrand pensent à l'hypnose. Breton et Goldfayn se retrouvent sur le titre : l'Abandon, mais, précise Breton, « seulement au sens de laisser-aller pleinement consenti ». Œuvre sinistre, voire morbide d'après Elléouët, Estienne et Senelier. Plus modérés (ou moins impressionnables) Lengyel et Pieyre de Mandiargues parlent de nostalgie, d'atmosphère morne et désolée. Cette femme est vivante; c'est évident, sauf pour Flamand et Ivsic; Joubert la tient pour telle, puis la tue, comme à la réflexion. Meret Oppenheim et Péret intitulent le tableau Déception. Selon Goldfayn et Schuster, nous sommes en pleine mythomanie. Cas particulier : saphisme pour Flamand. Enfin, de nombreux analystes animent ce tableau en livrant la jeune femme étendue au plaisir solitaire (Benayoun, Breton, Flamand, Janover, Joubert, Péret, Schuster).

I. TABLEAU ANONYME

La situation de l'œuvre dans le temps n'appelle pas grande controverse: postérité de Gauguin, époque nabi, expressionnisme. Son attribution précise à tel artiste s'avère plus délicate : Goldfayn, Estienne et Breton songent à Sérusier; J.J. Lebel et Flamand proposent Emil Nolde et Breton se range finalement à leur avis. Mais autant le tableau de Gabriel Max suggérait une perversité inhérente à la psychologie de l'héroïne, un rituel personnel élaboré dans la solitude, autant ce tableau paraît s'intégrer dans un cadre historique précis de frénésie collective, érotique et blasphématoire. La confrontation des deux enquêtes permet en outre de dégager les déterminations immédiates de la femme, eu égard au culte érotico-amoureux: sujet chez Gabriel Max, elle est objet dans le tableau anonyme. Le contenu de cette œuvre est donc identique, sauf pour Meret Oppenheim et Legrand, à un contenu historique ou littéraire précis. La Renaissance, le théâtre élisabéthain, l'histoire des Borgia ont les faveurs de la pluralité (Schuster, Pieyre de Mandiargues, Péret, Palou, Legrand, J-J. Lebel, Flamand, Estienne, Benayoun). Intrigue, inceste, meurtre. Péret pense à une cérémonie Rose-Croix. Bédouin à la légende des Rois-Mages. Goldfayn aux 120 Journées de Sodome. Legrand et Breton à un rite luciférien. Mais Madame Chantelouve, selon Joyce Mansour, et une sorte de chanoine Docre, d'après Breton, participent à cette étrange fête où, aurait pu dire Huysmans, « les nerfs vacillent» et « le cœur gante plus grand ».

Jean SCHUSTER


  1. Esthétique. Tome III, 1re Partie, pp. 13 et 14. - Aubier 1941.

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LA PHILOSOPHIE ET L'ART DEVANT LEUR DESTINÉE RÉVOLUTIONNAIRE

Ce qui manque à ces messieurs de la pensée socialiste, c'est la métaphysique. Nous n'ignorons pas qu'ils en sont fiers; ils ont trop l'habitude, léguée par le besoin constant et très souvent justifié de la polémique, d'assimiler à un pur fidéisme toute anticipation intellectuelle ou sensible, comme tout constat de carence du rationalisme « positif ». Quiconque œuvre dans le sens d'une hyper-logique conforme à la nécessité et au droit du concept, quiconque esquisse une synthèse un tant soit peu audacieuse ou simplement préfère la permanence des problèmes à la suffisance des solutions, se voit condamné comme un idéologue nuageux, au nom d'un respect de la « réalité » qui ressemble fort, précisément, à une superstition idéologique. Ce paradoxe dérive de la notion redoutablement équivoque de la « science » telle qu'elle s'est dégagée (pour aussitôt s'immobiliser) des attaques de Marx et d'Engels contre « feue la philosophie », attaques mal comprises et dont, au reste, il est permis de récuser dialectiquement le principe même comme n'étant qu'une aliénation : « Pas plus que ne cesse l'histoire universelle, cet être en gros, ne cesse non plus la philosophie, cette pensée en gros. Mais si l'on n'avait jusqu'ici pas encore philosophé? Si l'on avait seulement cherché à philosopher? L'histoire de la philosophie ne serait alors rien moins que ce qu'elle est actuellement, mais elle ne serait rien de plus que l'histoire des tentatives et recherches en vue de philosopher », écrivait Novalis. Si l'on admet que l'élaboration du socialisme scientifique a commencé par la critique simultanée de l'idéalisme et du socialisme utopique, on peut se poser la question suivante: cette critique était-elle fermée ou était-elle ouverte? En d'autres termes, se fondait-elle sur elle-même et sur une série d'a-priori ou sur l'examen objectif de l'acquis antérieur? Nous n'avons aucune raison de douter quà l'origine, dans la splendide fermentation d'idées qu'était l'hégélianisme de gauche, tous les éléments n'aient été disponibles pour une critique ouverte. L'histoire a voulu que cette critique s'enferme dans la sphère éthico-logique; dès lors que cette critique se donnait des objectifs déterminés dans cette sphère (justice sociale, bonheur), la Révolution cessait d'être ce vertige de l'infini qu'elle était pour Robespierre et pour Saint-Just. C'est, croyons-nous, au caractère fini de l'objectif révolutionnaire qu'il faut attribuer la pérennité, à l'intérieur de la weltangschaung [sic] révolutionnaire, d'une fausse hiérarchie des valeurs intellectuelles et vitales. C'est par le jeu dialectique du fini et de l'infini que la pensée révolutionnaire récupérera un espace métaphysique qui lui est indispensable. On aura retrouvé un des secrets de ce jeu lorsqu'on aura remis la dialectique sur la tête. Il y a chez Marx et, semble-t-il dans toute la pensée qui s'en réclame, une telle crainte de l'idéalisme, qu'on ne s'occupe même pas de discerner ce qui, dans l'idéalisme, est proprement conception d'un monde créé et animé par une force consciente supérieure (déisme) de ce qui assigne au monde un développement vers un degré de conscience supérieur. En bref, on oppose à l'idéalisme un matérialisme qui, quoique dialectique, reste aussi fermé sur lui-même que le matérialisme des Encyclopédistes, parce qu'on a refusé d'admettre que l'idéalisme dialectique de Hegel avait réglé le compte de l'idéalisme classique et niait aussi fondamentalement et beaucoup plus efficacement l'hypothèse déiste que n'importe quel matérialisme. Nous avons tout lieu de penser que la célèbre remise sur pied de la dialectique a surtout été sa mise à mort. Il y avait, à tout le moins, une contradiction insurmontable entre elle et le « plus de conscience » du même Marx. Comment pourrait-on, en effet, aboutir à ce « plus de conscience » si l'on se refuse à mettre en jeu la pensée face à certains concepts qui n'ont de vérité (au sens hégélien) que sur le plan métaphysique, par exemple la liberté? (Question: Y a-t-il progrès (progrès dialectique) à concevoir la liberté comme une notion logique plutôt que comme un concept métaphysique, comme un phénomène plutôt que comme une loi, comme un attribut plutôt que comme une essence, comme un objectif à atteindre plutôt que comme une réalité éternelle?) « Nous ne connaissons », dit Hegel; « comme fondement de notre être que la liberté. Cette détermination n'est pas passagère, toutes les autres déterminations de notre être, l'âge, la profession, etc., sont fugitives et sujettes au changement; seule, la liberté demeure; que je ne puis être esclave, c'est là mon être le plus intime, mon essence, ma catégorie; à l'esclavage, s'oppose ma conscience.» (Leçons sur l'Histoire de la Philosophie.) Pour en finir avec ce petit procès, nous rappellerons que parmi les aberrations qu'il faut bien attribuer à Marx et non au seul Staline, le système russe offre une illustration assez frappante de l'opposition classique entre la nécessité naturelle et la nécessité logique (ou humaine) conçue par Marx et Engels eux-mêmes en termes non dialectiques puisque, en dernière analyse, la nécessité logique est intégralement soumise à la nécessité naturelle.

Nous pensons que le devoir primordial de la pensée révolutionnaire et si l'on y tient sa mission historique à l'heure présente est de s'insérer concrètement dans le devenir, en se posant elle-même, et en posant ce devenir, tout ensemble comme infinis dans leur développement et comme finis dans leurs avatars. Pas plus que la pensée ne peut prétendre, à elle seule, réaliser la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, celle-ci ne peut prétendre, non plus, mobiliser pour elle seule la pensée. Il y a, certes, une phase du processus qui est marquée par l'identification provisoire de la pensée à son objet, qui fait qu'à un moment donné, la pensée et le devenir de l'humanité se figent l'un dans l'autre pour une réalisation concrète. Sans doute appartiendrait-il a ceux de nos camarades du Cercle International des Intellectuels Révolutionnaires qui se sont voués à élucider les problèmes du pouvoir, d'analyser aussi sous cet angle, sans qu'une telle analyse puisse en rien prétendre à l'exhaustivité, ce moment donné qui recouvre très précisément l'insurrection et, lors- qu'elle est triomphante, la Terreur. Mais c'est dans la mesure où le figement n'est que provisoire, où il n'est conçu par la pensée que comme un avatar, qu'il libère celle-ci pour un nouveau bond, et c'est aussi le signal de la fin de la Terreur. (Historiquement, ç'aurait été, dans la terminologie de 93, le début du règne de la vertu, dans la perspective bolchevique le commencement du dépérissement de l'Etat.) Cette pensée qu'il convient d'examiner dans ses rapports avec ce qui lui est extérieur, nous l'avons vue révolutionnaire dans ses intentions. Il serait urgent, pour parfaire la démonstration, de vérifier qu'elle s'identifie, en permanence cette fois, au logos (dans le sens héraclitéen de processus déterminant la succession progressive des contradictoires), c'est-à-dire à la dialectique elle-même. Mais il n'est pas moins nécessaire de commencer de la soumettre à une analyse de structure, et l'on voit alors qu'elle est, dans son unité essentielle, comme dans son développement, la somme des activités dirigées et non dirigées de l'esprit. C'est ce qui la qualifie révolutionnairement et c'est ce qui la garantit et garantit la révolution elle-même de toute pétrification dogmatique. De toute manière, c'est là que réside la puissance de l'esprit, en ce qu'il est apte à produire, selon la nécessité interne, une activité non dirigée, selon la nécessité externe une activité dirigée. Le point délicat est la conciliation de ces deux nécessités. Si nous ne nous cachons pas que l'ensemble des difficultés et des échecs ce la pensée révolutionnaire doit être attribué à ce divorce, il reste clair que ce n'est pas là un divorce aux torts réciproques, et que la faute incombe, une fois de plus, à la primauté accordée à la nécessité externe, parce que compte n'a pas été suffisamment tenu de la nécessité interne. On n'accepte pas la dialectique partiellement: ce qui manque aussi à ces Messieurs de la pensée socialiste, c'est encore et toujours, la dialectique. L'esprit révolutionnaire conçoit l'activité dirigée et l'activité non dirigée comme devant s'exercer chacune selon l'acception pleine et entière de ce qui les caractérise; c'est-à-dire que l'activité dirigée ou rigoureuse doit être d'une rigueur totale, l'activité non dirigée ou libre, d'une liberté totale. Surtout, l'esprit est révolutionnaire lorsque ces deux activités lui apparaissent comme nécessaires l'une et l'autre et l'une à l'autre et, finalement, comme la condition même de son existence et de l'existence de la pensée comprise comme leur unité dialectique. De l'activité dirigée, ou rigoureuse, dépendent l'élaboration théorique et l'organisation du monde futur, la réalisation des objectifs immédiats et même l'appréhension de certains objectifs lointains du prolétariat. C'est cette activité qui incline la pensée tout entière à s'identifier, dans la période insurrectionnelle et de Terreur, à son objet. De l'activité non dirigée, ou libre, dépendent l'art, la poésie et l'élargissement constant du champ de la nécessité sous l'impulsion de l'utopie. C'est cette activité qui interdit à la pensée tout entière de s'identifier définitivement, pendant la période insurrectionnelle et de Terreur, à son objet, donc de s'y dissoudre. Ces deux activités sont finies en soi, mais l'une, l'activité dirigée, débouche sur le fini, l'autre, l'activité non dirigée débouche sur l'infini. Leur résolution dialectique en la pensée révolutionnaire donne à l'esprit sa réalité infinie. Nous rappellons au passage, en le soulignant, qu'une telle résolution implique la reconnaissance de non-supériorité, d'une manière générale, d'une activité sur l'autre.

Il est évident que l'art et la poésie sont liés au développement révolutionnaire de la pensée. Ils y sont liés de fait et, si l'on ose dire, malgré eux. C'est pourquoi la théorie de l'art engagé est une tautologie et une tautologie dangereuse. Nous ne perdrons pas une seconde à rompre des lances contre le « réalisme socialiste » : nous estimons la question réglée. Mais il n'en est que plus confondant de voir des révolutionnaires conscients prôner encore, à l'aide de réticences qui suffiraient à trahir une conscience assiégée, un genre quelconque de soumission, forcément toute formelle, de l'art et de la poésie aux impératifs de l'action diurne. L'engagement dans ce domaine, c'est le refus de la revendication lyrique en ce qu'elle a de spécifique, la recherche nocturne de la liberté. C'est, du même coup, une très grave atteinte à la revendication humaine en général et à la recherche diurne de la liberté, dans son aspect politico-social, où s'introduisent des germes de confusion. La théorie de l'art engagé est un détournement d'énergies néfaste à la Révolution; elle découle naturellement de la théorie des superstructures. Tant que les révolutionnaires n'auront pas fait justice de l'une et l'autre de ces théories, il faudra qu'ils se résignent à comprendre le monde comme on le comprend dans les Eglises. La liberté, que nous avons tenté de déterminer sur le plan métaphysique, pour l'élémentaire raison qu'elle est la fin de la dialectique sur le plan logique et le commencement de cette dialectique ailleurs, est au prix de la double rupture des structures sociales et des structures mentales. Dans l'univers des catégories qui nous est imposé, cette liberté est bien une et indivisible, mais elle est seule à jouir de ce privilège et rien ne peut faire que nos travaux d'approche ne doivent passer par les filières stratégiques d'une série de médiatisations différenciées à l'extrême.

Si la pensée révolutionnaire se doit de comprendre et de transformer le monde manifeste et ses rouages économiques et politiques, elle ne saurait s'interdire d'inventorier le monde latent qui a précédé le capitalisme et qui durera plus longtemps que lui; à cet égard, le travail de la psychanalyse, qui naturellement ressortit à l'activité dirigée, est irremplaçable. Mais qui niera que c'est grâce à l'art et à la poésie que la psychanalyse a pu explorer les régions les plus secrètes du psychisme humain? Qui niera qu'il y a collaboration étroite entre activité libre et activité rigoureuse? Sur le plan général de la connaissance, c'est une seule arche de voyance et d'intelligence qui, de Léonard à Freud, étaie la théorie de la sexualité buccale au stade infantile, de Jensen au même Freud, la théorie de la persistance, a travers les siècles, de l'obsession fétichiste de la démarche, de Chirico à Engleman, la théorie de la transposition des sexes. La compréhension du monde pour sa transformation exige que tout soit remis en cause dans les moindres détails. Mais, pour ce faire, il faut que les instruments soient adaptés aux matériaux. L'art et la poésie, par essence, plongent dans le monde réel et vrai de l'imaginaire, du latent, du nocturne. Ils sont inadéquats à toute autre investigation. « Ce monde du quotidien et de sa prose », comme écrit Hegel, existe bel et bien, mais pas plus que l'autre. La pensée révolutionnaire dispose de toutes les armes théoriques nécessaires à sa compréhension; la pensée et l'action révolutionnaire de toutes les armes pratiques nécessaires à sa transformation. Mais vouloir comprendre et transformer le seul monde du quotidien et détourner vers lui l'art et la poésie, c'est faire la révolution à moitié, c'est-à-dire pas du tout. Dans sa conférence de Cerisy « Qu'est-ce que la philosophie ? », tout récemment traduite par notre ami Kostas Axelos et Jean Beauffret, Heidegger dit: « Mais parce que maintenant la poésie, si nous la comparons avec la pensée, se tient au service du langage d'une manière tout autre et non moins privilégiée, notre entretien qui médite la philosophie est amené nécessairement à situer les rapports de la Pensée et de la Poésie. Entre elles deux, pensée et poésie, règne une parenté profondément retirée, parce que toutes deux s'adonnent au service du langage et se prodiguent pour lui. » Entre elles deux, pourtant, persiste en même temps un abîme profond, et ici Heidegger cite Hölderlin, car « elles demeurent sur les monts les plus séparés. »

Il existe, cependant, une forme d'art qui ne participe ni de l'engagement politique, ni de l'exploration révolutionnaire du monde latent. Cette forme d'art, nous l'appelons la littérature, quel que soit le moyen d'expression utilisé et cette appellation n'a pas varié depuis les origines du surréalisme. Elle s'oppose à la poésie en ce qu'elle ne flatte que l'esthétique et surtout en ce qu'elle rejoint paradoxalement les vues marxistes sur la superstructure. La littérature se donne pour un divertissement, un moyen d'émouvoir (on ne dit pas superficiellement, mais c'est bien de cela qu'il s'agit), pour un dilettantisme réservé à une « élite ». Elle professe tantôt le mépris, tantôt l'horreur à l'égard des idées générales, elle se réclame d'une liberté qui n'est que la liberté de mettre en sommeil la rigueur morale et par là même l'essence de la liberté. Cette tendance, héritée de l'art pour l'art, est bien ce pour quoi elle se donne, à ceci près que les jolis brins de plumes ou de pinceaux qui la servent représentent la médiocrité intellectuelle, dont chaque époque a besoin depuis la fin des rois et des bouffons, et l'indigence éthique qui n'est pas l'apanage des seuls milieux de la finance. Cette tendance n'aurait aucune gravité en soi, si une manie commune à lous les groupements révolutionnaires n'en faisait dépendre, selon un esprit de simplification et d'amalgame trop fréquent ici, les principes que nous défendons. C'est précisément dans le même esprit confusionnel que, depuis l'avènement des sciences dites expérimentales, la philosophie démissionnaire de la société régnante, réduite à une logomachie frivole, en est venue à dénoncer comme « moyenâgeuse » toute tentative théorique qui sauvegarde la possibilité d'un infini non-mathématique : l'infini, cette nuit infrangible au cœur même de la réflexion diurne. Cette symétrie, poussée au point que le marxisme y échange ses armes avec le positivisme le plus étriqué (même s'il réussit en fin de compte à sauver le déisme), suffit à démontrer que l'asservissement de la pensée nocturne à l'engagement politique n'est pas séparable de la stérilité qui semble avoir frappé, en ce milieu du vingtième siècle, la philosophie oublieuse de ses dimensions titaniques et de ses possibilités illimitées.

Gérard LEGRAND et Jean SCHUSTER

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LE CANCER

Pendant de longues années je n'ai pas compris que cette femme était mourante. Tout en elle vibrait de maladie contenue et sous robe flottante sa peau elle-même flottait; vieille, elle était belle d'émotions sous-entendues mais, quand elle arrachait ses yeux des miens et détournait sa tête enveloppée de coton, je ne voyais plus que sa bosse. Seule avee sa bosse monstrueuse, Clara habitait la plus grande maison du village; son père, le comte de Deauville, était mort ainsi que sa mère, de sorte que la maison et le pare, les arbres et les meubles en acajou, tout lui appartenait. Petit garçon muet, j'étais le seul larbin. Les femmes trouvent toujours quelqu'un ou quelque chose pour les soutenir et Clara, la mystérieuse Clara qui ne sortait jamais et ne voyait personne, s'appuyait sur mes minces épaules et se consolait avee moi. Je travaillais consciencieusement toute la jeurnée; j'entrouvrais les volets lourds de poussière, gringants de malaise comme tout dans cette maison où même les rats portaient des mitaines; je nettoyais les allées effilochées, je soignais le canari. Clara s'oceupait aussi. Elle s'habillait. Je me rappellerai toujours la première fois que je l'ai vue nue, Clara ma maîtresse, la seule femme que j'aie connue. Je buvais mon lait, une main appuyée sur le chambranle de la porte, le pied déjà levé pour le premier pas en arrière, l'œil dans le trou de la serrure de sa chambre à coucher. J'avais douze ans. Elle se regardait dans le miroir et je ne doutais pas qu'elle sentit mon œil inquisiteur trainer innocemment sur son corps; heureusement ses vêtements de tous les jours gisaient sur la chaise, c'est leur vue qui m'empêcha de m'évanouir; ils étaient les seuls objets inertes et normaux de la pièce. La bosse, elle, se dres- sait, rose, dominant le corps sur ses pattes d'araignée, trônant sur les seins oblongs et les fesses rentrées: une forteresse. La bosse. Je ne voyais qu'elle, en vérité; bien que j'aie connu le reste dans les semaines folles qui suivirent cette première vision, la bosse fut ma grande découverte. Clara quitta le miroir et s'habilla lentement devant moi; elle n'était pas pudique; elle souriait, sa tête dodelinante contre sa poitrine; elle éprouvait du plaisir devant l'évidente justification de son outrage et ma peur. Je ne quittai plus la maison depuis ce jour mémorable, malgré la forte odeur de soufre qui l'imprégnait : j'étais amoureux de la bosse et ne vivais qu'autour d'elle. Clara découvrit l'amour en même temps que moi; je la caressais craintivement et elle observait avee fierté l'évidence de mon délire. Elle écoutait la voix étouffée qui criait en moi, inhabile à exprimer sa triste confession; elle me comprenait sans mots et moi, prêt à tout pour lui plaire, idolâtre, je frétillais autour de la bosse. Un jour, elle me questionna : «As-tu peur, petit ?». Chantage ! Je caressai son front et la douce naissance des cheveux, je touchai ses seins qui se froissaient sous mes doigts, j'embrassai la moue de sa bouche gonflée, mais je pleurai de dépit: elle me refusait sa bosse. «Pourquoi me punis-tu ? J'étais si heureux, si heureux ». Lisant mon désespoir à travers mes larmes, cruelle, elle commanda : « Alors, sois un homme » et, les yeux fermés, elle s'offrit. Mortifié, je me jetai sur le lit, claquant des dents, mon regard fuyant dans les galeries; je n'étais plus qu'une planète refroidie. Les douleurs les plus insupportables sont aphones. Je me reprochai ma lâcheté, je me torturai, je mangeai toute la journée dans le vain espoir de me consoler; pris d'angoisse, je n'osais plus approcher ma maîtresse. Je savais que ce corps était étendu sur le divan avec toute cette viande sur son dos, et je souffrais d'être incapable de la posséder. La maison était emplie de l'ardent parfum de la pourriture et la mort éclatait de tous les côtés à la fois sans pour cela se découvrir un nid de sélection. Clara mourait, dévorée par sa bosse, et la maison glissait à sa suite dans la fange de l'après-vie sans un seul effort pour s'accrocher au sol. Moi, je rêvais de marquer le dôme gigantesque de mes dents, de me frotter à sa surface polie, de m'en aller, les bras pleins de ce tumulus immobile, vers la ville où la vie commence : Babylone. Le soir, avant le coucher, Clara me décrivait la vie à Babylone et je n'avais pas plus tôt fermé les yeux que les rues enfumées, le vent glacé et vierge, les prostituées toutes belles et, bien entendu, bossues, prenaient forme. Elle avait vécu plusieurs années dans la ville de mes rêves auprès de son père et d'une vieille tante jusqu'à la mort du premier et la disparition de la seconde. Puis, seule, un jeune bourgeon de bosse vers l'épaule, elle s'exila volontairement à la campagne pour se consacrer entièrement à la médication et à la culture de son mal. C'est alors que la bosse se mit à grandir sérieusement. Au début Clara essayait de la dissimuler, honteuse de la crue furieuse de sa chair, inquiète pour sa santé; puis elle se mit à aimer ce sable mouvant, sachant que sous sa peau un mystère croissait dans le silence, se nourrissant de son sang, sédentaire. Avant ma découverte de la femme, si je ne voyais en Clara qu'une maîtresse peu exigeante et loufoque de laideur agressive, c'est que je gagnais mon pain drapé encore dans le châle aveugle de l'enfance, insensible à la beauté qui s'épanoussait sous mes yeux; je suppose que je manquais d'imagination. Vers treize ans, toujours incapable de satisfaire Clara, quoique torturé de désir pour la bosse, je me réveillai un matin pour trouver mon corps baigné d'une sorte de sueur granuleuse; mon trone semblait mal ajusté à mon cou, je clignai des yeux, mon pénis s'étendait à mes côtés, raide mort. Clara comprit tout de suite la nature de mon mal et se réjouit qu'enfin mon désir, tel un poisson qui remonte à la surface de l'eau, eût enfin percé le jour. « Respire profondément, me dit-elle, ne t'inquiète pas, je te préviendrai quand le moment sera venu ». La bosse contempla ma trahison du haut de sa chair. Clara, maigre et falote lueur de peau sous la concupiscente énormité de sa bosse, me prit comme un oiseau entre ses membres de cigale et me croqua. C'est ainsi que, suffoqué de bonheur, je devins le Parfait Propriétaire.

Il n'est pas douteux que le désir existe indépendamment des êtres; aujourd'hui que je suis vieux et que je n'espère plus revoir l'objet de mon grand amour d'adolescent, je vis et revis chaque instant de mon idylle en continuant seul mes explorations érotiques. Personne ne peut comprendre le sentiment d'adoration que fit naître en moi cette boîte plombée, ce parasite; si le destin la remettait sur mon chemin je ne sais de quelle folie je serais capable. Clara se plia à ma passion, un peu étonnée de la violence de mon ardeur, un peu jalouse de cette partie d'elle-même que je préférais à toute autre. Elle maigrissait de jour en jour et la bosse s'agrandissait d'autant; ses mains, longues et délicates comme des lianes, fouettaient l'air dans des gestes saccadés de folle, son visage était toujours caché car son cou se pliait sous le poids supplémentaire, et ses yeux, révulsés dans l'effort de voir ce qui se passait devant elle, éveillaient en moi la rage d'un étalon devant l'étendue sauvage d'une croupe. Chaque instant de la vie, nous le vivions ensemble; je couchais dans son lit, une main telle une couronne sur la bosse; je mangeais avee elle à la grande table, je rompais l'eau de son bain de mon corps malingre d'enfant mal décortiqué. Clara était heureuse; elle s'habillait de couleurs vives; souriante — elle qui auparavant ne souriait jamais — la tête soigneusement inclinée, elle m'offrait sans se faire prier ma part de plaisir. Mais cela non plus ne dura guère: malgré le bonheur Clara mourait. Elle était de ces créatures faites pour vivre dans l'obscurité, sans air, sans satisfaction d'aucune sorte, dans un coffre-fort à la banque, une chambre froide ou un bocal. Si, fantasque et malheureuse, elle pouvait vivre parce qu'elle ne pensait qu'à la lutte, heureuse elle devait disparaître. La bosse, elle, fleurissait. Les grandes chaleurs lui convenaient si bien que Clara se laissa dévorer sans s'en apercevoir. Toute-puissante, immuable comme un roc, la bosse était pour moi le symbole de la vie éternelle: ce roc vivait, m'ôtant tout sens de l'orientation terrestre. J'avais beau voir la mort sur le visage diaphane de ma maîtresse, la frôler presque, j'étais bien trop obsédé par la bosse délirante pour penser à sauver la femme. Egoïste, je ne pouvais croire qu'avee la mort de Clara le mot FIN s'inscrirait à aucun point de ma route; la bosse était ma vie et si Clara, pâle ombre, s'effaçait en tâtonnant, elle ne me manquait pas car mon amour priapique se suffisait à lui-même. Mais vint le désastre. La mort décrivait ses arabesques capricieuses de plus en plus rapprochées jusqu'au jour où je trouvai Clara couchée sur le ventre, la face enfouie dans un ours en peluche, sur son lit aux rideaux de velours. Je n'eus pas peur car la bosse semblait encore plus vivante que d'ordinaire; je sentais battre un cœur sous sa membrane vierge de tout autre contact mortel que celui de ma main. Clara respirait à peine. La lumière oscillait au rythme d'une barque; la femme ressemblait à un pantin dérisoire sous ses cheveux trop bouclés et son œil lent et myope râclait mon visage. Sans pitié je rabattis sa chemise sur sa tête. Nue sous la lampe, la bosse se trémoussait, ma main pesait de tout son poids endormi sur sa crête; elle brûlait. Clara mourut vers quatre heures du matin. Le souvenir que je garde de cette nuit est celui d'une plénitude que je n'ai jamais retrouvée; des bancs de brouillard planaient autour de moi; mal ancré dans ma peau, j'étais comme fou. La bosse triompha sans proférer un geste; une vague d'ombre passa sur le corps, le râle cessa brusquement : Clara n'était plus. Je découvris avee tendresse le visage de la défunte; je ne lui fermai pas les yeux car leur expression me plaisait, mais je la coiffai de son chapeau de ville en plumes de corbeaux et velours de Parme et j'allongeai les draps sur ses jambes. Un muet ne peut pousser de cri de détresse, aussi n'ai-je pas pleuré, mais mon cœur labourait ma poitrine et mes mains tremblaient. La bosse se refroidissait et son magnétique pouvoir vacillait sur sa base. J'appuyai mes paumes sur elle, je l'embrassai, je léchai ses blessures, mais elle s'éloignait, dans l'indifférence fatale des excréments. Je sautai sur le lit pour combattre mon ennemie. Durant ce corps à corps dans la sueur je creusai mon gosier, voulant graver mon désespoir sur les murs de son âme; la possession complète tant espérée n'était que poussière dans ma bouche : la bosse ne me connaissait plus. Maudit, hoquetant de dépit, j'errai toute la journée dans la maison. Le gros Satan s'enivrait près du lit, l'horloge ajoutait les trivialités de sa voix aux douleurs de la mienne, la bosse soupirait comme une grosse femme après l'effort. Vers le soir ma nature timide et rancunière l'emporta: je pris le couteau de Monsieur le Comte et, sans réfléchir, j'attaquai le parasite. La lame s'enfonça avee un bruit de succion; cernée de rouge, encore accrochée à l'épaule de sa victime comme une monstrueuse sangsue, elle me fascina, m'emportant jusqu'au vertige. J'avais eu pour elle le goût que certains hommes ont pour des femmes de vice allègre. Je me croyais irrésistible; déçu, j'ai déchiqueté la ventouse, étonné de son aspect majestueux sous la pluie de sang, mais nullement inquiet des conséquences de mon geste. Finalement j'ai dû baisser le bras. Une transparente vapeur flottait entre mes yeux et la forme gisant sur le lit, je n'aspirais plus à autre chose qu'au sommeil car mon corps, lui aussi, n'était plus qu'un cadavre, un cadavre sans voix qui respirait encore. Je me couchai dans la mare qu'était le tapis et dormis lourdement. La police me réveilla. Le docteur auscultait Clara; il fouillait son pauvre ventre de ses pincettes, ignorant la bosse crevée, m'ignorant aussi. Les journaux déclarèrent que ma maîtresse était morte d'un cancer; personne ne s'occupa de moi malgré la déposition peu favorable de Satan; la maison fut vendue, la bosse enterrée. Depuis lors je vis tranquillement avec ma bosse, ma langue enfin déliée et le petit crabe trouvé incompréhensiblement près du cadavre; certains jours j'ai l'impression qu'il me ressemble.

Joyce MANSOUR

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Assez de tortures !

Qu'une protestation indignée contre la torture (1) s'élève des milieux nationalistes libéraux et chrétiens, voilà qui atteste toute la profondeur du mal, en cette épo- que du flic-roi. Tout homme de cœur ne peut qu'approuver l'auteur, de même que jadis, il saluait Les grands cimetières sous la lune, ce réquisitoire inégalé de Bernanos contre les massacres franquistes. Ceci dit, je n'en suis que plus à l'aise pour contester les prémisses patriotiques de Pierre-Henri Simon. Il s'agit en effet beaucoup moins de maintenir l'Algérie « française» sous une forme ou sous une autre que de terminer le conflit en reconnaissant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, que les gouvernants de ce pays ont si bien su invoquer lorsqu'il jouait à leur avantage. Il n'est pas juste non plus de se demander qui, des musulmans ou des colons, a pris l'initiative des exactions. Ce ne sont pas les Algériens qui ont réclamé la domination française; or le colonialisme porte en son principe les pires excès générateurs des haines les plus inexpiables. Toute puissance coloniale est donc responsable des révoltes que son oppression provoque et des violences inévitables qu'elles incluent, sans que ces dernières soient pour autant admissibles.

B. P.


  1. Pierre-Henri Simon : Contre la torture, Ed. du Seuil.

Egoïsme des étoiles

N'en déplaise à certains, je crois nécessaire, dans la misère intellectuelle de notre époque, de revendiquer non seulement la méthode dialectique de Hegel, mais encore de larges et essentielles parties de son système tant décrié. S'il est vrai, comme je le tiens pour démontré depuis les analyses déjà anciennes d'Alex. Kojève, qui constituent d'ailleurs tout le « matériel » hégélien qu'aient pris la peine de feuilleter bon nombre de nos beaux esprits, que Hegel lui-même ait cru fermement à la circularité de ce système, je ne vois pas pourquoi nous n'élargirions pas le cercle au point de l'accomplir (en spirale ?). Ainsi s'édifierait au sein du surréalisme la « vérité» de ce système, vérité qui, rappelons-le, n'est plus la Philosophie, mais sa réponse, la Sophie (ou sagesse) dont le couronnement gnostique aurait lieu non pas hors du cercle, mais en son centre. C'est ainsi qu'une théorie aussi scandaleuse que celle de l'Etat comme incarnation ultime de la réalité sur laquelle doit discourir le sage, perd son caractère d'atroce prophétie politique si l'on se se souvient qu'elle est donnée comme un idéal « indéfiniment» reculable, et que d'ailleurs son achèvement peut prendre (sans que la théorie soit en défaut) le visage de l'Anarchie (ou de l'Etat « totalement » dépéri). La porte toujours à rouvrir, ici, qui débouche sur l'universalité, c'est l'hégélianisme de gauche sans exclusive. Il faut donc savoir gré à M. Henri Arvon de nous fournir, par quelques publications récentes (1), des clés pour cette porte, même s'il se croit tenu de nous rappeler que nous sommes en France en décernant des éloges immérités au soi-disant « anarcho-syndicaliste» Georges Sorel et à son disciple Lagardelle, qui furent respectivement le maître et le commentateur enthousiaste de Mussolini. Avec netteté, M. Henri Arvon met l'accent sur le caractère direct de la lignée « Feuerbach - Bakounine - Stirner» par rapport à Hegel. Le matérialisme historique n'est plus l'héritier légitime et unique de la dialectique, ce qui ne signifie pas qu'il ne doive participer à sa résurrection. Le rôle philosophique essentiel de Stirner apparaît en pleine lumière : par la négation de cette suprême aliénation qu'est l'homme feuerbachien (si proche parfois, malgré son pathétique et son « naturalisme» romantique, de « l'homme» d'Auguste Comte), par une revolte dont M. Arvon souligne à la fois la rigueur méthodologique et la signification « esthétique», Stirner non seulement prolonge Hegel, mais débouche sur tout le possible : « Ce n'est qu'à partir du moment où je suis conscient de moi-même, et que je ne Me cherche plus, que je suis véritablement ma propriété: Je me possède, done Je me consomme et Je jouis de Moi. Au contraire, Je ne puis jamais jouir de Moi, tant que Je pense qu'il me faut encore trouver Mon véritable Moi et en venir à ce que le Christ et non pas Moi vive en Moi, ou bien un autre Moi spirituel, c'est-à-dire fantastique, par exemple le vrai homme, l'essence de l'homme, etc. » Le reproche d'utopie adressé à une telle vigueur de pensée me semble aussi vain que le bourdonnement de la mouche pascalienne qui ne sut que détruire physiquement Stirner en le piquant à la nuque. Il en va de cette négation éperdue comme de celle de Dieu: Nous sommes tellement habitués à nous admettre en état d'infériorité qu'au lieu de prendre l'athéisme pour point de départ (comme les chrétiens considèrent le theisme) nous dépensons nos forces à le démontrer. Au cours de ses travaux, M. Henri Arvon regrette que Stirner soit si mal traduit en français: on peut en dire autant de Feuerbach... il est vrai que l'Université a des soucis plus urgents: songez donc, la réforme de « l'ortografe » !

G. L.


  1. Cf. L'Anarchisme, P.U.F. 1951; Aux sources de l'existentialisme (sic) : Max Stirner, ibid. 1954, etc.

D'un numéro à l'autre

Le retour, tête baissée, non par crainte ni par force, mais par désir de bousculer une fois encore ce qu'il croit être le jeu de quilles des libertés humaines, de M. Céline (Louis-Ferdinand pour les intimes) aura provoqué bien des remous. Quand on mesure l'incroyable besoin de salir tout ce qui touche de près ou non au peuple juif et aux institutions républicaines qui, si elles sont très loin de nous donner satisfaction, n'en restent pas moins à défendre à l'heure actuelle contre les menées néo-fascistes de la majeure partie des parlementaires, gouvernement en tête, quand on mesure, donc, ce besoin qui anime Céline comme un pantin ses ficelles, on conçoit mal comment « Rivarol» a pu, dans son numéro 337 du 27 juin dernier, accommoder de si belle manière les restes malodorants de ce médecin de campagne.

C'est-à-dire qu'on le concevait mal.

Car deux semaines plus tard, M. P.-A. Cousteau (ça vous dit quelque chose ?) expliquait avec détails les raisons de cette exécution : Céline avait inondé de ses coliques les colonnes de « L'Express ». C'était donc par pur dépit que « Rivarol », privé de sa part, rejetait dans son trou le responsable de ces charmantes « Bagatelles ». Mais l'organe des ex-pétainistes, dans ce même numéro, et pour montrer à quel point le libéralisme règne en maître parmi ses « collaborateurs», nous assénait un texte, si l'on peut dire, sur l'amnistie (tiens ! tiens !), craché par un Céline de la meilleure eau, celle des baignoires gestapistes.

L'on se prend à rêver devant ce retour de l'enfant prodigue dans le giron fasciste après quinze jours de disgrâce, lorsqu'on sait que M. Cousteau accusait justement le romancier-voir-plus-haut de versatilité dans ses sentiments.

Allons, ces Messieurs n'en sont pas encore au point où s'entredévorent avec allégresse les serviteurs d'une même cause.

Ce serait trop beau ! A. J.

Pierre Mabille encore et toujours

Rien n'offre une meilleure image de Pierre Mabille qu'une étoile dont les branches seraient orientées dans toutes les directions. Encore faudrait-il pour le figurer avee précision que ces branches fussent susceptibles d'extension. Sa curiosité, qui s'étendait à tous les domaines, partait d'une sensibilité toujours en éveil. Par là il se trouvait, bien qu'homme de science, dans un état de réceptivité particulière à l'égard de la poésie. C'est ce que M. Luc de Heusch (Courrier du Centre International d'études poétiques, n° 15, Bruxelles) souligne avec un extrême bonheur dans son introduction à un hommage à Pierre Mabille auquel nous sommes heureux de nous associer. « Le souci fondamental de Pierre Mabille, dit-il, me semble avoir été de définir simultanément une poésie et un savoir authentiques, homologues.» Une telle préoccupation ne pouvait que le conduire au surréalisme au sein duquel il devait bientôt trouver son air respirable en même temps qu'il contribuait à l'enrichir. Le texte, jusque là inédit, qui clôt la publication précitée, l'attesterait avec éclat si cette démonstration nouvelle était nécessaire. Dans ces lignes, écrites voici quelque dix ans, Pierre Mabille envisage pour l'Europe l'alternative déchéance ou renaissance : « Si l'Europe, dit-il, doit connaître au sortir de la mort et de l'incendie, une renaissance au sens étymologique du mot, c'est-à-dire si elle est disposée à apporter la somme de son expérience à l'opération délicate d'une transmutation culturelle, alors il faudra qu'elle emprunte les voies et moyens du surréalisme...» En dépit des symptômes de recul qui se multiplient, le sort n'est pas encore jeté et Pierre Mabille, si l'Europe reste capable d'un sursaut de vitalité, devra être écouté.

B. P.