MÉLUSINE

titre de la revue Le Surréalisme même

Le Surréalisme, même n° 2, printemps 1957

SOMMAIRE
Gérard Legrand Lettre ouverte à Jean Anouilh
Joyce Mansour Pericoloso sporghersi
Lancelot Lengyel Le moment historique de la prise de conscience...
Julien Gracq Gomorrhe
André Breton Sur l'Art Magique
José Pierre Kandinsky et Chirico
Nanot La Perquisition
Roger Lebel L'inventeur du temps gratuit
Benjamin Péret Calendrier Accusateur
Henri Reynal Aux pieds d'Omphale
Leonora Carrington L'homme neutre
Adrien Dax Au grand Bazar de l'Hôtel des Rêves
Jean-Jacques Lebel Out of Nowhere
Robert Benayoun Les paradoxes du ruban
Gérard Legrand Sortie des revenants
J-B Brunius The Goon Show
Charles Flamand L'énigme des plomb de Seine
Jean Markale Soleil des tertres
Nora Mitrani Poésie Liberté d'être
Fernando Pessoa Poèmes
Jean-Louis Bédouin Trop d'honneur
Benjamin Péret Du fond de la forêt
Jean-Claude Silbermann L'enjeu du Sang
Abel Gance, Nelly Kaplan Le Royaunme de la terre
Jean Schuster Marcel Duchamp, vite
Charles Estienne Un été, trois chansons
Jehan Mayoux Benjamin Péret, la Fourchette coupante
Divers Notes

P.2

LETTRE OUVERTE À JEAN ANOUILH

Monsieur. Vous êtes un remarquable exemple de la monotonie du journalisme littéraire, et particulièrement du courrier des tréteaux mondains. Chacune de vos pièces se voit commentée, discutée, louée par les techniciens de la « critique » sans qu'aucun d'eux paraisse se soucier de leur contenu. Je dois cependant vous citer : L'amour s'attrape comme la gale. Cette horreur et tous ces gestes pour rien. cette aventure grotesque, c'est la nôtre : Il faut la vivre. Place aux jeunes ! Qu'ils fassent les mêmes bétises et qu'ils meurent des mêmes maladies que nous. Vous avez choisi l'amour, vous avez choisi de prendre toujours et de ne penser qu'à vous. Vous navez rien à donner toutes autant que vous êtes, que votre corps pour minute et vos petits états d'âme fugitifs. Pourquoi hais-tu la mort? La mort est belle. Elle seule donne à l'amour son véritable climat. C'est ainsi que, de cette Antigone en vestons et imperméables qui fit les beaux soirs du Paris nazi. jusqu'à l'enchifrènement sénile d'Ornifle, vous n'aviez cessé de baver sur tout ce qui peut encore donner l'image de la grâce de vivre, et animer quelque haute exigence morale. Jaurai garde d'oublier qu'avec Deux sous de violettes vous aviez battu tous les records de la bassesse cinématographique. Ce film couronnait une carrière de dialoguiste qui, des Dégourdis de la onzième, est passée tout naturellement à la charité chrétienne (Monsieur Vincent) et au libertinage thermidorien de notre Caroline nationale. Pour vous placer décidément à portée de gifle, il me plaît que, rechignant sur la vague épuration qui suivit en France une « Libération » trahie, vous n'ayez rien entrepris de mieux que de salir, par delà cette ancedote, un moment de l'Histoire où, comme à nul autre peut-être, l'étincelle humaine tenta de s'inscrire dans l'éternel. Avec Pauvre Bitos, c'est le tréfonds de votre ignominie qui se trahit et s'exhibe, puisque une petite peur mal digérée vous fait vomir sur l'admirable « Grande Terreur» de 1793. Votre Robespierre est copié sur Taine, sur un auteur en l'occurrence ultra-réactionnaire et dépassé depuis cinquante ans. Comme par hasard, de tous les personnages abjects parmi lesquels vous vous complaisez, Saint-Just et lui sont les plus féroces, mais aussi les plus médiocres, les plus gâteux, les plus ressemblants à la gueule de pion mal cravaté que vous contemplez chaque matin dans votre miroir. Pourtant, nous vous devons une fière chandelle. Grâce au battage organisé par le journal de Cecil-Saint-Laurent, alias Alberic Varenne, alias etc., autour de votre éructation de faux anarchisme, nous avons pu apprendre du nommé Pierre Marcabru (de quel égout sort-il, celui-là ?) que Robespierre « c'est aussi un certain Adolphe Hitler» et « le cousin de Thiers». Et surtout, comme ils ont rappliqué, les petits Rivarol! A peine si M. Paul Sérant manquait au rendez-vous. Ils criaient tous leur « plaisir extrême » avec des tortillemente je ne te dis que ça ma chère, et le camelot-du-fascisme Boutang, et le plaideur-de-la-peine-de-mort Hecquet, et le Fresnay-Laudenbach qui assimile les tribunaux conventionnels à ceux qui pendirent puis dépendirent Rajk, et le joli hussard Nimier qui écrase du talon « l'insecte Kantien »! Jusqu'au confusionniste numéro un Marcel Aymé, selon qui Robespierre était un impuissant sexuel. A quel « diner de têtes », Monsieur, à quel jeu de massacre cet alignement des fripons de plume nous fait rêver ! Allons, ils étaient vraiment grands, Robespierre et Saint-Just, et quelques autres Incorruptibles, puisque vous n'avez réussi à les rapetisser qu'en les rendant méconnaissables, en leur prêtant vos vices secrets et votre caricature de pessimisme. La pièce « marche bien », on s'étouffe aux guichets. les acteurs qui ont accepté de jouer cette ordure en redemandent ? Je trouve cela parfait. Nous savons où nous en sommes, et qu'il n'y a plus aucun espoir à mettre dans les « beaux esprits » de ce pays. Le nazi Sieburg avait raison: La Révolution Française n'est pas faite. Ce n'est pas la bourgeoisie qui la terminera: elle a su récupérer le sonore Mirabeau et le « patriote » Danton, mais les vrais Jacobins ne lui appartenaient déjà plus. Ce n'est pas en vain que Robespierre et Saint-Just auront été guillotinés par des misérables de votre espèce. En leur honneur autant que pour un improbable avenir, j'y vais de mon réquisitoire « avec effet rétroactif», et pas de jury que vous puissiez acheter. Je ne vous accuse pas d'avoir éclaboussé Shakespeare et pollué la tragédie greeque. C'est de bon ton dans la moliéresque de Jean-Louis Barrault. Je ne vous accuse pas de n'avoir jamais écrit une ligne en faveur de la jeunesse et de l'espoir. Mais je vous accuse d'hypocrisie dans votre regret de la jeunesse, et de truquage dans votre désespoir. Je vous accuse de remplacer l'orgueil par la vanité. la constance par la paresse, la loyauté par la lâcheté, courage par le masochisme, et le cri de l'alouette par les hennissements de Jeanne d'Arc. Je vous accuse d'avoir versé sur les martyrs de la Commune de Budapest des larmes de crocodile et de provocateur, vous selon qui le peuple n'a qu'une vertu : l'élégance de payer pour les autres. Je vous accuse d'avoir diffamé la Révolte et la Révolution qui en est la fille austère, ardente et nécessaire. D'avoir sciemment fondé votre œuvre entière sur le mépris de la liberté, le refus de l'amour, la « rédemption » par la mort. Moi qui n'aurai jamais votre âge, j'espère vivre assez longtemps pour constater votre faillite, votre disparition des plus lugubres manuels de littérature et des programmes de la Comédie-Française. Sinon, Monsieur, croyez qu'il me restera toujours ce vertige dont précisément Robespierre voulait « colérer » le peuple, pour vous condamner encore, pour vous crier encore fût-ce à titre posthume de foutre le camp.

Gérard LEGRAND.

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Pericoloso sporghersi

Je nagerai vers toi A travers l'espace profond Sans frontière Acide comme un bouton De rose. Je te trouverai homme sans frein Maigre, englouti dans l'ordure Saint de la dernière heure Et tu feras de moi ton lit et ton pain Ta Jérusalem.

Je me mirais dans ma brosse à ongles Admirant mon ventre carré Mes dents de fauve Mes yeux incarnés Attendant l'arrivée de l'incertain Somptueusement habillée de mousse de savon et de merde Petit perroquet dans une cage trop dorée Lasse de ne rien faire avec autorité.

Je rêve de tes mains silencieuses Qui voguent sur les vagues Rugueuses, capricieuses, Et qui règnent sur mon corps sans équité. Je frissonne, je me fane En pensant aux homards Les antennes ambulantes, âpres au gain, Qui grattent le sperme des bateaux endormis Pour l'étaler ensuite sur les crêtes à l'horizon Les crêtes paresseuses, poussiéreuses de poisson, Où je me prélasse toutes les nuits La bouche pleine, les mains couvertes, Somnambule marine salée de lune.

Noyée au fond d'un rêve ennuyeux J'effeuillais l'homme. L'homme cet artichaut drapé d'huile noire Que je lèche et poignarde avec ma langue bien polie, L'homme que je tue, l'homme que je nie. Cet inconnu qui est mon frère Et qui m'offre l'autre joue Quand je crève son œil d'agneau larmoyant, Cet homme qui pour les autres est mort assassiné. Hier, avant-hier, et avant ça, et encore. Dans ses pauvres pantalons pendants de surhomme.

J'écrirai avec deux mains Le jour que je me tairai. J'avancerai les genoux raides La poitrine pleine de seins Malade de silence rentré. Je crierai à plein ventre Le jour que je mourrai Pour ne pas me renverser quand tes mains me devineront Nue dans la terre brûlante. Je m'étranglerai à deux mains Quand ton ombre me lèchera Ecartelée dans ma tombe où brillent des champignons. Je me prendrai à deux mains Pour ne pas m'égoutter dans le silence de la grotte, Pour ne pas être esclave de mon amour démesuré, Et mon âme s'apaisera Nue dans mon corps plaisant.

Tu avances sur ton cheval de bois Ta mince lame de chair Forte de la blanche odeur de l'enfance Tendu devant toi Décidé à percer la grosse indifférence Des champignons vêtus de satin rose Qui se couchent dans ton chemin De chevalier sans barbe Sans tache et sans braguette.

Tes mains fourrageaient dans mon sein entr'ouvert Bouclant des boucles blondes Pinçant des mamelons Faisant grincer mes veines Coagulant mon sang. Ta langue était grosse de haine dans ma bouche Ta main a marqué ma joue de plaisir Tes dents griffonnaient des jurons sur mon dos La moelle de mes os s'égouttait entre mes jambes Et l'auto courait sur la route orgueilleuse Ecrasant ma famille au passage.

Vois, je suis dégoûtée des hommes. Leurs prières, leurs toisons, Leur foi, leurs façons, J'en ai assez de leurs vertus surabondantes. Court-vêtues J'en ai assez de leurs carcasses. Bénis-moi folle lumière qui éclaires les monts célestes J'aspire à redevenir vide comme l'œil paisible De l'insomnie. J'aspire à redevenir astre.

Joyce MANSOUR.

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LE MOMENT HISTORIQUE DE LA PRISE DE CONSCIENCE DE L'AMOUR-PASSION ET LE SYMBOLISME DANS LES SOURCES DU MYTHE DE TRISTAN

Que de thèmes primordiaux, charriés de l'obscurité préhistorique à la lumière articulée de la présence, n'incitent-ils pas à se demander s'il est possible qu'un sentiment élémentaire auss! prenant que l'amour ait été longtemps absent de la conscience humaine de soi-même, avant de devenir certitude! Et dans ce cas, l'instant de sa reconnaissance ne s'est-il pas perdu dans l'opacité amorphe des ténèbres? Pour en avoir le cœur net, fouillons ensemble ces documents d'amour très anciens. Instinct naturel, l'amour n'est pas le privilège de l'homme. Toute la gamme de tendresse et de férocité de la passion amoureuse se retrouve dans la vie des bêtes, avec une ténacité extraordinaire qui ne recule pas devant la mort, la défie et la domine même. Pourrait-on alors présumer chez l'animal une conscience des souffrances déclenche la soif inassouvie de s'unir? Et chez l'homme primitif? N'aurait-il pas connu toujours la même passion, les mêmes luttes et les mêmes formes d'amour, qui l'ont accompagné sur tout son chemin pré-humain jusqu'à nous? Il les a connus, certes, ces tourments, il les subissait, mais, ce qui nous importe, il ne s'en est pas rendu compte, tout d'abord, ou pas de la même façon que nous. Pareil à la lumière qui répercute les objets et qui dévoile sa source, tout en restant invisible elle-même, l'amour se logeait dans la subconscience, refoulé par la supériorité écrasante du Clan. L'homme à la logique empirico-rationnelle, surtout lorsqu'il traite des idées premières, tombe souvent dans l'erreur qui consiste à énoncer ce qui lui semble évident, comme si c'était l'évidence de tous les temps. Pourtant les lieux communs de nos jours furent de dures conquêtes de l'esprit, et la connaissance ne fut pas d'abord le simple rattachement « de l'inconnu au connu » mais son rattachement au Sacré, c'est-à-dire à une chaîne de symboles interchangeables avec un numéro d'ordre et des références magiques, références si différentes des nôtres que, dans une certaine mesure, on pourrait parler des conceptions archaïque et moderne de l'amour. Avant de devenir réalité, tout fut d'abord pressentiment. L'esprit commença par se troubler de l'irruption d'un fait incompréhensible, d'où émergea une image incertaine, portant le désir de voir l'objet en le représentant, de le lier à d'autres par leurs analogies internes, et de l'insérer ainsi dans le réel. La conscience d'une idée s'est donc située toujours au moment de sa représentation intentionnelle qui sous-entendait sa participation au Sacré. C'est le terrain que nous avons choisi pour notre démonstration : tentons de saisir l'amour-passion comme révélation, et suivons son intégration dans le système religieux. On sait. ou plutôt on nous assure, que l'art archaïque ne traite pas de l'amour. C'est vrai, en ce sens qu'il n'en connaît ni la tragédie ni la douceur. Mais le problème ainsi posé évite toute conclusion constructive : il n'aboutit qu'à lathèse surabondamment défendue de l'infériorité du génie archaïque. En vérité, parmi les premières représentations préhistoriques, l'amour est régulièrement mentionné par des signes de fertilité et de fécondité. L'art gaulois, tel qu'il s'exprime dans les médailles, est plein de solutions ingénieuses de leurs figurations possibles. Mais si ces symboles ne signifient pas encore l'amour, ils ne sont pas dérivés de lui, comme de l'un des plus puissants éléments de la vie : ils établissent l'identité biologique de reproduction de l'homme, de l'animal et de de la végétation. La première réflexion sur l'amour, ou pré-amour, s'attache à l'unité de ce qui naît, croît, meurt et renaît, donc à la solidarité de tous les vivants et à la résurrection saisonnière de la nature. Le premier souci de l'homme concerne la communauté. Au stade archaïque. le clan encadre entièrement l'individu, moins en vertu d'un contrat que par nécessité évolutive. C'est la collectivité qui incarne la première, dans son devenir, l'idée chargée d'un contenu spirituel et religieux : l'individu n'est qu'un maillon de cette chaîne, tant sa propre personne lui semble quantité négligeable. Cependant, la présence d'un grand amour est déjà incontestable dans un des plus vieux mythes de la tradition celtique, si vieux qu'il touche au souvenir totémique c'est l'histoire de Macha (1). Le mythe contenu dans le Livre d'Ulster trahit une divinité chevaline. A la fête du renouveau, un homme se vante de ce que sa femme court plus vite que les meilleurs coursiers du roi, dieu de fertilité. Le roi fait arrêter l'homme et somme sa femme, bien qu'enceinte, de participer à la compétition, sous peine d'exécuter son mari. Face à l'hilarité de la foule, Macha court pour sauver mari, et triomphe. En arrivant au but avant les chevaux du roi, elle accouche et meurt, après avoir maudit les hommes d'Ulster : ils subiront périodiquement, eux aussi, les douleurs de l'enfantement, une maladie qui dorénavant sera appelée la neuvaine » dans les gestes irlandaises. Macha se sacrifie par amour de son mari, mais ce sentiment ne prend pas corps, et s'efface devant le thème premier qui joue à la frontière zoomorphe-anthropomorphe de la naissance in illo tempore. Au sein de la tribu, les exigences individuelles, et cela jusqu'à la personne du roi, ne s'élèvent ni dans le domaine du Sacré ni dans la vie privée. Le bonheur, c'est la prospérité de la communauté et l'amour, bien qu'ayant un nom, n'a pas de valeur religieuse; il n'en a donc aucune. Concevoir et vivre l'amour-passion présuppose l'individu. Le problème ainsi posé revet une signification singulière : car nécessairement ce sera l'amour qui créera l'individu, parce qu'il réclamera sa liberté et, pour l'obtenir, fera éclater les frontières qui l'encastraient. La passion amoureuse, en devenant plus forte que tout autre sentiment, a pour résultat que l'homme prend conscience de sa solitude, en un point capital de son existence: il sait désormais qu'il ne peut partager ses tourments avec personne, mais il est enfin capable pour son propre salut de s'opposer à ses frères du clan... et l'amour soumis se démasque en amour tyrannique, en attendant sa sublimation. Mais quelle est cette passion qu'il subit? il ne le sait pas. Etant étranger à sa naissance, ne l'apercevant que par la souffrance, dans la détresse de son âme, quand elle atteint une grandeur insupportable, il lui cherche une origine magique, d'autant plus qu'il ne peut maîtriser son intensité ni contrôler ses propres actes. L'impératif de son amour est plus fort que le sentiment de sa dignité et de son honneur, qui étaient les liens religieux absolus de la société archaïque. C'est par l'ensorcellement du « philtre », breuvage avalé dans l'ignorance. que Tristan subit à son insu et à contre-cœur la passion, et le héros divin, immaculé, le meilleur des forts, se condamne par là à la plus grande misère morale, dont seule la mort délivrera.

LE MYTHE

Le roman de Tristan et Yseut apparaît au carrefour des deux Ages, archaïque et historique, terminant l'un, commençant l'autre et restant valable aujourd'hui encore.Ce poème mélancolique, qui baigne dans le sang et dans la magie, que la mer berce de tous côtés, dont l'action embrasse la Cornouaille, l'Irlande et l'Armorique. n'est pas une œuvre persomele parue au ciel littéraire comme la comète solitaire d'un auteur génial qui exalterait la passion mortelle. Il n'est médiéval que par sa langue et son décor, mais il a évolué graduellement à partir d'une tradition celtique, qui plonge ses plus profondes racines dans un état religieux de la préhistoire. Il serait également erroné d'y voir seulement une œuvre d'art qui se suffit à elle-même, bien que rien ne s'oppose à ce qu'on se contente de sa valeur poétique immédiate, afin d'y découvrir des caractères, une psychologie et des intentions proches des nôtres. Voici la trame de l'histoire d'après Bédier, qui tient compte des cing versions tardivement recueillies au Moyen-Age et dont l'archétype direct reste introuvable. Tristan, neveu reconnaissant du roi Marc de Cornouaille, vainc le géant Morholt, beau-frère du roi de Dublin, qui revendique, tel le Minotaure, un tribut de jeunes gens. Tristan lui-même est blessé par une arme empoisonnée, et se sentant perdu, s'embarque pour aller mourir et se laisse dériver sans voile en embrassant sa harpe et son épée. Touchés par son chant d'une beauté nocturne, des pêcheurs d'Irlande le recueillent : ils le mènent à la cour de Dublin, ou la reine magicienne, ignorant qu'elle sauve le meurtrier de son frère, le guérit. Tristan convalescent, découvre l'identité de sa bienfaitrice et part précipitamment. Un jour, cependant, il sera obligé de revenir, en ambassadeur de son oncle, le roi. pour demander en son nom la main d'Yseut aux cheveux d'or, fille de la reine. Il la gagnera par un haut fait, en tuant un dragon, fléau de Dublin. Bien qu'Yseut le reconnaisse à un éclat de son épée, resté dans le crâne de Morholt et qu'elle a conservé, elle se laisse persuader de partir avec lui. En route, tous deux boivent par inadvertance le philtre d'amour que la reine a confié en secret à la domestique avec la consigne de le faire boire aux jeunes mariés. Ce philtre, allumant une passion qui doit durer jusqu'à la mort, agit sur Tristan et Yseut avec une emprise irrésistible, et change leur voie en calvaire. Dès leur arrivée et d'épisode en épisode, livrés au martyre de leur passion, ils affrontent la réalité hostile. Leur amour triomphera de tous les obstacles matériaux et moraux, déjouera les pièges tendus par des espions, qui les poursuivent dans les profondeurs de la forêt où ils se réfugient. Pourtant, Marc est tout disposé à croire en leur innocence, et même à leur pardonner, lorsque lancé sur leur piste, il les surprend qui dorment paisiblement, une épée nue entre les deux corps. La tension atteint son point culminant dans le Jugement de Dieu qu'Yseut, à laquelle Marc a pardonné, doit subir, cédant à l'insistance des barons félons qui entourent le roi. Avec la « complicité » divine, l'invraisemblable s'accomplit : Yseut tient le fer rouge sans que la peau de sa main s'altère. Mais les épreuves se succèdent et entraînent les amants vers la fin purificatrice. Tristan exilé là-bas, au pays de Galles et blessé mortellement dans un combat, sent approcher ses derniers instants : il dépêche son meilleur ami pour amener Yseut. Mais il ne la verra plus. La vengeance d'une autre femme, Yseut Blanches-Mains, son épouse légitime, mais intouchée, l'en empêchera. Elle a été témoin du message ultime de Tristan et a appris de quel bonheur elle était frustrée. Elle a connaissance du signe convenu entre les deux amis : hisser la voile blanche si Yseut aux cheveux d'or est du voyage, ou monter la noire si elle n'y est pas. Lorsque la barque apparaît au large avec Yseut à bord, c'est le moment d'annoncer à Tristan agonisant que la barque qui accoste porte une voile noire. Yseut se précipite, mais elle n'aura plus que la force d'embrasser le mort et d'expirer sur son corps. Par les soins amicaux de Marc, les deux amants sont enterrés séparément de part et d'autre d'une chapelle : la nuit, une ronce feuillue s'élève sur la tombe de Tristan et, passant par-dessus la chapelle, rejoint la tombe d'Yseut. La popularité extraordinaire du roman, due à son attrait passionnel, est chargée d'une prodigieuse polyvalence qui touche le point le plus secret de l'âme « occidentale », si tant est qu'une telle âme existe distincte et définissable. Mais alors, si on l'admet, elle ne peut être comme tous le prétendent — le résultat des influences très diverses du Moyen-Age, pour la plupart orientales; c'est une affirmation contradictoire à la notion même de l'âme qui devrait être innée et ancestrale, bref originelle, et que les influences auraient modifiée, mais certainement pas créée. Dans son ouvrage, d'une clairvoyance remarquable, L'Amour et l'Occident (2), Denis de Rougemont, grand connaisseur de la nature occidentale, développe, à partir du roman de Tristan, les problèmes multiples, littéraire, psychologique, sociologique, de l'amour-passion dans le cadre de l'Occident. Sa synthèse enveloppe le phénomène courtois, l'adultère, conditionne par l'abîme entre la passion et le mariage; il évoque la chasteté comme sublimation d'un amour-idée dont il révèle l'existence dans la poésie des Troubadours. Depuis le Moyen-Age, qui a été la base solide de ses recherches, il nous mène jusqu'à l'actualité de notre époque. Nous tenterons de remonter dans le temps le message de Tristan et de suivre le roman dans son passé mythique, étiologique, à partir du moment de sa rédaction tardive et nous arriverons parfois aux mêmes expressions que M. de Rougemont pour qualifier l'amour-passion de force antisociale et « dissociatrice », mais avec une nuance favorable autant que se peut, car au seuil de l'âge historique où le mythe s'est formé, l'amour-passion fut un puissant libérateur de l'individu du cadre tribal, ou plus précisément, et, puisque l'individu n'existait pas encore, c'est la passion et son accession à la conscience qui l'a créé. Pour entrer dans l'interprétation du message archaïque du mythe, levons tout d'abord une hypothèque trop accablante qui pèse depuis toujours sur la pureté de cet amour, de même que sur Dieu. Etait-il vraiment « complice » d'une telle fourberie? Non, c'est inimaginable. Dieu, pour tout dire, est le témoin suprême, infaillible de ce qu'ailleurs l'épée nue entre les deux « amants » a déjà suffisamment signifié, c'est-à-dire : aucun commerce charnel ne fut consommé entre les amoureux. Dieu et Marc ne furent pas trompés; ils n'étaient point dupes des apparences savamment accumulées par la technique ésotérique; l'amour de Tristan et Yseut est sans tache. Constatation capitale sans quoi les assertions qui suivront n'auraient aucun sens. L'adultère fictif dans le mythe n'est donc pas l'exaltation du « sacrilège ». au contraire, il est ici une modalité du Sacré : la preuve de l'amour en-soi, existant en dehors de la convention tribale, en dehors de l'engagement conjugal: il est le moyen le plus efficace de prouver sa présence, sa force et son emprise. Cet amour n'est nullement dirigé contre le mariage, qui n'est pas en cause: c'est l'honneur de la parole donnée qui est blessé. Le mari ne souffre pas, il ne manifeste aucun sentiment amoureux; son « rôle » n'est que d'être la raison du drame en tant que psychopompe, conducteur des âmes mortes dans l'Autre-monde. Pour descendre aux significations probables du mythe, il nous faut changer nos arguments adopter la logique archaïque.

LE SOLEIL, LA LUNE ET L'AUTRE-MONDE

Du symbolisme, qui fut la grande révélation du siècle dernier et dont on s'empressa d'abuser largement, nous subissons aujourd'hui le contre-courant, injustifié quoique compréhensible. Nous voyons même se développer une phobie du symbolisme, dont la seule mention met en rage le critique comme le spécialiste « patenté », cramponnés à leurs vocabulaires respectifs de « valeurs artistiques » pour l'un et de « faits matériels » pour l'autre, « qui empêchent, prétend-il, de se perdre dans les nuages ». A la base de chaque œuvre artistique ou non, il y a pourtant une pensée. L'œuvre de l'âge nouveau obéit largement aux références rationnelles de causes et d'effets dont notre logique est née: l'œuvre archaïque et sa structure sont soumises à la réflexion par analogies et à leurs entrelacements. Les méthodes et les conclusions opèrent sur des plans différents: même si les deux argumentations arrivent aux mêmes résultats, comme par exemple: « Après l'hiver vient le printemps ». la phrase ne signifie qu'en partie la même pensée. Cependant, aussi certainement qu'on peut regarder une tête archaïque, celtique, à travers une optique rationnelle et y trouver des beautés qui enchantent, ou lire un mythe irlandais en y reconnaissant un chef-d'œuvre, il sera aussi naturel qu'on ne comprenne pas l'intégralité de son message, ni peut-être même ce qui en constitue l'essence. Le symbolisme est l'armature et la logique de la pensée celtique. Son but est l'intégration de chaque connaissance dans la dialectique du Sacré et le revêtement par chaque élément du « réel », d'une qualité cosmogonique qui fait de chaque objet encore « autre chose ». La légende de Tristan et Yseut, à l'origine, n'est donc nullement une banale histoire d'adultère: c'est un événement cosmogonique qui, caché par l'intrigue visible, en épouse invisiblement le contour. Les exécutants sont : la lune, le soleil et le représentant de l'Autre-monde. La lune et le soleil, dans cette équation symbolique, ne sont pas pris dans leur réalité matérielle, mais comme manifestations du Sacré, centres des cercles composés de symboles cohérents. La force d'attraction de la lune sur les marées, et sur les cycles féminins, de même que sur la croissance des plantes, fut connue des la plus haute Antiquité. A partir des analogies érotico-agraire-aquatiques, et des rapprochements pluvio-séminal-forestiers, une chaîne lunaire s'est constituée où se rangent encore à côté des perles l'escargot, la spirale, les coquillages, tout ce qui est sombre comme la nuit, l'hiver, et enfin la mort. Cette dernière, partagée par la lune et la terre, apporte les forces telluriques dans le cercle lunaire, de même que la fertilité, représentée par la Grande Déesse Mère (3). Le héros « lunaire » peut représenter toutes ces qualités, ou seulement quelques-unes d'entre elles, selon son rôle initiateur. Le soleil représente le feu, le jour. l'esprit créateur et, en ce sens, le démiurge, le fécondateur. Mais l'astre du jour signifie aussi par son coucher l'agonie de la mort. Les deux astres, ou du moins leur symbolisme, s'équilibrent plus qu'ils ne s'opposent. Leur jonction serait le mouvement continu, la vie, la mort et la résurrection garanties. En passant journellement dans l'Autre-monde, qui est le miracle et le secret de l'existence, ils reviennent renouvelés. Les qualités lunaires et solaires ne sont pas des vertus de l'un ou de l'autre sexe, ni l'exclusivité d'un clan. C'est justement une des difficultés de la mythologie celtique que ce mariage des divinités solaire et lunaire et de leur progéniture. Il en résulte un jeu subtil d'attributs d'une variété aussi riche que celle des caractères humains et des situations passionnelles. Gaston Paris (4) a remarqué que Tristan est un avatar d'une ancienne divinité celtique. A cette époque tout héros était un héros solaire, et il prit Tristan pour tel. Pourtant, déjà sa naissance tombe dans le signe nocturne; il naît le quatrième jour après la nouvelle de la mort de son père, selon la formule évocatrice de la lune, qui renaît le quatrième jour après son absence du ciel. Mais Tristan enfant renaît encore une fois lorsque les « pirates norvégiens », symbole celtique de la mort, l'enlèvent et le déposent sur une berge lointaine où règne son oncle Marc — dieu de l'Autre-monde - qu'il ignore. Tel un héros civilisateur, l'enfant initie les chevaliers chasseurs qui accourent à sa rencontre, à une méthode supérieure de dépecer le gibier et de l'entasser avec science; il émerveille par sa musique enchanteresse le roi qui, sans connaître son identité, devine leur parenté. Tristan cumule des attributs maritimes et forestiers avec ceux de l'enfant divin : 11 sait chanter la « langue des oiseaux », c'est un guerrier invincible, et cette chaîne d'attributs est celle des divinités celtiques lunaires, des Cress, Ailill, Esus, Cernunnos, et plus particulièrement de Finn, héros des contes ossianiques. Le répertoire lunaire de toutes ces divinités n'est cependant pas identique et change avec l'évolution, s'adaptant aux problèmes civilisateurs nouveaux. La ligne mène des dieux fécondateurs à ceux de l'abondance, aux dieux agriculteurs, chasseurs, tous guerriers, et au dernier héros en date, avec son message particulier, Tristan, décrivant la courbe, qui va du dieu de la fertilité au héros de l'amour. La mère de Tristan, sœur de Marc, s'appelle Blanchefeur; sa femme légitime de son « exil » porte le nom d'Yseut Blanches-Mains. Elles sont caractérisées par la couleur blanche, qui est celle de la lune, comme Yseut « aux cheveux d'or » évoque le soleil. Serait-elle l'héroïne solaire de notre roman? Dans une version irlandaise elle s'appelle Grainne (de grian, soleil) et le roman, en effet, souligne, pour qu'il n'y ait pas de doute possible, qu'à son entrée dans le château « les murs s'illuminèrent comme frappés du soleil levant ». Une autre précision est apportée par l'épisode des deux hirondelles, messagères du ciel, qui se disputent un cheveu d'or qu'elles laissent tomber devant la fenêtre de Marc. Sans savoir à qui ce cheveu appartient, Marc en tombe amoureux et désire épouser l'inconnue. Selon certains, les deux Yseut seraient le jour et la nuit, mais pour ce qui suit, nous nous en tenons à leur distinction luni-solaire. Marc signifie dans toutes les langues celtiques cheval, cheval psychopompe, bien entendu, du royaume des Morts. Le cheveu d'or qui enchante le génie des ténèbres, ne serait-il pas un rayon solaire égaré dans la nuit? Tristan, qui connaît l'origine du cheveu d'or, lui amènera la femme tout en la lui enlevant. Mais Marc ne sera pas le mari jaloux, furieux, vengeur comme Finn; il sera prêt à comprendre, et à pardonner s'il le faut, et par là, il pourrait paraître au lecteur non averti un peu naïf et trop généreux, lorsqu'il va chercher les deux corps pour les enterrer sans rancune dans les tombes princières. Que de détails encore qui soutiennent ce symbolisme : les monstres marins comme Morholt (irl. mor, mer) et le dragon, survivance, soit celtique, pareille au monstre androphage de Noves, soit nordique, car au xe siècle, Dublin est aux mains des Vikings. Il y a là le nain bossu, « astrologue », le connaisseur du ciel qui épie les astres; il saupoudre de farine l'intervalle entre les deux lits des amants — la voie lactée quand Tristan le franchit, il enfreint l'ordre cosmique, comme en témoigne le sang ruisselant de son pied. Les quatre barons félons, gardiens de l'ordre à la fois social et cosmique, disparaissent l'un après l'autre au fur et à mesure de l'approche de la fin. Ne sont-ils pas aussi les quatre phases de la lune qui marquent le temps écoulé s'éteignant par et avec Tristan? Le sens de cette distribution des rôles, bien que la cohérence rigoureuse du symbolisme soit déchirée dans les remaniements et qu'il n'en reste que des lambeaux, était d'établir un parallélisme grandiose entre l'amour malheureux et la course des astres : comme le soleil et la lune (en celtique leur genre est inverse de celui du français), tout en se cherchant ne se rencontrent pas, si ce n'est dans les nuits de la lune NOIRE, qu'ils sont supposés passer ensemble dans l'Autre-monde, de même les amants maudits ne seront unis que dans le royaume des Morts où Marc les conduira : une analogie à double sens, semble-t-il, qui décrit, d'autre part, la course des astres comme une passion amoureuse inassouvie. L'amour malheureux est ainsi rattaché à la réalité cosmique : il cesse d'être incompréhensible et reçoit sa consécration du mouvement céleste. Le dénouement revêt une rigueur automatique. aussi inexorable que la condamnation de Kafka dans son Procès sans juges visibles, qui pousse à l'exécution au rythme du sablier. Les deux amants l'acceptent et prévoient un voyage (leur mort) par l'évocation de l'Autre-monde, qu'Iseut fixe à Tintagel: « Tristan, dit la reine, les gens de la mer n'assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que, par sortilège, deux fois l'an, en hiver et en été, il se perd et disparaît aux yeux?... N'est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe: ....le héros y vit sans veillir entre les bras de son amie et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d'air? » « Non, dit Tristan, la muraille d'air est déjà brisée et ce n'est pas ici le verger merveilleux. Mais un jour, amie, nous irons ensemble au Pays-Fortuné dont nul ne retourne. Là s'élève un château de marbre blanc: à chacune de ses mille fenêtres brille un cierge allumé (les étoiles): à chacune un jongleur joue et chante une mélodie sans fin: le soleil n'y brille pas et pourtant nul ne regrette sa lumière : c'est l'heureux pays des vivants.» Ces « châteaux », de même que le « Pays-Fortuné » connus par les gestes celtiques sont des localisations de l'Autre-monde, comme cet autre survivant du passé celtique, le château du Saint-Graal. Etant le type même de l'enseignement ésotérique celte, à l'origine et pour les initiés, la construction figurée. dut être sans lacunes; au Moyen-Age, dans les remaniements, la perte de la clé du mystère est manifeste, et aujourd hui la religion celtique est encore moins connue que celle de centaines de peuplades exotiques. Le devoir de l'auteur est donc d'avertir le lecteur que son interprétation diffère encore des vues générales des spécialistes, et que les arguments qui donnent une base luni-solaire à la religion celtique ont été exposés dans son livre : L'Art Caulois dans les médailles. L'origine celtique du roman ne fait cependant aucun doute, surtout depuis l'ouvrage de Gertrude Schoepperle qui en traite à fond les éléments, sans pour autant, il faut l'avouer, lier les morceaux avec une cohérence satisfaisante. Parmi les allusions symboliques restées inexpliquées figure le chien enchanté Petit-Cru, présent d'amour d'une fée que le Duc Gilain de Galles dépose devant Tristan pour le consoler. « Son encolure semblait d'abord plus blanche que la neige, sa croupe plus verte que feuille de trèfle, l'un de ses flancs rouge comme écarlate, l'autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le lapis-lazuli, son dos rosé... Il portait au cou, suspendu à une chainette d'or, un grelot au tintement gai, si doux, que la peine de Tristan fondit »; il se rend propriétaire du chien au prix luttes extraordinaires et l'envoie à Yseut pour adoucir son affliction. Nous avons rencontré dans un conte irlandais ce petit chien, appartenant aux trois jeunes guerriers « norvégiens » . L'un de ces guerriers mourait chaque soir tandis que les deux autres veillaient la nuit jusqu'au matin de sa résurrection, derrière un cercle en flammes. Pendant la journée, le petit chien grandit, jusqu'à devenir l'horreur d'armées entières qu'il anéantit. Il est identique à Cuchulainn, le héros celtique dont le nom signifie « le chien de Culann (cuculainn) » qui porte les mêmes couleurs bariolées dans ses cheveux et sur les joues (7). Nous avons pu fixer ces taches en forme de boules sur certaines médailles des Carnutes, qui y font certainement allusion (8). Ces chiens sont des Cerbères celtiques, gardiens et messagers de l'Autre-monde, et tel fut Petit-Cru. Ses couleurs sont l'évocation du soleil, de la lune, elles représentent le ciel, la terre, l'eau, bref, l'univers. Le « son si gai » consolateur d'outre-tombe, est celtique. Lucien (9) décrit un tableau gallo-romain représentant le vieillard Ogmios, solaire et psycopompe, qui porte une chaîne d'ambre attachée à sa langue et dont l'autre bout était fixé aux oreilles d'une foule qui l'accompagnait avec joie. Le dieu de l'éloquence fut aussi le guide des morts qui manifestent ici un état d'âme heureux. Le message que porte Petit-Cru à Yseut est le rappel de la mort consolatrice.

LES ANTÉCÉDENTS

L'amour fulgurant qui s'exprime dans le roman de Tristan par ses accents les plus épurés témoigne d'une évolution dans la recherche de son expression dont ce roman est le point d'arrivée. Notons quelques-unes des variantes tragiques qui semblent préparer dans les légendes la venue du chef-d'œuvre. Dans le conte Baile Binnbérlach ou « Baile au langage harmonieux » (10), un être surnaturel, sans doute la Mort, trompe les amants en annonçant à chacun la mort de l'autre. La nouvelle les foudroie. Loin l'un de l'autre, un if poussera sur la tombe de Baile, un pommier sur celle d'Aillinn. Sept ans plus tard, du bois d'if coupé on fait une tablette pour y noter les visions, les fêtes et les amours d'Ulster. Les hommes de Leinster font de même du bois du pommier d'Aillinn. Le jour de Fête des Morts, le roi d'Irlande demande à voir les deux inscriptions. Sitôt mises en présence, les deux tablettes se précipitent l'une vers l'autre et se joignent si inextricablement que nul effort ne réussit à les séparer. Un autre fragment est contenu dans le Livre Jaune de Lecan du XIv siècle (11). l'Amour de Cano, fils de Gartnân, pour Cred. Cred, épouse de Marcân, tombe amoureuse du fils du roi d'Alba (Ecosse). Cano, qui est en exil jouit de l'hospitalité du père de Cred. Par ses opérations magiques, elle tente de contraindre Cano à l'aimer, mais celui-ci lui résiste, par égard pour son hôte, et il promet de revenir l'épouser après avoir reconquis son trône. Cano confie à Cred son âme, qui s'est échappée de ses lèvres au moment de sa naissance et prit la forme d'une pierre. Devenu roi, il cherche par tous les moyens à rencontrer Cred, ce dont il sera toujours empêché par Colgu, son rival, beau-frère de Cred. Selon une variante populaire, quatre-vingts années de supplice se passent en vains efforts des amants fidèles. Ils arrivent au dernier rendez-vous au nord de Dublin. Leurs barques sont déjà en vue quand trois bateaux ennemis les attaquent, faisant échouer Cred. Elle croit Cano mort, et se brise la tête contre les rochers. La pierre renfermant l'âme de Cano éclate aussi; retourné dans sa patrie, Cano lui-même meurt neuf jours plus tard. La légende de Diarmait et Crainne (12) débute par le mariage de Finn et de Grainne. Parmi les assistants Grainne aperçoit sur le front du héros Diarmait le signe d'amour d'une fée qui le rend irrésistible. Elle en tombe amoureuse et profite d'une absence de Finn pour jeter un sortilège qui doit l'obliger à fuir avec elle immédiatement. Lui, le meilleur ami de Flinn, refuserait par dignité si tous ses amis présents, ses frères d'armes, ne le poussaient à accepter l'enchantement, dont le refus serait inimaginable selon le code d'honneur celtique. Sans être amoureux, il part désolé. Une version relate que la poursuite que le mari trompé entreprend a duré un an et un jour - le cycle solaire - et fut jalonnée par les lits que préparait Diarmait. On en comptait trois cent soixante-six en Irlande, tous dolmens portant le nom Diarmada agus Grainne (Lit de Diarmait et de Grainne) et qui constituent peut-être un calendrier préhistorique. Ils fuient dans la forêt, déjouent les poursuites du mari jaloux. et endurant des épreuves qui s'aggravent sans cesse. Le héros finit par tomber dans un piège et succombe face à l'invulnérable sanglier mythique. Finn assiste impassible à sa mort, sans même offrir une goutte d'eau au mourant pour rafraîchir ses lèvres. Et, comble de tout, Gráinne, la séductrice, rejoint Finn dans un climat d'innocence shakespearienne. Si l'on compare ces récits, à la lumière de l'information actuelle, l'obscurité de maints détails est si pesante, qu'exception faite de certaines tournures réitérées, le véritable sens des contes et, à plus forte raison, de l'épopée celtique en son ensemble, ne se dégage pas. Jean Markale (13), dans sa brillante étude sur la poésie galloise, évoque les intentions initiatiques des poèmes celtiques du cycle arthurien, et traduit leurs subtilités poétiques avec une rare justesse. Roger Chauviré (14), actualise le mystère celtique en retrouvant dans l'Irlande de nos jours l'esprit ancestral dont il donne une image passionnante. Pour faire un pas de plus dans la direction de la logique archaïque qui anime la littérature celtique, il faudrait opérer un rapprochement entre l'imagerie et les œuvres littéraires. Notre hypothèse, issue de l'étude des médailles gauloises, à savoir que le mouvement luni-solaire, image concrète de l'ordre cosmogonique, constituerait le fondement probable de la religion celtique, aurait l'avantage de ranger sous un commun dénominateur, et l'imagerie et une part importante de la littérature, conformément au symbolisme dont elles sont issues. Le mouvement continu des astres implique, en effet, l'éternel retour comme conséquence capitale, tandis que l'Autre-monde s'y incorpore comme centre de la résurrection, creuset de la vie écoulée et future, ainsi que source de toute sagesse; celui qui le contrôle est maitre de la mort. L'attention du Celte parait être absorbée par la concordance des mythes avec le mouvement céleste. Ni morale, ni psychologie, pas même d'opportumté et moins encore de sentimentalité ou de peur, ne pèse sur la décision de Tristan lorsqu'il envisage de rendre Yseut à Marc. Yseut ne s'y oppose pas davantage, et nous ne saurons rien de leur argumentation. Toute la « fantaisie » se consacre au problème des analogies justement posées, c'est-à-dire à la mise en place d'une horlogerie dont le mouvement déclenché se déroule selon un moment de l'ordre universel reconnu. Il se peut que cette ordonnance semble manquer de chaleur humaine, pour le lecteur moderne qui la chercherait, mais pour le Celte elle n'est même pas en cause car elle peut se glisser dans le mythe, quoique sans être voulue. L'investigation ainsi armée, décelera dans le mythe de Diarmait et de Gráinne, une divergence subtile qui l'oppose à celui de Tristan. Diarmait traite du problème de l'amour conjugal empêché alors que Tristan développe l'amour-passion « illégitime ». Regardons les personnages. Finn, le mari, signifie blanc: aïeul est Finntan, le Blanc lointain, sans doute un dieu lunaire. Finn habite les profondeurs de la forêt, il est chasseur de sanglier. et cet animal est peut-être son ancêtre. Leur identité est confirmée par le fait que le sanglier tue Diarmait en présence de Finn, qui pourtant était le héros légendaire, le seul qualifié pour un duel en règle. Il est capitaine des Fiana, une sorte de milice mythique dont l'origine cervidée ressort des conditions de l'enrôlement de ses membres... « Pas un n'était admis, dit le texte, que ses cheveux entretissés en tresses sur la tête, il ne se lançât à pleine course à travers les forêts d'Irlande. » Ce soupçon se confirme lorsqu'on sait que la première femme de Finn, la mère d'Oichinn, fut une biche. L'épouse de Finn est Gráinne, le soleil, comme son nom l'indique. Elle est attirée vers d'autres cieux, le Jour, probablement, sur le ciel duquel Finn, la lune, ne s'aventure guère sans s'effacer. Diarmait, dont le nom contient son essence (dia, jour; maith, noble, bon) (15) est, en effet, caractérisé dans le texte par l'épithète « aux joues rouges comme la baie du sorbier magique » qui fut celui du « peuple-fée » solaire, et par son père nourricier Oengus, un des dieux solaires. Les signes symboliques sont donc les mêmes que dans le roman de Tristan, seulement les rôles et les significations sont autrement distribués. Dans le Tristan, les deux astres cherchent à se rencontrer; ici, l'un fuit l'autre pour ne pas le croiser. Dans Diarmait, les deux astres figurent le couple conjugal dont l'amour est obstrué: Diarmait en est l'obstacle. Non en tant qu'amoureux, puisqu'il n'aime pas Gráinne d'une vraie passion et il a même tout fait pour s'y dérober, étant de la même essence solaire. Tristan n'aime pas Yseult Blanches-Mains pour la même raison, à cause de sa race lunaire. Dans les deux cas l'antipathie n'est pas réciproque, du moins au début. Elle sera d'autant plus forte à la fin: Yseut légitime épouse et Grainne amante donneront le coup de grâce à leurs partenaires masculins. Le mécanisme impersonnel du mythe se montre à jour dans le cas de Diarmait : il est tenu malgré lui de jouer le rôle d'obstacle; il est désigné (par la marque sur son front) pour attirer Gráinne, l'éloigner de son mari, sans quoi les deux astres brilleraient ensemble sur la voûte céleste du jour et de la nuit. Le charme qui commande l'éloignement est si grand que toute la contre-magie, employée à profusion par Finn, est impuissante à le rompre. Quand Diarmait expire sous le boutoir du sanglier, le jour est effacé par la nuit, et l'obstacle disparaît, semble-t-il. Mais juger par le faible empressement de l'épouse, celle-ci ne passerait que trois jours avec son mari : les trois nuits de nouvelle lune, dans l'au-delà. A part le symbolisme, l'attraction de Diarmait est pourtant bien l'amour, l'adultère même, l'amour-passion centrifuge, que le récit tente de définir par analogie d'incorporer comme une révélation dans l'ordre universel.

INDIVIDUALISATION

Pour en revenir à la force civilisatrice de l'amour, la légende montre qu'elle éloigne l'homme de la tribu, représentée ici par les Fiana. sorte de confrérie guerrière dont Finn est le chef et Diarmait un des piliers. Il est le plus dévoué des amis de Finn : refusant de céder à l'enchantement et d'accompagner Gráinne, il se tourne vers ses compagnons pour leur demander conseil. Ceux-là, et surtout Oisin et Oscar, le fils et petit-fils de Finn, le décident pour le départ: il s'incline. La société ne le repousse donc pas et Diarmait ne la fuit pas: il a le chagrin de la quitter. C'est la nature de l'amour, qui porte en lui-même le principe selon lequel l'individu se sépare de la communauté non différenciée. Et, le premier qui la quittera sera, comme Diarmait, d'une « race » différente de la multitude, et marqué au front. Les contes celtiques autorisent des conclusions d'une telle envergure, parce que leur ensemble constituerait un livre saint pré-chrétien, en langue sacrée symbolique; ils n'attendent que d'être interprétés pour le devenir. Tout en plongeant dans la tradition mythique, ces gestes sont inextricablement entretissés d'éléments magiques et réels où se côtoient le merveilleux et la sagesse, des faits historiques et leurs transfigurations poétiques indissolublement mélangés. Ainsi la crise des Fiana, c'est- à-dire de la Société tout court, serait réelle. Elle est plus sérieusement entamée encore par la jalousie de Finn, le chef, qui la secoue dans ses fondements en poursuivant sa vengeance personnelle au détriment de la solidarité sacrée qu'il pousse à la démission. Peu de temps après, en effet, cette société légendaire se dissoudra, vaincue, anéantie: Finn est tué, au seuil de la christianisation de l'Irlande, vers le Ve siècle de notre ère. Vers cette époque, les deux contes marquent le moment historique de la prise de conscience de l'amour-passion; non de l'Amour signifiant une notion globale, abstrait, mais de son intensité en des situations variées, liée à la jalousie comme facteur adhérent, objectif et inéliminable. Ce qui est formulé n'est pas tant l'amour que son mystère; non le bonheur mais la tension, non le repos mais le mouvement, c'est-à-dire l'essence même de la conception celtique. Ces deux légendes sont les deux étapes consécutives, allant du pressentiment dans lequel l'amour conjugal distractif se reflète dans le miroir d'un ravisseur possible, à l'image de l'envahisseur noble, porteur d'un grand et vrai amour, qui s'affirme en dehors de toute alliance légitime. Dans Tristan, cette passion d'amour s'élèvera à une expression si éclatante qu'elle gardera toujours son attrait pour l'homme « occidental ». En soulignant ce penchant bien occidental à admirer l'amour ainsi exalté dans l'acception passionnelle (Stendhal) ou dans celle de l'amour sublime (Benjamin Péret) (16) ne conviendrait-il pas, à la fin, de toucher un mot des ressorts secrets qui le différencient de la conception méditerranéenne, pour laquelle la passion dévorante est proche, selon les auteurs de l'Antiquité, d'une maladie mentale. d'une « frénésie » comme nous dit Plutarque? Dans la revue Médium 4, nous avons exposé l'opposition des deux conceptions, celtique et grecque. telle que la présentent les Arts. En élargissant cette opposition jusqu'au problème de l'amour, rappelons que les œuvres grecques naquirent de la beauté et de la perfection « de ce monde » qui se révèlent dans l'harmonie des formes, du charnel et du spirituel. Les œuvres occidentales, celtiques et plus tard nordiques, par contre, tendent à s'accomplir dans un « autre monde » présumé éternel. Il en est de même des représentations grecques et celtiques de l'Amour-passion. Les premières sont conformes à une vue statique, anthropocentrique du monde, les secondes, à la conception dynamique d'un espace illimité dont le mouvement cosmogonique fut le modèle et l'initiateur.

Lancelot LENGYEL.

BIBLIOGRAPHIE

  1. H. Arbois de Jubainville : Cours de littérature celtique, 1900, t. II.
  2. Denis de Rougemont: L'Amour et l'Occident, 2e ed. 1956. passim.
  3. Mircéa Eliade : Traité d'histoire des religions. 1953, passim.
  4. Gaston Paris: Tristan et Yseut dans Revue de Paris, aval 1894.
  5. Gertrude Schoepperle : Tristan und Isolt. Francfort 1913.
  6. Roger Chauviré: Contes ossianiques. 1949. p. 157.
  7. M. L. Sjoestedt-Jouval : Légendes épiques irlandaises el monnaies gauloises. Etud. Celtiques, 1936. PP. 1-77.
  8. Bibl. Nat., n° 6928, et Lancelot Lengyel : L'Art gaulois dans les médailles. 1954, 6g. 127.
  9. Luscien : Discours, Hercule. Extraits des auteurs grecs, t. VI. p. 77 10.
  10. Joseph Lath: Baile Binnbérlach, dans Revue Celtique, 1892. p. 120.
  11. R. Thurneysen : Eine Paralelle zu: Tristan Saga, dans Zeitschr. r. rom. Phil., XLIII. p. 386.
  12. Joseph Loth: Un parallèle au roman de Tristan. Crai, 1924.
  13. Roger Chauviré : op. cit., p. 167.
  14. Jean Markale: Mystère et enchantements des littératures celtiques, dans Médium 4, 1935. pp. 7-10.
  15. Roger Chauviré : L'Irlande. 1936.
  16. Cf. H. Pedersea: Vergl. Gramm. d. Kelt. Sprachen. II, p. 63, traduit Diarmaid par Sans-Désir.
  17. Benjamin Péret: Anthologie de l'Amour sublime. Albin Michel. éd., 1956.

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GOMORRHE

En ce temps-là - c'étaient les jours les plus longs de l'année — à travers les halliers du Cinglais de grands chars de combat tenaient l'affût au coude des laies forestières, la volée de leurs pièces charbonnée contre le soleil couchant des châteaux Louis XIII. La lumière était désheurée - l'ombre des buissons au travers de la route plus délectable que l'eau fraîche, à cause de ces mouches de fer brillantes et du remue-ménage dans le ciel de mauvais guêpier. C'était d'aller à l'air libre qui plaisait : le large des routes, les portes battantes — à même la pelouse d'herbe sûrie dans la gentilhommière évacuée, le camp volant sous les platanes, au large de la ville irrespirable. De grosses gouttes d'orage tombaient dans les plats; par les doubles fenêtres ouvertes, on voyait les lits de camp d'enfants sous les portraits de famille, dans un salon plus déployé qu'une charge de cavalerie. L'Orne coulait devant — très lente — parmi les troënes et les prairies de fleurs pleines de joncs. Cela me plaisait que la vie fût ainsi dessertée, et qu'on fît sa couchée dans les maisons vagues comme au fond d'un bois noir.

Quand j'arrivai à la côte de May, le versant était mi-parti d'ombre et de soleil; les oiseaux chantaient moins fort; une jeune fille que je connaissais allait devant moi sur la route très blanche : je la rejoignis. Je compris que son étape aussi était à Jaur et qu'invités nous devions coucher dans la même maison. Nous allâmes. C'était une contrée charmante : ces côtes qui montaient entre des forêts, la fraîcheur des feuilles, et les bas-côtés d'argile humide qui gardent des flaques jusqu'au cœur de l'été. Quelquefois nous parlions et quelquefois nous nous taisions. Il y avait des bouquets de sapins noirs plantés à l'embranchement des routes, ou parfois un calvaire — mais le plus beau, c'était cette soirée d'été qui tenait les champs éveillés si tard, surnaturellement, comme les jours où l'on moissonne, à cause de l'heure allemande. A Thury, je m'arrêtai pour dîner à l'auberge : le soleil bas flambait encore aux carreaux et aux cuivres des armoires — je relevais les yeux entre les plats sur la route vide, qui coulait limpide et toute pure devant la porte ouverte, comme une rivière qu'on fait passer à travers son jardin. Je repartis tout éclairé par la chanson d'une bouteille de vin, comme une lanterne par sa bougie. Derrière moi, les sirènes l'une après l'autre amorça:ent leur décrue sur la ville marquée pour le feu. Il n'y aurait plus à s'inquiéter jamais. La route devant était toute blanche de lune, si délicatement éclairée qu'on distinguait sur les bas-côtés les jeunes lames de l'herbe entre les graviers fins. Le clocher de Jaur flanquait le chemin à quelques jets de pierre, dans la nuit marquée d'un signe tendre, comme une robe blanche dans l'ombre d'un jardin — la route allait vers le Sud, toute sablée entre les tentes des pommiers ronds dans la nuit ouverte, et je chantais parce que j'étais attendu.

Julien GRACQ.

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SUR L'ART MAGIQUE

Le concept d'« art magique » recouvre aujourd'hui des réalités trop distinctes pour qu'il ne soit pas nécessaire de les circonscrire d'abord, quitte à s'efforcer de dégager ensuite ce qui peut les sous-tendre en commun. Avant tout il importe de montrer comme le contenu d'une telle notion varie selon la qualification de ceux qui ont recours à elle. Sans trop d'arbitraire, on pourra s'éclairer, au départ, de ce qu'a été sur la question le point de vue d'un très grand esprit comme Novalis. S'il a choisi les mots d'« art magique » pour nous dépeindre la forme d'art qu'il aspirait lui-même à promouvoir, on s'assure, en effet, qu'il avait disposé des balances voulues pour peser ses termes et aussi que, dans la si forte tension vers l'avenir qui fut la sienne, c'est à ces mots qu'il avait reconnu le plus haut pouvoir d'attraction. Dans l'acception où il les a pris, on peut s'attendre à ne pas seulement trouver, décanté, le produit d'une expérience millénaire mais encore son dépassement à la faveur de l'exceptionnelle conjonction en un être des plus étincelantes lumières de l'esprit et du cœur. Entrer si peu que ce soit dans le vif de la controverse que déchaine le seul vocable de « magique », c'est s'exposer aux oscillations des derniers degrés de la tour de Babel. Les tenants et les contempteurs du pouvoir qu'il met en jeu, si, aujourd'hui encore, ils poursuivent les uns contre les autres une lutte acharnée, ne s'entendent guère mieux dans leurs camps respectifs. Les spécialistes de toutes disciplines affrontent ici leurs thèses qui, lorsqu'elles ne sont violemment contradictoires, ne s'en montrent pas moins irréductibles les unes aux autres. Les progrès de la science, sur quoi certains comptaient pour dissiper les illusions d'époques révolues, ont eu pour résultat paradoxal, sur une vaste échelle, d'aviver la nostalgie des premiers âges de l'humanité et des moyens d'agir sur le monde dont l'homme d'alors, à tâtons, s'ingéniait à démêler le secret. Un courant sensible s'est même nettement dessiné, familiarisant l'opinion avec un sens de plus en plus extensif, et d'ailleurs de grande laxité, des mots « art magique ». La pensée de Novalis permet de saisir l'instant ou ces mots, issus de vocabulaires particuliers, vont se trouver une limite commune et tendre à verser peu à peu dans le langage courant. L'opération s'effectuera sur la base d'une réduction sémantique, d'abord, d'une adaptation aux besoins non plus primordiaux, mais essentiels de l'homme, ensuite. Novalis, en effet, fait sienne la conception de Paracelse, selon qui « il n'y a rien au ciel et sur la terre qui ne soit dans l'homme » aussi bien que celle de Swedenborg : « Toutes les apparences et toutes les formes matérielles ne sont que des masques et des enveloppes qui laissent deviner les sources les plus intimes de la nature. » Sa fidélité à la pensée dite « traditionnelle » s'exprime sans ambages: « Nous sommes en relation avec toutes les parties de l'univers, ainsi qu'avec l'avenir et le passé. Il dépend de la direction et de la durée de notre attention que nous établissions tel ou tel rapport prédominant, qui nous parait particulièrement important et efficace. » Chez lui, ces considérations, loin de rester théoriques, vont puiser leur force dans l'expérience quotidienne. S'il reprend a son compte ce qui est par excellence le postulat magique — et s'il le tait sous une forme qui exclut de sa part toute restriction: « Il dépend de nous que le monde soit conforme à notre volonté », il est, en effet, trop poète pour que son premier soin ne soit pas de faire apparaître ce qui se cache de validité sous certaines expressions toutes faites, en fin de compte très significatives bien que leur sens ait été déprécié par l'usage: « Une charmante fille est une magicienne plus réelle qu'on ne croit... Tout contact spirituel ressemble à celui de la baguette magique. » Ainsi, aux yeux de Novalis, la magie, même dépouillée de son appareil rituel, garderait, dans notre vie de chaque jour, toute son efficace. A ne citer que Hugo, Nerval, Baudelaire, Lautreamont, Rimbaud, Mallarmé, les plus grands poètes du XIXe siècle communieront dans le même sentiment. On peut donc s'attendre à ce que la sensibilité moderne en soit profondement imprégnée. Ce qui nous retient dans l'idée que Novalis s'est faite de l' « art magique », c'est qu'elle est à la fois parfaite assimilation des données ésotériques qui concourent à le définir, en même temps qu'appréhension géniale d'un besoin d'investigation et d'intervention extra-rationalistes (on dira de nos jours surrationalistes) qui ne va faire que se creuser et s'aiguiser jusqu'à nous. Il est dommage - du moins pour le profane — qu'il se soit exprimé sur l'art magique à mots couverts: « La mathématique, nous dit-il, ne concerne que le droit, que la nature et l'art juridiques, mais non point la nature et l'art magiques. Les deux ne deviennent magiques que par leur moralisation. L'amour est le principe qui rend la magie possible. L'amour agit magiquement. » Observons que le mot « moralisation » ne saurait ici souffrir aucune équivoque: il est incontestablement pris dans le sens de spiritualisation. L'accent n'est mis sur le « moral », le spirituel, qu'aux fins de lever l'hypothèque de plus en plus écrasante que le monde ‹ physique » fait peser sur nous et à dessein de permettre, au-delà, la conciliation des deux termes. De même, le mot « amour » ne peut s'entendre qu'au sens de désir spiritualisé, sublimé : « Un cœur aimant rassasie tous les désirs de l'esprit. » Nous surprenons bien ici le concept magique en pleine évolution. Il n'a pas cessé de répondre à l'exigence des mystiques, pour qui la magie « n'est en soi rien qu'une volonté, et cette volonté est le grand mystère de toute merveille et de tout secret; elle s'opère par l'appétit du désir de l'être (1) » et en même temps il se cherche une issue - qui menace d'être torrentueuse - un monde, le nôtre, que tout a conspiré à lui fermer. C'est de ce point véritablement nodai de la pensée de Novalis où s'épousent le philosophique et le poétique, que me semblent se découvrir à la fois les deux versants, d'aspects fort différents, de l'art magique, tel qu'on peut envisager de le considérer dans le cadre de l'histoire de l'art, soit à travers ses réalisations d'ordre plastique. L'un de ces versants nous retrace, en effet, le développement d'un art qui, sil n'est pas forcément l'expression directe de la magie, entretient du moins avec elle des rapports étroits: il s'agit, en pareil cas, d'une magie en exercice obéissant à un code variable selon les temps et les lieux, mais en chacun d'eux très précis. L'autre versant nous initie à un art survivant à la disparition de toute magie constituée et qui, délibérément ou non, n'en remet pas moins en œuvre certains moyens de la magie, spécule, consciemment ou non, sur leur pouvoir. Si le premier trouve son assise génératrice dans les tout premiers âges de l'humanité, je suis de ceux qui pensent que le second, eu égard à la croissante attraction qu'il exerce de nos jours, dispose dans la plus grande mesure de l'avenir. La terminologie courante, qui tend à les confondre sous la dénomination d'art magique, manque peut-être de rigueur mais, dans ce cas comme dans tout autre, elle ne saurait être totalement prise en défaut, dans la mesure où elle consacre un état de fait, attestant du même coup la pérennité de certaines aspirations humaines d'ordre majeur.

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La conception de l'œuvre d'art comme objectivation sur le plan matériel d'un dynamisme même nature que celui qui a préside à la création du monde s'éclaire d'une lumière particulièrement vive chez les Gnostiques. « Autant le portrait est intérieur au visage vivant, autant le Cosmos est intérieur à l'Æon vivant (ici: l'Eternel). Quelle est donc la cause de l'image? » interroge Valentin d'Alexandrie: « C'est la majesté du visage, lequel a fourni au peintre le modèle, afin que (ce visage) soit honoré à travers son « Nom ». Car la forme ne s'est pas rencontrée en elle-même, mais c'est le Nom qui a rempli ce qui était déficient dans le modelage (de l'œuvre). » Un autre passage de Valentin fait saisir tout ce qui s'empreint du mécanisme de création de l'homme dans l'élaboration de l'œuvre humaine : « La crainte de l'œuvre façonnée saisit les anges, lorsque celle-ci fit entendre des sons qui dépassaient sa condition d'œuvre modelée: la cause en était la semence de la substance d'en haut déposée invisiblement en elle et qui s'exprimait librement. Ainsi, dans les générations des hommes cosmiques, les œuvres des hommes deviennent pour leurs auteurs des objets de crainte, par exemple les statues, les images et tout ce que les mains accomplissent « au nom de Dieu ». Car c'est « au nom de l'Homme » qu'Adam a été façonné et il causa la crainte de l'Homme préexistant, lequel était précisémen: établi en lui. Les anges furent frappés de stupeur et, vite, dissimulèrent leur œuvre (2). » Le rôle capital qui est ici dévolu au « Nom » trahirait à lui seul le substratum magique d'une telle pensée. Aussi bien tels disciples de Valentin, les Marcosiens qui s'emploient à rendre non seulement les hommes, mais aussi les femmes, conscients de leurs pouvoirs magiques, se construiront-ils toute une cosmogonie du nom et du nombre, se livreront-ils à la cabale phonétique non moins qu'à l'illusionnisme. Mais de la pensée de Valentin, on retiendra plus encore la part qu'elle fait à cette terreur sacrée qui s'empare de l'artiste en face de son œuvre créée « au nom de Dieu », autrement dit d'un principe supérieur inconnu. C'est tout à la fois ce même orgueil et cette même angoisse qui sinsinueront au cœur du romantisme allemand et trouveront leur plus pathétique expression chez Achim d'Arnim: « La foi de l'inventeur en quelque chose d'encore incréé qu'il doit amener au jour, pour quoi il doit se précipiter aux abîmes et abandonner son âme entière au chaos, cette foi est chose éminemment sacrée ; c'est pourquoi elle est si vulnérable, et ses blessures si sensibles, si difficiles à guérir... Telle est l'épouvante qui habite au cœur de l'homme le plus vaillant, à la pensée de l'univers ineffable, qui ne se plie point à nos tentatives, mais se sert de nous pour ses expériences et ses divertissements (3) » On mesure l'amertume qui passe dans ces derniers mots. Toute la volonté de l'artiste est impuissante à réduire la résistance qu'opposent à ses fins propres les fins ignorées de la nature. Le sentiment d'être mu, pour ne pas dire joué, par des forces qui excédent les nôtres ne cessera, dans la poésie et dans l'art, de se faire plus aigu, plus envahissant: « C'est faux de dire: je pense. On devrait dire: On me pense (4). » Tout le champ, depuis lors, a été donné à la question: « Ce que nous créons, est-ce à nous? »

André BRETON.


  1. Extrait de l'Introduction a L'Art magique, sous presse au Club français du Livre.
  2. Jacob Boehme.
  3. Fragments de Valentin d'Alexandrie, cités d'après H. Leisegang : La Gnose, Payot édit., 1952.
  4. Cité par Albin Bonnet: Le Romantisme allemand. Cahiers du Sud, mai-juin 1937.
  5. Rimbaud.

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KANDINSKY ET CHIRICO

Dans l'engouement qu'il manifestera toujours pour ceux qui furent réellement ses maîtres : Böcklin, Franz von Stuck et Klinger, Chirico se montre sensible à ce qui chez eux participe d'un certain irréalisme, à la rencontre imprévue d'éléments (décor, personnages. objets) qui place nombre de leurs œuvres sous le signe de l'inattendu, du dépaysement, de la « surprise ». Le charme puissant qu'exercera sur lui, tout au long de sa grande période, le télescopage fulgurant des témoins les plus sûrs et les plus secrets bien que des moins prévus (architectures, végétaux, jouets, instruments) prouve suffisamment que, du « Jugendstil », il a retenu le rôle délirant qu'y pouvait tenir l'objet sans se soucier pour l'instant de l'importance que l'on réserve encore au « sujet » dans l'Art Nouveau. Rôle de l'objet qui ne peut être que métaphysique au sens où l'entend aussi Alberto Savinio, frère de Chírico, lequel déclarera dès 1914 « Notre époque serait portée à faire jaillir des matières mêmes (des choses) leurs éléments métaphysiques complets. (...) Ce serait ainsi la mise en valeur totale des éléments qui informent le type de l'homme pensant et sensible. » Chaque objet étant appelé à témoigner prend donc une signification nouvelle, renverse les « données » du problème, remet en cause ce que l'on tenait jusqu'alors pour le réel. Signification d'ailleurs plus magique que symbolique, car il parait certam que peu de peintres se sont autant « engagés » dans leur peinture que le Chirico des années 1911-1918, qui s'y livre pieds et poings liés à ses fantômes. En tout cas, c'est à un renversement total des perspectives traditionnelles de la peinture que Chirico se voue à cette période, l'objet faisant éclater la figuration apparemment objective dans laquelle il s'insère et qui semblait relever du paysage et de la nature morte. Les objets dévorent l'image du monde dans laquelle ils sont englobés et finissent par se réduire eux-mêmes à leurs propres ruines, à des simulacres, des objets abstraits qui n'informent dans l'homme que ce qu'il y a de moins sensible, de moins vivant: chevalets, équerres, règles, châssis, bric-a-brac de géomètre. Il devient de moins en moins possible de reconstruire l'intellect de l'homme moderne au moyen des objets réels. Et comment ne pas penser alors à Kandinsky écrivant en 1913 : « Un abîme effrayant s'ouvrait sous mes pas, tandis qu'en même temps s'offrait à moi une abondance de possibilités et de toutes sortes d'interrogations pleines de responsabilité et la plus importante de toutes : Qu'est-ce qui doit remplacer l'Objet ? » (1). On n'a pas assez remarqué en effet combien le cheminement spirituel de Chirico et de Kandinsky de 1910 à 1919 présente de points communs et comme une même ambition, à un moment où, pour eux, tout se joue, les guide en plein territoire inconnu. Cette « sensation d'une profondeur et d'une beauté terribles » que Chirico ressent « dans les rues et sur les places publiques, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome », Kandinsky, lui, la ressent devant Moscou, sensiblement à la même heure, vers la fin de l'après-midi, et tous deux sont guidés dans l'aventure lyrique de leur peinture par cette vision exceptionnelle de leur patrie. La « nostalgie poignante et éternelle » que le Russe ressent devant un coucher de soleil sur le Kremlin n'a d'égale que cette sensation d' « éternel présent » que l'Italien poursuit sans trêve (« Nostalgie de l'infini », 1913-1911), ce regret lancinant d'un « âge d'or » enfoui dans un lointain et mythique passé qui lui aurait fait souscrire entièrement à cette très nervalienne notation de « Regards sur le passé » (voyage à Rothenbourg-ob-der-Tauber) : « Il me semblait qu'une sorte d'enchantement, à l'encontre des lois naturelles, m'entraînait de siècle en siècle dans les profondeurs du passé.» Ces deux esprits, séduits par les mêmes profonds mirages, il est surprenant que l'art munichois ne les ait pas, bien au contraire, détournés de leur prospection tout intérieure. Quant à la création elle-même, à sa révélation brusque, à la façon dont elle s'impose au peintre, à l'inspiration pour tout dire, Kandinsky écrit : son développement procède par illuminations soudaines, semblables à l'éclair; par explosions, ainsi que les fusées d'un feu d'artifice éclatent dans le ciel pour former le bouquet final d'étoiles multicolores » (2) et Chirico : « Et soudain un moment, une pensée, une combinaison qui se révèle à nous avec la rapidité de l'éclair nous ébranle, nous jette devant nous-même comme devant la statue d'un dieu inconnu. Comme le tremblement de terre secoue la colonne sur son plinthe, nous tressaillons jusqu'au fond de nos entrailles. Nous jetons alors sur les choses des regards étonnés. C'est le moment. Le Protée qui dormait en nous a ouvert les yeux. Et nous disons ce qu'il fallait dire » (3). Lequel des deux se montre-t-il le moins sensible à la soudaineté avec laquelle se manifeste la « nécessité intérieure » ? Ce n'est pas Kandinsky qui déclare : « Il faut que la révélation que nous avons d'une œuvre d'art, que la conception d'un tableau reprenant telle chose qui n'a pas de sens par elle-même, qui n'a pas de sujet, qui du point de vue de la logique humaine ne veut rien dire du tout, il faut, dis-je, qu'une telle révélation ou conception soit tellement forte en nous, qu'elle nous procure une telle joie ou une telle douleur que nous soyons obligés de peindre, poussés par une force plus grande que celle qui pousse un affamé à mordre comme une bête le morceau de pain qui tombe sous sa main. » (4). Et pourtant quelle meilleure définition de l'attitude du véritable créateur de l'abstraction picturale ? Et ce n'est pas non plus Chirico qui dit: « Tout me montre son visage, son être intérieur, son âme secrète, qui plus souvent se tait qu'elle ne parle » ou : « les éléments auxquels je tenais le plus alors : le Secret, le Temps et l'Insolite » (5). Cette bouleversante concordance entre les deux plus sûrs leviers de la révolution lyrique telle qu'elle s'accomplit à cette date dans la peinture - et dont toutes les conséquences sont loin d'avoir été tirées est le signe éclatant qu'un fotrnant de d'esprit se trouve à cet instant atteint et dépassé. N'est-ce pas en 1912 d'ailleurs que Franz Marc, pourtant « toujours attiré par le Grand Organique, c'est-à-dire par la Nature en général » au dire de son compagnon de lutte du « Blaue Reiter », déclare : « L'art est métaphysique. Il le sera. Il ne peut l'être qu'aujourd'hui » ? Or, c'est de 1913 que Kandinsky peut dater définitivement la séparation de son art avec la Nature extérieure. « Il y a, c'est vrai, la Nature. La Nature !... Le son de ce mot évoqua dans l'esprit de M. Dudron des images très peu rassurantes. Il vit devant lui des grèves désertes et des mers laiteuses et terriblement tranquilles. A l'horizon, un soleil, disque rouge et tragiquement solitaire, descendait lentement au milieu des vapeurs. (...) Au fond, se dit-il, tout cela me déplait autant que le spectacle des villes agitées et mécanisées. » (6). Ici l'on peut se demander lequel des deux peut le plus justement être considéré comme « abstrait », de l'auteur des places métaphysiques et de celui des paysages mentaux du « Durchbruch », lequel en vient à conclure que « le sentiment et la réflexion » le mènent à admettre « que les buts autant que les moyens de l'art et ceux de la nature sont organiquement et logiquement différents, mais qu'ils sont également grands et forts» (7). Qu'on ne voie pas là la nécessité pour un novateur de défendre un mode d'expression qui s'oppose ouvertement à la « représentation » plus ou moins déformée qui a eu cours jusqu'alors, mais l'évidence qui s'impose à lui que les mouvements dont il est agité n'ont que peu à voir avec ceux de la mer, que le foisonnement cosmique de ses toiles ne doit rien à l'astronomie, ni ses explosions lyriques au comportement du Vésuve. Et l'image de Moscou au soleil couchant qui demeure à ses yeux le « diapason » et le symbole de cette révolution plastique dont il se fait le héraut, n'est nullement dans son esprit un « paysage», ni une certaine gamme de couleurs. Le spectateur à courte vue a tôt fait d'identifier, bien sûr, les visions de la période « dramatique » à des collines ou à des minarets, comme de découvrir des champs de tulipes chez Mondrian, des haricots chez Arp, des ossements chez Tanguy, ou d'applaudir dans Chirico de belles « vues » de Turin et Ferrare avant d'y admirer de curieuses natures mortes! Les créateurs sont toujours guettés ainsi par cet esprit du petit-bourgeois qui réduit la montagne au gravier de sa cervelle. Au contraire, ce qui rapprocherait le plus Chirico de Kandinsky, c'est qu'avec eux s'élabore un monde construit de toutes pièces ou plus exactement jailli de ce chaos émotionnel qui est en eux et d'où s'arrachent les visions comme autant d'images de l'invisible. La meilleure preuve en est qu'ils ne parviennent pas à supporter longtemps cette tension surhumaine qu'ils se sont imposés : dès 1919, Chirico retombe en pleine peinture munichoise, se remet comme en 1909 à faire du Böcklin et ce qu'il y a de pire dans Klinger (mythologie, chevaux sur les plages, gladiateurs, etc.) tandis qu'à la même date, subissant peut-être l'exemple de Malevitch, Kandinsky se réfugie dans la géométrie. Pour le second, rien n'est perdu, mais Chirico, lui, ne s'en relèvera pas : il s'avère qu'en abandonnant l'objet pour le sujet, il a tout perdu et que même l'ombre de ses fantômes de jadis a déserté sa peinture. Cependant, entre 1911 et 1919, tous deux ont découvert un astre flamboyant qui les a marqués pour toujours. Et la voie par laquelle, chacun à sa manière, ils ont atteint ce domaine qui, pour être celui même de l'imagination des désirs, n'en contient que mieux le miroir le plus fidèle et le plus ambitieux de l'homme, cette voie-là, où d'autres s'avancent sur leurs traces, n'est pas près de se perdre dans les sables...

José PIERRE.


(notes à suivre)

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LA PERQUISITION

Un matin glacial de janvier 1943, un ronronnement insolite de voiture à essence anima l'unique route aboutissant à mon village, un hameau d'une douzaine de fermes groupées à la cime d'une colline aux confins de la Haute-Vienne et de la Corrèze, désenclavé par son unique chemin vicinal montant et malaisé. En ce temps-là, deux mois après l'occupation de la zone sud par les nazis, les honnêtes gens voyageaient en gazogène, les docteurs même avaient équipé leurs voitures pour rouler au charbon de bois. Seules, la Gestapo, la milice et la flicaille du sinistre Pétain brûlaient l'essence. Comme je chargeais un tombereau de fumier dans la cour, le véhicule indésirable stoppa à quelques pas; pressentant une horrible visite, un frisson me parcourut le dos. A la vue d'un bipède aussi large que haut arrivant difficilement à s'extraire de la traction avant, une envie irrésistible de rire me saisit, envie instinctive, réflexe et non raisonnée à l'origine. Pot! j'avais craint la Gestapo dont quatre bandits venaient d'enlever une semaine auparavant un jeune voisin assassiné en déportation et seule la flicaille de Pétain me visitait. L'inspecteur obèse, une boule suiffeuse narguant la famine générale, d'une voix gargouilleuse parvenant péniblement à sortir d'une accumulation graisseuse rappelant un cochon bien gras, me demanda la ferme paternelle. Je répondis par un ricanement, ayant décidé de contrefaire l'idiot; cheveux rabattus jusqu'aux yeux, microcéphale à souhait, j'attendais; quatre flics de Pétain, chaudement habillés et armés de 7,65, venaient perquisitionner dans la ferme de mon père qui, malgré une jambe de bois datant de l'autre guerre, n'avait jamais adhéré à la Légion des Combattants du sinistre nonagénaire dictateur. Pour se faire une idée de la méchanceté humaine, de la bestialité et du manque absolu d'éducation des sbires de l'ordre nouveau hitlérien, il faut avoir assisté à une perquisition policière sous le règne du fasciste Pétain. Durant plus de trois heures d'investigations approfondies, je les suivis et ne cessai mon ricanement diabolique que le court instant nécessaire pour faire comprendre à mon père la présence dissimulée au fond d'un hangar, derrière derrière deux rangées de fagots, d'un important stock de dynamite gommée. Ma mère connaissait le dépôt, mais lui l'ignorait, non qu'il l'aurait désapprouvé et interdit, au contraire, mais, ivrogne invétéré, il ne se serait certainement pas empêché de s'en vanter après boire. A jeun, homme d'une intelligence remarquable, il réalisa instantanément tout le tragique de la situation: arrestation, chambre de tortures, poteau d'exécution ou, pour le minimum, déportation dans un camp d'extermination. Je le revois encore, mâchouillant une énorme chique dont le jus noirâtre lui dégoulinait sur la barbe me répondant, après une bien courte réflexion (1) : Gardo toun calmé, lo pouodin yé, t'in gorontiché un !.. D'un clin d'œil, il me désigna le bâton sur lequel il s'appuyait en traînant sa jambe de bois: c'était une barre d'acier servant habituellement pour forer des trous dans les terrains pierreux avant d'enfoncer les tuteurs soutenant les palissades. Effectivement, mon père suivait comme son ombre en boitant le commissaire de police limougeaud Brunet dirigeant la perquisition. Ils visitèrent caves, greniers, vidèrent tous les meubles, sondèrent les foins à plus de dix endroits avec des fourches, remuèrent des tas de paille, et arrivèrent au hangar contenant les explosifs en dernier lieu. Je suivais de près le poussif inspecteur obèse en ricanant comme un dément. — Cet amoncellement de fagots ne me dit rien de bon, déclara le Commissaire Brunet. Déplace-moi ça, commanda le voyou en s'adressant à moi. — Tu me payes combien ? répondis-je entre deux ricanements, avec une telle expression de haine qu'il en pâlit affreusement. Je vis les deux mains de mon père se crisper sur sa barre d'acier; heureusement, j'aperçus à ma portée un petit tétu destiné à assommer les cochons gras avant de les saigner. Pour l'inspecteur obèse, qu'il eût été impossible d'exécuter avec un instrument contondant à moins de lui imprimer une vitesse vertigineuse, car la nuque de la brute disparaissait derrière d'épais bourrelets graisseux, je disposais d'un petit 6,35 avec deux balles. J'avais depuis longtemps déjà repéré l'emplacement approximatif du nœud vital de Flourens sous cet amas suiffeux, et tenais déjà le pistolet avec ma main droite dans ma poche de veste. Pour mettre hors d'état de nuire les deux autres sbires de Pétain, je comptais sur ma force herculéenne et l'effet de surprise. Tout en ricanant, je mastiquais furieusement une plaquette de chewing-gum provenant d'un parachutage récent; nous étions bien peu en France à mastiquer du chewing-gum à la date du 27 janvier 1943. Comme l'un des flics commençait à défaire les fagots, il me vint une idée atroce : et si ma balle ne part pas? A vingt ans, cela fait quelque chose d'abattre quatre flics, atroce nécessité de la guerre, mais cela fait encore davantage d'envisager de finir sa vie dans un four crématoire. Quand ma mère aperçut la flicaille dans le hangar dangereux, elle se mit à hurler et jeta sur la boue noirâtre de la cour un sac de farine outrageusement blanche; elle ne la regrettait pas, car les flics l'avaient marqué pour confiscation et, comme cela, au moins, les cochons en profiteraient en fouillant la boue avec leurs groins. Ce geste sacrilège éloigna la flicaille scandalisée de la zone dangereuse; cela leur sauva certainement la vie car j'étais animé d'une détermination implacable et mes deux balles utilisées plus tard partirent fort bien. La farine blanche formait dans la cour une grande tache blanche, où déjà les poules picoraient. Les flics, sidérés, regardaient, n'en croyant pas leurs yeux. Ma mère jeta sur la farine les décorations et la Légion d'honneur de mon père et poursuivit les sbires de Pétain armée d'un balai en les couvrant d'injures jusqu'à leur voiture. Un mois après, deux gendarmes vinrent la chercher pour l'emmener dans un camp de concentration du midi ou elle resta deux mois; ce fut le plus long voyage de sa vie. Tant que je vivrai, je serai poursuivi par un tenace remords en sens inverse: ne pas avoir fait justice à ces quatre voyous. Sur leur rapport, ils me portèrent déséquilibré, irresponsable, dégénéré, alcoolique et chiqueur de tabac enragé; ils ne pensèrent pas au chewing-gum. Cet excellent rapport retarda mon arrestation de plusieurs mois.

NANOT.


  1. Garde ton calme, nous pouvons les avoir, je t'en garantis un.

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L'INVENTEUR DU TEMPS GRATUIT

Dès qu'il laissait derrière soi, vers la pointe de l'île, la silhouette mutilée deja du terminus, l'Elevated pénétrait dans des rues étroites dont il frôlait les façades aux escaliers de fer. Front street, Pearl street qu'il recouvrait et calfeutrait comme de longs tunnels, ne menaient au-dessous de lui, dans l'intervalle de ses ébranlements, qu'une existence illusoire et silencieuse d'ancien décor. Scellées de volets imprenables ou aveuglées de crasse, les fenêtres avaient cessé l'une après l'autre de s'ouvrir. C'était, entre les docks de l'East River et les gratte-ciel de Wall street, l'étrange ville morte où tout ce que New York recelait de menaçant venait se terrer et attendre. Ce quartier m'attirait et j'ai souhaité d'y vivre mais les maisons y étaient à ce point inhabitées qu'un locataire éventuel y faisait aussitôt figure de suspect. Personne ne voulait croire que l'on songeât sérieusement à s'établir dans ces bâtisses délabrées, à l'écart de tout ce que le zèle urbaniste proposait de dignité et de confort. En vain avançais-je l'excuse que je me donne volontiers d'être artiste. Cet argument qui est accueilli souvent avec indulgence ne provoquait ici qu'un surcroit de méfiance et d'hostilité. Je n'en poursuivais pas moins mes démarches de porte en porte. La déception que j'éprouvais à me heurter inévitablement à de nouveaux échecs se trouvait amplement compensée par mes découvertes à l'intérieur des maisons que je visitais de fond en comble. J'y errais parfois deux ou trois heures sans rencontrer un être vivant. C'est au cours de l'exploration d'un immeuble qui me parut totalement abandonné que je lus à une porte l'inscription suivante, en français: A. Loride, Inventeur du Temps Gratuit. Cela était écrit à la plume, négligemment, sur une feuille de papier fixée par deux clous. J'avais déjà pu parcourir, aux autres étages, les bureaux d'une compagnie de navigation, l'atelier d'une imprimerie et un établissement de bains, tous également déserts. J'entrai donc sans hésiter. Il était trois heures de l'après-midi d'un jour ouvrable. Au centre d'une sorte de vaste entrepôt extraordinairement encombré, un homme entièrement nu exécutait des mouvements de culture physique. Il se retourna et je constatai qu'il devait avoir dépassé cinquante ans, bien que son corps fût toujours assez svelte. Il était glabre et son apparence de méticuleuse propreté dans un tel milieu surprenait. Pourtant je fus surtout frappé par son absence d'embarras. Sans penser à se couvrir, à marquer son étonnement ou à justifier sa tenue, il me considérait avec calme et attendait mes explications. Je ne trouvai d'abord, plutôt sottement que : « Etes-vous Français? », ajoutant après un silence: « Je viens pour votre invention ». D'un signe, il me permit de m'asseoir mais, sauf un lit où était couchée une très jeune femme, on n'apercevait aucun siège et je m'appuyai contre une caisse, poliment. « Je vous écoute », dit-il. A ce moment, l'Elevated surgit au ras des fenêtres et tout se mit autour de nous à vaciller. « Monsieur, lui répondis-je enfin, dès que l'on put s'entendre, je ne vous cacherai pas que je m'intéresse prodigieusement à vos découvertes et c'est parce qu'il me tarde d'en discuter avec vous que j'ai omis de prendre, avant d'entrer ici, les précautions d'usage. — Je ne reçois que sur rendez-vous, répliqua-t-il brièvement. Inscrivez votre nom et votre adresse (il me désigna un mur couvert de notes et de chiffres), je vous convoquerai » et, me tournant le dos, il se remit à sa gymnastique. Sa lettre ne me parvint que trois semaines plus tard. Elle était rédigée sur une feuille à en-tête de A. Loride and Company, « Je vous préviens, écrivait-il, que je ne suis ni fou, ni mystique, ni philosophe, ni inspiré, ni poète. Je me livre à des recherches positives et mon activité correspond, dans une large mesure, au titre peut-être un peu trop affirmatif que je me suis décerné. Engagé dans une entreprise réelle, la nécessité pratique m'obligeait à lui donner une raison sociale. D'autres s'intitulent bien roi du pétrole ou pharmacien de 1ère classe. Quoi qu'il en soit, nos rapports éventuels, permettez moi de le stipuler, ne pourront être que strictement commerciaux. Je ne désire pas de nouveaux amis, mon excentricité ne regarde que moi et ce n'est pas sans intention précise que j'ai choisi, pour m'y retirer, un lieu où seules votre curiosité et votre extrême indiscrétion devaient vous amener à me découvrir. » Et il m'assignait un entretien pour un jour suivant. Je fis le chemin dans l'Elevated. A plusieurs reprises déjà, depuis notre première entrevue, j'avais tenté l'expérience de passer devant ses fenêtres, espérant le surprendre en quelque posture significative mais, du compartiment, s'il eût suffi de se pencher à peine pour frapper à sa vitre, on ne distinguait rien qui permit de soupçonner sa présence. Il me reçut avec l'impassibilité que j'avais observée précédemment. Il n'était ni réticent, ni chaleureux. C'est armé d'une bonne grâce un peu lointaine qu'il se présentait à ce tête-à-tête dont, visiblement, il n'attendait mais aussi ne redoutait rien. Vêtu non sans recherche, il me guida courtoisement à travers un remarquable désordre de machines, d'établis, de poutres, d'horloges, de coffres-forts, jusqu'au lit qui n'était pas occupé. « Vous avez beaucoup de matériel, lui dis-je pour amorcer la conversation. — Tout ce que vous voyez dans cette pièce, ou mieux dans ce magasin, y a été laissé par de précédents locataires, répondit-il. Vous n'y verrez donc pas grand'chose qui m'appartienne, mais je préfère cas instruments de hasard. La diversité de leur nature m'interdit de me borner à un seul mode de réflexions et, dans ce laboratoire dont j'inventorie systématiquement et, bien entendu, à contre-sens les ressources, mon imagination s'expose moins à marquer le pas. — Mais le temps? demandai-je. — J'y venais puisque j'ai mis au point ma théorie grâce à la réunion toute providentielle devant moi de ces trois horloges dont une fonctionne avec exactitude, une autre irrégulièrement et la dernière pas du tout. De même, cette bascule m'a conduit à réviser mes vues sur les isotopes et je dois à cette essoreuse électrique des révélations inattendues sur la suspension pyrrhonienne. Mais, rencontrant mon regard, il ajouta vivement: — Surtout ne me prenez pas pour une espèce de penseur. Je ne vise qu'à relier des notions éparses, je ramasse les miettes des grandes idées. Je hais les abstractions. Toutes ces machines, pour la plupart déficientes, me ramenent sans cesse aux détails, aux vérifications fragmentaires et m'astreignent à un bricolage mental d'une heureuse incohérence. Elles imposent à mon interrogation sa forme concrète tandis que leur caractère éminemment fictif me retient de céder, comme le font les physiciens et comme l'ont fait, malheureusement, tant d'alchimistes, au souci mortel du résultat. J'apprends ici à tirer inutilement parti de tout. Ainsi, le passage inéluctable de l'Elevated assume pour moi une fonction aussi fondamentale que le cycle des marées. Il exprime avec autant de perfection le piétinement humain mais, en outre, il a l'immense avantage de maintenir l'organisme dans un état d'exaspération latente. Le flux et le reflux ne nous incitentnjamais qu'à nous résigner, alors que l'Elevated nous pousse directement à la révolte contre ce qu'on persiste à nous présenter comme notre condition. Mais le temps ? insistai-je. — Nous y sommes. Chacun de nous aspire à l'intensité d'une vie de chien, à ces journées bien remplies qui préludent traditionnellement à un repos bien gagné. Notre époque a beau jumeler en un culte dérisoire la liberté et le loisir, les êtres les plus satisfaits sont toujours les plus affairés, donc les plus asservis. Or il est clair qu'aucun progrès n'est à notre portée si nous ne surmontons d'abord la compulsion de l'activité utile. C'est cependant elle, et elle seule, qui continue à régir notre concept du temps. Tenez, fit-il on saisissant un bâton pour désigner les horloges, chacun de ces cadrans figure le temps sous un de ses trois aspects. Pour la quasi totalité des hommes, il n'en existe qu'un. Les individus dits évolués en pressentent peut-être deux, mais je suis un des rares à en définir explicitement le troisième, si bien que je puis, sans trop d'imposture, m'en présumer l'inventeur. Mon but, d'ailleurs, est moins de le formuler théoriquement que de lui donner une consistance. J'ai l'ambition d'en faire une véritable denrée, un simple objet de consommation et d'échange, au même titre que ces remèdes dont les chimistes sont seuls à connaitre la composition, mais qui se vendent à tous les comptoirs. C'est pourquoi je me flatte d'être un commerçant et non un philosophe. » Il se tut, alla s'installer devant une machine qui se trouvait à proximité des horloges et, du pied, mit une pédale en marche. Bientôt, de minces baguettes de bois commencèrent à jaillir d'un orifice d'échappement. « Excusez-moi, dit-il, je dois satisfaire à une commande pressée. — Seraient-ce là vos comprimés de temps? m'écriai-je. Je les eusse plutôt imaginés cristallins et sous les dehors de quelque pastille. — Peu importe le symbole, fit-il, tout en continuant à pédaler. Il se trouve que, sans y être pour rien, ici à ma disposition cet appareil qui débite des rondins dont les quincaillers du voisinage, mes clients, se sont révélés avides. Un sculpteur surréaliste en ferait même, me dit-on, courant usage. Toujours est-il que cette industrie exige à peine de moi la somme d'attention dont je suis capable à l'égard de ce qui me fait vivre. Je puis m'y livrer sans quitter des yeux cette première horloge et, aussi aisément que, de cette même place, je vois venir, passer et disparaître l'Elevated, je vois, sur ce cadran, venir, passer et disparaître le temps qui ne s'interrompt jamais, le temps qui possède une valeur vénale. Ces aiguilles déjà vétustes tournent avec une régularité qui ne peut tenir que du prodige. Il semble que ce soit leur destin de tourner, quoi qu'il arrive. Leur bonheur consiste à n'être ni en avance, ni en retard, ni surtout arrêtées. On discerne dans leur mouvement net, résolu, sûr de soi, la satisfaction cocardière dont resplendit le visage de l'honnête serviteur, de la ménagère diligente, de l'ouvrier consciencieux, du fonctionnaire méthodique, de l'homme d'affaires entreprenant, de tous ces gens que je vois se bousculer le matin dans l'Elevated pour se rendre à leur travail, et s'y écraser de nouveau le soir pour regagner leur domicile. Or ce temps se déroule devant moi comme un film. Je sais, je sens que j'y suis étranger. Littéralement j'y échappe, mais serait-ce en vertu de mon horaire que l'on peut estimer fantaisiste ? Je ne le crois pas. Comparez les physionomies que je vous ari décrites avec celles qui les remplacent aux heures que l'on nomme si justement creuses, lorsque les compartiments presque vides sont devenus à peu près confortables. Les privilégiés qui, pour des raisons généralement très douteuses, ont bénéficié d'une levée d'écrou, loin de se montrer ravis, paraissent, au contraire, pour la plupart, inquiets et tourmentés. Ils parcourent distraitement leur journal, ils se crispent nerveusement sur leur banquette, la lenteur des trains les irrite. En bref, leurs symptômes sont ceux d'une rumination morbide. » S'interrompant soudain, il repoussa du pied les baguettes qui s'étaient accumulées devant l'orifice et il reprit sa manœuvre. « Rassurez-vous, continua-t-il, mes voyageurs des heures creuses ne sont aucunement dévorés de remords. Au surplus, la réaction du privilégié devant l'esclavage des autres se traduit plutôt par un cynique contentement. Non, l'explication est ailleurs. Si vous passiez comme moi plusieurs heures par jour à braquer vos lorgnettes sur l'Elevated du haut de cette chaire de prédicateur anglican (ce qui me permet de tout voir sans risquer d'être aperçu), vous pourriez constater que ces voyageurs se subdivisent en deux catégories bien distinctes. Simple problème d'interprétation que j'ai dû résoudre à la façon de l'ethnographe ou de l'anthropologue par une exhaustive confrontation des caractères individuels. Certains voyageurs que l'on surprend, aux heures creuses, à sourire, voire à se détendre, sont on réalité des membres provisoirement détachés de la grande fourmilière. Selon le langage des bureaux, ils sont en course ou, comme disent plus noblement les militaires, en service commandé. Leur sérénité, leur désinvolture, qui les différencient aussitôt de leurs voisins immédiats, n'ont pas d'autre origine. Pour eux, l'heure ne saurait être creuse puisque la société qui ne les perd pas de vue en consacre la densité. Le temps où l'usage a frappé une monnaie reste le lien même qui les rive à leur agitation.Tandis qu'il dégageait de nouveau les issues de son appareil, je me permis d'objecter : « Cependant, pour les autres voyageurs des heures creuses, ceux qu'à plus ample examen vous classez toujours parmi les oisifs véritables, comment expliquer leur mélancolie si vous écartez l'hypothèse du scrupule? Aurons-nous recours à l'exploitation banale de l'angoisse dont nos voyageurs sont supposés être saisis devant la perspective de leur disponibilité ? — Nullement, répliqua-til avec un peu d'humeur. Ce serait se rendre à l'argument spécieux par excellence, celui dont on se sert communément pour justifier les inégalités sociales et démontrer le bien-fondé de la servitude en exagérant à la fois les responsabilités de l'oisif et les dangers que courrait un homme libre. Si les individus qui parviennent à une relative indépendance sont, de fait, les plus désemparés et les plus ombrageux, c'est que, physiquement affranchis, ils demeurent mentalement des esclaves. Ils ne rectifient pas leur conception du temps alors que celui-ci modifie pour eux son rythme. Dès lors s'introduit dans leur existence le déséquilibre que ces secondes aiguilles miment adéquatement. Elles ne sont plus animées que d'un mouvement erratique, fiévreux en quelque sorte et rompu par de longs moments d'immobilité pesante. Sans cesse, elles sont en avance ou bien en retard mais sur quoi, pourrait-on demander, puisque précisément c'est en dehors du circuit de la ponctualité qu'elles se situent ? D'où vient cette inconséquence si ce n'est de la conscience très vive qu'elles conservent encore du temps social? En définitive, leur regret d'en être exclues l'emporte sur leur soulagement d'en être dispensées. Une horloge déréglée, donc libre, n'oublie pas l'horloge exacte qu'elle fut. L'heure qu'elle marque n'est jamais absolument délivrée de l'autre dont un timbre antérieur s'obstine à sonner le souvenir. » Sans quitter sa machine, il se prit à rire silencieusement. « Voyez-vous, enchaîna-t-il, je n'accepterais le titre de penseur que suivi de l'épithète comique, mais au sens non douloureux du terme et comme Stendhal envisageait de devenir « the comic bard ». Contrairement à Molière et à sa misérable suite de vaudevillistes, je ris moins de l'homme lui-même que des abstractions dont il est pénétré. Le comique de la pensée est beaucoup plus irrésistible que celui des caractères. Il est grand temps d'en finir avec la comédie classique et son arsenal de types à jamais flétris pour lui substituer une comédie de la connaissance qui se terminerait par un beau massacre d'idées, au lieu de conclure systématiquement par l'écrasement du « drôle ». Je vois fort bien, par exemple, une comédie sur la notion de temps, vieille coquette aux minauderies sordides, qui compte et recompte inlassablement son or mesure qu'il lui glisse des doigts. Ce serait elle qu'il s'agirait de confondre et de rosser en lui laissant, comme il sied, sa configuration idéographique. J'aime souvent à croire que les formes surprenantes dont l'art moderne a été prodigue sont des idées qui ont pris corps et s'apprêtent pour la scène future où olles seront rouées de coups. Ce sont les personnages de notre nouvelle comédie et lour aspect, parfois repoussant à première vue, ne fait que confirmer leur signification mythique et annonce le sacrifice bouffon auquel ils sont destinés. » Les piles de rondins avaiont atteint une hauteur considérable et, jugeant sans doute suffisant le résultat de son effort, mon hôte cessa de pédaler, se leva, désigna de nouveau la seconde horloge et reprit: « Ce temps qui a cessé d'être social et qui n'a pas encore commencé d'être individuel, ce temps amorphe, incolore, insipide, constitue un intolérable poids mort pour ce qu'on est convenu d'appeler l'évolution humaine. Ou bien celle-ci n'est qu'imaginaire et, parmi des masses éternellement primitives, nous ne représentons qu'une écume négligeable de dissidence, ou bien, dès son départ, cette évolution s'est engagée dans une impasse où elle butte à un obstacle qui la fait irrévocablement refluer. Mais qu'on y prenne garde, le désir même de liberté ne résistera pas indéfiniment au démenti terrible que lui infligent les faits. Entre les paroles que nous énonçons et notre comportement notoire, la brèche scandaleuse s'élargit chaque jour. Autour de nous, les défaillances se précipitent et les plus rebelles font parfois penser à ces femmes émancipées qui souhaitent secrètement un homme à poigne. Il ne leur manque jamais qu'une cause pour s'y consacrer « de toute leur âme ». Reconnaissons-le, ce temps social sait entretenir chez ceux qui, momentanément, s'en étaient écartés, une nostalgie particulièrement écœurante. Les uns sont à la merci de la première équivoque venue, les autres, orgueilleux de leur fermeté, rédigent avec un ratfinement morose les codes de leurs nouvelles contraintes. Ceux-là mêmes, si peu nombreux, qui s'accommodent d'être seuls, paient leur tribut sous forme de gémissements. Ils s'ennuient, ils désespèrent ou, plus ridiculement encore, ils travaillent. Chaque bribe de ce temps, qu'ils ont si péniblement conscience de soustraire à la société, acquiert à leurs yeux une valeur extravagante. Ils s'en instituent personnellement les usuriers et, pour mieux faire fructifier leurs tristes épargnes, ils calculent, ils inventent, ils bâtissent, ils peignent, ils écrivent avec une ardeur désolée. Sans doute se livrent-ils à une sorte de transfert : ils convertissent leur temps-papier en temps-or, ils le consolident et l'on utilise d'instinct pour cette opération mentale un langage de finance. Il n'est question que d'un placement pour les vieux jours ou, suprême ambition de banquier philanthrope, spéculateur à long terme, d'un moyen de se perpétuer. » « Voyez-vous, remarqua-til en souriant, je me laisse à mon tour emporter par la satire. Je stigmatise l'homme moderne, l'homme libre, celui qui, semblable aux anciens duellistes, se tient pour comblé dès qu'on lui accorde le choix des armes qui le tueront. Suivez son manège lorsqu'il hésite triomphalement entre les journaux, entre les professions, entre les églises. Entendez-le s'exprimer à son aise dans des langues qui confondent le temps et la cadence, comme l'anglais time ou l'italien tempo. Regardez-le s'éloigner avec assurance, persuadé qu'il pourrait, à son gré, ne plus revenir, alors qu'il porte en lui, plus contraignant qu'un philtre d'amour, le gage de sa soumission. Dans la forêt même où parfois il s'aventure, les fées, les sorcières, les voix anonymes sont autant d'horloges métaphoriques dont la fonction est de lui rappeler l'heure. Sous son regard, chaque surface est un cadran lisible, chaque ombre, une montre embusquée. L'agonie des minutes brame à tous les échos et, jusque dans l'emportement de son vertige, le voyageur s'écoute vieillir car c'est le temps que bat son pouls, inexorable chef d'orchestre intérieur. Rebrousser chemin, retrouver le « temps perdu », quelle tentation pour qui, ayant cru fuir, lui aussi, la vieille terre, reprend à son compte l'exclamation désenchantée d'un auteur connu: « Ce n'est rien, j'y suis, j'y suis toujours ». Depuis quelques instants, mes yeux s'étaient fixés sur le troisième cadran dont l'aspect immuable commençait à me fasciner. « Que cette inertie ne vous inspire pas des images faciles de néant ou d'éternité, me dit mon hôte d'un ton sardonique. Dans cette horloge arrêtée, imaginez au contraire un mécanisme plus sensible que les autres, trop parfait pour enregistrer les vibrations grossières du temps sociai. Ailleurs, en quelque partie soigneusement occultés de ses rouages, d'imperceptibles oscillations révéleraient le passage presque impalpable du temps gratuit. Certes, la façade figée et comme morte de ce cadran est bien faite pour éloigner ceux qui reculent naturellement devant une mutation possible. Tout annonce un passage à franchir, une rupture à réaliser. Entre ce monde et l'autre, aucune transition légendaire, aucune communication discursive. On ne nous offre pas la clé d'un autre nirvaná puisqu'il semble même que, là où nous allons, l'extase n'ait plus de raison d'être. Nous ne renouons avec rien et peut-être aurons-nous enfin brisé avec tout. Ni cérémonial, ni incantations, ni rites, mais atteindre au point de lucidité où la notion de temps devient un fruit que l'on pèle », et il fit avec ses doigts de petits mouvements déliés. Je brûlais de poser une question mais, me devançant, il ajouta : « Ai-je besoin de spécifier qu'en nous retranchant du temps utile, nous n'entendons en aucun cas nous restreindre à la quiétude neutre du spectateur, à cette transcendance sceptique ou contemplative qui, pour ma part, me répugne absolument? Le domaine du temps gratuit est celui du risque extrême, de l'exaltation soutenue car il est à la fois le seul où l'on perde sciemment son temps, donc sa vie et le soul où tout effet dramatique, toute emphase soient inadmissibles. Le jeu lui-même s'y dépouille des compensations verbales ou passionnelles que lui avait léguées le temps social où nul acte ne se justifie sans dividende. Les anciens aristocrates prenaient la précaution de réunir tous leurs invités avant de jeter leur argenterie au fond de l'eau et les mises à mort, dans la littérature moderne, ont souvent conservé ce style tapageur. Pour nous, le gaspillage est obligatoirement non ostensible et nous chercherons surtout à donner le change. Nous ne serons ni mages, ni héros, ni justiciers, ni prophètes, mais nous aurons soin de jouer des rôles quelconques avec un faux sérieux qui pourra faire illusion. C'est à l'intérieur même du temps social et non à l'écart, ce qui déjà serait édifiant, que nous créerons, sans nécessairement le laisser entendre, des zones de refus et de légéreté. » A cet instant, une jeune femme entra. Ce n'était pas celle que j'avais déjà vue. Elle se contenta d'incliner la tête et vint s'asseoir sur le lit sans prononcer un mot. Je me disposais à poursuivre l'entretien lorsque je m'aperçus que, manifestement, les pensées de mon interlocuteur avaient pris un autre cours. « Puis-je vous prier de ne plus revenir ? me dit-il après quelques minutes de silence. Epargnez-moi la disgrâce de reprendre ces démonstrations orales qui ne trahissent jamais que nos propres tergiversations. Un bruit de paroles qui prétendent convaincre et il n'en faut pas davantage au temps social, momentanément conjuré, pour retrouver son arrogance.» Et me poussant aimablement vers la porte, il conclut: « La gratuité ne se sépare jamais d'un certain mutisme. Sans doute en ai-je déjà trop dit. »

Robert LEBEL.

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CALENDRIER ACCUSATEUR

La répression sanglante de la révolution hongroise par les troupes russes vient de mettre un point final à un long chapitre de l'histoire du mouvement ouvrier mondial. dont les premières pages sont plus ou moins oubliées par la plupart de nos contemporains. Les yeux les plus fermés se dessillent, les cœurs les plus durs frémissent. Seuls ne comprennent pas, dans les jours que nous vivons, ceux qui ferment leurs yeux au spectacle des tanks russes patrouillant dans les rues de Budapest et bouchent leurs oreilles aux clameurs des insurgés. Il n'en reste pas moins que, pour certains, les soldats de Krouchtchev se sont livrés à une répression unique dans l'histoire de la Russie contemporaine. Jusque là le vent qui soufflait de Moscou leur apportait un air embaumé, auquel se mêlaient bien parfois des senteurs de fumier, mais tout juste suffisantes pour leur rappeler que la perfection n'est pas de ce monde. Pour eux, l'écrasement de la révolution hongroise signifie donc un brusque revirement de la politique du Kremlin: aux brises tièdes du printemps inauguré par le XX° Congrès succède soudain la tempête polaire. A mes yeux, au contraire, Budapest n'est que le terme d'un voyage entrepris par Staline et les siens vers 1923. A cette époque, l'abandon du « communisme de guerre » avait ramené à la surface de la société russe une couche d'arrivistes, de profiteurs et de ralliés de la treizième heure, parmi lesquels Staline, mettant à profit l'état de sante de Lénine, recrutait la bande reconnaissante qui devait le porter au pouvoir dans les années suivantes. Ce n'était encore qu'une coterie qui dépendait du secrétaire général du parti et dont les intérêts, liés à son maintien à ce poste, étaient peu distincts du sort de la révolution d'octobre; mais c'était déjà l'armature de la bureaucratie. Cependant, pressentant le rôle qu'elle était appelée à jouer dans la société russe. cette bureaucratie se détournait instinctivement de la révolution mondiale, but alors déclaré de la IIIe Internationale. Ses préoccupations quotidiennes qui se résumaient dans la consolidation des privilèges qu'elle avait usurpés, étaient simplement étrangères à cette révolution mondiale. Cest tout juste si elle lui accordait un coup d'œil distrait entre deux manœuvres destinées à fortifier le pouvoir du secrétaire général et, par suite, le sien propre. A cet égard, les deux possibilités révolutionnaires qui se sont présentées au cours de cette année 1923 ont donné des fruits particulièrement révélateurs. Les paysans bulgares avaient, à ce moment, répondu au coup d'Etat de Tsankof par un soulèvement général. Au lieu de s'associer à cette insurrection, le parti communiste la laissa écraser, puis lorsqu'elle allait périr, se lança, en septembre 1923, dans un soulèvement qui, faute de préparation politique, échoua sans gloire et le P.C. bulgare fut dissous. Il entra dans une illégalité d'où seule l'arrivée des troupes russes le sortit en 1944. La révolution bulgare aurait dû servir de préface à la révolution allemande qui mûrissait au cours de la même année. Qu'on se souvienne! Les troupes françaises avaient occupé la Ruhr, la situation intérieure de l'Allemagne était devenue chaotique. Au lieu de préparer l'insurrection en vue de la prise du pouvoir, le parti communiste, que conseillaient des envoyés russes, attendit passivement que ce pouvoir lui tombât dans les mains, puis lorsqu'il fut clair que le moment le plus favorable était passé, se décida pour le soulèvement qu'il prépara sans conviction. Le président social-démocrate Ebert donna les pleins pouvoirs dictatoriaux au général Von Seekt et le parti communiste fut dissous sans résistance. Ces deux défaites successives, suivies de l'échec du putsch d'Esthonie l'année suivante, furent durement ressentis à Moscou où, sous la couche de cendre bureaucratique, brûlait encore le feu de la révolution, mais en même temps elles jouèrent un rôle déterminant sur toute l'évolution de la politique russe et de l'Internationale communiste. Parlant de cette période et des années qui suivirent, Trotski écrit: « La bureaucratie soviétique gagnait en assurance au fur et à mesure que la classe ouvrière internationale subissait de plus lourdes défaites. Entre ces deux faits la relation n'est pas seulement chronologique, elle est causale et elle l'est dans les deux sens: la direction bureaucratique du mouvement contribuait aux défaites : les défaites affermissaient la bureaucratie. » (1) A partir de quel moment, cette bureaucratie renforcée devient-elle consciente de la nécessité pour elle de supprimer tous les germes de révolution à l'intérieur comme à l'extérieur ? L'accroissement du pouvoir de cette bureaucratie suppose, par force, une prise de conscience du rôle qu'elle est appelée à jouer et celui-ci l'engage, en vertu de la fameuse théorie du « socialisme dans un seul pays », sur une voie hostile à la révolution. Elle la suivra désormais avee persévérance et si, pendant les vingt années ultérieures, ses méthodes d'étouffement de la révolution ont varié selon les situations auxquelles elle avait à faire face, le résultat a toujours été identique: la révolution a été écrasée.

Je suis tenté de situer pour ma part le début de cette prise de conscience entre les années 1926-29. Trois faits appuient cette hypothèse : 1. l'alliance des syndicats russes avec le Labour Party qui eut pour effet de rendre aux ouvriers anglais pleine confiance dans les dirigeants de cet organisme qu'on accusait la veille, à Moscou, et avec raison, de préparer la trahison de la future révolution anglaise ; 2. les persécutions engagées contre l'opposition de gauche et la déportation de Trotski qui visait à la cristallisation autour de cette opposition des forces révolutionnaires latentes qui eussent pu procéder à la liquidation de la bureaucratie: 3. le sabotage de la révolution chinoise de 1926-28. Ces trois événements se commandent et s'expliquent en effet l'un par l'autre. La croissance constante de la bureaucratie russe reste l'élément dynamique de la situation puis- qu'elle grandit à proportion des défaites du prolétariat international qu'elle ne cesse de provoquer. Si, dans l'époque précédente, le rapport entre la bureaucratie et les défaites du prolétariat provient d'une orientation de cette bureaucratie toute préoccupée de consolider ses positions dans l'Etat russe, il n'est pas possible de penser que dans la période suivante cette bureaucratie n'a pas compris, même confusément, ce rapport sous la forme du dilemme : triomphe du prolétariat international ou triomphe de la couche privilégiée de bureaucrates russes, que le prolétariat international vainqueur éliminerait. Seul l'écrasement de l'opposition de gauche qui misait entièrement sur la révolution internationale pouvait permettre à Staline et aux siens d'usurper en toute tranquillité le pouvoir à l'intérieur et de saboter sans vergogne toutes les possibilités révolutionnaires à l'extérieur, en abusant du prestige de la révolution d'octobre. Au demeurant, ce sabotage était indispensable au maintien au pouvoir de la bureaucratie. Inversement le triomphe d'une révolution à l'extérieur aurait provoqué à l'intérieur le réveil des éner- gies révolutionnaires dont la bureaucratie aurait été la première victime. Le complot paraît encore plus évident si l'on considère que le niveau de vie des travailleurs russes s'élève sans cesse jusqu'à 1928-29, date de la déportation de Trotski. Pourquoi ? Il était nécessaire d'accorder aux travailleurs une compensation matérielle à la défaite idéologique que la bureaucratie leur infligeait en écrasant l'opposition, afin de les désarmer dans toute la mesure du possible. Notons que, dès l'année suivante Trotski étant exilé à Prinkipo, le niveau de vie des travailleurs russes commence à baisser, parce que Staline et les siens n'ont plus rien à craindre du prolétariat russe désormais enchaîné ni de la révolution internationale puisque, au contraire, les forces réactionnaires sont déchaînées de la Chine à l'Allemagne et l'Italie et que le fascisme croît à une vitesse vertigineuse. Avant de poursuivre, il est indispensable de revenir un instant en arrière et de se pencher sur la tactique de l'Internationale communiste en Chine au cours des années 1926-28. Elle est en effet le prototype de celle que nous lui verrons plus tard adopter à l'échelle mondiale dans le même but. Staline et les siens avaient déjà, non pas perdu confiance dans l'action autonome du prolétariat, mais constate que cette action visait des buts hostiles aux leurs puisque son triomphe signifiait leur défaite. Il était cependant impossible à la bureaucratie russe de s'opposer au prolétariat sans dénoncer sa nature réactionnaire. Une seule méthode lui restait : soumettre le prolétariat à la bourgeoisie libérale et aux classes moyennes sous couleur de lui procurer des alliés. En Chine, cela se traduisit par « ne pas armer les ouvriers, ne pas organiser de grèves révolutionnaires, ne pas soulever les paysans contre les propriétaires fonciers, ne pas éditer de journal communiste, ne pas critiquer les bourgeois du Kuomintang de gauche, ne pas créer de cellules communistes dans les armées, ne pas lancer de mot d'ordre de constitution de soviets » (3). Au contraire, il fallait tempérer l'ardeur des ouvriers en accordant la prééminence aux revendications des classes moyennes et bourgeoises groupées dans le Kuomintang de gauche, les ouvriers devant les satisfaire avant les leurs. Toute personne qui n'a pas complètement perdu la mémoire ne peut manquer d'évoquer une tactique analogue en France: celle du Front Populaire. En fait, on assiste en Chine à la constitution d'un front populaire avant la lettre dont les conséquences, dans ce pays comme ici, sont exactement identiques par rapport a la révolution. La révolution est sabotée par ceux-la mêmes qui prétendent la diriger. Avec la déportation de Trotski, une nouvelle ère s'est ouverte en Russie. Jusque là les efforts de la bureaucratie avaient surtout tendu a rétablir le niveau de production antérieur à la guerre. A partir de 1930-32, il s'agit de tout autre chose, d'industrialiser le pays. Pour y parvenir, il est nécessaire de moderniser hâtivement l'agriculture afin d'amener à l'industrie les travailleurs que cette modernisation laissera sans emploi. Le paysan, en Russie comme ailleurs, est l'image même de la routine et les mots d'ordre staliniens de constitution de kolkhoses et de sovkhoses le laissent indifférent. Qu'importe, on le contraindra à l'obéissance avee l'aide d'une police qui ne cessait de croître en nombre, privilèges et puissance. Avec la collectivisation forcée de l'agriculture débutent aussi les travaux gigantesques qui vont faire de la Russie un Etat industriel moderne, mais à quel prix ! Des centaines de milliers d'hommes sont déportés dans les régions les plus inhospitalières du pays et contraints de travailler jour et nuit sous la menace permanente du revolver du Guépéou. A cette même époque, l'hitlérisme monte à l'assaut du pouvoir. Deux solutions s'offrent à Staline : le laisser triompher ou le battre. Cette dernière éventualité est écartée d'emblée car la victoire sur Hitler n'est possible qu'en rassemblant les énergies révolutionnaires du prolétariat allemand, en promouvant une véritable alliance du parti communiste et de la social-démocratie. Et le seul but qu'on peut proposer au prolétariat allemand ainsi rassemblé n'est autre que la révolution afin de liquider les causes même du nazisme. Or la Russie connaît la famine, de multiples insurrections larvées de la paysannerie et un mécontentement général des travailleurs. Le pouvoir de Staline et de la bureaucratie est chancelant. Dans ces conditions, fomenter à l'extérieur un soulèvement aussi grandiose que l'aurait été la révolution allemande aurait signifié pour Staline courir à sa perte. Aussi ne lui reste-t-il pas d'autre voie que le sabotage de la révolution allemande. Encore fallait-il la détruire tout en paraissant la soutenir, afin de conserver à travers le monde les instruments de pression que sont les partis communistes. Pour y parvenir, il était nécessaire de combiner une carence complète de l'action révolutionnaire avec une phraséologie ultra-révolutionnaire. Cette tactique a trouvé son expression parfaite dans le « front unique à la base ». Seul le parti communiste était révolutionnaire et les ouvriers devaient le rejoindre. La social-démocratie était baptisée « social-fascisme » et il était interdit aux dirigeants communistes de concerter le moindre accord avec les chefs de cette organisation. Il est clair que les ouvriers social-démocrates se sentaient également visés par la réprobation attachée à leurs chefs par l'Internationale communiste, si bien que toute entente devenait impossible. On sait la suite. Cependant, une question s'impose : une tactique aussi aberrante pouvait-elle être le fruit d'une erreur? Là, je réponds non. Le triomphe de Hitler et la guerre qu'il laissait prévoir ont été voulus par Staline qui les préférés au risque qu'aurait fait courir à son régime une révolution allemande victorieuse. Il savait, pour avoir pris une part modeste à la révolution d'octobre en Russie, quel pouvoir de propagation peut acquérir un soulèvement véritablement libérateur et à quel degré le régime qu'il avait institué avait renié ses origines. Il ne pouvait donc pas conserver la moindre illusion sur le sort qui l'attendait en cas d'insurrection prolétarienne triomphante. Mieux valait, par suite, couper court à cette éventualité en supprimant la révolution allemande susceptible de contaminer toute l'Europe, dût la guerre apparaître au bout du chemin. Au demeurant, celle-ci ajoutait à l'évanouissement des espoirs révolutionnaires l'écrasement du prolétariat embrigadé dans l'armée, rendant ainsi plus malaisée une récupération des énergies révolutionnaires. Ce cours nouveau volontairement imprimé aux partis communistes est confirmé par toute la politique intérieure et extérieure russe des années suivantes. Dès 1935, Laval obtient de Staline une déclaration reconnaissant la légitimité de la défense nationale française qui est aussitôt accompagnée d'un revirement de la politique de l'Internationale communiste. Au « front unique à la base » succède le front populaire, véritable réédition de l'alliance avec le Kuomintang, au cours des années 1926-28. Le résultat obtenu en Chine ne pouvait laisser la moindre illusion sur l'issue de cette manœuvre: le prolétariat était placé sous la dépendance de la bourgeoisie. En dépit de cet état de choses, le front populaire suscite dans les masses françaises d'immenses espoirs qui seront brutalement fauchés au point culminant des grèves, de juin 1936. Qui n'entend encore tinter à ses oreilles le menaçant « il faut savoir terminer une grève » auquel faisait écho le plaintif « tout n'est pas possible » des chefs staliniens et socialistes, alors qu'au contraire une issue révolutionnaire de la crise se présentait. La bourgeoisie française fut sauvée, mais un mois plus tard retentissait l'explosion espagnole. La révolution espagnole, mettant à profit l'exemple russe, était allée beaucoup plus loin que les bolcheviks dans la destruction de la propriété capitaliste. En 48 heures, il n'en restait plus rien. Tous les moyens de production et d'échange étaient aux mains des travailleurs qui commençaient bientôt à les exploiter directement. La réaction (Hitler, Mussolini, Staline, etc.) courait un immense péril. Aussi assista-t-on à un front unique capitaliste sans exemple dans l'histoire car il obéissait pour la première fois au principe de la division du travail, le but commun étant l'écrasement de la révolution espagnole. Tandis que Hitler et Mussolini intervenaient directement en faveur de Franco, Blum entrait au comité de non-intervention et manifestait ainsi sa résolution de n'apporter aucune aide à la révolution. Staline intervenait sous deux formes: par l'envoi de policiers chargés d'assassiner les révolutionnaires et en expropriant les travailleurs au bénéfice de l'Etat capitaliste qu'il avait aidé à reconstituer pour s'y introduire et détruire de ses propres mains l'œuvre de la révolution. Nul ne pouvait plus ignorer en 1936 que la seconde guerre mondiale était proche. Staline sentait son régime menacé en raison de l'isolement de la Russie. Des alliés lui étaient nécessaires et il savait qu'il ne pouvait en trouver qu'en offrant à l'avance des garanties de premier ordre, la plus importante consistant dans sa capacité de détruire la révolution sociale. Toute action en Espagne obéit à ce besoin. Il savait cependant qu'il devait faire des avances plus engageantes encore, c'est pourquoi il entreprit les procès de Moscou dont le premier s'ouvrait le 19 août 1936. un mois jour pour jour après la riposte triomphante du prolétariat espagnol. Peut-on voir dans cette concordance de dates un simple effet du hasard ? Indubitablement, non. En assassinant la génération révolutionnaire d'octobre 1917 tout en se préparant à livrer la révolution espagnole à Franco, Staline déclarait au monde capitaliste qu'il était aussi capable que quiconque d'écraser le prolétariat et semblait, pour les deux camps en présence, conclure: « Voyez, je peux devenir un allié sûr. Pour le nouveau partage du monde, on peut compter sur moi. Je suis au plus offrant. » Hitler avait si bien compris qu'il signa avee lui le pacte du 23 août 1939 sans lequel la guerre n'aurait peut-être pas pris le tour que nous lui avons connu. Rien ne permet de supposer que Staline s'apprêtait à trahir le pacte qu'il avait signé avee Hitler lorsque les troupes de ce dernier envahirent la Russie en juin 1941. Le certain est que les staliniens français mettaient tout en œuvre pour appliquer en France une politique de soutien, plus ou moins dissimulé, de l'associé de leur chef. Il n'en est pas moins vrai que tout cela changea du jour au lendemain et que, d'ange, Hitler redevint le démon qu'il avait été avant le 23 août 1939. La résistance fut organisée sur le mot d'ordre de Moscou. Elle pouvait suivre deux directions opposées. Elle pouvait prendre un caractère patriotique ou révolutionnaire selon qu'on se proposait la victoire militaire et le maintien du régime capitaliste ou la subversion de ce dernier. Fidèle à son orientation devenue définitive depuis dix ans, le stalinisme s'engagea dans la voie patriotique gui avait pour lui l'avantage inappréciable de canaliser les forces révolutionnaires dans une voie inoffensive pour Moscou, puis de restaurer le prestige du stalinisme dans toute l'Europe, rendant aux partis communistes leur valeur d'instruments de la politique extérieure russe. De surcroît, ces partis communistes pouvaient, si les circonstances s'y prêtaient, réclamer l'aide de l'armée russe pour vaincre « la résistance capitaliste » et imposer la domination de la police russe. L'Europe de l'Est peut apprécier depuis dix ans les bienfaits de cette politique hostile à tout esprit révolutionnaire.

La guerre finie, Staline ayant terminé son évolution était prêt à prendre la succession de feu Hitler (3). L'imposture était complète puisque sous une phraséologie ouvriériste et pseudo-révolutionnaire se dissimulaient avec peine les appétits impérialistes les moins avouables. La Russie était devenue le seul concurrent des Etats-Unis pour la domination du monde. De cette rivalité naquit la « guerre froide ». En fait, dès cet instant, les deux ennemis étaient tout disposés à se réconcilier aux dépens du premier soulèvement prolétarien qui mériterait cet accord. A peine Staline avait-il succombé dans des conditions plus que suspectes qu'éclatait la révolte de l'Allemagne russifiée. Pour la première fois, la Russie agit ouvertement comme n'importe quel Etat capitaliste contre ses esclaves coloniaux et écrase la révolte des travailleurs allemands. Désormais, elle ne pourra plus se comporter d'autre manière, que ce soit à Poznan ou en Hongrie ; seule la brutalité de la répression pourra varier. A cet égard, la magnifique révolution hongroise comporte une conclusion exemplaire. Elle a montré aux plus incrédules et aux plus fanatiques que la Russie, loin de conserver une valeur révolutionnaire si minime fût-elle, était plus apte que tout autre régime existant au massacre des travailleurs insurgés. Lorsque Thiers écrasait la Commune de Paris, du moins avait-il le hideux courage d'agir au nom de la réaction et de massacrer les insurgés parisiens parce qu'ils s'étaient dressés contre la propriété capitaliste, tandis que les maîtres de la Russie ne peuvent se dispenser d'insulter ceux qui sontntombés, selon les méthodes mises au point par Staline lui-même, dont ils sont les dignes continuateurs.

Ce bref résumé permet de voir que le stalinisme surgit de couches sociales étrangères à la révolution et ne cherchant qu'à profiter des possibilités données par le nouvel ordre révolutionnaire. Lorsqu'il eût acquis une certaine cohésion, il était inévitable qu'il tentât d'écarter tout ce qui menaçait son existence, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Russie, en recourant aux moyens qu'exigeait chaque situation concrète. Son objectif constant a été d'éviter la révolution sociale partout où elle menaçait d'éclater, en la sabotant sournoisement d'abord, puis en la livrant à l'ennemi de classe et enfin en l'écrasant de ses propres mains. Le stalinisme a ainsi accompli son évolution. Il n'a plus rien à apprendre des pays capitalistes les plus réactionnaires, au contraire, il peut désormais leur offrir un exemple inoubliable : le massacre de la révolution hongroise de 1956.

Benjamin PÉRET.


  1. Léon Trotski: La Révolution trahie, p. 108.
  2. Déclaration des 83.
  3. Dans La Vérité du 30 novembre 1956, je relève le dialogue suivant entre Staline et Marty, en 1946 : MARTY. La classe ouvrière française, pour étre révolutionnaire, a besoin de la reconstitution de l'Internationale. STALINE, - Je n'ai nul besoin de voir la classe ouvrière française devenir révolutionnaire.

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AUX PIEDS D'OMPHALE

Ecuyère en courte tunique blanche dont la corolle de satin s'épanouit en plis, comme demi-jupon, sous l'épais ceinturon qui rudoie la taille; ange botté, vigoureux et splendide, au sein fier et au fouet brandi; walkyrie armée de grâce, jeune orgueil déployé, bel et libre! Vision oubliée dans le grenier enténébré de l'enfance, réapparue dans le rêve de Luc, jaillie d'un bond, fulgurante, comme une danseuse projetée au-dessus de la scène! L'archange quitte la piste, s'évanouit. C'est Mathilde, maintenant, qui est assise sur son rêve. S'arrêtant de se dévêtir pour songer, les jambes croisées, comme au bord d'un talus dans sa robe, relevée et renversée, faisant la roue autour d'elle. La voici toute seule, oisive, dolente, allongée sur le ventre, au bord de son lit, les bras pendants. Luc s'agrippe à la lande duveteuse, à la blonde et presque invisible végétation, inclinée comme une vasque vers les reins. Elle a dormi. Elle s'asseoit, le dos tourné, montrant sa croupe comme un bulbe d'oignon. A demi-vêtue, elle se lève, se penche pour remettre ses mules, bascule; on ne voit plus que ses jambes, ses fesses, éveillant la gourmandise, pansues comme deux dames-jeannes. Mais prestement, elle enfouit l'indiscrète, impertinente acrobatie de sa poitrine et la rotondité de son séant. La voici qui s embastille dans une armure doublement pointue, sous la paroi de sa gaine étroitement appliquée sur elle, qui la chausse jusqu'aux seins comme un gant et à laquelle les jarretelles accrochent les cuissards raffinés des bas sur lesquels viennent s'entrecroiser les cordons lacés très haut des escarpins. Va-t-elle partir en campagne, ainsi cuirassée de pied en cap? Non! Plus question de corselet fringant et médiéval, ou de dessous noirs, fleur noire, lac et laque noirs, lave noire coulée et étendue sur elle, prenant vie avec elle; plus question d'écuyer de boudoir, à la fois monture et chevalier; c'est une tout autre Mathilde qui survient, aux pas comptés, à la démarche de reine, drapée par les regards, une sœur de l'Eve animale d'il y a un instant, enfermée dans sa seule nudité, reposant les bras croisés derrière la tête, allongée dans la satisfaction de sa chair, ou assise, tenant son pied dans la main, la cuisse levée comme une guitare; une sœur, mais davantage encore une étrangère qui ne la connaît plus, qui ne veut plus s'en souvenir. Elle déambule, toute blanche, minuticusement ouvragée, engoncée dans un monument imposant, aux couches et aux panneaux superposés, construits de matériaux tissés au petit point, choisis et douillets, fait pour qu'on s'y empêtre, comme toile d'araignée, lourde tenture et papillon, et dont elle est le prétexte, l'axe charnu et vivant. Fleur douée du mouvement, évoluant, migratrice. Coup de baguette. Quittant sa réserve, sa retenue d'altesse à la fine bouche, le sein enneigé, couvert de petites plumes imbriquées comme des écailles, poitrail de haut-bord, majestueux, de cygne, rehaussé de chaînes de perles, comme des gouttes d'eau, elle tourne sur le lac, elle danse. Pivot, moyen de la danse qui retient prisonnier le temps, elle balaie l'espace de sa robe balancée légèrement tordue autour d'elle dans sa giration, comme un paon. Pourquoi la valse s'arrêterait-elle ? La valse devient une plainte, un chant scandé et nostalgique, rythmé à coups sourds, monté de loin à travers la silve tropicale, comme les battements du cœur du temps, la pulsation de ses entrailles. Elle danse toujours. Le cœur de pierre de l'hiver a fondu. Détente. Dans le jardin, Mathilde, ayant dépouillé, remisé la panoplie trop compliquée de sa beauté, est redevenue jeune fille. Dédaignant pour un temps la perpétuelle réjouissance de ses parures, leur ordonnance protocolaire, leur procession superlative, grossie chaque jour, leur surenchère, elles les a jetées au vent! Elle va dans la clarté, la fraîcheur, l'insouciance d'étoffes estivales. Le décolleté carré de sa robe ouverte sur son corsage, raide et droite courtine, tranche net le frivole arrondissement de ses seins et, tout en les négligeant, ne fait que mieux ressortir, souligne, sans en avoir l'air, leur malicieuse présence. Elle vaque à ses plaisirs. Elle en conserve le monopole. Luc est à son usage, il n'existe que pour son agrément. Il sert de repoussoir à sa gaité. Lorsqu'elle ne l'utilise pas, elle passe et repasse sans le voir, sans un regard pour lui, sans en prendre le temps, ayant déjà suffisamment à faire arce sa vie. Il est très bien là où il est, comme il est, tenu à l'écart, oublié, mais disponible pour le moment où on aura besoin de lui. On lui a donné en partage l'ascèse et la continence; on lui a proposé et défini comme genre de vie l'assiduité et la frugalité. On le lui a maintes fois répété; il le sait. Il n'y a plus à y revenir. Qu'il s'en accommode et en fasse bon emploi. Qu'il ne se croie pas autorisé à relâcher un instant sa tension et à sortir de son expectative. Qu'il s'estime heureux! Qu'il attende... Il est comme le galérien, perdu parmi ses congénères, marié avec la rame, dont une haute dame, avec tout l'appareil insolent et autoritaire, tourbillonnant, de ses falbalas, venue voir le commandant, grimpe à bord du bateau. Elle semble ne pas voir, ne pas comprendre. Elle fait semblant d'ignorer l'injure qu'elle leur fait, elle ne s'avancera pas d'un pas compatissant vers eux. Elle vit dans une autre sphère et traverse, pourvue, le monde des larves, à l'abri de leurs souillures. Etoile inchangée, en visite parmi les vers, ne perdant rien de son prestige, ne cédant rien de son éclat. Les éliminant. Les retranchant une seconde fois. Coursier égoïste protégeant la pureté de son regard sous ses œillères de luxe, caracolant et ne ralentissant pour rien au monde son allure. Ayant endosse, pris sur lui toute la beauté et tout le plaisir du monde, s'en trouvant bien, les considérant commo sa propriété personnelle, le plus naturellement. Les autres n'en ont pas besoin. D'ailleurs, ils ne les connaissent pas. Avec eux, rien de commun. Et pourtant ce sont ses propres et blanches mains qui, à perpétuité, la soudent à la rame... Jardin. Ballets de parterre. Soleil en pluie. Bleuets. Couronnes de fer crénelées, barbillonnées. Diadèmes gothiques, lancéolés, garnis de piques. Iris. Flamme somptueuse et majestueuse, fougue chatoyante, langue et fourrure, velours mystique des iris. Plus loin, les mêmes, mais pâles : buisson de lames stylisées, bouquet de langues rigides, touffe de roscaux roides, découpés d'un vitrail, frise hiératique, rosace et palmes à ras de terre et, au-dessus, oiseaux perchés, nobles, tenant leur réunion silencieuse, isolés dans leur rêve, danseurs étranges sur leur colonne, droits comme des stylites, vagues ensorcelées, volutes immobiles, lampadaires endormis, flammes mélancoliques. Quelle est cette forme submergée, courbée sous la misère et la disgrâce, absorbée par l'ombre saumâtre comme l'eau d'un étang ? Serait-ce Mathilde qui est en prison? Ses cheveux sont encap- sulés dans un serre-tête de linge blanc qui englobe sa nuque et son cou comme une guimpe, s'enroule sur ses épaules comme une écharpe, encercle son visage de très près comme un cadre ovale. A genoux, diminuée, comme une biche effondrée, aux jarrets coupés, elle se dresse sur le socle de sa jupe de paysanne sur laquelle vient se terminer, aux manches longues et étroites, serré à la taille, un surcot médiéval, comme une seconde jupe retroussée sur les hanches. Avant qu'on ait eu le temps de lui replier et de lui attacher les bras comme on pincerait et retiendrait, en les appliquant l'un contre l'autre, les ailes d'un ange, à la manière d'une orante, elle joint les mains et elle implore. Trop jolie prisonnière. Rêve d'un rêve. Piètre et illusoire revanche. C'est folie de croire que Mathilde se laisse déposséder si facilement de son pouvoir. Noir. Noir doré. Or noir. Noir tendre, éclatant, où s'est enfoncée et d'où sourd la lumière. Fourrcau oblong de neige noire, chaude et vivante, qui fait corps avec toi. Ecrin. Pulpe obscure/et brillante. Miel. Mouvance de chenille du velours. Pelage moelleux, court et profond. Non pas pilosité, vêtement velu. Fourrure, mais rase, où s'est tapie et calfeutrée la lumière. A travers le sommeil précaire de l'aube, traqué par le jour, renait en lui, non plus craintive, opprimée, tronquée et laminée, comprimée comme un ressort, mais soudain de noureau en possession de toute sa jeunesse, une envie; celle d'un contact et d'une accolade, celle d'une réunion et d'une insertion plus profondes, leurs bras entremêlés, prélude à une défloration, à un rapt. Se perdre en elle, l'abreuver, l'allaiter; l'irriguer comme un sable avide. Goûter à l'intérieur du fruit. A sa cavité. Mais Mathilde, attentive, érigée sur son rêve, veille; elle lui tient la dragée haute. Elle prend appui sur lui avec toute la force et la précision de ce désir dirigé contre elle, tendu à se rompre pour l'atteindre et que, magnifiquement, elle décline. Elle le laisse tout seul, dans l'arène, en proie aux lions furieux et frénétiques, grondant et découvrant leurs gencives et leurs dents, de ses désirs. Prisonnier de son désir, de l'intérieur, comme une femme portant son enfant. Mieux, définitivement mis hors d'état de nuire, écartelé. Epinglé dans l'élongation ridicule et symétrique de l'écartèlement. Non plus cible rassemblée, cernée, rognée comme poulet, faisant le tour du poteau; non pas davantage étiré bêtement, face au ciel, baillant aux quatre points cardi- naux. Dressé, au contraire, en double diagonale, ouvert, étalé comme plante en son herbier, comme étoile de mer. Soit mis sous séquestre, dans le jour blafard de l'in-pace, la bête où bat son cœur, en équerre, raide gargouille pleureuse de Notre-Dame. Soit au grand soleil, exhibé, offiché à lo face de tout un peuple, amarré aux quatre coins, aux quatre extrémités, qui n'ont jamais été si loin, comme un navire à la muraille du quai. Mathilde le harcèle et le tracasse. Le poursuivant, sans se mouvoir, les deux chats bleus de ses yeux, allongés sous leurs paupières : « Je t'amarrerai à la boucle de mes mules, t'entraverai comme mon bétail, te musclerai et te conduirai par la longe, t'ottellerai à mes coprices, te ferai porter le bât et tourner la noria sans fin de mes désirs. « Je te donnerai ton bon pesant d'acier. Tu ne seras plus toi, mais moi, un appendice de moi, indigne et vil. « Je t'encagerai comme grillon, te ligoterai comme fagot, te scellerai, pétrifié, au marbre de mes colonnes, comme une cariatide. Te tuteurerai, si tu es las, comme vigne à l'échalas. T'ensacherai et t'envelopperai comme paquet. Te suspendrai et t'enfumerai comme jambon. « Je voilerai ta vie d'une taie, l'enfermerai sous les œillères et la cagoule de la pénitence, la recouvrirai d'un revêtement hermétique, d'une membrane de silence et d'obscurité, l'obturerai de toutes parts, la contiendrai coite et close, immobile sous ma puissance, comme œuf en sa coquille. « Puis, à d'autres moments, je te mènerai encore paître, brouter sagement le champ de la souffrance!" « J'arriverai à la perfection, aboutirai au chef-d'œuvre! « Et même si je devais déchoir, connaître la misère, quoi qu'il m'advienne, si bas que je tombe, si démunie de tout que je devienne, j'aurai pour consolation de penser qu'il y aura toujours plus malheureux que moi, tributaire de ma misère même, tournant et se retournant dans son cachot, es mains accrochées comme ustensiles au mur, pesant et soupesant indéfiniment la tare de son esclavage. » N'était la contorsion du plaisir incompréhensible qu'il éprouvait, il eût pu croire qu'il faisait route benoîtement vers le sommeil de la mort.

Henri RAYNAL. Fragment d'un ouvrage paru aux Editions J.J. PAUVERT

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L'HOMME NEUTRE

Bien que je me sois toujours promis de garder le secret sur cet épisOde, j'ai fini par le transcrire, inévitablement. De toutes façons, la réputation de certains étrangers très illustres étant en cause, je me vois obligée d'utiliser des noms fictifs, ce qui ne déguise personne, car tout lecteur familiarisé avec les mœurs des Britanniques en pays tropical n'aura aucune peine à reconnaître tout le monde. J'ai reçu une invitation, me priant d'assister à un bal masqué. Surprise dans mes habitudes, je me suis fortement beurré le visage d'une pommade vert électrique phosphorescente. Sur cette couche de base, j'ai répandu de minuscules diamants faux, afin me poudrer d'étoiles comme un ciel nocturne, sans autres prétentions. Alors, nerveusement, je me suis introduite dans un véhicule public qui m'a conduite jusqu'aux environs de la ville, sur la place du Général-Epigastro. Un splendide buste équestre de l'illustre militaire dominait la place; l'artiste qui a su résoudre l'étrange problème posé par ce monument s'est tourné vers une courageuse simplicité archaïque, se limitant à faire un portrait merveilleux sous la forme d'un buste du cheval appartenant au Général. Le Généralissime Don Epigastro demeure gravé dans l'imagination publique. Le château de M. Mac Frolick occupait l'entière façade ouest de la place du Général Epigastro. Un domestique indien m'introduisit dans une grande salle de réception de style baroque. Je me retrouvai parmi une centaine de personnes. Une atmosphère assez chargée m'indiqua finalement que j'étais l'unique personne à avoir pris l'invitation tout a fait au sérieux: j'étais la seule à m'être déguisée. « Sans doute, me dit le maître de maison Mister Mac Frolick, avez-vous eu la sournoise intention de ressembler à certaine Princesse du Thibet, maîtresse d'un Roi que dominaient les sombres rituels du Bön, heureusement perdus dans l'antiquité la plus lointaine? J'hésiterais à raconter en présence des dames les atroces exploits de la Princesse Verte: qu'il suffise de dire qu'elle est morte dans des circonstances mystérieuses, autour desquelles circulent encore différentes légendes dans le lointain Orient. Les uns prétendent que le cadavre fut emporté par des abeilles qui le conservent encore dans un miel transparent de fleurs de Vénus. Les autres disent que le cercueil peint contenait non pas la princesse, mais le corps d'une grue à visage de femme; d'autres encore affirment que la princesse revient sous la forme d'une truie. M. Mac Frolick s'arrêta brusquement en me dévisageant avec sévérité: « Je n'en dirai pas davantage, Madame, me dit-il, car nous sommes catholiques. » Confuse, je renonçai à toute explication, et baissai la tête: mes pieds furent baignés d'une pluie de sueur froide qui tombait de mon front. Mister Mac Frolick m'observait d'un œil terne. Il avait de petits eux bleuâtres, un gros nez épais un peu retroussé. Il était difficile de ne pas remarquer que cet homme très distingué, dévôt, d'impeccable moralité, etait l'humain portrait d'un grand porc blanc. Une énorme moustache pendait sur son menton bien fourni en chair, mais un peu fuyant. Oui, Mister Mac Frolick ressemblait à un porc, mais à un beau porc, un porc dévôt et distingué. Comme ces dangereuses pensées défilaient derriere mon visage vert, un jeune homme d'aspect celte me prit par la main en me disant : « Venez, chère Madame, ne vous tourmentez pas, fatalement nous avons tous une ressemblance avec les ordres bestiaux; vous êtes certainement consciente de votre propre aspect chevalin, alors... alors ne vous tourmentez pas, tout est confus sur notre planète. Connaissez-vous M. D...? » « Non, dis-je très confuse, je ne le connais pas. » « D... est ici ce soir, dit le jeune homme, c'est un Mage, et je suis son élève. Tenez, le voici justement, assis près d'une grosse blonde habillée de satin violet, le voyez-vous ? » Je vis un homme d'allure tellement neutre qu'il frappait le regard aussi violemment qu'un saumon à tête de Sphinx vu dans une gare de chemin de fer. La neutralité extraordinaire de ce personnage donnait une impression si désagréable que je chancelai vers une chaise. « Voulez-vous faire la connaissance de D...? demanda le jeune homme. C'est un homme très remarquable. » J'allais répondre lorsqu'une femme semblable à une bergère du Roi Soleil, au regard extremement dur, me prit par l'épaule et me poussa tout droit dans la salle de jeu. « Nous avons besoin d'une quatrième au bridge, me dit-elle. Bien entendu, vous savez jouer au bridge? » Je ne savais pas du tout, mais me tus par panique. J'aurais voulu partir, mais j'étais trop timide, de sorte que j'expliquai que je ne pouvais jouer qu'avec des cartes en feutre, en raison d'une allergie dans le petit doigt de la main gauche. Au dehors, l'orchestre jouait une valse que je détestais tant que je n'eus pas le courage de dire que j'avais faim. Un haut dignitaire ecclésiastique assis à ma droite tira une côtelette de porc de l'intérieur de son riche ha-ha pourpre : « Tenez, ma fille, me dit-il, la Charité verse Miséricorde également sur les chats, les pauvres, et les femmes au visage vert. » La côtelette, qui certainement avait très longtemps séjourné près du ventre de l'ecclésiastique, ne me faisait point envie, mais je la pris avec l'intention de l'enterrer dans le jardin. Comme je sortais la côtelette à l'extérieur, je me retrouvai dans la nuit faiblement illuminée par la planète Vénus. Je me promenai près d'une fontaine stagnante pleine d'abeilles évanouies, lorsque je me vis face au magicien, à lhomme neutre. « Alors, on se promène? » dit-il d'un ton très méprisant. « C'est toujours la même chose chez les Anglais expatriés: on s'emmerde. » J'avouai honteusement que j'étais, moi aussi, Anglaise, et l'homme neutre eut un petit rire sarcastique: « Ce n'est guère votre faute si vous êtes Anglaise, dit-il. L'idiotie congénitale des habitants des Iles Britanniques est si bien tissée dans leur sang qu'eux-mêmes n'en ont plus conscience. Les maladies spirituelles des Anglais sont devenues chair ou, plutôt fromage de tête de porc. » Vaguement irritée, je répondis qu'il pleuvait beaucoup en Angleterre, mais que ce pays avait engendré les meilleurs poètes de notre planète. Puis, pour changer de conversation: « Je viens de faire la connaissance d'un de vos elèves. Il me dit que vous êtes un adepte de la magie. » « En effet, dit l'homme neutre, je suis un instructeur spirituel, un initié si vous voulez, mais ce pauvre garçon n'arrivera jamais à rien. Sachez, ma pauvre, que le Chemin Esotérique est dur, semé de catastrophes. Beaucoup sont appelés, peu sont élus. Je vous conseille de vous limiter à vos charmantes sottises féminines, et d'oublier tout ce qui appartient à un ordre supérieur des choses. » Pendant que l'homme neutre me parlait, je cherchais à occulter la côtelette de porc qui égouttait d'horribles taches de graisse entre mes doigts. Je parvins à la mettre dans ma poche. Soulagée, je compris que cet homme ne me prendrait jamais au sérieux s'il savait que je me promenais avec des côtelettes. Cependant je redoutais l'homme neutre comme la peste, tout en voulant lui faire bonne impression. « J'aimerais connaître quelque chose de votre magie, étudier peut-être avec vous. Jusqu'ici.. D'un geste superbe, il me coupa brusquement la parole: « IL N'Y A RIEN, me dit-il. Tâchez de comprendre cela, il n'y a rien, absolument rien. » C'est alors que je me sentis évaporée dans une masse opaque, incolore et sans issue. Quand je repris haleine, l'homme neutre avait disparu. Je voulais rentrer chez moi, mais j'étais perdue dans ce jardin lourd du parfum de certain arbuste qu'on nomme ici l'Odeur de la Nuit. J'errai assez longtemps dans les sentiers jusqu'à arriver devant une tour par la porte entrouverte de laquelle j'aperçus un escalier tournant. Quelqu'un m'appelait de l'intérieur de la tour, et je montai l'escalier, pensant qu'au fond je n'avais plus grand chose à perdre. J'étais bien trop bête de m'enfuir comme le lièvre aux dents triangulaires. Je pensai amèrement: « En cette minute je suis plus pauvre qu'une mendiante, bien que les abeilles aient tout fait pour m'avertir. Voilà que j'ai perdu le miel d'une année entière et Vénus dans le ciel. » En haut de l'escalier, je me retrouval dans le boudoir particulier de Mister Mac Frolick. Il me reçut aimablement, et je ne sus m'expliquer ce changement d'attitude. Avec un geste empreint des courtoisies de jadis, M. Mac Frolick m'offrit un plat de faïence (assez fin) sur lequel reposait sa propre moustache. J'hésitai à accepter la moustache, pensant qu'il désirait peut-être que je la mange. « C'est un excentrique », pensai-je. Rapidement, je m'excusai: « Je vous remercie infiniment, Monsieur, mais je n'ai plus faim, apres avoir degusté la délicieuse côtelette que M. l'Evêque m'a si aimablement offerte... » Mac Frolick paraissait légèrement offensé: « Madame, me dit-il, cette moustache n'est nullement comestible, c'est un souvenir de cette soirée d'été, et j'osais penser que vous la garderiez peut-être dans quelque coffre approprié à cet usage. Je dois ajouter que cette moustache n'a nul pouvoir magique, mais que son important volume la différencie des objets communs. » Comprenant que j'avais fait un faux-pas, je pris la moustache et la mis soigneusement dans ma poche, ou elle se colla immédiatement à la dégoûtante côtelette de porc. Mac Frolick me poussa alors sur le divan et, en s'appuyant lourdement sur mon estomac, me dit d'un ton confidentiel: « Femme Verte, sachez qu'il y a différentes sortes de magie: la magie noire, la magie blanche, et la pire de toutes, la magie grise. Il est indispensable que vous sachiez que parmi nous ce soir se trouve un dangereux magicien gris, un nommé D... Cet homme, ce vampire aux paroles veloutées, est responsable du meurtre de nombreuses âmes, humaines et autres. A plusieurs reprises, D... s'est infiltré à travers les murs de ce château pour nous voler nos matières vitales. » J'eus du mal à dissimuler un petit sourire, car je vis depuis longtemps avec un vampire de la Transylvanie, et ma belle-mère, une louve-garou, m'a enseigné tous les secrets culinaires nécessaires à régaler et satisfaire les vampires les plus rapaces. Mac Frolick s'appuya plus fortement sur moi en sifflant: « Je dois absolument me débarrasser de D... Malheureusement, l'église interdit l'assassinat privé: je suis donc obligé de vous demander de venir à mon secours. Vous êtes protestante, n'est-ce, pas ? » « Nullement, répondis-je, je ne suis pas chrétienne Monsieur Frolick. En outre, je n'ai pas envie de tuer D.... quand bien même j'aurais la moindre possibilité de le faire avant qu'il ne me pulvérise dix fois. » Le visage de Mac Frolick devint mobile de rage: « Alors partez ! hurla-til, je ne reçois pas chez moi les incroyants. Partez, Madame! » Je partis aussi vite que l'escalier le permettait, pendant que Mac Frolick se penchait à sa porte en m'insultant dans une terminologie très riche pour un homme si dévôt.

Il n'y a pas de fin précise à cette histoire que je relate comme simple incident de l'été. Il n'y a pas de fin parce que l'incident est authentique, que tous les personnages en sont encore vivants et suivent chacun leur destin. Tous, sauf l'ecclésiastique qui se noya tragiquement dans la piscine du château: on dit qu'il y fut attiré par des sirènes déguisées en enfants de chœur. M. Mac Frolick ne m'a plus jamais invitée au château, mais on m'assure qu'il est en bonne santé.

Leonora CARRINGTON.

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AU GRAND BAZAR DE L'HÔTEL DES RÊVES

LE MAITRE DES APPARENCES

...Après pas mal d'errements j'avais pu atteindre un immense musée où, dans le plus grand désordre, se trouvaient entreposées d'étonnantes sculptures primitives. Dès l'entrée, j'avais dû remettre au gardien le jeton en métal, perforé d'un numéro, que je conservais depuis le début du rêve. En échange il m'avait proposé un petit livre à reliure Directoire qui, m'affirmait-il, était une édition fort rare de Restif de la Bretonne. Mais devant une déconvenue que je ne cherchais nullement à dissimuler il avait fini par me restituer le jeton et par me conduire, non sans quelques réticences, devant un appareil à sous de grand modèle. Vitré sur trois faces, à mi-hauteur, il était, pour ce qui est du volume, tout à fait semblable à une boîte dans laquelle j'aurais pu exactement contenir. Au centre du panneau devant lequel je me trouvais, je distinguais, à hauteur de ceinture, la fente brillante dans laquelle, je le savais, le jeton devait être introduit. Au-dessus, dans la partie vitrée, un étrange personnage, sensiblement plus petit que nature, dont seul le haut du corps était visible, attira mon attention. Son attitude à la fois hiératique et résolue - torse raidi, prenant appui sur les bras largement écartés — n'était pas, me sembla-t-il, sans rappeler une position du corps, souvent signalée dans les estampes par les anciens guerriers du Japon. D'ailleurs, par son allure générale, la statue — car sans doute s'agissait-il d'une statue, mais une certaine intensité du regard, fixé sur moi, laissait neanmoms subsister quelques doutes conservait, sans qu'il soit possible de la préciser avec trop de netteté, une allure incontestablement asiatique. Celle-ci était manifeste dans le vêtement et la coiffure mitrée qui m'apparaissaient à la manière d'une sorte d'armure constituée par des volets en métal grisâtre, vraisemblablement de la fonte grossière, imbriqués comme des écailles. L'introduction du jeton dans la fente provoqua une sorte de déclic et d'un seul coup toutes les écailles se rabattirent en avant. Le personnage prit subitement l'aspect d'une pomme de pin éclatée, puis il disparut, laissant apparaître sur le fond de l'appareil qu'il avait, jusque-là, en partie dissimulé une petite ouverture carrée où se précisa, peu à peu, comme au cours d'une mise au point photographique, un paysage printanier. Rien n'était trop insolite dans cette vision, mais la possibilité que j'avais d'y pénétrer tout en restant immobilisé devant l'image et comme fasciné par elle — me parut extraordinaire. Toute la suite du rêve, d'une qualité exceptionnelle par la précision et l'intensité des sensations perceptives que j'y éprouvai, tendit à me laisser croire que j'avais pu franchir un seuil interdit. ...Un antiquaire de mes amis, chez qui je me trouvais, me donnait quelques explications sur un objet qui, tout d'abord, n'avait pas retenu mon attention. Au comble de l'étonnement, j'apprenais qu'il s'agissait d'une pipe, conçue, me précisait-il, à la manière orientale du narguileh. Toute sa singularité tenait au fait qu'à première vue on n'y découvrait rien d'autre qu'une banale statuette grecque, en albâtre, d'environ quarante centimètres de hauteur. Je n'ai jamais vu que de dos le personnage qu'elle figurait, une sorte d'androgyne, légèrement penché en avant, dont l'élégante nudité pouvait bien signaler, par son style ambigu, quelque copie tardive de Praxitèle. La tête avait été évidée en fourneau et la fumée, rafraichie au contact de l'eau parfumée dont la statuette était remplie, pouvait être aspirée par un tube souple, piqué sous les reins de l'éphèbe, ainsi doté d'une invraisemblable queue. Même en rêve, l'objet n'avait rien qui puisse me donner envie de l'acquérir. Mais l'idée qu'un véritable artiste, apparemment aussi peu enclin que moi à respecter de telles œuvres, avait su trouver le moyen d'en faire une pipe me ravissait. Il était à mes yeux évident qu'en dépit des apparences, qui ne suggéraient en rien son éventuelle utilisation par un fumeur, la statue avait bien rencontré là sa destination définitive. Un certain parti pris d'humour, dont la généralisation permettrait, je n'en doutais pas, d'accréditer l'usage le plus arbitraire de n'importe quel objet, me paraissait trouver ici un exemple satisfaisant. ............................... Quelques années après ce rêve, alors que je relisais le conte d'Aubrey-Beardsley Sous la Colline, limage de la statuette narguileh me revint subitement en mémoire. Un moment je me demandai — tant l'objet me paraissait, en effet, relever de la même atmosphère d'esthétisme souvent à deux doigts de l'équivoque — s'il n'en était pas fait mention dans le livre et si le souvenir qui s'imposait à moi ne résultait pas d'une lecture précédente. Seules quelques notes anciennes, illustrées par un croquis, d'un goût d'ailleurs douteux, ont pu me convaincre que l'objet m'était bien apparu au cours d'un rêve.

LE FRONTISPICE SCULPTÉ

... Dans une rue de Paris où je ne m'étonnais pas trop d'entendre les passants s'exprimer en espagnol, j'avais fini par rencontrer Benjamin Péret. Il portait sous son bras, avec une telle ostentation que je n'hésita pas à le questionner, un livre plutôt somptueux et d'un format imposant. Au cours de la conversation qui s'engagea, j'appris qu'il s'agissait de la maquette des exemplaires de luxe de... (Air Mexicain?) et que la présentation proposée avait au moins l'accord enthousiaste de l'auteur, car, m'assurait-il avec une satisfaction non dissimulée, on y verrait, pour la première fois, un frontispice sculpté! De plus en plus surpris, je lui demandai de me montrer cette merveille. Sous le plat rigide de la couverture, on avait inséré un cadre cartonné où apparaissaient librement détachées du fond, constitué par la page de garde, cinq ou six petites sculptures polychromes, assez proches des galets aziliens, dont la disposition générale évoquait la plastique de H. Arp. Le cadre était conçu de telle sorte qu'il constituait l'emboitage du livre et les petites formes colorées se trouvaient maintenues en place, comme je pus m'en assurer, par des tringles métalliques très fines, dont la coloration était exactement celle de la page de garde. Le croquis noté au réveil me révéla un objet de bon goût dont la réalisation restait, somme toute, à la portée d'un relieur habile.

VISION DU DEMI-SOMMEIL

... J'avais devant moi une étrange machine dont l'apparence était à peu près celle d'un grand faucheux, en métal brillant, presque aussi haut qu'une table. Une calotte sphérique, formant corps, s'élevait et s'abaissait sur huit pattes articulées. Au-dessous du corps je distinguai une aiguille axiale, longue et fine, en tous points semblable à un fleuret. Elle passait dans une sorte d'anneau où prenaient appui les membrures rayonnantes qui soutenaient les pattes. Quand la calotte s'abaissait, l'aiguille piquait le sol et ce contact suffisait, me sembla-t-il, à déclencher la remontée du système. Celle-ci était moins rapide que la descente, comme si l'énergie, sans doute acquise par la piqûre du sol, allait en s'épuisant au cours du mouvement ascentionnel, jusqu'à provoquer, à son terme, une nouvelle chute de l'aiguille. Une certaine fatalité, empreinte, si l'on peut dire, d'une réelle lassitude, se trouvait, en quelque sorte, objectivée par ce mouvement assez tristement perpétuel. Malgré l'aspect inquiétant de l'objet, la certitude qu'il ne pouvait se déplacer, comme m'en assurait la perception très claire de son fonctionnement, put sans doute me valoir de l'observer en conservant toujours une parfaite sérénité.

Adrien DAX.

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OUT OF NOWHERE

La femme porte en dedans d'elle-même un organe
susceptible de spasmes terribles, disposant d'elle et
suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce
DIDEROT

Le dimanche 5 janvier 1956, vers quatre heures de l'après-midi, Mile V.... âgée de vingt-huit ans, vint tomber, dans un état apparent d'évanouissement, à quelques pas de la maison de son oncle et sur le bord d'un chemin très fréquente. Ses deux poignets étaient attachés séparément par un même lien; son propre mouchoir était noué sur sa bouche, ses yeux étaient bandés par les rubans de son chapeau. Ses vêtements étaient souillés de boue, mais dans leur partie inférieure seulement: sa camisole était lacée. Transportée chez son oncle, elle ne parut reprendre connaissance que quelques heures plus tard. Elle raconta aussitôt qu'à un kilomètre du village de P.... où elle se rendait, quatre jeunes soldats, dont elle fournit le signalement le plus minutieux, l'avaient attaquée, lui avaient fait des propositions et, pour vaincre sa résistance, lui avaient baillonné la bouche, mis la poitrine à nu, lié les bras et avaient tenté, mais inutilement, de la violer. De dépit, ils lui avaient fait des incisions sur la figure, sur les bras, la poitrine et plusieurs autres parties du corps. Elle s'était défendue et avait fait à l'un d'eux une légère blessure à l'aide d'un crucifix qu'il portait. Enfin les agresseurs prirent la fuite, en entendant le son des cloches qui annonçaient vêpres et un bruit peu éloigné de coups de fouet. Mais ils lui attachèrent son chapeau sur les yeux, lui donnèrent quelques coups de pied et de poing sur la poitrine et réparèrent un peu le désordre de ses vêtements. L'examen médical permet. en effet, au docteur Taulmouche, de constater que Marie V... portait sur le corps, aussi bien en arrière qu'en avant, sur la face et sur les membres inférieurs, de nombreuses incisions régulières, longues, superficiolles. Il y avait absence de contusions sur tout le corps, même aux poignets. Ces faits permirent d'établir des doutes sur la sincérité des assertions de Marie V... En effet, elle avait ou de fréquentes attaques de somnambulisme, des visions ascétiques. De Plus, elle n'ignorait aucune des rumeurs publiques, sans fondement, qui établissaient que plusieurs jeunes personnes avaient été attaquées et même déchiquetées (c'était l'expression admise). Enfin, il Était impossible de découvrir aucun de ces quatre individus signalés par elle, soit dans la commune, soit même dans la région. Peu à peu la prétendue victime entra dans la voie des aveux. Le désir d'émouvoir l'homme avec qui elle vivait en concubinage - un jeune peintre qui avait toujours refusé de se livrer avec elle au moindre commerce charnel — l'avait poussée à exécuter ce drame qu'elle racontait avec une précision et un aplomb remarquables.

Jean-Jacques LEBEL.

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LES PARADOXES DU RUBAN

« C'est quand j'ai la tête à l'envers, dit le Chevalier Blanc, que j'invente le plus de choses. » Magnifique déséquilibre, qui s'emparant du chef de Mr. Laurence Walstrom, un savant Los Angeleno, lui fit réaliser il y a un an ce chef-d'œuvre de l'inutile: la machine qui ne sert à rien. « J'ai voulu créer, a expliqué cet homme inestimable, un mécanisme qui fût incapable d'accélérer ou de ralentir la vie. » Et tournant un dos myope aux flashes de la presse, il revint à l'objet second de ses amours: une machine qui se détraque dès qu'on la met en marche. Au même moment, dans son laboratoire, le temps se donna une récréation de quelques pieds carrés. Car, en dehors de cet infime ilot, l'ingéniosité s'employait à de plus substantielles entreprises: le divan de la Science est bourré de ressorts et les technologues insomniaques de Princeton et de Stalingrad, un ail fixé sur le prix Nobel, l'autre sur les statistiques de la productivité par tête d'ouvrier livraient à l'industrie, aux bureaucrates, aux politiciens et aux stratèges le produit de leurs ulcères : une machine à nouer les bretzels, une agence matrimoniale sur fiches perforées (qui « assortit les couples » selon leurs caractéristiques intimes), un boulanger-robot qui livre ses petits pains sous cellophane, un vérificateur de chèques électronique, un joueur d'échecs pour tacticiens, un évaluateur de votes électoraux, enfin, last but not least, l'automate de l'Université de Manchester, qui rédige des lettres d'amour où s'égrène la poésie de ses palpeurs et relais: « Chérie affectionnée, vous êtes mon avide sentiment, mon affection s'adapte curieusement à votre tendre vau, mon appréciation tend vers votre vous êtes ma songeuse sympathie, vôtre magnifiquement. » Il est vrai que, depuis le contrôle de la machine sur la machine, le nouveau jargon scientifique s'est aligné sur le babillage des cerveaux d'acier. A peine le progrès nous faisait-il l'exquise faveur du ruban magnétique, qu'une nouvelle carte du Tendre se dressait : AUTOMATION, FEEDBACK en étaient les repères. L'imitation servile de l'humain, péché mignon des cybernéticiens à la Ducrocq, se voyait vite frappée de dérisoire par l'appétit mécanique de l'homme moyen. Car la chose est notoire, la machine n'est censée ressembler à l'homme que dans la mesure où elle sert son confort. L'anthropomorphisme ne paie qu'en matière de magnétophone, de grille-toast, ou de trieuse: on parle alors de tourne-disque, de Magnéchef, secrétaire automatique. On nous rappelle que les robots des compagnies d'assurances, qui portent de si charmants prénoms, peuvent se parler au téléphone, échanger des tuyaux en langage chiffré, que le flic électronique règle la circulation par cellules photoélectriques, que l'horloge I.B.M. sert à la fois de portier, de trésorier, allume les lumières et le chauffage central. On nous attendrit sur le sort des machines névropathes, que le surmenage accule à la schizophrénie, des robots longs à dégeler aux petites heures du matin, des servomécanismes atteints par un équivalent de la maladie de Parkinson. Si les machines font l'amour, on ne nous le dit pas encore, mais dans la mesure où notre charpente nerveuse est comparée à un système de feedback, il doit être possible de concevoir l'acte érotique en termes de cames et de goupilles. On nous affirme aussi (mais déjà l'argument change de maquillage) que le « programmateur » de cartes perforées est à la fois le frère, l'infirmier, la nourrice de sa machine, qu'il la mouche, la dorlote, voire lui fait subir l'électrochoc. Enfin, lorsqu'il s'agit de choses sérieuses, par exemple de réaliser soixante mille opérations mathématiques à la seconde, ou de pondre un moteur d'auto toutes les quatorze minutes, alors on insiste gravement sur le fait inverse: la machine n'est pas un être humain, l'initiative de l'homme demeure irremplaçable et seul l'homo sapiens peut prévenir les défaillances de la tabulatrice ou de la traiseuse, empêcher par sa présence au tableau de bord l'arrêt total, catastrophique, de l'usine. Et, du même coup, l'opérateur se trouve condamné à errer dans des couloirs nus, devenu le larbin d'une incarnation nickelée de l'Abstrait, d'une forme améliorée de l'œuf d'autruche. Libéré des tics fastidieux du taylorisme, il peut tout à loisir faire le lèche-carreaux sur les cadrans, en badaud d'un spectacle aussi peu varié que la succession du vert au rouge au coin d'un carrefour. Il devient témoin, voyeur, mais son oisiveté est celle de l'attente perpétuelle. Les enquêteurs constatent chez lui l'absence de toute fatigue musculaire, mais enregistrent une lassitude nerveuse causée par la tension de l'expectative: son obsession du court-circuit le réduit à l'épuisement. Qu'à cela ne tienne, s'écrie Georges Meany, président de la Fédération américaine du Travail, « les travailleurs auront plus de loisirs: nous nous sommes fixés pour but la semaine de trente heures, nous l'obtiendrons pour chaque Américain d'ici 1980 (1). » Cette promesse hante déjà les musardises du métallo de Cleveland chez. Ford, l'ouvrier des machines transfert de la régie Renault, à Stalino l'employé de l'usine robot des caramels Octobre Rouge. Pour la faire mieux miroiter, Moscou crée en janvier 1956 un Ministère de l'Automation, et les syndicalistes d'outre Atlantique acceptent le principe d'une prime à la reconversion qui, à raison de quelques cours du soir, permettra au tourneur de vis de se transformer en programmateur de machines. Mais, simultanément, l'industrie se voit obligée de lancer une renaissance du bricolage. Le marché du Do it yourself (Faites-le-vous-même) compense l'invasion des accessoires de série par la multiplication provoquée des petits violons d'ingres. L'ingénieur qui fabrique le jour des postes de T.S.F. à transistors pour deux dollars en dépense vingt le soir pour se construire une chaise au rabot électrique. Le cybernéticien au front plissé rêve de se bâtir une maison de bois, un rudimentaire canot, une table de jardin, une canne ou un cure dents. Privé d'initiative. l'opérateur s'attache à accomplir un acte créateur, fût-il bénin, et monte lui même sa caméra en pièces détachées. Estil possible d'espérer que le règne de l'utilitaire engendrera une demande de superflu, que le principe de plaisir tendra à s'exercer de plus en plus systématiquement au rebours de la notion de progrès, poussant l'homme à devenir le Robinson de son confort? Le problème des loisirs tourmente déjà les sociologues. Toute machine inédite crée un marché nouveau, inaugure des emplois à l'échelle de la vente et de la publicité: l'allongement des week ends créera de même une colossale expansion des indus: tries récréatives. On ne réclamera plus des techniciens, mais des clowns, des chanteurs de charme, des ballerines, des hommes-caoutchoue. Une journée de travail pour six de repos: l'équilibre entre le sérieux et le futile, l'oisif et le laborieux risque fort d'être renversé. L'Etat sera contraint de prendre en mains le divertissement des foules; et faute de subir la tutelle de Big Brother, le e travailleur », dans son désceuvrement, sera crétinisé par une télévision convulsionnaire, envahissante, à court d'idées, en quête de talents. Le Ministère des Loisirs régnera, et l'éclat de rire vaudra plus cher que la traditionnelle goutte de sueur. Mais avant que l'ennui prenne l'aspect d'un luxe, nous pourrons encore, dans les dix années à venir, jouir d'un parfait chaos. De ces « usines sans hommes » où travaillent quelques contremaîtres, de ces machines à penser qui ne pensent pas vraiment, nait une idée précise de l'Absurde. J'ai vu, dans l'atelier géant des Machines Bull, avenue Gambetta, des centaines d'assembleurs monter tube après tube des calculatrices dont chacune, remplaçant 25.000 mathématiciens, réglerait les détails de fabrication d'une autre calculatrice qui mettrait la première en chômage, et nécessiterait l'instruction, puis le déplacement des mêmes ouvriers. On pourra dire suivant les cas que les robots s'expulsent entre eux, ou que les ouvriers échangent leurs emplois. Mais les technologues méprisant l'immédiat au profit de l'avenir le plus lointain, le western de la reconversion nous promet un fameux Babel. Le service des Patentes est en retard de deux ans sur l'enregistrement des brevets d'invention, il est question de l'automatiser. C'est donc à un robot qu'on confiera l'état civil des nouvelles machines. Les calculatrices s'accumulent déjà dans les ateliers plus vite qu'on n'éduque les experts chargés de les prendro en charge; à ce compte, des millions de mathématiciens invisibles en seront vite réduits à compter sur leurs propres fiches, pendant que les savants, créant des modèles nouveaux, renverseront les sabliers. Certains espèrent bien de l'usine pilote qu'elle assurera un renouveau de l'artisanat, que la néces sité de concevoir des prototypes permettra à la petite entreprise de concurrencer la grande. Mais il s'agira, là encore, d'un artisanat de mathématiciens et dingénieurs. Les petits métiers seront afaire de montages spéciaux, d'appareils expérimentaux. L'originalité, dépouillée de tout style, passera dans certaines audaces d'assemblages, dans la simplification fonctionnelle de certains mouvements d'horlogerie. A la perspective optimiste d'un Etat Corporatif soumis à l'arbitrage des syndicats, on ne peut exprimer qu'une crainte, celle qu'au train où vont les choses, toute la puissance économique, décuplée par l'automation, passe aux mains des grosses corporations, mieux placées pour investir des fonds illimités dans un appareillage électronique exorbitant. A la volonté monolithique d'abrutissement collectif qui inspire, semblet-il, l'industrie soviétique, répond le cynisme glacial des empereurs de la finance américaine (2). Dans les songes volontiers édéniques de la Science-Fiction, surgit régulièrement, tel un cliché, l'image d'un Cataclysme nihiliste, avant-coureur de paradis nouveaux : vœu primaire s'il en fut, imprégné de toute une tradition apocalyptique dont l'abus nous harcèle. En ce qui me concerne, le souvenir des légions luisantes d'intelligences enrubannées tournant à vide sur les collines de Ménilmontant m'incline trop facilement au délire pour que je n'imagine pas au niveau collectif la montée lente d'une soif immense d'irrationnel. En suivant le vertige de la Science jusqu'à ses toutes dernières extrémités, je conçois volontiers qu'on puisse la faire dévier de son objet, dans un retour euphorique au principe d'incertitude. Une sublimation de l'inutile pourrait bien pousser homme à un nouveau dandysme, celui de la connaissance. Eddington ramenant au Jabreboca « l'équivoque essentielle des entités fondamentales de la physique », Georges Gamow énonçant les Lois du Désordre par la mise en équation des zigzags d'un ivrogne, les cosmologues de Cambridge concevant une essence nonsensique de l'Univers à base de lois innaturelles, tous ces sursauts désespérés de l'Intelligence pour transcender l'Esprit de Raison peuvent mener l'humanité, au faite de la révolution automatique, vers toutes les formes de sensibilité qui se tournent vers le latent, et que le romancier Ernst Kreuder traduisait par cet emblème-clé: « Un moulin qui tourne au fond d'un miroir... ».

Robert BENAYOUN.


  1. Cf. George Meany : The fabulous future (Dutton, ed.).
  2. John Snyder, président de l'U.S. Industries Incorporated : « Le grand avantage de l'automation dans les rapports avec la classe ouvrière, c'est que les machines (je vois bien là une des bénédictions de notre société démocratique) sont plus faciles à contrôler que ne le sont les hommes. » (Sf. Saturday Revieze, janvier 55: The American Factory and Automation.) J.J. Jaeger, de la Pratt & Whitney : « Nous sommes tres égoistes avec l'automatisme: nous le vendons. Nous ne tentons pas consciemment de soulager le fardeau de nos ouvriers, ni de relever leur standard de vie. C'est à eux de s'en occuper. Ils ont leur feedback individuel qui joint automatiquement les deux bouts et je ne pense pas que ce soit l'industrie d'entamer un planning social. » (Cf. Fortine, octobre 53.)

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SORTIE DES REVENANTS

La fidélité, que dis-je? la seule existence d'un petit noyau d'êtres jeunes obstinément attachés à entretenir la véritable flamme du Surréalisme, constitue aujourd'hui un scandale tel qu'il suffit à faire considérer avec indulgence les variations de la critique sur « le conformisme de l'anti-conformisme » et l'usure des formes de scandale mises en œuvre il y a trente ans.

« Les épigones... » Ce nom que les moins ignorants de nos adversaires nous jettent quelquejois comme une injure, pourquoi ne pas s'en glorifier, jadis « les Gueux de Hollande » apostrophés par le duc d'Albe? D'ailleurs, dans la légende grecque, ce sont les Epigones qui ruinèrent définitivement les murailles de Thèbes.

Autant dire que japprécie peu les méthodes qui, pour imposer silence aux vivants, consistent à enfouir les morts sous une avalanche de fleurs mensongères. « Le champ mortuaire de la littérature est moins respecté que le cimetière commun où un règlement de police protège les tombes contre les outrages innocents des animaux. » Quand Baudelaire écrivait ces lignes en 1859, à propos de la nécrologie dont on accablait De Quincey, il ignorait que l'envie, la médiocrité et les intéréts de notre siècle feraient pire que l'hypocrisie puritaine. Nous avons le spectacle, depuis plusieurs années, d'une débauche de citations prises dans les poèmes de Paul Eluard. Ce ne sont pas seulement les domestiques ou les satellites du P.C. qui tombent dans ce travers. L'œuvre d'Eluard se caractérisant par une abondance pour ne pas dire un « laché » extrême, il est évident que n'importe qui peut y découper à peu près n'importe quoi pour n'importe quel usage. Mais il s'agit surtout, en exaltant la déplorable « limpidité » d'eau peu profonde dont Eluard a fourni la preuve croissante au cours des années, de jeter le voile de l'oubli sur ce qui peut passer d'éclairs dans son « œuvre de jeunesse » (Les Dessous d'une Vie, certains placards de Proverbe, et jusqu'à L'Habitude des Tropiques ou à cet « alphabet-poème » paru dans Minotaure). Pas trois vers, pas le moindre cliquetis verbal qui ne fassent la fortune d'un journaliste:

Les bas vivants demeurent Les autres sont esclaves de l'amour Comme on peut l'être de la liberté (1)

ou bien :

Les prisons sont fermées fermées aux prisonniers Si elles étaient ouvertes je serais dedans Tout le monde est dehors? (2)

Molles antithèses, affirmations dont la gratuité caresse la platitude, il y a la une inépuisable mine d'épigraphes, et aussi de ces citations qu'on nous recommandait, dans notre enfance, de placer à la fin d'une dissertation pour en « élargir l'horizon », qui en l'occurrence débouchera sur le vide le plus achevé. A la vérité, il y a longtemps que dure le « classicisme » d'Eluard. Avant même sa soumission servile aux staliniens, avant même sa rupture d'avec le surréalisme, rupture qu'il n'y a plus à tenir pour un objet de discussion, mais pour la preuve qu'on ne peut impunément dissimuler sans fin de graves tares morales sous un vernis poétique il s'offrait aux coups d'encensoir mortels de la critique « bien intentionnée » Avec quelle lourdeur, quelle insistance genante n'en vint-on pas des lors à commenter ses plus fâcheuses facilités: « Le livre que Paul Eluard nous offre aujourdhui s'appelle La Rose publique. La Rose est le symbole du sexe feminin. La femme se trouve donc rendue à la liberté, au regard, à la ferveur de l'homme, de tous les hommes (sic) par le poète dont la critique très justement s'accorde à reconnaître que, depuis Baudelaire, il a écrit les plus beaux vers d'amour de la langue française. » Ecrites vers 1935, ces lignes quasi obscènes où l'idée de femme publique court en filigrane d'une promotion plus que suspecte au Panthéon de la « langue française » et des ‹ vers d'amour » (Baudelaire est si loin!) sont d'autant plus attristantes qu'elles sont signées Réné Crevel. C'est Léon-Gabriel Gros qui nous livre ce « précieux inédit » dans le n° 337 des Cahiers du Sud. Il n'y va pas de main morte : Crevel est salué comme « un des plus grands entre les grands du Surréalisme ». Son drame est « psychologiquement le plus pur » (?), ses démarches mentales sont présentées comme « démesurées... jusque dans leur victorieux échec ». Capable d'en écrire autant sur n'importe quel poète (3), M. Gros note d'ailleurs avec soin que « tout message ne devient effectif que dans la mesure ou pour être exemplaire il se dépouille de sa virulence et de sa saveur », qui revient à dire que tout message signifie quelque chose lorsqu'il a perdu sa signification. Notre homme affirme intrépidement que Crevel « ne s'est pas débattu dans la folie ou dans la drogue... ignoré l'angoisse et l'ascèse... » et « ne semble pas avoir connu la misère physiologique » Malheureusement, une ennuyeuse étude de M. Carlos Lynes vient nous rappeler, trois pages plus loin, que Crevel, dans ses « mœurs assez compliquées », cultivait une « libido non fixée » et expérimentait « les alcaloïdes divers » avant de devenir « le grand malade condamné dès l'âge de vingt-six ans à se morfondre la moitié de chaque année dans la froide solitude d'un sanatorium suisse ». S'il ne s'agit pas là de misère physiologique et d'angoisse, prière d'avertir. Le fameux inédit cité plus haut est une véritable bouillie pour les chats « au carrefour de l'amour, la poésie, la science et la révolution » (excusez du peu) où se glisse l'éloge de l'abject logicien positiviste Rudolf Carnap, « maitre » de Marcel Boll, et que Crevel aura dû prendre pour un hégélien premarxiste. D'une lettre à André Gide, je ne crois pas absolument inutile d'extraire ces quelques lignes : « Vous avez dû voir le Cadavre des ennemis de Breton et la supposition de Desnos, quant à ma mort, sur laquelle, paraît-il, Breton a compté. « Parce que pour les autres, je suis déjà un peu mort, je meurs à moi-même chaque jour davantage. » Mais le voici ragaillardi : « J'ai un chien, Marius, qu'il faudrait psychanalyser, car toute sa vie érotique tourne autour de mes souliers. mocassins finlandais. Près de ces souliers, il est toujours en état d'érection. » Ces faux-fuyants littéraires, ce pathétique coquet que vient troubler un relent d'urinoir, alors? Que reste-t-il de Crevel? Une devise (l'Esprit contre la raison), quelques images véritablement éloquentes dans Le Clavecin Diderot, et le courage ultime dont il fit preuve, quand — à la veille de son suicide il tenta d'arracher aux organisateurs du « Congrès de la Culture » le droit à une intervention surréaliste. Plût au diable que le nom de Desnos ne fût pas survenu dans ces papiers de Crevel! Nous avons affaire sous son étendard à une offensive plus perfide et plus vaste, puisqu'impudemment politisée. Certaine critique incarnée avec on ne peut plus d'humour involontaire par l'Académie Royale de Belgique, a couronné le livre d'une demoiselle Rosa Buchole (l'Evolution poétique de Robert Desnos), laquelle n'entretient malheureusement avec Rose Sélavy que des rapports de flic à suspect. On en jugera par cet extrait d'un article des Lettres Françaises (juin 1956), où René Lacote cite avec enthousiasme les conclusions de la demoiselle : « La rupture de Desnos avec la nouvelle orientation qu'imprimait au mouvement la prédilection d'André Breton pour les doctrines ésotériques, et les changements intervenus dans sa vie personnelle, L'entrainèrent vers une poésie plus objective, plus fraternelle, plus populaire, qui s'accompagna d'un approfondissement philosophique vers un matérialisme rationaliste et cartésien, vers une conception dialectique de la nature et de la vie. Autant de mots, autant de mensonges. Desnos ne rompit pas avec le surréalisme: il ouvrit. ou peu s'en faut, cette série d'exclusions qui n'a pas fin: de faire grincer les girouettes. A l'époque, il représentait « la poésie dans les nuages » tandis que Breton et ses amis s'apprêtaient à vivre leur tragique expérience du communisme. Les « changements intervenus dans sa vie personnelle » et son orientation « populaire » consistèrent surtout en une fréquentation assidue des bars de Montparnasse. Si quelquun pouvait alors passer pour « ésotériste », c'était lui, Desnos, qui avait consacré le meilleur de son activité à des messages paratélépathiques, les fameux jeux de mots signés « rose Sélavy » et qu'il inséra tels quels dans un recueil de poèmes sans avertir de leur caractère médiumnique. Mais Mlle Rosa Buchole s'est bien gardée de lire le Second Manifeste du Surréalisme. D'autres textes guident Mlle Bûche à Roséole dans ses analyses « marxistes ». Vers 1930, voici comment s'exprimait la « philosophie » à la fois matérialiste (sic), cartésienne (re-sic), dialectique (re-re-sic) de Robert Desnos : « Une des singularités de la spéculation est qu'il a fallu inventer une âme problématique et sans doute inexistante pour que l'homme puisse contempler morosement une éternité de bazar, alors que cette éternité est indéniablement le propre de la matière. » Ce remarquable échantillon de « pensée » et de style n'a de valeur que parce qu'it figure dans un texte consacré à Desnos, texte signé d'Aragon et paru dans le Premier numéro de Le Surréalisme au service de la Révolution (et non de La Révolution Surréaliste, comme l'écrit M. René Lacôte, qui se garde bien d'en révéler le ton et les attendus). Oui, d'Aragon, grâce à qui M. Lacôte prospère aujourd'hui dans les Lettres Françaises. Si je ne craignais d'abuser, je pourrais citer in extenso les propos d'Aragon sur Desnos, sur cet alexandrin rimbaldien qui fait pâmer d'aise M. Lacôte et qui eut fait frémir de rage Rimbaud: Et des arbres de lueurs porter des lueurs de fruits (4)

sur ces « refrains dans le genre tarirette », ces e images à la noir » que n'incommodent ni les chevilles ni les hiatus:

Celui-là qui l'aura Pour femme et pour maîtresse A l'œil bleu et le bras Solide à la caresse

J'aime mieux rappeler quAragon mettait en garde contre la sincérité de Desnos, contre ses « coups de tête dans des murs en carton », ses « gueulements décorché de théâtre ». Qu'il citait ce vers-modèle du « dindon à toutes les sauces » :

Buvons joyeusement! Chantons jusqu'à l'ivresse! et condamnait sans appel l'ignorance crasse, ses escamotages et sa totale démission morale en les plaçant lucidement sous la même rubrique : complaisance verbale.

Nous dépassons ici le problème de l'utilisation — contre nous — de quatrains grandiloquents et de chansonnettes imbéciles . En exhibant les fonds de tiroir, en plaidant les médioeres dossiers d'hommes qui, à tel ou tel moment du passé, se situèrent tant bien que mal par rapport au Surréalisme, la critique nous rend un service inattendu. Qui s'aviserait, devant ce déballage d'outrecuidance, de fausse désinvolture et de niaiserie, de croire qu'il suffit de se saoûler pour être libre, de regretter les maisons closes pour explorer l'érotisme, et d'écrire sur nimporte quel coin de poisseux une vaste saloperie lyrique (Robert Desnos dixit) pour qu'apparaissent les mannequins hypnotiseurs en gants de marronnier, qui rêvent au vrai tournant de la Révolution Surréaliste, encore, toujours, et la même?

Gérard LEGRAND.


  1. Cité par Léon-Gabriel Gros en tête d'un article sur lequel je vais revenir.
  2. Cité par Claude Roy, dans la « Tribune libre » du Monde, 1° novembre 1956.
  3. Il nous en administre la preuve dans le même numéro des Cahiers, en consacrant un long article au raseur Yvan Goll. où l'on peut lire ceci : « Comme si la jeune poésie avait commencé en 40 ou même en 24! Goll fut en somme un révolutionnaire d'avant la prise du pouvoir. »
  4. Quatorze pieds! Misère de l'inspiration à part, si l'on se mêle de ranimer le vers classique, encore faut-il un peu « savoir les dynamos » du genre. Pour le dire en passant, Aragon a d'ailleurs gardé cette supériorité sur Desnos : si piètres qu'ils soient, ses alexandrins patrioto-tsaristes contiennent des fautes de césure mais non de quantité.

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THE GOON SHOW

A part ces deux éphémères bouffées de soufre : Hellzapoppin et Crazy House, depuis que les Marx Brothers se sont absentés des écrans, nous n'avons pas été gâtés. Sur les scènes de music-hall de courtes entrées burlesques ne sont tolérées qu'édulcorées de grivoiseries élimées, entre deux mornes processions nues de stakanovistes du tour de poitrine. Au théâtre on a vu l'admirable auteur des Chaises s'égarer, on l'espère momentanément, dans un masochisme moliéresque (L'impromptu de l'Alma ou Le Léchage de Chaises, ou Eugène ou la Soumission). Il ne reste que les Goons. Ils ne sont que trois (1) dont la radio de Londres nous fait entendre vingt voix différentes. Ils ont déjà tout remis en question. Tout objet, rare ou banal, peut leur servir à n'importe quoi, et les mots, soumis à une insidieuse pression, changent de sens au gré des circonstances. Ce qui en d'autres mains pouvait paraître arbitraire se voit imposer par eux un caractère d'absolue nécessité dans le jeu dramatique. Le piano sur lequel Napoléon jouait à Waterloo et qu'ils entreprennent de voler au Musée du Louvre, vogue sur la Manche comme l'as du Dr Faustroll. Pour aller plus vite on enfourche un mur qui démarre dans une pétarade d'enfer. Ce même mur nu devient chèque en blanc que l'on remplit de briques, d'où la nécessité d'avoir un compte de briques en banque. La monnaie d'ailleurs est réduite à des signes de plus en plus éloignés de la chose signifiée: le système fiduciaire goon repose sur l'échange de photographies de billets de banque ou de chèques, et d'enregistrements faisant entendre le versement d'un million de livres sterling en pennies. Les goons ne fument ni pipe ni cigarettes, mais des gorilles ou des portraits de la Reine Victoria. Pour assécher un lac au fond duquel se trouve un trésor (probablement des photos de pistoles) ils le font boire verre par verre, puis avec une pompe, à un imbécile, en lui vantant les vertus curatives de cette eau. L'un des personnages, nommé Bluebottle, est d'ailleurs assez petit pour être aspiré par la pompe et se rendre directement du lac à la salle de bains. Tout ceci avec un naturel et un réalisme parfait, il va sans dire. Si l'on frappe à la porte, avec le même naturel, ils répondent au téléphone. Un valet de chambre annonce: « Il y a une pyramide dans l'entrée qui désire parler à Monsieur. Elle arrive d'Egypte. » Rien d'arbitraire à cela. L'intrigue exige l'inéluctable visite de cette pyramide. Si j'avais le temps de vous raconter, vous n'auriez pas à me croire sur parole. L'auditeur, au début rétif et dérouté, s'est laissé entraîner au bout de quelques mois d'insistance, sur ce terrain dérapant en cet univers mercuriel, s'est abandonné à la délectable intoxication du délire communicatif qui anime les trois compères. Leur succès et leur vogue, fait rare qu'il s'agit de saluer, loin de les inciter au compromis, semble les encourager à pousser l'exploration de plus en plus loin, à augmenter la dose de drogue et son pouvoir de dérèglement. Le jeu de mot ne les intéresse pas en soi (ils se payent le luxe d'en dénoncer au passage la médiocrité) mais en fonction de ses conséquences, de préférence les plus extrêmes. Ils mesurent l'efficacité du calembour à sa valeur stimulante, à son potentiel d'aventure. Chacune de leurs aventures d'une demi-heure est une Quête de quelque Graal incongru : l'Escritoire, ou le Grand Pudding de Noël International dont une partie, retournée à l'état sauvage, pousse des rugissements effroyables, ou encore la peinture de chevalet de Toulouse-Lautrec qui naturellement représente un chevalet et vaut une fortune, moins cependant que le modèle, le chevalet original lui- même, transformé en margotins. Ces aventures peuvent les mener n'importe où, à l'intérieur d'une boîte à lettre, ou en Chine, aux prises avec « le diabolique général nationaliste Touch-Mon-Chek», dans la jungle ou dans le Sahara. Ce bruit qui les empêche de dormir dans le désert, c'est le voisin qui se déchausse dans la tente au-dessus. Généralement le héros Ned Seegoon déjoue les machinations du redoutable gredin Gridpipe Thinne et de son complice le Comte Frédéric Moriarty, en dépit des maladresses du très délicieux idiot Eccles, et des vilenies du Commandant Dennis Bloodnok (2) dont les répliques, ponctuées où qu'il se trouve de tintements de tiroir-casse, sont du genre de celles-ci :

Major Bloodnok: Vous vous adressez à un patriote et un gentleman. Pourquo: croyez-vous que je trahirais ce secret qui m'a été confié en dépôt sacré... Gridpipe Thinne : Pour de l'argent ! Major Bloodnok : Comme vous me connaissez bien ! (Sonnette de caisse enregistreuse.)

Cependant, tout ne se termine pas toujours heureusement. A cet effet, ils ont inventé, curieuse rencontre avec Jarry, le participe passé deaded qui ne peut se traduire que par tudé.

Jacques B. BRUNIUS.

P.S. — Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter que partout, petits retraités, étudiants, conducteurs d'autobus, peintres abstraits, porteurs des Halles de Covent Garden, dames patronesses et serveuses de café Expresso, tout le monde aujourd'hui connaît et pratique le langage goon.

  1. Peter Seliers, Harry Secombe et l'auteur Spike Milligan.
  2. Du 43e Déserteurs. Décoré de l'Ordre de l'Empire Britannique.

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L'ENIGME DES PLOMBS DE SEINE

Au hasard des ventes de l'Hôtel Drouot ou des étalages de brocanteurs se présentent parfois des statuettes de facture archaïque connues sous le nom de « Plombs de Seine », dont la silhouette généralement filiforme, le hiératisme et le problème de leur exacte destination ne peuvent que séduire l'amateur d'objets mystérieux. Elles figurent des ecclésiastiques armés d'une épée, de « chapelains » tenant une clef ou une clochette, des soldats, des « paysans» ou « domestiques » et, pour la plupart, on les retira de la Seine lors des dragages effectués sous le Second Empire. Les nombreux documents archéologiques mis au jour grâce à ces travaux furent recueillis par un antiquaire sagace dont la boutique devint rapidement à la mode. Sise quai des Orfèvres, elle surprenait par son extraordinaire marchandise en ce lieu encore occupé par les luxueuses joailleries qui justifiaient alors son nom et Jules Claretie, dans un guide célèbre publié à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1867, ne manque pas de la signaler à l'attention des promeneurs : « Une seule boutique ne met en montre que des objets rouillés, rongés, informes, c'est celle de M. Forgeais, un patient chercheur, qui, fouillant partout le lit de la Seine, a trouvé une multitude de médailles, outils, objets de toute sorte, presque tous en plomb, débris de la vie usuelle d'autrefois, dédaignés jadis, recherchés aujourd'hui par les musées, et sur lesquels M. Forgeais a déjà publié plusieurs volumes curieux (1). Or, lorsqu'on se réfère à ces cinq tomes de la Collection de Plombs historiés trouvés dans la Seine (2) constate avec étonnement que si l'auteur y décrit longuement les images religieuses, les enseignes de pèlerinage, les méreaux des Corporations ou Confréries du Moyen Age, dont l'ensemble figure actuellement au musée de Cluny, il ne fait pas même allusion aux pièces qui nous importent. La seule mention qui, à notre connaissance, en ait été faite, est due à M. René Louis. Elle se trouve dans le compte rendu de la séance du 9 mars 1949 de la Société Nationale des Antiquaires de France : « Ce serait — y est-il dit à propos de l'une de ces statuettes - une enseigne de pèlerinage en plomb fondu, dont la facture est grossière, comme c'est le cas le plus fréquent pour ces images naives que les pèlerins suspendaient à leur chapeau ou à leur chaperon de cuir. Celle-ci représente un homme d'armes vêtu d'une armure avec genouillères, brassards et gantelets. La main gauche s'appuie sur une de ces grandes épées à deux mains en usage au xve siècle et au début du XVIe. Le casque est surmonté d'un cimier à panache. Une croix est suspendue au cou. Sur la poitrine, trois lettres gothiques font saillie : SFE. M. René Louis suppose que cette enseigne a été rapportée d'Espagne, probablement par un pèlerin de Compostelle et qu'elle représente le grand saint militaire espagnol, Ferdinand Saint, roi de Castille et de Léon dans la première moitié du XIIIe siècle. Le fait qu'une telle figurine ne tient pas debout rend difficilement acceptable l'opinion qui en fait un jeu d'enfant, l'équivalent de nos soldats de plomb » (3). L'examen de plusieurs spécimens permet de corriger et de compléter ces hypothèses. Comme on l'a vu, le Plomb décrit appartient au groupe que nous avons distingué sous la dénomination d'ecclésiastiques armés. Quant aux lettres que M. Louis croit pouvoir lire sur la poitrine de son exemplaire, il nous paraît certain qu'il a dû interpréter pour telles les trois lignes sinueuses longitudinales, marque dont nous n'avons pu trouver l'exacte signification, qui plus ou moins déformées, existent sur presque toutes les figurines que nous connaissons. Il ne peut donc s'agir de représentation de Ferdinand III le Saint. D'autre part, si l'on examine attentivement la croix placée au-dessus, on s'aperçoit que celle-ci est une croix à huit branches ou croix de Malte, parfois stylisée. On peut en conclure qu'il s'agit de chevaliers de l'Ordre des Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem ou Ordre de Maite. Ceci est confirmé par la couronne royale dont certains sont coiffés. En effet, seul cet Ordre avait le droit de porter un tel emblème en tant qu'Ordre souverain (4). Leurs épées, dont la dimension est fonction de l'élongation de la statuette ne sauraient donc être des épées à deux mains, car cette sorte d'armes était maniée seulement par des soldats mercenaires, les lansquenets, et ne pouvait convenir à des personnages de cette importance. La garde de ces épées, dont l'arc de jointure se soude au pommeau, nous permet de dater ces Plombs du XVIIe siècle, de même que leur armure incomplète, en particulier le port de bottes à la place de grèves qui ne commence à se généraliser qu'à partir de la fin du XVIe siècle. Cependant l'hypothèse de l'usage comme enseignes de pèlerinage ne nous parait pas devoir être repoussée. Comme l'a montré Forgeais, ces dernières ont servi durant tout le Moyen Age de sauf-conduits fort efficaces permettant aux pèlerins de ne pas être inquiétés durant le cours de leurs lointaines pérégrinations et tout porte à croire qu'un tel emploi a dû se prolonger bien au-delà de cette époque. Mais, pour les figurines que nous avons eues entre les mains, il semble qu'il s'agisse plutôt du pèlerinage de Jérusalem que de celui de Saint Jacques de Compostelles puisque l'une des fonctions de l'Ordre de Malte était de protéger les pèlerins de Terre Sainte. On a d'ailleurs trouvé des Plombs de ce type sur le chemin de l'Orient : dans la Saône à Macon, dans le Rhône à Avignon ainsi qu'à Carthage. Notons enfin que sur beaucoup d'entre eux subsistent des traces d'oxyde de fer. Or M. René Alleau nous signale l'existence au XVIIe siècle de colles à base de cette substance. On peut donc supposer qu'ils auraient été collés dans des cavités ménagées dans les bâtons traditionnels portés par les pelerins (6). Il est probable, d'autre part, qu'au retour les statuettes étaient jetées à la Seine aux abords de Notre-Dame de Paris ou on les a découvertes en grand nombre (7), pour honorer la Vierge, protectrice du pèlerinage, dont le culte est, comme on sait, lié à celui des eaux. Le fait qu'on en ait trouvé dans la Saône à Mâcon pourrait venir à l'appui de cette supposition. En effet, à la hauteur de cette ville se trouve une île nommée ile Saint-Jean car un établissement des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem y était édifié. Elle portait également les noms d'Ile Palme, allusion à l'emblème des pèlerins de Terre Sainte qui s'y arrêtaient et d'Île Notre-Dame à cause d'une chapelle consacrée à la Vierge (9). Par là le site n'était pas sans rapport avec celui de l'île de la Cité, et c'est vraisemblablement de cet endroit que les Plombs devaient être lancés à l'eau. Mais il ne s'agit là que de très fragiles hypothèses. La principale objection que l'on peut leur adresser est qu'elles ne s'appliquent pas aux autres types de ces figurines : simples hommes d'armes, « paysans» ou « domestiques », petits diables cornus tenant une fourche que nous a fait connaître l'exposition du musée de Chelles. Si l'on admet que ces objets étaient destinés à des usages différents, qui restent d'ailleurs à déterminer, pour quelle raison ont-ils tous été fabriqués selon la même méthode : moulage à plat d'un alliage de plomb et d'étain, à la façon des méreaux du Moyen Age, suivi d'un redressement à la main des parties en relief ? De même, comment expliquer la survivance de cette technique extrêmement primitive à une époque où les procédés de reproduction étaient très perfectionnés? (10) Petits mystères, sans doute, mais qui nous montrent quelles lacunes comporte encore l'histoire de l'art populaire et nous rappellent que la vie d'autrefois garde encore de nombreux secrets.

Charles FLAMAND


  1. Jules Claretie : Les places publiques, les quais et les squares de Paris, in Paris-Guide (Paris 1867),
  2. Paris, chez l'auteur, Quai des Orfèvres, 54. 1866.
  3. Bulletin de la SNAF, 1948-49, p. 185.
  4. Ce renseignement nous a été communiqué par M. Eugène Gilbert, attaché au musée Carnavalet, qui prépare une étude sur les « Plombs de Seine». Nous tenons à l'en remercier ici, ainsi que des autres indications qu'il a eu l'obligeance de nous fournir.
  5. Cependant M. Gilbert a vu un Plomb où la croix de Malte était remplacée par une coquille Saint-Jacques ou mérelle de Compostelle. Il se peut donc qu'il y ait eu des exemplaires spécialement destinés à ce pèlerinage.
  6. M. Gilbert attribue cet oxyde de fer à un procédé de fabrication (pour faciliter le démoulage). Pourtant les méreaux et autres Plombs décrits par Forgeais qui étaient moulés d'une manière analogue ne semblent pas en porter trace. On pourrait aussi y voir des vestiges de peinture : le P. Menestrier (Des représentations en musique….. Paris 1687) parte d'«images peintes de diverses couleurs» dont le chapeau et le mantelet des pèlerins étaient chargés.
  7. Ce serait une explication à ajouter à celle de Forgeais qui attribue l'abondance des objets archéologiques en cet endroit à l'écroulement fréquent des ponts chargés de mai 1002
  8. Cf. : Grillot de Givry : Lourdes, étude hiérologique. Paris 1902, passim; E. Saillens : Nos vierges noires. Paris 1015: ch. VI, etc.
  9. Jeanton et Lafay : Nouvelles découvertes archéologiques faites dans la Saône en aval de l'ile Saint-Jean près de Mâcon. 1918.
  10. Autre trace d'archaïsme : la taille des statuettes paraît en rapport avec l'importance du personmage représenté.

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SOLEIL DES TERTRES

« Qu'est devenu l'art d'évoquer des cieux la foudre et le Feu Céleste, jadis inventé par le sage Prométhée ? Vous certes l'avez perdu, il est de votre hémisphère départi, ici sou terre est en usage. » (1) Face à la mer, perdus dans quelque lande où l'ajonc furieusement égratigne le vent, sont des tertres, antres obscurs, d'où parfois des comètes jaillissent, leurs étincelantes chevelures marquées dans la pierre depuis des siècles et des siècles de dormition. Les Romantiques les appelaient « monuments celtiques »; de nos jours on préfère la dénomination de « monuments mégalithiques ». Toujours est-il que ces sanctuaires profonds recèlent des richesses qu'on ignore volontiers tant elles sont lointaines et étranges, tant elles sont en dehors du temps et de la mort. Car les pierres crient le message gravé par des hommes dont nous ignorons à peu près tout sinon qu'ils savaient encore évoquer le Feu Céleste. Les pétroglyphes qu'on peut découvrir dans les dolmens et tumuli de la Gaule, des Iles Britanniques et de la Scandinavie, nous prouvent qu'en des époques déjà fort reculées, l'art avait atteint un haut degré d'intensité, qu'il était parvenu à un stade éminemment moderne, au sens où nous entendons ce mot aujourd'hui. A vrai dire, on ne peut guère prétendre que l'art dolmenique soit spécifiquement celtique, la plupart des monuments mégalithiques étant antérieurs à l'arrivée des premiers Celtes en Occident. Ils datent en effet de l'âge chalcolithique et du début de l'âge de bronze, c'est-à-dire à peu près de l'époque allant de 2000 à 1000 av. J.-C. Mais par ailleurs, l'importance de ces monuments en pays celtique et surtout le fait que les envahisseurs celtes ne les aient point détruits, nous inclinent à penser qu'ils ont servi de sanctuaires à ces derniers. La littérature de l'Irlande fourmille d'exemples à ce sujet: d'après les plus anciennes légendes, les Gaëls, en débarquant dans l'Ile Verte, auraient eu a vaincre une population autochtone, les Tuatha Dé Danann, qui se seraient réfugiés dans des tertres; par la suite, les Gaëls déifièrent plus ou moins les héros tuatha et firent de ces tertres, de ces sidhs, des habitations sacrées. Il y a donc. dans les gravures dolmeniques, une part indniable de sacré, ce sacré étant l'expression d'une métaphysique vraisemblablement très proche de celle des Celtes. Enfin, il n'est aucunement sûr que les monuments mégalithiques aient été gravés par ceux qui les ont construits; ils ont pu l'être par la suite, et par ceux qui les ont utilisés, c'est-à-dire les druides celtiques. Cette dernière hypothèse s'appuie d'ailleurs sur des remarques très simples : en effet, une etude générale des pétroglyphes de l'Europe occidentale fait apparaître trois groupes bien différenciés : d'abord le groupe du sud de la Gaule et du pourtour méditerranéen, dont les menhirs-statues du Gard et de l'Aveyron sont les exemples les plus caractéristiques : ensuite le groupe baltique qui se confond avec les gravures rupestres dont la Scandinavie est si riche: enfin le groupe proprement celtique qui comprend les monuments d'Armorique, de Grande-Bretagne et d'Irlande, en n'omettant point ceux du nord-ouest de l'Espagne. Le groupe du Sud offre des représentations anthropomorphiques assez naïves, mais qui, en aucun cas, ne peuvent être comparées aux dessins d'époque antérieure relevés dans les grottes. Au contraire, le groupe celtique est à peu près exclusivement composé de pétroglyphes abstraits qui ne sont pas des balbutiements d'art mais des tableaux d'une étonnante maturité d'esprit et dont le symbolisme compliqué n'a jamais été, jusqu'ici, élucidé de façon définitive. Quant au groupe baltique, tout en utilisant les motifs abstraits du groupe précédent, il a recours à des images beaucoup plus concrètes et plus formelles. En fait, les représentations anthropomorphiques du Sud annoncent déjà la statuaire de l'époque gallo-romaine et les gravures schématiques de la Baltique l'art scandinave. De même les pétroglyphes celtiques annoncent l'art irlandais, breton ou armoricain. Car l'ornementation ancestrale des peuples celtiques, particulièrement en pays bigouden, a plus d'un rapport avec l'art dolmenique, tant par ses volutes que par ses spirales, ses triskels et ses cercles concentriques. D'autre part, les motifs qu'on relève sur les monuments megalithiques correspondent souvent aux signes existant sur les monnaies gauloises, surtout celles d'Armorique et de Grande-Bretagne, plus abstraites que les monnaies du reste du continent. Et pour ceux qui daignent se courber devant l'entrée étroite des tumuli du Morbihan, pour ceux qui, lentement, pénétrent au plus profond de ces temples mystérieux, quel n'est pas l'émerveillement de constater que ces lourdes dalles de granit suintant l'humidité sont illuminées par des soleils dont on ne discerne pas l'origine. D'ailleurs, l'un d'eux se nomme le Mané-Lud, c'est-à-dire le Tertre de Lug, dieu solaire des Celtes. Dans d'autres, on sent des présences partois inquiétantes et qui surgissent des reliets mêmes de la pierre, des formes ombreuses mouvementées, des cercles à l'échelle de l'univers, des haches sacrées, objets rituels dont le contenu magi. que se manifeste par le prolongement qu'ils offrent dans leur incertitude. Ailleurs, le cercle primitif du soleil s'entoure d'autant de cercles qu'il y a de mondes; des spirales viennent dire que l'évolution de l'univers suit le même processus que la gestation puis la naissance d'un enfant. Tout un théâtre d'objets grouille sur les dalles des dolmens, tout un théâtre s'agite et exécute une danse complexe dans laquelle les lignes brisées figurent les hésitations de la matière en perpétuelle transformation. Et il y a New-Grange et Lough-Crew en Irlande, et il y a Gavrinis dans le Morbihan, ces trois sommets de l'art dolmenique. New-Grange présente l'ensemble le mieux organisé, le mieux construit, où tout est parfait dans l'inconscient, où tout est vie dans la matière inorganisée, où l'homme se sent dépassé par la création. A Lough-Crew, ce n'est qu'une longue suite de gravures hétéroclites ou les recherches graphiques pures s'allient aux soucis d'ordre métaphysique ici des formes éclatent en rayons obscurs, plus loin de véritables machines aux rouages compliqués barrent la sortie à ceux qui ont pénétré indúment, là des étoiles ou des fleurs — mais pour le graveur c'était sans doute la même chose — au milieu d'un champ qui est aussi une mer agitée par des vagues de feu. Quant à Gavrinis, dont le nom ne signifie pas « ile de la Chèvre » mais • Antre des Mystères profonds », c'est l'ile Mystérieuse, le château du Graal, au sommet duquel le Roi-Pêcheur, maître des abîmes, attendait, le regard fixé sur le large, l'apparition de la barque de Lancelot, autre visage du dieu Lug. D'ailleurs le Graal est gravé au fond du dolmen, c'est une forme ovoïde de laquelle s'élancent des tiges, renouvelant ainsi le mystère de la fécondation, et des barques lentes sillonnent les murs, barques qui ne sont peut-être pas solaires mais bien plutôt lunaires, féminines, montrant ainsi que les cornes, les croissants, les vagues, la proue et la poupe, la nef enfin, ne sont qu'un seul sexe ouvert pour l'acte suprême, un yoni où s'accomplit la transubstantation. Et tout autour les éléments se déchaînent avec une violence sans pareille, la terre tourne, les soleils s'engloutissent, la mer déborde, le sang de la pierre coule pour les étranges noces de Keridwen et de Taliesin ou, si l'on préfère, d'Isis et d'Osiris. Car il est écrit que de la mort naitra la vie et que du chaos surgira la pierre autour de laquelle se construira l'homme :

J'ai été goutte de pluie dans les airs, jai été la plus profonde des étoiles... J'ai été courant marin, j'ai été aigle, j'ai été bateau de pêcheur sur la mer...

Jean MARKALE.


  1. Rabelais : Pantagruel, livre V, chap. XLVIII.
  2. Taliesin : Migrations, in J. Markale : Les Grands Bardes Gallois, p. 64.

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Poésie Liberté d'être

En Fernando Pessoa (1), poète portugais, nous reconnaissons l'orgueil de Hegel et des philosophes de la nature, l'attitude exemplaire du penseur idéaliste qui sait qu'à l'esprit humain rien n'est impossible, même pas le don de vie. Chez cet homme possédé et miraculeusement libre (car il joue avec ceux qui le possèdent), l'acte poétique devient vérifiable dans sa et périls. genèse au creux de l'être qui, de lui-même, rompt ses amarres, pour tenter la fabuleuse aventure, toujours recommencée : arracher l'Autre à soi-même, l'habiller de chair vivante et, le projetant dans l'espace, lui donner ses chances. Ainsi sera sauvé (ou perdu) le poète, comme le furent Rimbaud et Lautréamont qui, avec férocité, lâchèrent la bride aux monstres qui les hantaient, comme ne put l'être Antonin Artaud qui, voulant les mater, demeura leur prisonnier. hétéronymes. Comme on pourra le - juger, chacun d'eux assume sa propre création poétique, à ses risques

*Dans une lettre à Adolfo Casais Monteiro, ami du poète, Fernando Pessoa explique la genèse mentale des personnages qui l'habitaient et qu'il nomme ses

Est-il enfin nécessaire d'ajouter à cette présentation un dernier mot, qui ne saurait étonner ceux qui, dans le domaine de la réalité, tentent de brûler les frontières : Fernando Pessoa connut les sources et les pièges de la connaissance occulte des choses : en filigrane dans son œuvre, apparaît le symbole de la Rose-Croix. Dans cette même lettre à Casais Monteiro, il accepte de donner quelques éclaircissements en cette matière mais, fidèle à l'enseignement ésotérique, lui demande en même temps de ne pas divulguer par écrit ce dernier paragraphe.

Nora MITRANI.


LETTRE A ADOLFO CASAIS MONTEIRO

J'en arrive maintenant à votre question sur la genèse de mes hétéronymes. Je ne sais si je réussirai à y répondre complètement. Je commence par la partie psychiatrique. Les caractères de l'hystérie, très profonds en moi, sont à l'origine de mes hétéronymes. Je ne sais si je suis un hystérique, ou, plutôt, un hystéro-neurasthénique. Je m'en tiens à la seconde hypothèse, car il y a en moi des phénomènes d'aboulie qui n'appartiennent pas aux symptomes de l'hystérie proprement dite. Quoi qu'il en soit, l'origine mentale de mes hétéronymes se trouve dans ma tendance organique et constante à la dépersonnalisation et à la simulation. Ces phénomènes — heureusement pour moi et pour les autres — se sont intériorisés; je veux dire qu'ils ne se manifestent pas dans ma vie courante extérieure et en contact avec autrui; ils font explosion en dedans et je les vis en moi-même. Si j'avais été femme - chez une femme, les phénomènes hystériques se résolvent en attaques et autres accidents semblables — chaque poème de Alvaro Campos (le plus hystériquement hystérique de mes personnages) aurait été un sujet d'alarme pour mes voisins. Mais suis un homme et chez les hommes les aspects de l'hystérie sont avant tout d'ordre mental; ainsi, tout s'achève en silence et poésie... Ceci explique, tant bien que mal, l'origine organique de mon « hétéronymisme ». Je vais maintenant vous relater l'histoire réelle de mes hétéronymes. Je commencerai par ceux qui sont morts et par ceux dont je ne me souviens déjà plus, ceux qui gisent dans le passé lointain d'une enfance presque oubliée. Enfant, j'avais déjà tendance à créer autour de moi un monde fictif, je m'entourais de familiers et d'amis qui n'ont jamais existé. (Je ne sais, bien entendu, si réellement ils n'ont pas existé, ou bien si c'est moi qui n'existe pas. En cette matière, comme en toute autre, nous ne devons pas être dogmatiques.) Depuis que je me connais comme étant celui que je nomme moi, je me rappelle avoir précisé mentalement la silhouette, les mouvements, le caractère et l'histoire de certaines figures irréelles, pour moi aussi visibles et miennes que si elles avaient appartenu à ce que nous nommons, abusivement peut-être, la vie réelle. Depuis que j'ai pris conscience de mon moi, cette tendance ne m'a pas quitté; le mode musical par lequel elle menchante varie, mais non pas son pouvoir d'enchantement. Ainsi, je me souviens de celui qui semble avoir été mon premier hétéronyme, ou plutôt mon premier personnage familier, inexistant, un certain « CHEVALIER DE PAS » de mes six ans, au sujet duquel j'écrivais des lettres adressées par lui à moi-même, personnage pas tout a fait vague, qui s'est conquis certaine part de mon affection, se confondant mélancolie. Je me rappelle, mais avec moins de netteté, un autre personnage; son nom, je l'ai oublié, étranger sans doute, un rival du CHEVALIER DE PAS, je ne sais pour quelle raison. Choses qui arrivent à tous les enfants? Probablement. Mais je les ai vécues à un tel point que je les vis encore, elles me paraissent si présentes encore, que je dois faire un effort pour me persuader qu'elles ne furent pas réelles. Cette tendance à créer autour de moi un autre monde, analogue à celui-ci mais avec d'autres gens, a toujours été présente à mon imagination, tendance qui passa par différentes phases parmi lesquelles cette dernière, apparue à ma majorité. Il me venait un propos dont l'esprit absolument me paraissait absolument étranger, ou pour une raison ou pour une autre à ce que je suis ou à ce que je crois être. Je l'attribuais immédiatement et spontanément à un de mes amis dont j'inventais le nom, je précisais l'histoire et dont la personne, avec et dont la personne avec son visage, sa stature, ses vêtements et ses gestes, paraissait immédiatement devant moi. (Si je commence à parler de cela — écrire à la machine est pour moi parler — il m'est difficile de me freiner. Assez d'ennui pour vous, Casais Monteiro! Je vais commencer la genèse de mes hétéronymes littéraires, ce qu'en fin de compte vous désirez savoir. De toute façon, ce que je vous ai déjà dit est l'histoire de la mère qui leur donna le jour.) Ainsi ai-je créé et mis en circulation un certain nombre d'amis et familiers qui n'ont jamais existé, mais qu'au-jourd'hui encore, à plus de trente ans de distance, j'entends, je sens, je vois. Je répète : j'entends, je sens, je vois... Et j'ai la nostalgie de leur présence. Vers 1912, sauf erreur (qui ne saurait être grande), il me vint à l'idée d'écrire des poèmes d'inspiration païenne. Je jetai l'ébauche de quelques vers irréguliers (non pas dans le style Alvaro de Campos, mais d'une demi-régularité), puis j'abandonnai. Cependant, en moi s'ébauchait dans une pénombre floue, le vague portrait du personnage qui était en train de composer ces vers. (Sans que je le susse, venait de naître Ricardo Reis.) Un an et demi ou deux plus tard, à une réunion chez Sa-Carnero, je me rappelle un jour avoir inventé un poète bucolique au style savant auquel j'ai voulu donner une certaine réalité. Pendant plusieurs jours, j'ai essayé de me représenter et créer ce poète, mais n'arrivai rien. Un jour où j'étais prêt à abandonner cette poursuite — c'était le 8 mars 1914 - je m'approchai d'une commode assez élevée et, prenant un papier, je commençai à écrire debout, comme je le fais chaque fois que je puis. Et j'écrivis d'un trait plus de trente poèmes, une extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour de triomphe de ma vie et il ne se répétera jamais. Je débutai par le titre « LE GARDEUR DE TROUPEAUX ». Et ce qui suivit fut l'apparition de quelqu'un en moi, à qui je donnai immédiatement le nom de ALBERTO CAEIRO: excusez-moi pour l'absurdité de cette affirmation : en moi venait de surgir mon maître. Ce fut 1à ma première sensation. Sensation tellement claire que aussitot écrits ces trente et quelques poèmes, je m'attaquai a un autre papier, je composai, d'un trait et également, les six poèmes qui constituent la « PLUIE OBLIQUE » de Fernando Pessoa. Immédiatement et totalement... Ce fut le retour de Fernando Pessoa-Alberto Caeiro à Fernando Pessoa lui-même. Ou plutot la réaction de Fernando Pessoa à son inexistence en tant qu'Alberto Caeiro.

Alberto Caeiro présent, je me mis à lui découvrir, de façon instinctive et subconsciente, des disciples. J'arrachai à son faux paganisme le Ricardo Reis latent, lui trouvai un nom et l'ajustai à lui, puisqu'à ce niveau je le voyais déjà. Et tout à coup, en direction opposée à Ricardo Reis, un nouvel individu surgit impétueusement en moi. C'était l' « ODE TRIOMPHALE » de ALVARO DE CAMPOS, venue d'un trait à la machine à écrire, sans interruption et sans ratures — l'Ode et l'homme qui portent ce nom. Je créai alors une coterie inexistante. Je donnai à tout ceci les contours de la réalité, dosai les influences, connus les amitiés étroites, ouvris en moi les champs des discussions et des divergences de points de vue. Il me semblait que j'étais le créateur de tout et qu'en même temps cela se passait indépendamment de moi. Et il me semble que cela se passe encore de la même manière. Si je pouvais publier un jour une discussion esthétique entre Ricardo Reis et Alvaro de Campos, on pourra voir comme ils sont différents et comme moi-même je n'y suis pour rien... ...Encore quelques éclaircissements sur ce sujet: ...je vois à l'intérieur de moi-même, dans l'espace incolore mais réel du rêve, les visages, les gestes de Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos. J'édifiai leurs âges et leurs vies. Ricardo Reis naquit en 1887 (je ne me souviens plus du jour, ni du mois), Porto. Il est médecin et se trouve actuellement au Brésil. Alberto Caeiro naquit en 1889 et mourut en 1915; il naquit à Lisbonne, mais vécut presque toute sa vie à la campagne. Il n'exerçait aucune profession et n'avait presque aucune instruction. Alvaro de Campos naquit à Tavira le 15 octobre 1890 (à une heure trente de l'après-midi, dit Ferreira Comes: c'est vrai puisque son thème vrai, astrologique. construit pour cette heure, s'avère exact). Il est, comme on sait, ingénieur naval à Glasgow, mais se trouve maintenant à Lisbonne, sans exercer d'activité. Caeiro était de taille moyenne et bien que d'une réelle fragilité (il mourut tuberculeux), ne le semblait pas à ce point. Ricardo Reis est un peu plus petit, mais plus fort, plus sec. Alvaro de Campos est grand (1 m. 75, 2 cm. de plus que moi), maigre, avec une légère tendance se voûter. Caeiro, blond très clair, aux yeux bleus: Reis, teint brun mat; Campos, de teint plus clair, fait un peu penser au juif portugais, cheveux lisses, cependant, il porte la raie de côté et le monocle...

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Poèmes

Voici un poème d'Alberto Caeiro, le « moins instruit » de ses hétéronymes et celui qu'il jugeait en même temps le plus génial, en quelque sorte leur maître à tous :

L'effrayante réalité des choses Est ma découverte de tous les jours. Toute chose est ce qu'elle est, Il est difficile d'expliquer combien cela me rend heureux Et combien cela me suffit. Il suffit d'exister pour se sentir complet. J'ai déjà écrit de nombreux poèmes. J'en écrirai beaucoup d'autres encore, naturellement. Chacun de mes poèmes exprime ceci, Et tous mes poèmes sont différents, Parce que chaque chose qui existe est une manière d'exprimer ceci. Partois je me surprends à regarder une pierre. Et je n'ai pas envie de penser si elle sent. Je n'ai pas envie de l'appeler ma sœur, Mais elle me plaît parce qu'elle est une pierre, Elle me plaît parce qu'elle ne sent rien. Elle me plaît parce qu'elle ne me ressemble en aucune façon. D'autres fois j'écoute passer le vent, Et je trouve : ne serait-ce que pour écouter passer le vent, il vaut la peine d'être né Je ne sais ce que les gens penseront en lisant ceci; Mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort Et sans l'idée d'autres personnes qui m'écouteraient penser; Parce que je le pense sans pensées, Parce que je le dis comme mes paroles le disent. On me qualifia une fois de poète matérialiste, Et j'en fus étonné, parce que je ne croyais pas Qu'on pût me qualifier d'une certaine manière. Je ne suis même pas poète: je vois. Ce que j'écris possède quelque valeur, non ce que je suis. La valeur est là, dans mes vers. Tout ceci est absolument indépendant de ma volonté.

Alberto CAEIRO.

Plus intellectuelle ou élaborée paraîtra la poésie de Fernando Pessoa lui-même.

GOMEZ LEAL Sinistre, l'astre sourd, ceux-là, il les consacre. Ses trois anneaux irréversibles s'appellent Malheur, tristesse et solitude. Huit lunes fatales dans l'espace les fixent. Celui-là, poète, Apollon le livre Au sein de Saturne. Une main de plomb Elève très haut ce cœur désolé, Et alors, le presse jusqu'à l'exhaustion. Vaines les huit lunes de la folie Quand la triple ceinture annonce Solitude et malheur et amertume. Mais dans la nuit sans fin soudain un signe, Vestige de pernicieuse beauté : C'est, de l'autre côté de Dieu, glaciale, ignorée, la lune.

Fernando PESSOA.


  1. Fernando Pessoa, 1888-1935.

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Trop d'honneur

Odilon Redon, petit-bourgeois rêveur, fait entrer le surréalisme à l'Orangerie.
France-Soir.

La critique vient de découvrir un précurseur du surréalisme en Odilon Redon. Il y aurait là de quoi surprendre ceux que n'abusent pas de vagues ressemblances formelles entre un maniérisme « fantastique », entre une recherche du bizarre pour le bizarre - à la façon d'un Grandville par exemple — et l'exploration de l'imaginaire par les moyens propres à la plastique, telle que le surréalisme la poursuit en peinture. Si, comme on me l'assure, quelques bons esprits s'y sont trompés, c'est sans doute à cause de l'espèce d'aura littéraire dont peut leur paraître entourée l'œuvre de Redon, grâce à Huysmans, à Mallarmé ou à Jammes. Ce ne peut être pour cette œuvre elle-même. dont le caractère plus marqué est l'esthétisme et dont l'évolution est tout entière dirigée vers le décoratif. comme en témoignent les compositions « claires » de la fin. Je doute en tout cas que personne n'ait pris au sérieux Claude-Roger Marx qui saluait en Redon, non plus un précurseur, mais « le plus grand des surréalistes » et souhaitait que « le mot lui fut réservé » (1). L'éminent critique du « Figaro » se garde bien, et pour cause, de préciser ce qui peut valoir à ce peintre, hier encore peu connu du publie, d'être proclamé aujourd'hui « le prospecteur de tant de mondes nouveaux », grâce au génie de qui « les bornes du réel ont été une fois de plus reculées ». Il n'indique pas plus ce qu'il faut entendre par ce surprenant élargissement du réel, nous laissant sans doute le soin de le découvrir dans les tableaux, les pastels ou les dessins de Redon, dont on a pu voir récemment une rétrospective au Musée de l'Orangerie. Rien, malheureusement, dans cette exposition, ne nous a permis de croire que l'habile faiseur de bouquets que fut Redon ait seulement effleuré cette réalité que tout créateur authentique doit savoir dégager des apparences du monde sensible. A cet égard, il semble que les contemporains de Redon aient été tentés de trouver dans sa peinture plus qu'elle ne contient réellement, plus a coup sûr que n'y a mis le peintre. Ceci serait vrai, en particulier, de Huysmans. Dans l'importante monographie qu'elle vient de consacrer à Redon, Roseline Bacou (2) note en effet que c'est « à travers l'optique spéciale de Huysmans » que « Redon devient le poète moderne du satanisme, un fou délirant et inspiré ». « Interprétation dangereuse qui pèsera lourdement sur la destinée de l'artiste », ajoute l'auteur de l'ouvrage. Ainsi, l'étude de l'œuvre de Redon, loin d'en faire valoir des richesses insoupçonnées, paraît au contraire devoir en restreindre la portée. En ce qui concerne les intentions et la qualité seerète du peintre, c'est trop de dire que les documents écrits dont on dispose n'atteignent jamais à la hauteur du moindre jugement de Gauguin, au pathétique d'une lettre de Van Gogh, à la merveilleuse pudeur des notices rédigées par un Gustave Moreau pour ses propres toiles? Qu'il s'agisse en effet des propos recueillis par Ary Leblond (4), des confidences d'A Soi-même ou de simples notes manuscrites de Redon en marge d'un article que lui consacrait E. Bernard, le ton reste en général aussi affligeant que la pensée. De Mallarmé, ce « visionnaire » ne nous a guère laissé que l'image d'un amateur de canotage tout au souci d'obtenir une décoration qui le consacrerait officiellement (?). De Huysmans, il n'est de même frappé que par un aspect déprimant : une disgrâce physique qui le défigura, paraît-il, vers la fin de sa vie. Ceci pour l'homme. Le penseur avoue lui-même ne pas aimer Edgar Poe parce qu'il le trouve « trop cérébral », alors que Huysmans croit découvrir dans les gravures de Redon la transposition de l'univers fantastique du poète américain. De son art, enfin, Redon écrit : « J'ai fait un art selon moi seul. Je lai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible et, quoiqu'on en ait pu dire, avec le souci constant d'obéir aux lois du naturel et de la vie. » Et encore: « Le surnaturel ne m'inspire pas. Je ne fais que contempler le monde extérieur et la vie » (c'est moi qui souligne). On ne saurait mieux dire qu'il ne le fait lui-même dans ces citations, que ce prétendu peintre du rêve ne se laisse jamais aller à rêver en peignant, que ce fallacieux inventeur des trésors de l'inconscient demeure, en tant qu'artiste, étroitement assujetti aux normes de la vision classique. Qui plus est, il nous avertit de n'avoir pas à tenir compte, à ce propos, de ce qu'ont pu dire ses contemporains, ses amis. S'il reproche aux Impressionnistes « d'être de vrais parasites de l'objet », il ne s'en comporte pas moins comme eux, au fond, puisqu'il projette sur sa toile le reflet du monde extérieur, plus ou moins déformé quant aux détails, mais parfaitement conforme à la réalité quant aux lois spatiales. De toute évidence, Redon n'a pas entendu l'avertissement de Gauguin: « J'ai toujours dit, (sinon dit) pensé que la poésie littéraire du peintre était spéciale et non l'illustration ou la traduction par des formes, des écrits: il y a en somme en peinture plus à chercher la suggestion que la description, comme le fait la musique. » (5) Là est la différence entre Redon et Gustave Moreau, pour qui l'acte de peindre prend un caractère essentiellement évocatoire, la forme amenant l'idée avec elle. la tirant du chaos: « l'évocation de la pensée par la ligne, l'arabesque et les moyens plastiques, voilà mon but », écrit en effet cet aîné de Redon, ce puissant créateur d'une mythologie qui, pour être renouvelée apparemment de l'Antique, ne s'en inscrit pas moins hors le temps, cet authentique poète au sens large — que la singularité et l'indépendance de son esprit fait rejeter avee dédain par la critique, infiniment plus à l'aise devant les « fleurs » de Redon. Il n'empêche que l'œuvre de Moreau répond tout entière à un dynamisme intérieur qui fait que ses héros s'incarnent réellement dans cette chair étrangement spiritualisée qu'est la couleur, ou le peintre voit apparaître l'objet de son désir. C'est parce que l'imagination de ce peintre de génie se découvre passionnément dans l'entrelac des lignes et des arabesques que ses Sénélés, sa Léda, ses Licornes, ses Chimères, ses Argonautes, ses Apparitions, son Poète voyageur, et tant d'autres merveilles que connaissent seuls les familiers du Musée Gustave Moreau à Montmartre constituent l'une des plus vastes réserves de mythologie vivante à notre époque, ainsi que l'avaient bien vu Huysmans ou, sur un plan différent, Jean Lorrain. Chez Redon, une conception exactement opposée est à l'origine des Pégases en flocons d'avoine, cieux qui moutonnent dans les guimauve des pastels, du Portrait de Simone Fayet en Première Communiante ou du Souci d'Absolu qui préfigurent, par delà Maurice Denis, les horreurs de l'esthétique saint-sulpicienne, des Ophélies noyées dans des décors de paravent chinois. Petit-bourgeois soudé à sa coquille comme un bégonia à son pot, ennemi né du voyage que terrorise l'éventualité d'un changement de domicile, Redon n'a vraiment rien d'un aventurier de l'esprit. Incapable d'atteindre au véritable symbolisme à ce symbolisme auquel il se réfère pourtant dans son attaque contre les Impressionnistes qu'il accuse de le méconnaître, plus effrayé sans doute par ce qu'il pressent de la vie inconsciente qu'attentif à en découvrir les arcanes, Redon tente de mettre en forme de rêves, de donner une apparence de vision onirique à ses très esthétiques rêveries, il se condamne ainsi à fabriquer du mystère à partir de la réalité banale (dans « Certains », Huysmans notait déjà qu' « il fabriquait ses monstres ») et se situe à contre-courant de la tradition de l'art fantastique authentique où l'élément « mystérieux » n'est jamais le fruit d'une spéculation mais apparaît comme une des composantes primordiales de l'expression : je pense aux admirables lithographies d'un Edward Münch, aux dessins d'un Alfred Kubin, voire à ceux d'un Füssli. Ces œuvres ont précisément ce caractère de présence réelle, quasi insupportable, qui manque toujours à celles de Redon (je n'en veux pour preuve que l'extraordinaire dessin de Münch reproduit dans « Medium» n° 3: « Le Cri»). Il suffit d'ailleurs de constater qu'aucune des figures qui peuplent l'univers de Redon n'a de regard, pour comprendre à quel point elles ne nous offrent guère d'autre énigme que celle de leur propre effacement. Ce n'est sans doute pas par hasard qu'un des thèmes familiers de ce pseudo voyant fut celui des « Yeux Clos ». En réalité, c'est d' « Yeux Vides» ou de faces vides de tout regard qu'il faudrait parler devant ces profils ou ces masques également dépeuplés de toute lumière, qu'ils soient censés figurer des Bouddhas, des Christs, des personnages ou des allégories. Il n'est pas exclu cependant que Redon ait pressenti, derrière l'apparence visible, l'harmonie cachée. Il est clair toutefois qu'il n'a pas su sacrifier à la conquête de cet « Autre Côté », comme dit Kubin de cette réalité secrète, le confort de sa rêverie et les satisfactions de son métier. Tout au plus s'est-il borné à objectiver partois quelques scènes de cauchemar dont les plus curieuses, sinon les plus tolérables, sont sans doute « L'Araignée souriante », « Fleur de Marécages », « Le vieil Ange », etc. Le trait commun à ces dessins est un fort coefficient de laideur et de dépression psychique. Mais il est remarquable qu'ils n'atteignent jamais à l'horreur, comme si Redon était impuissant à dépasser un certain point au-dessous ou au-dessus de zéro. Son seul instant de triomphe coïncide en fait avec l'expression la moins contestable de la sensualité : Redon dessine alors au pastel une conque marine dont la lumière essentiellement charnelle laisse très loin dans la pénombre ses bouquets les plus réussis. Mais la maîtrise même dont témoigne ce pastel permet de mieux mesurer encore la pauvreté des œuvres dites « oniriques » qui ne consistent guère qu'en Pillustration désincarnée de thèmes littéraires plus ou moins passés de mode aujourd'hui. Resterait à savoir pourquoi la critique choisit précisément de « découvrir» en Redon un nouvel « ancêtre » du surréalisme, alors que rien ne l'y autorise. J'exclus, bien entendu, l''hypothèse d'une critique tout entière irresponsable, parlant au petit bonheur. La réponse est relativement simple. En un temps où le « bourgeois », grossier contempteur d'idéal, vil philistin stigmatisé par Baudelaire, semble avoir disparu en tant qu'espèce, c'est l'élite à plume de la bourgeoisie qui se charge d'instruire le poète ou l'artiste du sens et de la portée de son œuvre, des origines dont il convient qu'il se réclame, des influences dont il sied qu'il se souvienne. Par le truchement de la critique, ou tout au moins d'une forte majorité des critiques, la bourgeoisie, devenue mère adoptive des fils perdus et des poètes maudits, se dépense sans compter pour sauver malgré eux les esprits réfractaires à ses normes esthétiques et morales. Il suffit que ces esprits prêtent si peu que ce soit le flanc à l'entreprise de confusion organisée qui restera le chef-d'œuvre de ce siècle en matière d'histoire de l'art. Une seule faiblesse - c'est si peu de choses — et la pensée la plus libre devient aussitôt la proie de salutistes acharnés à l'interpréter dans le sens le plus profitable, ou le moins contraire aux intérêts de la société qu'ils défendent. En l'absence de toute faiblesse de la pensée ainsi investie, il demeure toujours la ressource de la rendre méconnaissable. Tel est, de toute évidence, le but que poursuivent ceux qui tentent d'identifier le surréalisme à des expériences passées qui, comme celle de Redon en peinture, ressortissent purement et simplement au conformisme, sous un extérieur apparemment des plus singuliers. En dépit de son caractère systématique, l'entreprise n'a pas réussi. Nos adversaires n'auront pas plus de chance avec le nouveau pégase de bataille qu'ils enfourchent aujourd'hui : il faudrait justement que nous nous permettions le peu de confusion indispensable au succès de leurs projets. Je ne leur ferai pas l'injure de les supposer naïfs au point d'en espérer tant de nous.

Jean-Louis BEDOUIN.


  1. Odilon Redon, maitre du merceilleux. « Arts›. numero spécial consacré à Redon.
  2. Roseline Bacon : « Odilon Redon ».
  3. Catalogue du Musée G. Moreau.
  4. « Arts. n° 576, 590, 592.
  5. Paul Gauguin: < Lettres à Daniel de Monfreid ».

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DU FOND DE LA FORÊT

Du ciel de Bahia, à l'ordinaire d'un bleu insoutenable virant au gris acier sur le bord de l'horizon, descendait un lugubre crachin, si déplacé dans cette ville que les cocotiers offusqués laissaient crouler leur panache, simulant une bannière pendante de lendemain de fête trop gaie. Jusqu'aux rues de la vieille ville qui, muettes et vides par ce dimanche désolant, comme seul ce jour sait l'être sous toutes les latitudes, semblaient révéler une orgie d'hier laissant membres las et crânes transformés en ces grands chaudrons où bout le bitume prêt à revêtir les routes. L'autobus, comble au départ, perdait à chaque carrefour, ici un passager, là couple endimanché, comme s'il avait entrepris de semer des grains de vie dans cette ville en apparence aussi vide qu'un coquillage roulé par les flots de la mer toute proche. Le détour d'une rue dévoile, au creux d'un valion minuscule, un fragment de campagne mouillée, abandonnée comme un drap que le soleil séchera demain. Pourtant, avant le virage, on traversait un quartier, aujourd'hui populaire, mais qui a vu naguère circuler les calèches des fonctionnaires coloniaux quittant leur résidence enfouie dans des jardins toujours fleuris, pour les bras de pain grillé de quelque mulatresse parfumée de flamboyants désirs. Rien ne subsiste de ces jardins: pas même la plus humble plante n'a survécu au fond des cours mal pavées qui stagnent derrière les logements pauvres étreignant les résidences des puissants de cette époque révolue, auxquelles ils ont transmis leur lépre précoce. Cependant, franchi le vallon, voici des lotissements boueux traversés de chemins à peine tracés mais balafrés de profondes ornières, bordés de maisons neuves et de cabanes lamentables : la banlieue ouvrière qui, partout, se ceint du même halo de peine et de misère et, partout, est rejetée à l'opposé du quartier élu par les maîtres comme s'ils voulaient éloigner de leur vue cette zone de remords. N'empêche qu'on peut observer des degrés dans la misère comme dans la richesse et l'on ne peut douter que les malheureux habitants du quartier d'Educandos, à Manaus, par exemple, ne soient descendus à un des échelons les plus bas auxquels l'homme puisse être ravalé. Tout de guingois, leurs cabanes de planches disjointes se sont déposées comme une pluie de sauterelles épuisées au bord de l'igarapé, dont les eaux dégagent mille fois plus de moustiques que de fraîcheur. Qu'on imagine, sous le soleil implacable de l'Equateur, ces quartiers (Educandos, Cachoeirinha, São Raimundo) où vit, dit-on, une bonne moitié de la population de Manaus, sans aucun espoir d'en jamais sortir, sinon pour l'abrutissant travail quotidien ou pour le tombeau définitif. D'innombrables enfants nus et déchaussés jouent au milieu des porcs cherchant leur pitance dans les eaux grasses qui coulent à ciel ouvert. Partout, portes et fenêtres ouvertes laissent apparaître dans l'ombre l'infâme symbole chrétien dont le seul but est, ici, d'étouffer toute révolte à sa naissance pour que la misère apparaisse comme un don du ciel. Pas un logis digne de ce nom dans ces ruelles qui aboutissent toutes à l'igarapé, sauf ceux de quelques commer- gants! Pas une construction durable, sauf l'église, bien entendu, pour laquelle ces malheureux, sans cesse pressurés par l'individu en jupe noire, doivent encore abandonner quelques bribes de leur maigre nécessaire ! Cette banlieue de Bahia, en échange, présenterait un aspect presque européen, n'était la nature tropicale qui tend à envahir les espaces libres et, de ci de-là, les huttes de paille et les cases de terre crue qui, si elles ne dispensent pas plus de confort à leurs habitants que les abris de tôle et de morceaux de planches des « favelas» de Rio ou des chiffonniers de la région parisienne, offrent du moins l'avantage de ne pas offenser le regard du passant. Elles s'inscrivent même dans le paysage où elles sont presque aussi attendues qu'un champ de pommiers en Normandie. Aussi cette banlieue, malgré son évidente pauvreté, s'oppose-telle avec violence aux quartiers misérables de Manaus. Ici, rien de ce désespoir si intégré à l'être physique des habitants de ces lieux déshérités que, de leur part, aucune révolte n'est concevable. Là, la déchéance est totale et ressentie dans toute sa profondeur avec tout ce qu'elle comporte d'apparemment irrémédiable. Au contraire, à Bahia, sur les visages des passants, si pauvrement vêtus qu'ils soient, transparaît une enfantine joie de vivre. L'un, homme libre mais dégradé par la société, n'a il est vrai, d'autre distraction que l'hostie abondamment arrosée d'alcool, tandis que l'autre, descendant d'esclaves, s'il n'a pas une nette conscience de son élévation relative, en jouit en tout cas pleinement et a inventé pour son plaisir des jeux qui le passionnent ou l'enchantent, à commencer par la capoeira. Doit-on chercher sa lointaine origine dans les jeux auxquels les esclaves des plantations se livraient devant la porte d'une case pour dissimuler aux regards du maître et du prêtre catholique les rites d'Afrique accomplis à l'intérieur? On la voit en tout cas surgir des bas-fonds de Rio de Janeiro pendant les dernières années de l'empire brésilien, pour atteindre son apogée après 1890, au début de la république, alors que l'abolition toute récente de l'esclavage avait jeté sur le pavé de la capitale un nombre important de noirs déracinés des plantations. Pendant cinquante ans, jusqu'à la fin de la dernière guerre, la capoeira, comme les religions africaines, fut persécutée : puis les encouragements officiels prodigués au folklore à partir de cette date ont facilité sa résurrection. Sous sa forme présente, doit-on y voir une lutte ou une danse? Lutte elle l'est sans aucun doute, puisque c'est sous cet aspect qu'elle apparaît dans l'histoire de Rio de Janeiro et c'est pour cette raison que les autorités l'avaient alors interdite; mais elle est aussi une danse, car elle est accompagnée de la musique des berimbaus, ces instruments à une seule corde dont les vibrations font tinter les grains du grelot qu'ils comportent à leur partie inférieure. A quelques pas de l'arrêt de l'autobus, juché sur une saillie du terrain, s'élève l'abri couvert de paille sous lequel Waldemar organise, tous les dimanches, des assauts de capoeira célèbres dans toute la région. J'avais déjà assisté à des démonstrations de capoeira qui constituaient, jadis, à Rio de Janeiro, une des attractions du carnaval dans le quartier populaire de la place Onze. J'avais admiré l'élégance naturelle et la souplesse de mouvements des lutteurs, bref, je croyais connaitre la capoeira et spectacle de Waldemar dans l'état d'esprit de celui qui va assister je me rendais au une pièce qu'il connaît déjà ou relit un livre dont il a gardé un souvenir vivace. Cependant, je ne retrouvai à peu près rien de ce que j'avais vu autrefois. Tandis qu'à la place Onze on assistait à de véritables assauts de lutte au cours desquels les joueurs se jetaient si brutalement à terre que le jeu dégénérait souvent en bagarre appelant la conclusion d'un coup de couteau dans quelque rue solitaire et sombre, à Bahia, je ne retrouvai rien de cette violence. Pour reprendre l'image du théâtre, il me semblait bien assister au même spectacle, mais donné cette fois par des artistes tandis que, jadis, des acteurs d'une méchante troupe de province constituée à la diable avaient évolué devant moi. Quelque deux cents personnes, habitants du quartier pour la plupart, entouraient l'enceinte rectangulaire. Celle-ci comportait, sur la longueur et des deux côtés, une double barrière isolant de l'aire de jeu, d'une part les joueurs de berimbau et d'autre part un petit nombre de spectateurs privilégiés parmi lesquels Waldemar m'invita bientôt à prendre place. Sur l'un des petits côtés du rectangle, un banc recevait les futurs adversaires. Sur un coup de sifflet du maitre de cérémonie, les musiciens entamèrent un air fortement rythmé. Un second sifflement et deux hommes, un mulâtre à puissante musculature et un grand noir souple comme un brin d'osier, vinrent s'accroupir tout contre la barrière, face aux joueurs de berimbau. Immobiles, ils attendaient le troisième coup de sifflet qui devait inciter le noir à se redresser lentement avec des mouvements de chat qui s'éveille. A une cadence de ralenti cinématographique, tout en accompagnant du corps le rythme de la musique, il entreprit une sorte de danse qui tenait à la fois du pas de l'ours quant à la pesanteur apparente et de la démarche des grands singes sous le rapport de la souplesse. Le mulâtre, cependant, s'était négligemment retourné et, soudain, pivotant sur une main, s'étendit, tel un ressort, parallèle au sol, vers le noir qui esquiva le croc-en- jambe et, sur une main également, tourna, décrivant au-dessus de l'autre un demi-cercle un instant tangeant à la tête de son partenaire. Un ballet éblouissant commença; mais était-ce un ballet ou un rituel? L'attitude hiératique du mulâtre, le visage rayonnant de béatitude du noir, inclinaient à penser qu'on assistait au prolongement de quelque céré- monie religieuse. J'avais déjà vu ces airs recueillis et heureux sur des visages de danseurs qui allaient bientôt être possédés par quelque divinité du Yoruba, d'où leurs ancêtres avaient été arrachés. Cette manière de se mouvoir où la rigidité du soldat au maniement d'armes alternait avec une ondulation de feuillage agité par une brise légère, ne m'était pas inconnue. Je l'avais déjà remarquée dans ces mêmes fêtes religieuses; mais ici rien dans l'assistance ne rappelait la ferveur des fidèles; seuls les joueurs en avaient conservé un vestige et comme une habitude. Le ballet continuait, sans que rien pût permettre de prévoir la succession des figures. Deux mantes religieuses en attitude spectrale se faisaient face un instant. Le mulâtre, esquivant un coup de pied virtuel, venait de se jeter sur les mains, voltigeait et se recevait sur les pieds tout en touchant d'un orteil l'épaule de l'autre qui rampait avec des mouvements rapides et saccadés de lézard. On les voyait ensuite noués l'un à l'autre et dessinant, pendant la durée d'un éclair, une fleur s'épanouissant puis se fanant et perdant ses pétales. Succédait une scène sauvage : deux bêtes s'épiaient, rampaient l'une vers l'autre, s'approchaient, se reculaient, se mesuraient, se retournaient avec l'exaspérante lenteur du paresseux et, soudain, le noir se redressait d'un bond, s'envolait et décochait un léger coup de pied au derrière du mulâtre dont la parade se terminait en culbute. Tous deux désormais debout tournaient alors l'un autour de l'autre, singes enfermés dans leur cage, puis d'une seule détente, l'un renversait son mouvement, plongeait sur le sol en administrant à l'autre un coup de pied qui s'achevait en caresse. Un athlète blanc de haute taille, qui a défié un noir sec et noueux, leur ont succédé. Et le ballet reprend. C'est la rapidité d'un assaut de fleuret au plus vif de l'engagement alternant avec des gestes onctueux de sacerdote officiant. Le spectateur tombe dans une distraction si complète que, l'entourage disparaissant, il aboutit à un état de rêverie d'où le monde matériel s'enfuit à tire d'aile. Les deux partenaires finissent par perdre toute consistance et se dégager de l'univers physique dont ils sont cependant, pour l'heure, le panache le plus ondulant, tant l'aisance de leurs attitudes touche à la perfection et la légèreté de leurs mouvements semble étrangère à la nature. On accède au cœur même d'un rêve, les « adversaires » possédant cette agilité étrangère à tout effort dont chacun est susceptible lorsque le sommeil le possède et qui, le soleil levé, porte cependant l'inconséquent à accuser d'irréalité les images de la nuit. Il va sans dire que les danseurs n'ont nulle conscience du prolongement de leurs gestes ni de ce qu'expriment leurs attitudes. Ils jouent comme de jeunes chats, mais, hommes, ils ne peuvent se défendre de laisser transparaitre les mille liens intimes qui les enserrent dans la nature. Dans toute forêt git un contenu latent de légendes et bien que la capoeira soit aujourd'hui l'œuvre d'hommes des villes, la tradition de la forêt africaine, ranimée ici-même, reste trop vivante en eux pour qu'ils puissent déjà y être infidèles. De génération en génération, elle a été ravivée pour, il est vrai, des groupements de plus en plus réduits, si bien qu'on peut prévoir, malgré la faveur dont la capoeira jouit aujourd'hui, son extinction définitive dans quelques dizaines d'années, sans doute au profit de quelque sport abrutissant. J'ai lu récemment (1) que Xénocrate disait de l'âme qu'elle était « un nombre qui se meut ». A la capoeira de Waldemar, cette âme — celle de la nature — est représentée par l'ondulant nombre deux qui danse.

Rio de Janeiro, 18 janvier 1956. Benjamin PERET.


  1. Cité par Albert Ducrocq : Découverte de la cybernétique, Julliard éd.

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L'ENJEU DU SANG

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