Le Surréalisme, même n° 1, octobre 1956
SOMMAIRE | |
André Breton | Parlant au meeting "Pour la défense de la Liberté" |
Nora Mitrani | Des Chats et des Magnolias |
René Alleau | Gradiva Rediviva |
Jean-Louis Bédouin | Magloire Saint-Aude |
Magloire Saint-Aude | Poèmes |
Jacques Sénelier | Passage des Étoilées |
Georges Darien | Les Pharisiens (chapitre V) |
Joyce Mansour | Le Perroquet |
Robert Benayoun | Boniment du miroir de poche |
André Pieyre de Mandiargues | Douves |
Juan-Éduardo Cirlot | Lettre de Barcelone |
Georges Goldfayn | La Fleur qui est sur les lèvres |
Léo Ferré | L'Amour |
P. Palau | Les Détraquées |
Charles Estienne | Une Idée de mer |
Louis Janover | Georg Büchner |
José Pierre | Le Gant et son rôle dans l'œuvre de Klinger et de Chirico |
Aimé Patri-Gérard Legrand | Le Surréalisme est-il une philosophie ? |
Jean Schuster | Lettre ouverte à Aimé Césaire |
Divers | Notes |
P.2
André Breton parlant au meeting "POUR LA DÉFENSE DE LA LIBERTÉ"
Salle des Horticulteurs, le 20 avril 1956
Camarades, Il faut qu'après cette réunion il soit bien entendu que, pas plus cette fois qu'une autre et même moins que jamais, nous ne nous laisserons intimider dans notre pensée et dans notre action. Nous sommes aujourd'hui devant cette honte : La Résistance bafouée, insultée en la personne d'un de ceux qui l'ont véritablement incarnée, d'un des esprits les plus aigus de ce temps, du directeur du journal sans doute aujourd'hui de plus grande tenue (qui le contestera, même parmi ses adversaires ?) notre ami Claude Bourdet, la haute culture foulée aux pieds, ainsi qu'il ressort de l'impudence d'une perquisition chez le professeur Marrou, à la suite de son article du « Monde » où la France est donnée comme « patronne et témoin (souvent martyre) de la liberté dans le monde » et simplement mise en face de son irrémédiable déchéance au cas où, tournant casaque, elle pourrait, comme d'aucuns l'y incitent, se faire le bourreau de cette liberté, la plus exemplaire prise de conscience, celle de la « cause» de tout son peuple, de tous ses frères opprimés par un homme qui y consacre toute sa vie et lui consent tous les sacrifices, cette prise de conscience exemplaire punie, comme aux plus mauvais temps de notre histoire, de toutes les persécutions : Messali Hadj pratiquement incarcéré depuis vingt-cinq ans et que — rencontre assez significative — le gouvernement Guy Mollet déporte à Belle-Ile, ou Napoléon III avait interné Blanqui, les journaux « La Vérité» et « Le Libertaire» frappés de saisie pour oser traduire sur la nouvelle guerre le sentiment de la plupart et qu'on espère sournoisement faire chanceler sur leurs fragiles bases matérielles, qui sont la rançon de la totale indépendance - chacun sait que le premier critère permettant de reconnaître un régime fasciste est qu'il ne tolère pas les organes d'opposition, l'arrestation de notre camarade Janine Weill, de la Nouvelle Gauche, suivie de celle des militants trotskystes Simone Minguet, Pierre Frank et Raymond Bouvet, qui s'efforce d'atteindre dans leurs ressources et dans celles de leurs proches tous ceux qui persistent à ne pas vouloir hurler avee les loups. Les gens de mon âge ont déjà vu l'équivalent de tout cela aux premiers jours de la guerre de 1914 et de la guerre de 1939, mais il a été mentionné bien souvent que, mes amis surréalistes et moi, jamais nous n'avons été si profondément atteints, jamais nous n'avons éprouvé le besoin de réagir avec moins de prudence qu'en 1925, devant la guerre du Rift. Même si parmi nous, depuis lors, certains éléments se sont substitués à d'autres, je temoigne que, trente ans apres, devant la guerre d'Algérie, nous restons — à tout le moins — dans les mêmes dispositions. Ceci dit, nous approchons d'un tournant fatidique : ici la canaille relève la tête — qu'on avait pu eroire, après l'« occupation », lui taire ployer pour longtemps. Les poujadistes ont pu s'installer au Parlement sur un programme de pur et simple sabotage des institutions républicaines. Ce sont eux qui paraissent arbitrer le procès dit « des fuites », quoiqu'il soit voué sans doute au même « pourrissement» que l'affaire Dominici. Les journaux souillés reparaissent les uns après les autres, la mine plus prospère et insolente que jamais. Le DÉFI va jusqu'à projeter de célébrer incessamment le centenaire de l'infâme Pétain. C'est avec une particulière aisance dans l'effronterie qu'un gouvernement issu d'élections très récentes et on ne peut plus clairement orientées tourne le dos à toutes ses promesses. Il faut convenir que jamais on ne nous l'a baillée plus belle - qui dit mieux que ce programme : d'une main tuer, de l'autre négocier et « aider » ? Toutefois, ces symptômes ultra-alarmants ne sauraient être dissociés de tels autres qui autorisent, comme ce n'était plus le cas depuis longtemps, TOUT ESPOIR. Ailleurs, sinon encore ici, on se prépare à nettoyer les écuries d'Augias. Contre toute attente, dans les limites d'une vie comme la mienne, ce qui a pu en constituer l'élément de désespérance se résorbe pour faire place à cette certitude : l'histoire de la Révolution russe et de ce qui s'en est suivi va pouvoir être rétablie sur les documents réels, au grand dam de ceux qui l'auront entérinée alors qu'elle était outrageusement travestie et trahie. Notre ami Daniel Guérin évoquait récemment, on ne peut mieux, le drame d'une génération de révolutionnaires antistaliniens « dont la vie entière a été brisée par l'effroyable TABOU du despote aujourd'hui renversé, qui se sont trouvés pratiquement seuls un baillon sur la bouche, laminés entre une bourgeoisie qui les rejetait - j'ajouterai ici à ce que dit Daniel Guérin : quand elle ne parvenait pas à avoir raison d'eux par phagocytose — et une orthodoxie communiste qui les abreuvait d'injures, s'efforçant non sans peine de résoudre cette contradiction redoutable : dénoncer le stalinisme sans échouer dans le camp des ennemis de la Révolution d'Octobre. » Que ceux qui l'ont éprouvé le plus durement, placés aujourd'hui devant cette conjoncture sans précédent, sachent surmonter leurs divergences et se serrent les coudes en commençant par marquer leur solidarité sans réserve à nos camarades de « La Vérité » et du « Libertaire », ici les tous premiers atteints par la répression colonialiste. Un autre symptôme des plus encourageant, des plus exaltant nous est fourni par la brusque tension de la situation en Espagne. Les manifestations d'étudiants en février, suivies des grèves de Navarre se propageant jusqu'à Barcelone, dénoncent, au témoignage de tous les observateurs, l'agonie d'un régime qui, vingt ans durant, a entretenu une autre plaie à notre cœur. A l'instant ou la pire répression au service de la pire réaction atteste sa finale impuissance et doit se préparer a rendre des comptes, c'est à nous de dire à M. Bourgès-Maunoury, qui — voyez le numéro de « Monde » du 17 avril - se permet de dauber lourdement sur les intellectuels et de tenir pour dénuées de toute importance les perturbations apportées sur son ordre dans les travaux du professeur Marrou — si nous sommes d'humeur à admettre et si nous supporterons que s'établisse en France un régime calqué sur celui de Franco. Le meilleur atout qui soit actuellement entre nos mains, c'est l'existence d'un « Comité d'Action des intellectuels français contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord », dont le siège est 27, rue Jacob, à Paris. Ce Comité, fondé en novembre dernier, a suscité d'emblée un puissant courant d'adhésions, venant de points très divers de l'horizon politique. Il est fort, actuellement, de six cents membres. Bien loin d'adopter une position de repli à partir du moment où ici, la répression a commencé à se faire sentir, il n'a cessé de réaffirmer sa volonté de substituer la négociation à la guerre. Je ne sais rien de plus rassérénant, dans la période que nous traversons, que de lui voir braver en toute conscience et sans crainte l'inculpation fallacieuse et « scélérate » de « démoralisation de l'armée ». Ce Comité bien vivant et hautement pénétré de ses responsabilités - ce Comité moteur de la Résistance d'aujourd'hui, — que tous ceux des intellectuels ici présents et leurs camarades qui auraient tardé à le faire le rallient sans délai et s'engagent a l'aider de tous leurs moyens. Je souhaiterais, pour finir, que, dans cette lutte une fois de plus si inégale, chaque fois que nous pouvons avoir je ne dis pas à retremper notre énergie, mais au moins à dissiper les miasmes soufflés par la grande presse aux ordres dans l'esprit des autres, nous puisions tous, sans besoin de remonter plus loin, à cette très pure source que constitue le « Discours sur le colonialisme » d'Aimé Césaire, député communiste noir de la Martinique, qui a paru en 1955 aux éditions « Présence africaine». On y trouvera ces citations, qui valent d'être dédiées aux âmes sensibles de tel « gouverneur » et autres -- du colonel de Montagnae, un des conquérants de l'Algérie : « Pour chasser les idées qui m'assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d'artichauts, mais bien des têtes d'hommes »; — du commandant Gérard, lors de la prise d'Ambike (une ville qui, rappelle Césaire, n'avait jamais songé à se défendre) : « Les tirailleurs n'avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de l'odeur du sang, ils n'épargnèrent pas une femme, pas un enfant... A la fin de l'après-midi, sous l'action de la chaleur, un petit brouillard s'éleva : c'était le sang des 5.000 victimes, l'ombre de la ville, qui s'évaporait au soleil couchant. » ET CETERA... Sous les aspects d'une brochure de prix très modique, c'est là un ouvrage définitif, dont l'argumentation est aussi solide et aussi riche que l'expression y est on ne peut plus belle et ardente. La diffusion autour de nous du « Discours sur le colonialisme » d'Aimé Césaire est aujourd'hui l'arme spirituelle par excellence. « La Vérité», venons-nous d'apprendre, est saisie pour la quatrième fois. Je salue ce qui lui vaut cette toute spéciale sollicitude des pouvoirs et, à travers elle, la mémoire exigeante et impérissable de Léon Trotsky.
André BRETON.
Des Chats et des Magnolias
Les femmes raffolent du sucre et de la dentelle Chantilly, et du parfum des roses bulgares, et des marrons glacés que leur prodiguent tous les chroniqueurs de tous les journaux de mode du monde. Elles se laissent bercer par les vapeurs de fête, douces jusqu'à l'écœurement, dont les professionnels du shetland et du satin broché leur composent un monde calfeutré, ouaté, végétal, animal (mais de ces végétaux, de ces animaux timides dont on extrait les essences), un monde étranger à l'âme désolée par le mal d'être. « C'est qu'on ne vous regarde plus dans les yeux quand on vous aime; on vous regarde prononcer «magnolia », et, alors, une chose étrange se passe... Parce que l'expression de la bouche compte plus que celle des yeux, parce que c'est elle qui est devenue le miroir de l'âme... ». C'est dans ces termes que ce prince actuel de la mode (1) orchestre la publicité de sa nouvelle gamme de rouges à lèvres. Elle est habile, flatte la femme, elle l'installe et l'affirme, proie offerte et piège tout à la fois, dans l'uni- vers soyeux ou son corps ceae, allègre de n'être que corps et de plaire. Elle est l'écho publicitaire, la stratégie et la tactique issues de ces lignes de Paulhan : « ... que tout est sexe en elles (les femmes) et jusqu'à l'esprit. Qu'il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre » (2).
Ces femmes, ce sont les Marilyn et autres somptueuses créatures de cinéma technicolor qui, moulées de velours rouge, dansent, bouche et paupières mi-closes, éperdues, dans le monde âpre des hommes. De toutes parts, des vagues de rires et de lazzi naissent, mais pour se briser, ne laissant qu'un peu d'écume amère au coin des lèvres, pour se briser contre les hanches de Marilyn. Ils ne réussiront pas, ces rires qui déferlent, à composer le masque de protection, à noyer les battements du cœur et le vertige détestable provoqué par celles chez qui tout est sexe... Mais le vertige est préférable à la confusion des genres... Que, cette sexualité de rose violente, les hommes de tout temps la leur reprochent, comme le prétend Paulhan, paraît à peu près entièrement faux. Afin que le vertige demeure circonscrit et les pensées nobles, vacantes pour la vie sérieuse entre garçons, ils auraient plutôt tendance à souhaiter que toutes les femmes veuillent bien se couler dans le moule fascinant de Marilyn. Aux plus orgueilleuses, aux plus dures d'entre elles, ils font miroiter l'accès au monde masculin, à condition qu'elles se comportent « comme de vraies femmes » aux lèvres humides et gonfles, fardées de ce rouge brillant, sonore, qui témoigne de l'appétit masculin de la femme-femelle, facile, car la bouche intense s'entrouvre déjà... Le fauve étincelant aux ongles de sucre candi possède une âme : cela se respire, tel le parfum blotti au creux tiède du corsage. A cette image érotique - fondante d'elles-mêmes, les femmes le plus souvent s'appliquent à être dociles. Trop de suggestions et de désirs convergents les y invitent. Mais elles savent aussi s'en défendre. À leur manière. Car elles savent bien, elles, que là bouche ne saurait être le miroir de l'âme et que ce sont là des inventions d'hommes qui ne souhaitent pas que les femmes deviennent leurs sœurs. Elles luttent alors, mais avec des armes qui demeurent féminines : dans l'arsenal du maquillage, elles choisissent le khôl et le bistre des yeux et dédaignent la provocation du rouge à lèvres. Elles se font évanescentes, avec des yeux immenses et des lèvres décolorées, comme l'exigeait l'été dernier l'impératrice actuelle des produits de beauté (3), comme d'instinct se maquillèrent, bien avant que ce ne fût la mode, les petites filles existentralistes du café Mabillon, comme voulait en fin que se présentât la fille qu'il aimait, ce garçon d'Allemagne, fou de Bach et de Hegel. Elles savent bien aussi, du moins quelques-unes parmi les femmes, que, plus inquiétante que Marilyn, au cœur de l'homme demeure vrillée l'ancestrale image d'une Dame haute et voilée, à la poitrine menue, aux hanches fines. Altière, mais ne pensant qu'à l'amour, inspirant les plus lumineuses amours, elle se nomme la veine Guenièvre des Chevaliers de la Table Ronde ; elle est la Béatrice de Dante et la Dame à la Licorne de la lapisserie de Cluny; c'est elle que célèbrent le pinceau des Primitits ainsi que celur de Clouet et des peintres de l'Ecole de Fontainebleau. Elle hante les forêts et s'assoit au bord des sources; les roseaux lui communiquent leur secret.
La mode de l'hiver 1954 tenta, d'une manière tout éphémère, de ressusciter cette Dame, en la parant de tous les artifices des soieries d'Orient et du vison sauvage. Les femmes, dociles, adoptèrent la ligne H (4) : par un double boutonnage, des mollets jusqu'à la naissance du cou, la tête seule émergeant comme une corolle précieuse, elles se dissimulèrent aux regards, pour se transformer en princesses distantes. C'était leur manière, toute féminine, encore une fois, de se défendre contre l'inflation des Marilyn et d'exprimer qu'il peut s'agir d'autre chose.
Mais comme la beauté des femmes a partie liée avec l'animal, même lorsqu'il s'agit d'autre chose, les yeux, les yeux de lac et de ferveur voilée se nomment, en langage féminin, des yeux de biche, de chat ou de gazelle... bien que nous soyons effectivement passés soudain sur un autre plan. Comme si la femme voulait transpercer le cocon où l'on voudrait l'enclore et entreprendre soudain un dialogue avec le monde. La femme-poète que souhaitait Rimbaud soulève parfois les paupières, même si elle n'en est pas consciente et croit ne suivre que les impératits de la mode.
Des surréalistes, la femme aimée, ambiguë, est, tour à tour, la tiède habitante du cocon et celle de l'espace extérieur où l'âme stridente s'affole de sa propre lucidité; tantôt créature trop charnelle, vénéneuse, rose publique, tantôt Nadja aux yeux cernes de noir, magicienne, sibylle, médiatrice de l'invisible.
Mais peut-être saura-t-elle, sait-elle déjà assumer simultanément les deux rôles? (Alors, les catégories masculines ne vaudront plus très cher, et les hommes auront peur).
L'ambiguité de la femme-femelle se communique à l'amour dont elle est l'objet ou la complice.
NORA MITRANI.
(1) Christian Dior. (2) Préface de Jean Paulhan à Histoire d'O. (3) Elisabeth Arden. (4) Il s'agit, encore une fois, de Christian Dior, promoteur de la ligne H, qui sait parfois capter et traduire (luxueusement) les rêves des femmes.
Gradiva Rediviva
Pour André Breton, en souvenir
de notre première rencontre.
Voici une trentaine d'années ou de secondes, comme il nous plaira, quelqu'un grava autour du cadran d'une horloge : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire. C'est à sa conquête que je vais, certain de n'y pas parvenir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d'une telle possession. »
Les mots étaient plus nombreux que les heures et ils se lovèrent autour d'elles. Maintenant, ils resserrent leurs anneaux. La science commence à tenir les promesses de la poésie. Accompagnés en sourdine par les trompettes noires, pourquoi ne pas nous évelller et marcher déjà « on the sunny side of the street » dans l'odeur d'ozone et les lueurs ultra-violettes de la fin de Gradiva ? :
« Un sourire gai et entendu passa sur les lèvres de sa compagne, et, retroussant légèrement sa robe de la main gauche, Gradiva Rediviva Zoé Bertgang, enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille, en plein soleil, sur les dalles, passa de l'autre côté de la rue. »
Alors, le même œil ouvert découvre à l'infini la lumière et son ombre, le modèle et le bas-relief, l'idéal féminin et la femme aimée. Ebloui, mais non pas lucide, ce qui serait encore une limite d'aveuglement.
Devant cet excès d'éclat, Freud et M. Teste reculent. Ce sont des mécaniciens newtoniens qui jugent la partie perdue, mais qui ne mesurent pas encore toute l'étendue des ruines de leur garage. Malgré eux, ils se défendent, crispés autour de leurs antinomies, l'ancienne logique au poing, au lieu de se détendre.
Freud n'est pas ébloui : il est content. Charmé de trouver en Zoé Bertgang une excellente disciple de Freud : « Mlle Zoé, s'écrie « le père de la Psychanalyse », semble partager notre conception relative au délire du jeune archéologue... Mlle Zoé, incarnation de la clarté et du bon sens... L'intervention de Zoé, sous les espèces du médecin, renouvelle pour nous l'intérêt de l'ouvrage. Nous brûlons de savoir si une guérison du genre de celle qu'elle réalise chez Hanold est compréhensible ou, tout au moins, possible... Le traitement psychique entrepris par elle avait à présent produit son effet bienfaisant : Hanold se sentait délivré maintenant que le délire etait remplacé par cela dont il ne pouvait en effet être qu'une réplique insuffisante et déformée... La belle réalité a maintenant vaincu le délire... »
Quel transfert passionné ! Pourquoi Freud s'identifie-t-il ainsi avec « Mlle Zoé » ? Pourquoi, confondant les prénoms, semble-t-il désigner, pour lui-même, Gradiva comme Zoé plutôt que Zoé comme Gradiva ? Ecoutons ces aveux : « Gradiva peut répondre à l'amour qui sourd de l'inconscient vers la conscience; le médecin ne le peut pas. Gradiva a été elle-même l'objet de cet amour refoulé d'autrefois, sa personne offre aussitôt à l'aspiration amoureuse libérée un but fort désirable. Le médecin a été un étranger et il doit viser à le redevenir, une fois la guérison obtenue... De quels expédients et de quels succédanés le médecin va-t-il se servir pour se rapprocher, avec plus ou moins de succès, de la cure d'amour?... La discussion de ce problème nous entraînerait bien trop loin. »
Certes, c'est là une question trop gênante. Les réponses que l'on pourrait lui donner risqueraient de dévoiler les motifs réels de l'extrême intérêt que Freud prête au comportement de Zoé Bertgang. Comment avouer, sans manquer aux règles de l' « objectivité » scientifique, un désir profond de prouver combien sont justes les idées incarnées par une disciple idéale ?
En orientant arbitrairement son analyse, Freud me parait avoir meconnu les intentions mêmes de l'auteur qui, sous les apparences a une nouvelle psychologique, a composé une œuvre énigmatique, laquelle, selon sa structure propre, doit être interprétée anagogiquement, c'est-à-dire en s'élevant du sens littéral, ou de l'étude des caractères, au sens spirituel, ou à l'étude des symboles.
D'abord, qui était Wilhelm Jensen? On ne trouvera presque pas de renseignements à son sujet dans la sixième édition française du livre de Freud : « Délires et rêves dans un ouvrage littéraire : la Gradiva de Jensen, traduit par Marie Bonaparte, précédé du texte traduit par E. Zak et G. Sadoul. Gall mard, Paris, 1931 ». Voici donc quelques indi- cations biographiques concernant un auteur qui ne mérite aucunement d'être négligé ainsi :
Wilhelm Jensen, écrivain et publiciste allemand, est né à Heiligenhafen, en 1837, et mort à Thalkirchen, en 1911. Il étudia la médecine à Kiel et à Wurtzbourg. En 1860, il fut reçu docteur en philosophie de l'Université de Breslau. Il collabora à divers journaux, notamment à La Gazette de Souabe, organe du parti allemand, et à La Gazette de l'Allemagne du Nord. Ses premiers ouvrages littéraires : Maître Timothée (1866), La brune Erika (1868), marquent déjà sa prédilection pour des thèmes bizarres ou fantastiques. Jensen composa ensuite de nombreux romans historiques, des tragédies et des poésies parmi lesquelles on peut citer : Poèmes de France (1874), recueil de vers à la manière de Henri Heine, et Nirwana (1877). Les critiques allemands considèrent comme ses chefs-d'œuvre ses nouvelles : Sous un soleil plus ardent (I869), Eddystone (1872) et les recueils intitulés Métamorphoses (1888) et Puissances souveraines (1892). En 1903, parut Gradiva. En 1912, le journal viennois Die Zeit donna un compte rendu d'un dernier roman : Etrangers parmi les hommes.
Quand il publia Gradiva, Wilhelm Jensen était âgé de soixante-six ans. Après la parution, en 1907, de l'étude de Freud sur ce récit, Jensen, loin d'accorder quelque intérêt aux recherches psychanalytiques, refusa son concours au médecin viennois qui désirait savoir avec quel fond d'impressions et de souvenirs personnels l'auteur avait élaboré son œuvre.
Il est difficile d'expliquer ce refus par la crainte de livrer au public des informations concernant la vie privée, car, ultérieurement, Jensen donna de nombreux détails autobiographiques dans son roman Etrangers parmi les hommes. N'est-il pas plus vraisemblable qu'un philosophe et un érudit, âgé de soixante-dix ans en 1907, eût été quelque peu déçu de constater que deux de ses œuvres les plus complexes, Puissances Souveraines et Gradiva, avaient été interprétées par Freud comme des tentatives de résoudre, de façon tout à fait poétique, le même problème de la vie amoureuse... le développement ou l'inhibition d'un amour « consécutif à une communauté intime, presque fraternelle, des années d'enfance » ?
Rien n'autorisait « le Père de la Psychanalyse » à limiter abusivement le sens de ces nouvelles à leur contenu apparent. Ou bien il faudrait admettre, dans ces conditions, que les poèmes soûfis « à la gloire du vin» fussent des éloges de la viticulture et les poèmes des troubadours, autant de confessions d'obsédés sexuels. Essayons plutôt de comprendre ou de deviner quel pouvait être le système de références littéraires et philosophiques à partir desquelles Jensen à élaboré Gradiva. Nous examinerons ensuite la concordance des données du récit avec ces hypothèses.
En 1834, parut un roman de sir Edward Bulwer-Lytton : Les derniers jours de Pompéi. Cet ouvrage célèbre, traduit en de nombreuses langues, devait être bien connu de Wilhelm Jensen qui, comme nous l'avons précédemment indiqué, composa des romans historiques dont on trouvera la longue liste dans l'encyclopédie Brockhaus. Jensen, selon toute vraisemblance, n'ignorait pas non plus un autre livre de Bulwer-Lytton, Zanoni, publié en 1842, et dont le retentissement dans les milieux maçonniques européens fut considérable. On alla jusqu'à reprocher à l'auteur d'avoir trahi les « secrets » de la « Rose-Croix » et, sans doute à dessein, la première édition française de Zanoni ne donna pas l'importante préface de l'originale anglaise, en sorte que Stanislas de Guaita dut reproduire séparément ce texte dans Au seuil du Mystère.
Cette accusation ne nous semble pas justifiée, mais il est certain, en tout cas, que Bulwer-Lytton était intimement lié avec Robert Wentworth Little, qui fonda, en 1867, la « Societas Rosicruciana in Anglia », laquelle se recrutait exclusivement parmi les Maîtres maçons. Selon l'étude de Pierre Victor, « Magie et sociétés secrètes: l'ordre hermétique de la Golden Dawn in Outer » (La Tour Saint-Jacques, n° 2), le nombre des adhérents de la S. R.I. A. était limité à 144, répartis en neuf grades correspondant à ceux de la Rose-Croix d'Or. Eliphas Lévi fut en rapport avec cette S. R. I. A., qui compta parmi ses membres Bulwer-Lytton. En 1877, l'ordre hermétique de la « Golden Dawn in Outer » fut fondé par trois dirigeants de la S. R. I. A.. et « un lien fut établi avec un corps rosicrucien fonctionnant en Allemagne », par l'intermédiaire d'une mystérieuse allemande, nommée Anna Sprengel.
Il convient de noter que la liaison entre les fondateurs de l'ordre de la « Golden Dawn » et les « chefs secrets » européens était assurée exclusivement par Anna Sprengel. Après la mort de celle-ci, en 1893, les « initiés » allemands cessèrent leurs rapports avec la Société anglaise, « sous le prétexte qu'ils avaient fourni tous les éléments nécessaires à un travail complet ». On remarquera également que le temple auquel appartenait Anna Sprengel, et qui avait comme devise Lichte, Liebe, Leben (Lumière, Amour Vie), organisait, selon la méthode de travail des anciens Rose-Croix du xviie siècle, des groupes de deux ou trois membres qui se réunissaient pour conférer des initiations.
Dans ces conditions, on comprendra qu'il soit difficile, sinon impossible, de déterminer avec certitude les rapports qui purent exister à la fin du xixe siècle entre divers cercles initiatiques anglais et allemands, mais il serait surprenant que Wilhelm Jensen, dont la prédilection pour les thèmes étranges et mystérieux est évidente, n'eût pas accordé quelque intérêt aux études ésotériques. Un érudit, un philosophe, un savant qui a composé des œuvres intitulées par exemple : Nirwana, Mondes Engloutis, Trois Soleils, Soleil et Ombre, L'Aurore Boréale, Dans la maison gothique, et qui a concilié un goût très marqué pour l'histoire avec les ressources d'une vive imagination, un auteur attaché à la tradition mystique allemande, tels sont les traits caractéristiques de Wilhelm Jensen et qui nous permettent d'affirmer, sans avoir besoin d'autres preuves, l'existence de la complexité d'un message comme Gradiva. Pourquoi Jensen a-t-il choisi de traiter un thème littéraire comparable à celui des Derniers jours de Pompei ? La réponse à cette question est, d'abord, purement technique. En effet, on peut remarquer que la fin du roman de Bulwer-Lytton aurait été entièrement différente si, par exemple, l'héroine, Ione, avait été ensevelie sous les cendres, au lieu de s'enfuir avec son amant Glaucus. Selon cette hypo- thèse, comment aurait-elle eté ressuscitée par l'amour du « jeune et riche Athénien » ? Existe-t-il une victoire possible sur la mort et sur le temps ? Ces
réflexions, qui correspondent naturellement aux problèmes que se pose un homme âgé, devaient aussi conduire un romancier à une constatation critique : l'ouvrage de Bulwer-Lytton avait connu un grand succès par son intérêt archéologique plutôt que par sa valeur psychologique. Si l'on choisissait un sujet analogue, il fallait donc nécessairement insister sur la vérité des caractères des personnages et s'engager le plus loin possible dans la voie de l'analyse inté- rieure conçue en tant que méthode subjective d'ex- ploration de la durée, par opposition aux méthodes descriptives purement extérieures de l'archéologie classique.
Ainsi, peu à peu, naissait le « jeune et riche archéologue » Norbert Hanold, réincarnation de Glaucus, le « jeune et riche athénien », tandis que Gradiva-Zoé répondait à Ione, morte et ressuscitée. Mais, chemin faisant, Jensen ne pouvait pas éviter Zanoni ni Les symboles de l'initiation, car, à travers l'œuvre qu'il élaborait, sa propre mort, « d'une démarche souple et tranquille », s'avançait vers lui et elle lui interdisait d'oublier l'image mystérieuse qu'elle venait de graver dans sa mémoire.
Sous cette double pression, entre la parodie et la tragédie, Jensen dut rassembler ses connaissances et ses forces. Cette dualité eut pour effet, d'abord, l'inégalité du ton de l'œuvre qui, alternativement, se situe sur deux registres, l'un, familier, plaisant, l'autre lointain, grave et produisant l'effetd'une vibration contenue. Obsédé par la démarche singulière de la jeune fille, par « la combinaison d'une sorte de vol suspendu à une ferme démarche », par « ce qu'il y avait en elle de l'humanité courante... d'actuel, en quelque sorte » et par ce qui la situait dans l'ailleurs absolu, l'auteur, comme le lecteur, progressait ainsi à travers l'œuvre au rythme même des pas de Gradiva.
Le charme profond de la nouvelle de Jensen ne présente aucun rapport avec les moyens littéraires décelables d'une intrigue proche de celle d'un vaudeville. Il provient sans doute d'autres sources et d'une liaison constante entre la traversée de l'espace et celle du temps. Accompagnons donc l'«archéologue » dans son voyage initiatique, jusqu'à ce qu'il nous revienne à l'esprit, comme à celui du héros : « ... qu'il existait un autre hôtel, l'Albergo di Sole, à qui son éloignement de la gare n'avait longtemps valu qu'un nombre restreint de clients et qui lui était, pour cette même raison, demeuré inconnu. »
Tout commence par un bas-relief. Dans la pierre est sculptée l'image d'une jeune fille, marchant avec une grâce singulière : « Le pied gauche était posé en avant, et le droit, qui se disposait à le suivre, ne touchait le sol que de la pointe de ses orteils, cependant que sa plante et son talon s'élevaient presque verticalement. »
La contemplation quotidienne de ce moulage fait naître dans l'esprit d'un jeune savant, Norbert Hanold, plusieurs hypothèses. Pourtant, l auteur semble éviter systématiquement de décrire celles qui se présenteraient à l'esprit d'un spécialiste, « Dozent d'archéologie ». Fait plus bizarre encore, Norbert Hanold attache une grande importance à « la robe extraordinairement plissée » de la jeune fille, détail qui ne saurait retenir l'attention d'un amateur « possédant une riche collection d'œuvres d'art de l'antiquité » lequel, mieux que personne, doit savoir combien fréquemment de tels plis sont figurés par la statuaire romaine ou grecque. En fait, il apparaît bientôt que Norbert Hanold considère ce bas-relief « d'un point de vue différent de la science qu'il enseigne ». Il s'agit pour lui de résoudre des problèmes apparemment insolubles : « D'où venait-elle ? Où allait-elle ?... La démarche de Gradiva, telle que l'avait reproduite l'artiste, était- elle conforme à la vie ? »
Pourquoi l'auteur éprouve-t-il le besoin de faire allusion à Mars Gradivus, « au dieu de la guerre s'en allant au combat » et pourquoi considère-t-il ce surnom comme « le plus caractéristique du mouvement de la jeune fille »? Freud ne semble pas remarquer l'embarras de Jensen à ce propos, bien qu'il ait parfaitement senti que « le thème principal de Gradiva est bien « cette démarche... avec le pied dressé ». Selon Freud, Jensen s'est simplement trompé à propos de l'origine romaine du bas-relief qui appartiendrait à l'apogée de l'art grec. « Il se trouve au musée Chiaramonti du Vatican, sous la cote 644, et a été étudié et interprété par F. Hau- ser. En rapprochant la Gradiva d'autres fragments des musées de Florence et de Munich, on a obtenu deux bas-reliefs comprenant chacun trois personnages parmi lesquels on a pu identifer les Hores, déesses de la végétation et celles, proches apprentées, de la rosée qui féconde. »
Or, sur ce point capital, Freud commet une erreur qu'il reproche, bien à tort, à Jensen. En effet, l'auteur indique, d'une part, que le bas-relief est « un tableau de genre » du goût romain et, d'autre part, que l'allure générale des traits est grecque : « Et peu à peu, il acquérait la certitude de cette origine hellénique. L'antique colonisation du sud de l'Italie par la Grèce lui fournissait une série de motifs suffisants. »
Pourquoi ces équivoques ? Personne ne saurait admettre qu'un romancier historique comme Jensen n'eût pas réuni la moindre documentation concernant la donnée fondamentale de son récit. Un problème réel est donc posé car, pour quelque raison impérieuse, l'auteur refuse de s'exprimer clairement à ce sujet.
Wilhelm Jensen prête à son héros un goût très vif pour la philologie, « Norbert se montrant non seulement versé dans les langues classiques mais encore dans les radicaux germaniques », et associant, par exemple, dans Gradiva Rediviva Zoé Bertgang, des mots latins, grecs et allemands. Cette philologie très spéciale est bien connue des lecteurs des traites cryptographiques de philosophie hermetique, mais elle semble ignorée des psychanalystes, qu'il s'agisse de Freud ou de Jung. Il s'agit de « la langue des oiseaux » ou « cabale phonétique », véritable « jargon » et « parler clus » ou « trobar clus » des amants de la « Gaye Science » ou « Gay Saber ».
Or Jensen nous indique non seulement qu'il utilise ce code, mais encore il place toute sa nouvelle sous le signe de ce langage énigmatique, par l'intermédiaire du « bas-relief » ou « anaglyphe ». Saint Clément enseigne à ce sujet que, « dans la méthode tropique, on détournait un ou plusieurs signes et on les disposait sur un autre selon les convenances relatives à l'objet du symbole, et selon ce procédé, on sculptait les caractères tropiques de façon à altérer telles images ou à défigurer telles autres de plusieurs façons. »
Le grec : anaglupho, « ciseler, sculpter, graver en relief », sur lequel a été formé le mot « anaglyphe », « bas-relief », dérive du verbe glupho, « graver en creux ou en relief ». Or glupho est la paronomase d'un verbe voisin griphevo, « écrire en énigmes », qui se relie, d'ailleurs, à la signification symbolique du « griffon ». Cet animal fabuleux, moitié aigle et moitié lion, indique souvent la double nature et le double sens des éléments décoratifs dans lesquels il figure si fréquemment en Grèce comme en Orient. Telle est aussi l'image de la « cabale hermé- tique » ou de la langue « diplomatique ». On remarquera qu'en français le mot « griffon », dérivé du provençal grijo, désigne « un endroit où jaillit une source minérale ». On pourra utilement rapprocher le symbole du « griffon » de celui de « Pégase », cavale ou cabale que, métaphoriquement, le philosophe et le poète utilisent afin de s'élever vers l'hémisphère boréal, au delà de l'espace et du temps.
Ainsi, Wilhelm Jensen, contrairement à ce que croit Freud, avait de pertinentes raisons de suggérer au lecteur averti une liaison entre les Hores, déesses de la végétation, et Gradivus Mars, entre un symbole grec et un symbole romain. Si Freud avait consulté le traité de l'archéologue allemand Tobie Guthberleth, publié en 1704 et intitulé De Salis Martis Sacerdotibus, il aurait constaté que le détail caractéristique de la démarche de « Gradiva » s'y trouve clairement représenté. Et Guthberleth indique à ce sujet : « J'ai cherché à savoir pourquoi ce surnom de Gradivus a été donné à Mars et quelle était sa signification. Festus nous rapporte diverses raisons de ce nom. « Gradivus Mars, dit Festus, » a été dérivé de Gradiendo, car il s'avance et « marche d'un côté et de l'autre dans le combat ou bien parce qu'on a noté la vibration de sa lance, ce que les Grecs nomment Gradainein, ou bien encore, ce que d'autres prétendent, parce qu'il est l'origine de la végétation, les couronnes vertes d'herbes étant un signe d'honneur suprême dans l'armée. »
Quelle est donc la raison de la représentation d'un détail symbolique commun à Gradivus Mars et aux Hores, ainsi qu'aux déesses de la rosée qui féconde ? Les archéologues l'ignorent, car ils se refusent à admettre l'existence d'un langage hiéroglyphique qui ne leur est pas accessible en tant que profanes. Or ce code était destiné uniquement à des « initiés ». En voici un exemple :
Dans la position particulière de la démarche de Gradivus Mars et des Hores, le pied forme, par rapport à la terre, un angle très ouvert et presque perpendiculaire. L' « initié » grec ou romain lisait le mot gonu, l' « angle, l'articulation», et traduisait ce terme par son équivalent secret: gone, « la semence, le fruit de la terre ». Ainsi l'ouverture extrême de l'angle correspondait-elle, mystiquement, à l'amplitude et à l'étendue des puissances génératrices de la végétation. Dans ces conditions, Gradivus Mars était associé, par les Saliens, aux mêmes divinités que vénéraient les Cabires de Samothrace. Jensen ne l'ignorait pas et il nous montre Gradiva s'en allant vers le temple de Cérès. Gradiva est l'image de « la jeune vierge », de Minerve-Cora dont le temple était commun avec celui de Gradivus Mars: Orphée donne à Minerve le nom d' « Atena » qui double celui d' « Atanes », l'Éternelle.
En provençal, Gradiva signifie « gracieuse ». Image de la Grâce et de la Pureté, sa conquête est exposée dans le récit de Jensen sous les apparences d'un voyage dans le monde des cendres et de la mort à Pompéi. En situant sa nouvelle dans ce lieu symbolique, Jensen comme Bulwer-Lytton probablement, jouait sur le double sens du grec pomperon, qui désignait « le vase sacré » dont on se servait dans les fêtes solennelles. De ce point de vue, « Gradiva » est une variante moderne du thème classique du Graal, ce qui justifie la traduction littérale, selon les indications mêmes de l'auteur, de l'expression Gradiva Rediviva Zoe Bertgang, « Celle qui s'avance, ressuscitée, la vie qui resplendit en marchant ».
On notera simplement à ce sujet l'allusion finale de Jensen à la phrase ultime de Galaad découvrant le Graal : « O splendeur, lumière sur le monde, tous les voiles se déchirent, le secret de la Vie universelle apparaît... » Il est évident que l'étrange résonance des dernières phrases de « Gradiva », leur haute inspiration, leur sens explicite sont inconciliables avec les intentions psychologiques très limitées que Freud prête à leur auteur. Il s'agissait réellement pour Jensen de transmettre un enseignement, grâce à un dernier message cryptographique, à des lecteurs capables d'en déchiffrer le sens « opératif » caché.
Pompéi, selon la tradition, avait été fondée par Hercule, dont les Saliens desservaient les temples.
Le « voyage à Pompéi » de l' « archéologue » correspond ainsi aux « travaux d'Hercule », de l'arkaiologios, pour arkaiologikos, du « sage à la manière des Anciens », pour « savant dans les antiquités », selon le double sens de cette expression chiffrée.
Ainsi Norbert Hanold considère-t-il le bas-relief « d'un point de vue différent de celui de la sciencebqu'il enseigne », selon les indications mêmes de l'auteur, ce qui explique, notamment, l'importance naccordée à la « robe extraordinairement plissée » de Gradiva, détail révélateur de la « forme extérieure du vase sacré », point de science que nous pouvons traduire en grec : phantasia pompeion et chiffrer cabalistiquement par l'expression « fantaisie pompéienne », par laquelle Jensen lui-même, selon Freud, désignait « Gradiva». Ces «plis» symboliques, en effet, répondent à des signes précis gravés dans la pierre et, comme ils se réfèrent à une phrase bien déterminée des opérations du Grand Œuvre, Jensen ne disposait d'aucun autre moyen d'attirer l'attention du lecteur averti sur le problème expérimental positif et matériel qu'il posait dès le commencement de sa nouvelle : Comment animer la pierre, comment passer du règne minéral au règne végétal, comment « ressusciter les morts » ?
Cette recherche du « Mercure philosophique ou double », du « Rebis » mystérieux, à partir du « Mercure commun ou simple », est clairement indiquée par Jensen. Accueilli à Rome par le temple de « Minerva Medica », l'archéologue se déplace dans une ambiance de « voyages nuptiaux » qui évoque « les noces chymiques » des vieux auteurs.
L'humour de Jensen, bien décidé à éloigner le profane de la « table ronde », accorde aux « mouches ordinaires », à la musca domestica communis que son héros exècre, une importance qui rappelle la devise énigmatique de Jacques Cœur, « En close bouche n'entre mouche », dont le sens s'éclaire à partir d'un rapport entre deux racines grecques équivalentes mu dont l'une s'associe à l'idée de « fermer la bouche, parler à mots couverts », d'où dérivent mueo, « initier aux mystères », muesis, « initiation », tandis que l'autre répond au dérivé muia, « mouche ». Ainsi ce « rebus » signifie qu'il faut parler à mots couverts et fermer la bouche afin que le profane ne comprenne point, n' « entrave » pas les mystères de l'initiation.
De même, Jensen observe les règles de la prudence, en « mussant » sous les noms des « Strada » de Pompei, les « Voies » de l'Œuvre. «Le silence mort et inondé de lumière s'étendait autour de lui, comme si le mystère se cachait partout sans un souffle, à tel point que sa propre poitrine n'osait respirer. Il se trouvait au croisement du Vicolio di Mercurio et de la Strada di Mercurio... » Alors, soudain...
« Sans aucun doute, c'était bien elle, et, quoique les rayons du soleil entourassent sa forme d'une sorte de voile d'or, il la voyait cependant distinctement... »
Gradiva apparaît. Elle se dirige de la Strada di Mercurio à la Casa di Apollo. « Il était donc probable qu'un lien quelconque l'unissait au culte du
dieu du soleil et qu'elle se rendait à la maison qui lui était consacrée. »
Norbert pénètre, sur les pas de Gradiva, dans la Casa di Meleagro. « Sur les murs du vestibule, Mercure donnait à la Fortune un sac d'argent... Derrière s'ouvrait l'atrium dont le centre était occupé par une table de marbre supportée par trois griffons... Un portique l'encadrait, supporté par deux douzaines de colonnes rouges dans leur moitié inférieure et blanches dans la supérieure. »
Quand Norbert voit de nouveau Gradiva, dans un état de « demi-conscience », Jensen nous indique qu'il lui dit, en grec, cette première parole :
« Es-tu Atalanta, fille de Jasos, ou es-tu de la famille du poète Méléagre ? » L'allusion à l'Atalanta fugiens et au titre dubcélèbre traité de Michel Maier est assez claire pour nous dispenser d'insister. « Gradiva » n'est pas encore « fixée ». Elle disparaît. « Seul, voltigeait le cléopatra aux ailes éblouissantes, rouge et or, en décrivant lentement des cercles au-dessus de la masse épaisse des coquelicots. » Une nouvelle indication est donnée un peu plus loin par Jensen. Quand Norbert s'éveille, il ne se souvient pas « des miraculeuses métamorphoses dignes d'Ovide qui s'étaient déroulées autour de son lit. » Il revoit pourtant Gradiva et, quand il lui demande enfin son véritable nom, elle répond :
«— Je m'appelle Zoé.
Il s'écria d'un ton douloureux :
-— Ce nom te va fort bien, mais il sonne à mon oreille comme une amère ironie, car Zoé veut dire la vie. »
Il suffit de relire ce texte pour vérifier par maints détails à quel point l'interprétation de Freud est insuffisante. Même sur le plan psychologique, je me refuse à admettre cette analyse. En effet, en orien- tant celle-ci selon un processus linéaire allant du refoulement à la sur-détermination des objets imaginaires et de celle-ci à l'élucidation de leur contenu réel, Freud omet une donnée fondamentale: l'amour de Hanold pour Zoé, dans les profondeurs où il resplendit, ne pénètre et ne se dévoile qu'en fonction de la passion de l'archéologue pour Gradiva. Dans ces conditions, l'être aimé n'est pas seulement Loe Bertgang, 1l apparait, dans la conclusion même comme un quaternaire : « Gradiva Rediviva Zoé Bertgang ». Il ne se produit ainsi aucune réduction de l'imaginaire au réel. Au contraire, grâce à l'imaginaire, s'épanouit dans toute sa plénitude le réel qui n'est pas seulement re-connu, mais aussi accompli, c'est-à-dire, au sens précis de ce terme plus rempli qu'il ne l'était auparavant. L'imaginaire et le réel se fondent sans se confondre, ce qui distingue l'illumination du délire. Atteignant ce point d'harmonie suprême, l'esprit retrouve l'équilibre de sa démarche, sa liberté créatrice, sa pondération primordiale et, entre deux rayons de soleil, voit passer l'Univers lui-même on the sunny side of the street. Hanold n'est pas seulement guéri, comme le croit Freud, il est aussi délivré de l'illusion d'un dualisme, qui, on se demande de quel droit trop humain, nous interdit d'aimer et d'être infiniment dans la profondeur de cet amour. Or, vers cette lumière, Gradiva conduit Norbert Hanold, comme Minerve guide Danais à Rhodes, dans l'île des Fils du Soleil, et Ulysse qui la nomma, pour cette raison, « Celle qui montre la Voie ».
Selon la tradition romaine, dérivée des croyances étrusques, les Mânes, trois jours par an, montaient dans le monde supérieur. Le 24 août était une de ces dates solennelles durant lesquelles on ne pouvait entreprendre ni traiter aucune affaire importante. Le peuple représentait cette migration périodique par la pierre « manale » ou des « Mânes », située sur un gouffre. La période durant laquelle les « Mânes » s'élevaient vers la lumière était symbolisée par l'expression mundus patet, « Le Monde est ouvert. »
Notons que le 24 août 79 est désigné par Jensen comme la date de la terrible éruption du Vésuve et de l'ensevelissement de Pompéi. Gradiva, à trois reprises, traverse les dalles. Elle apparaît ainsi comme l'Éternelle sur la Strada Consolare, celle qui exhume Hanold « d'un long ensevelissement ».
Ainsi, au delà de cette résurrection individuelle, Jensen nous laisse entrevoir un message de consolation et d'espoir, d'une portée universelle.
RENÉ ALLEAU.
Magloire Saint-Aude
Dans sa terre d'Haïti, surgie couronnée du désert de la mer, ainsi que la parole du poète naît de son angoisse d'être un homme, il est l'esprit même de l'île. Délié des alliances avec ce qui se passe, des lignes qu'on doit suivre, la verticale le sacre. Pauvre comme le sont les siens, il est prince des sommets qui émergent seuls de l'abime silencieux, tuf immémorial, où son monde insulaire prend racine. Sa poésie, rare et secrète, est d'un grain si serré que la réalité y semble incluse tout entière sous le plus petit volume. Pas un de ses très courts poèmes dont un seul mot ne soit de toute nécessité. Chacun d'eux est un cristal qui a la propriété d'attirer et de concentrer en lui, sonores et lumineuses, toutes les ondes. Donc, ils sont à l'opposé de ce qui est gratuit, élevant le prix de ce qui est donné, ajoutant à la richesse intérieure de celui qui reçoit. Sous la merveilleuse patine de son masque d'Africain, la fibre de la très ancienne et très noble race des Indiens Caraïbes continue à vikrer en lui, communiquant à son langage les soubresauts de la corde de l'arc ou la gravité du conseil de tribu. Un nau- frage, peut-être, l'a mis en possession du dé de Mallarmé, qu'il lance, tous chiffres en blanc, dans la roulette du cratère, et il semble avoir synchronisé le rythme de l'écriture automatique et celui de l'éclosion des fleurs tropicales. Tel, Magloire-Saint-Aude le silencieux, l'impénétrable, livre, à qui saura se garder du bruit et de l'agitation d'ici, le secret de hautes exigences : pour l'entendre, il faut se comprendre soi-même. Et ceci implique qu'on sache recréer en soi le silence originel, cette solution cristalline où tout est encore à naître et au sein de laquelle le poète nous convie à vivre le prodige de la création de l'être par le verbe.
Jean-Louis BEDOUIN.
Poèmes
paroles
de ma lampe et de mon émoi chiffonné sur la route et de ma vérité à la face des sables et des lourds colliers dignes du cavalier au coude du glas retors le pastel sur mon mur de soleil et de suie.
XXX
apaisé sans issue, sans liens, sans joie, sans sommeil, image de mon rêve tabou.
XXX
penché, lent, mon chien sur la route aveugle et sans destin la succube aux dents glacées.
dimanche
A l'horizon des fièvres Pour la voix au bal du poète.
Le poète, chat lugubre, au rire de chat.
Le cœur, léché, fêlé par les veilles.
Dites aux litanies délacées Edith Le lieu le buste au gré de mon reflet.
Cloué, incomplet aux éventails Dans ma douceur more.
Torpeur dans mon sang déganté sans amour.
Après-midi dénués à tire-d'aile.
Je descends, indécis, sans indices, Feutré, ouaté, loué, au ras des pôles...
(Dialogue de mes lampes.)
phrases « je ne suis ivre que d'esprit» el. andré-puget
je ne suis pas l'interprétateur des siècles mes lampes pleurent, et mon chagrin chat lugubre à l'assaut des riens et des médailles triturant mon soleil sur la table au dossier d'un arc où je chancelle et vous reviens avec aux yeux le jroid des lampes froides...
tabou (extraits)
Je me connais cistre et caduc Emmuré dans ma jace-hostie ! Louanges qui de sourire mirages A l'avenir su des cierges et de l'ardeur !
Pas de dieu, pas de lieu Où lire les merveilles.
Je suis du rang L'effet, le reflet.
Mon miroir, sur le plomb du siècle, Homologue l'enjeu des vieux lords.
Mon chien avance Vers l'étendard de ma mort Lue au sel de mes cils. Tel licite et redit Sur le pieu du sectaire, Belles demandées et grandissimes, A trente je me penche. Implorées de mon canevas, Pesant, démodé, vieilli, Suis-je artifice Aux missels de mon suaire ?
Passage des Étoilées
Deux adolescentes ont vécu pendant six semaines de l'année 1953 une aventure exceptionnelle qui ne saurait être circonscrite dans les limites étroites d'un vulgaire fait divers criminel. Pour se procurer des ressources, Anne-Marie R... (seize ans) et Emilienne G... (dix-sept ans) avaient, le 18 décembre 1953, attaqué et blessé une marchande de confections (1). Comme, par une fâcheuse occurrence, le tiroir-caisse était vide, elles n'emportèrent pour tout butin qu'un costume tailleur et un manteau. Elles devaient se faire arrêter trois jours plus tard au cours d'une rafle à Pigalle. Ayant passé deux ans à la prison de Fresnes, les deux jeunes filles viennent de comparaître, le 22 novembre, devant la cour d'assises des mineurs, qui siégea à huis clos. Anne-Marie et Emilienne furent condamnées respectivement à sept ans et cinq ans de réclusion. Anne-Marie et Émilienne se rencontrèrent dans une « maison d'éducation surveillée », l'institution du Bon-Pasteur, à Marseille, le 21 novembre 1952. Bientôt unies par une très intime amitié, elles décident de s'évader pour vivre libres ensemble. Anne- Marie dit à son amie: « Quoi qu'il arrive, nous nous retrouverons le ler novembre 1953, à minuit, devant l'Obélisque de la Concorde. » Anne-Marie, qui prépare la première partie du baccalauréat (2), réussit à s'échapper le soir de l'oral et arrive à Paris le 13 juillet 1953. Comme il lui faut subsister, elle reconnaît vite les quartiers qui lui feront perdre et gagner sa vie. Dans le carnet vert qui lui tient lieu de journal, elle écrit : « Je ne saurais très bien dire comment j'ai passé ma première semaine, toute seule dans la ville. Bien sûr, j'ai couché avec un tas de types et j'ai eu pas mal d'aventures, mais ceci n'est pas moi-même. Ceci, c'est la lutte pour la vie, la mise à profit de la bêtise et de la bestiale sensualité des hommes. En cela au moins, Paris ne diffère pas des autres contrées. Je ne voulus suivre personne pour qui je n'eusse pas d'intérêt. Je voulais être seule, pour me faire une impression toute personnelle et spontanée de ce que je voyais » (3).
A la date et à l'heure prévues, Émilienne se trouve au pied de l'Obélisque. Elle s'est enfuie de la maison d'éducation surveillée de Han-sur-Seille (Meurthe-et-Moselle), où on l'avait transférée. Au bureau d'un hôtel élégant de la rue Lauriston, Émilienne et Anne-Marie se sont inscrites sous des noms d'emprunt. Le décor de leur vie désordonnée et exaltante sera maintenant constitué par les hôtels sordides du boulevard Sébastopol, les couloirs blancs de Saint-Lazare, les « cages » des commissariats où échouent les filles, les soirs de rafles, et dont elles peuvent se sortir sans mal grâce aux faux papiers qui les vieillissent. Les deux compagnes, qu'on croirait voir issues toutes brûlantes du cerveau de Sade, vont se plonger dans l'avilissement, avec une rage désespérée. Leur turpitude prend une forme intellectuelle, raffinée (4); elles fréquentent les galeries d'art et les bibliothèques, lisent les œuvres de Baudelaire et de Rimbaud. Jamais elles ne voudront s'établir - comme cela arrive chez la plupart des oisifs - dans la sécurité misérable d'une vulgarité où elles s'abandonneraient aux contraintes monstrueuses et asphyxiantes de la « vie pratique ». Bien au contraire, face à la passivité générale et à une domestication qui règne aujourd'hui dans la quasi-totalité de la jeunesse, Anne-Marie et Émilienne échappent au « vertige ». Loin de chercher une évasion dans le vice qui ne serait qu'un nouvel asservissement, elles désirent être libres, éperdument. Cette liberté extrême et naturelle, cette irrévérence envers toutes les opinions et usages conventionnels se manifestent chez les deux adolescentes par un penchant pour la farce, la plaisanterie dite « de mauvais goût » et la mystification poussée jusqu'à l'outrance. Le carnet vert d'Anne-Marie relate avec un humour acerbe les circonstances de leurs distractions. Leurs expériences, leurs révoltes, leurs dégoûts, leurs servitudes de filles de joie s'y trouvent minutieusement consignés. Par la subversion sans mesure qui éclate en gerbes d'étincelles crépitantes, ce « signe de vie » exemplaire semble être, répercuté et assourdi, l'écho du plus ténébreux et illuminant naufrageur de tous les siècles, Lautréamont : « J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles. » La nuit, Anne-Marie et Émilienne sont aux Ternes, à Pigalle, à la Madeleine. Le jour, elles font de longues promenades au bord de la Seine, dans les squares, sur les places publiques, transfigurant la banalité quotidienne en merveilleux : « Mardi 3 novembre : sur les quais de la Seine, simulacre de noyade qui fait accourir deux sauveteurs improvisés, jeunes étudiants. Nous projetons de faire le mur du Père-Lachaise pour dévaliser les macchabées. Goût de meurtre dans les Arcades de la rue de Rivoli » (sans doute les macchabées). Goût de meurtre dans les Arcades de la rue de Rivoli» (sans doute devant les boutiques ?). « 5 novembre : nous profitons de nos fonds pour lancer un appel téléphonique à Marseille. Nous voulons seulement donner des cauchemars à Mère X... de Sainte-Thérèse d'Avila. A Clichy, simulons une descente de police, chez les clodos roupillant dans une bouche de métro. »
Lors de la reconstitution de l'agression, les deux « indésirables » gardèrent la même attitude, magnifiques d'orgueil et de cynisme. Au juge d'instruction, Anne-Marie déclara, imperturbable : « Je n'ai pas encore eu le temps d'avoir des remords, mais, si j'en avais un jour, je ne manquerais pas de vous le faire savoir. » La dernière page du carnet a la forme d'un constat : « Si nous récapitulons, nous avons connu tout ce qui peut s'appeler vivre : émotions fortes, plaisirs, chance, argent, misère, peines, ennui. Là-dessus, tout le pittoresque, la beauté de notre double vie, cette âpre lutte pour le pain qui est basse à nos yeux, et encore plus à ceux du monde, pervers et incompréhensif. Nous sommes deux et c'est là le bonheur. Le bonheur se limite à nous deux. Trente-trois ans à nous deux et la liberté essentielle tant désirée. »
Les éducateurs spécialistes de l'enfance délinquante et de ses problèmes auront beau « se pencher sur ce cas intéressant », nous savons tous que la morale à venir gît en puissance dans la dépravation des mœurs et que le premier vœu du surréalisme, loin d'être assouvi, devient chaque jour plus dévorant : il faut démoraliser. Par le défi lancé aux immenses supercheries d'une société en « matière plastique », le présent témoignage se suffit à lui-même. A cette heure blafarde, où, les dernières feuilles mortes finissant de tomber, les individus recroquevillés comme des escargots s'abandonnent déjà au sommeil hivernal, devrait-on rappeler une fois encore que la réalité de ce monde en décomposition ne peut être retrouvée qu'en la recréant sans cesse à notre mesure ? En ces deux figures de femmes « perdues », dans leur sillage de lumière noire, se condense pour nous l'image fulgurante des véritables aspirations de notre temps.
JACQUES SENELIER. 20 novembre 1955.
(1) Cf. France-Dimanche, n° 383, du 27 décembre 1953 ; Le Parisien Libéré, 19 et 22 décembre 1953, 22 et 23 novembre 1955; France-Soir, 23 et 25 décembre 1953.
(2) Où, pour comble de dérision, elle sera reçue, quelques jours avant le procès, avec la mention «Bien » (ef. France-Dimanche, vers le 3 octobre).
(3) Plus tard, Anne-Marie expliquera l'attraction qu'exerçait sur elle le « milieu » : « le seul à être franc et vrai, donc juste; j'adore les hommes qu'on y rencontre, tigres charmants, et les femmes gorgées de sang et d'alcool ».
(4) Anne-Marie écrit des poèmes érotiques.
Les Pharisiens (chapitre V)
La déconcertante immobilité des rapports humains, la circulation purement fictive des idées, le retour quotidien d'un inusable soleil de bêtise — comment ne pas céder à l'abandon de toute colère, de toute révolte s'il est sûr que la condition de l'homme se limite, definitivement, à cette complaisance pour les esprits sommaires, les morales courtes, les envolées artistiques à ras du sol, à ce vertige de l'infiniment petit? Darien n'est-il actuel que par ses seules qualités littéraires? Certainement pas. Le lire aujourd'hui, à quelque soixante ans de l'époque où ce rageur lucide maniait une plume rougie au feu, cela prête à songer que, décidément, le temps ne fuit qu'à travers les corps qu'il entraîne, laissant sur place des idées décrépies, des passions mediocres dont se repaissent, génération après génération, les éternels soldats de la mesquinerie et de l'ordre.
L'« Ogre » des « Pharisiens », c'est Edouard Drummont; le temps n'a même pas réussi à fuir par les cheminées des jours crématoires dont cet imbécile se serait réjoui; à telle enseigne que, sous le pseudonyme de l' « Ogre », il serait aisé, en 1956, de mettre un autre nom : il suffirait pour cela, et toute répugnance mise à part, de feuilleter quelques numéros de Fraternité Française ou d'Aspect de la France. Le temps n'a pas mieux fui, hélas ! du côté des idées généreuses; les partis politiques qui doivent les mener à bien sont toujours des repaires de bureaucrates, de traitres, voire de mouchards. Et le peuple ? Et l'art, la peinture ?... Et... ?
La parole est à Vendredeuil, que Georges Darien a très intimement connu et dont il nous livre quelques réflexions. J. S
La Mort d'un Peuple avait paru. Aussitôt les premiers mille imprimés, Rapine en avait chargé ses épaules de fort de la Halle aux Mensonges, et avait couru les déposer dans l'auge où reniflaient déjà les groins les plus voraces de la petite bourgeoisie. Les gorets à principes s'étaient gavés ; et le ban et l'arrière-ban des pourceaux prud'hommesques, attirés par l'odeur de la frairie, se ruaient à la pâtée des médisances et s'empansaient à en crever. L'Ogre exultait. Rapine se frottait les mains. Et Vendredeuil étant tombé un jour, par hasard, au milieu de l'averse de congratulations que faisaient pleuvoir l'un sur l'autre les triomphateurs, n'avait pu se tirer de ce mauvais pas qu'en emportant un exemplaire paraphé dont avait tenu à le gratifier la munificence de l'Ogre.
Il l'avait lu.
Un rude talent, tout de même ! Une sûreté d'appréciations extraordinaire, une largeur de vues peu commune, une étonnante infaillibilité de diagnostic.
En un tour de main, et sans avoir l'air d'y toucher, l'Ogre vous résolvait les plus ardus des problèmes sociaux. Il évoluait, au milieu des documents entassés par lui, avec la souplesse et l'agilité d'un sauvage sui- vant une piste dans une forêt vierge; il évitait les marécages de l'érudition, tournait le rocher dangereux de l'histoire, franchissait d'un bond les fondrières de la littérature, se rattrapait aux lianes du mensonge et reprenait pied sur le terrain plat de l'envie. Puis il frappait à droite et à gauche, d'estoc et de taille. Tous les nœuds gordiens de la question sociale, l'Ogre les tranchait sans sourciller, non pas avec l'épée d'Alexandre, mais avec un tranche-lard de gargotier obséquieux qui consulte humblement les goûts du public avant d'établir son menu. Et, malgré tout, ce n'était pas un livre confus, incohérent, que ce livre dans lequel il y en avait pour tous — ainsi que le déclarait une note imprimée sur la couverture - et qui ne se vendait cependant que trois francs cinquante, comme les autres. C'était un ouvrage consciencieux, serré, solide — d'une solidité à faire concurrence à celle des chaussures cousues que fournissent à des clients naïfs, au prix du cloué, des commerçants philanthropes.
Mais c'était surtout la quantité des documents cites, le nombre des preuves sur lesquelles s'appuyait l'Ogre, qui étonnaient Vendredeuil. De quel flair et de quelle patience était-il donc doué, cet Ogre ! Et comme il laissait loin derrière lui, par ses soins religieux à recueillir des attestations, le courage persévérant des joueurs d'échecs et la constance héroïque des amateurs de découpages ! Des citations à toutes les pages, des témoignages partout ! Où n'avait-il point fallu fouiller pour en découvrir pareilles quantités ? L'Ogre, certainement, devait avoir été dressé pour ça. La première fois qu'il le rencontrerait, Vendredeuil se proposait de regarder s'il n'avait point, par hasard, un morceau de fer passé dans les narines.
Certes, il aurait pu regarder, plutôt, s'il ne restait pas, aux basques de l'habit du personnage, trace des coups de pied qu'il avait dû recevoir au derrière ; il aurait pu regarder s'il ne restait point, sur sa face de renégat, trace des larges soufflets qui avaient dû y retentir. Mais Vendredeuil comprenait qu'on avait dû laisser, sans lui octroyer la correction qu'il méritait, cet ignoble drôle afficher à tous les coins de rue le placard scandaleux de ses dénonciations; il comprenait que ce chien galeux pouvait, en liberté, lever la patte le long des murailles de toute une ville, sans que les habitants le poursuivissent avec des fouets ou avec des triques - sans qu'ils prissent même la peine de jeter du soufre devant leurs portes.
A bien prendre, en effet, la Mort d'un Peuple, en tant qu'œuvre personnelle, était totalement inoffensive : des papotages de vieille fille, des racontars de pipelet, des aperçus piquants mâchés et remâchés depuis des siècles, des découvertes de banalités moussues, des exaltations de préjugés fanés comme des banquettes d'omnibus; en somme, pas grand'chose : une spéculation naïvement malhonnête sur l'exaspération de la curiosité malsaine. Le livre ne prenait vraiment d'importance que comme expression des convoitises ardentes du nouveau Tiers-État.
Quant à l'Ogre, on ne pouvait reellement lui reprocher qu'une chose : c'était d'être le plus vil parmi l'ignoble troupeau dont il incarnait si bien les passions basses, et dont il s'était fait, dans le paroxysme de son inconsciente envie, le fondé de pouvoirs et le tribun. Sa jalousie bourgeoise à part, l'Ogre était simplement un bélitre. C'était une bonne pâte d'Ogre, pas méchant du tout, qui ne chaussait ses bottes de sept lieues que pour faire la chasse aux gros sous, et qui se contentait, lorsqu'il rencontrait des Petits-Poucets sur sa route, de leur enlever leur porte-monnaie après avoir fait mine de les dévorer, pour leur faire peur ; un Ogre affligé de dyspepsie, s'il fallait tout dire, et dont les mâchoires n'etaient garnies que de fausses dents — ce qui le forçait à baver. Ces fausses dents le gênaient beaucoup, pour mordre. Il était alors d'une maladresse... Aussi avait-il pris, très sagement, le parti de mordre le moins souvent possible pour son compte. L'Ogre ne mordait guère que par procuration.
Déclamateur à froid, rheteur fige, sophiste imbécile qu'aveuglait l'idée fixe, l'Ogre incarnait cette immonde cohue de Catons rapaces qui ne réclament la destruction de Carthage que pour pouvoir, à leur aise, emplir leurs poches de l'or punique. Avant de prendre sa plume pour écrire ses études sociales, il avait dû, certainement, débarrasser instinctivement son escarcelle des toiles d'araignée qui l'avaient envahie. Ce mercanti ne voyait, dans la vie d'une nation, que les aventures financières et passait, majestueusement, les yeux fermés, devant les aventures intellectuelles. Dans un livre intitulé de ce titre énorme : la Mort d'un Peuple, où il fallait absolument expliquer la dégringolade française, il n'avait pas dit un valable mot de la littérature. Pas une idée, pas une pensée. L'argent, l'argent et encore l'argent... On pouvait définir cet exécuteur platonique des hautes œuvres d'une bourgeoisie fétide en lui appliquant, à peu près, un mot fameux : ce n'était pas un talent, c'était une absence de caractère.
L'absence de caractère, oh ! c'était bien la marque distinctive de cette masse avide dont l'Ogre était devenu l'inamovible représentant. Sans passions, sans haines, ne sachant plus souffrir et mordue, seulement, d'un effroyable désir de jouissance, elle ne vivait que pour l'Envie - l'Envie justifiée par ses casuistes et sanctifiée par ses prophètes. Et cette foule, qui allait du gâcheur de plâtre au faux artiste et du petit. rentier à principes au démagogue à système, cette foule goulue qui s'accouplait avec le Rêve du bien-être égoïste, du partage profitable - fût-il inique — couchait encore avec l'Idéal !
Un Idéal extraordinaire, par exemple, vagissant et radoteur, enfantin et gaga, synthèse et quintessence des concepts ramassés, au petit bonheur, dans le baquet familial ou derrière l'urinoir scolaire, par des esprits timorés et vieillots; un Idéal suivant la formule traditionnelle des médiocrités jalouses et qui, d'où qu'il vint, était toujours résorbé, en définitive, par le Respect et la Discipline.
Respectueux et disciplinés, les aristocrates vaguement réactionnaires ; respectueux et disciplinés, les démocrates soi-disant socialistes. Respectueux et disciplinés, aujourd'hui, comme ils ne l'avaient jamais été. C'était à se demander, vraiment, si l'instinct de domesticité, le besoin de servilité, la nécessité d'abais- sement ne se développaient point en raison de l'extension donnée, par les faits, à l'idée de liberté. Tous de la même farine, au fond, malgré les différences superficielles, et tous à jeter dans le même sac — pour le flanquer à l'eau.
— Des divisions de castes ! pensait Vendredeuil, des antagonismes de classes !... Allons donc !... C'est étonnant, parole d'honneur! cette obstination de certaines gens à parler de conflits d'intérêts, d'avènement du prolétariat, d'abaissement de la bourgeoisie. Mais il y a longtemps qu'ils sont terminés, les conflits; il y a beau jour qu'ils sont fondus l'un dans l'autre, le prolétariat et la bourgeoisie, et qu'ils marchent la main dans la main, malgré leurs dénégations. A force de se faire des mamours, ils devaient finir par lancer, par-dessus le fossé bourbeux qui les séparait, le socialisme d'État, ce pont d'Avignon sur lequel le prolétaire aux mains calleuses danse une carmagnole réglée par Prud'homme avec la petite industrie et le petit commerce...
Une simplification, après tout — le seul progrès possible, peut-être..., — La formation d'une nouvelle classe moyenne, énorme mais idiote, dogmatique par respect et gouvernementale par discipline, à qui la misère même n'a pas donné la haine, mais la vénération jalouse, et qui ne veut pas détruire, mais prendre — pour conserver. Un nouveau Tiers-État, qui ne tient à être quelque chose que pour avoir tout, coalition des intérêts mesquins, des appétits ignobles, des cultes déshonorants, claquemuré — heureusement - dans sa bêtise comme dans un in-pace... Oui, entre une poignée de réfractaires désespérés qui savent encore être des brutes et l'Aristocratie de l'argent - la seule — il n'y a plus en France, avec cette condensation de la bassesse et cette coagulation de l'envie, qu'une tourbe sale qui grouille sous la robe de la République comme sous les jupes souillées d'une mère Gigogne ivre-morte...
Vraiment, s'il eût été l'Ilote chargé de présenter à ses contemporains, pour les guérir à tout jamais de leurs penchants cupides, le spectacle répugnant des plus viles concupiscences, l'Ogre n'aurait pu écrire un livre plus eificace que la Mort d'un peuple.
Mais les chers contemporains n'ont que faire d'un Ilote. Ils connaissent leurs vices — sans avoir le courage de les avouer, ni même de les aimer. S'ils se rallient, quand l'intérêt de leur constante convoitise l'exige réellement, à leur immuable mot d'ordre : - l'Argent - et s'ils combattent alors en bataillons serrés sur le même terrain, ils engagent entre eux, pendant les moments d'accalmie, les luttes les plus furieuses, s'éclaboussent de boue, se traînent sur la claie. Leur idéal est alors en jeu, ce fameux idéal qu'ils ont tété avec le lait non écrémé de nourrices garanties sur facture, ou avec l'encre sympathique des écoles laïques municipales — et qu'ils conservent aussi religieusement que de la corde de pendu. Et c'est plaisir de les voir se combattre avec un acharnement sans pareil, chercher des arguments chancis sous les bandelettes d'un antagonisme momifié, se lapider avec les ossements des ancêtres qui n'en peuvent mais, et qui avaient dans tous les cas, eux, des semblants de raisons pour se battre. Un jour, c'est la bannière de Saint-Denis qui claque au vent ; le lendemain, c'est le bataillon de la Moselle qui défile, n'ayant plus à ses pieds, ô prodige ! que la paille de ses sabots. On a arboré son plumet, on a sorti sa cocarde ; on se jette à la tête les massacres de Septembre et la Terreur Blanche, 71 et Coblentz, l'espagnolette de Saint-Leu et la sentence du duc d'Enghien; on vénère ceci, on révère cela; on est convaincu, embrigadé. On va se tuer, on va se dévorer... N'ayez pas peur : même sur le radeau de. la Méduse, ils ne se mangeraient point; ils contiendraient leur appétit, dussent-ils en crever. Ce n'est pas de la chair qu'il leur faut, ce ne sont pas des cannibales, ces coprophages!...
Du haut en bas de l'échelle, c'était ça : l'enrégimentation qui supprime la pensée et interdit l'initiative; le respect quelconque — quand ce ne serait que celui de la grande idole — toujours affirmé, souvent réel, qui donne droit à l'outrage imbécile; l'envie, qui conseille les pires actions, et qui met un peuple à la merci d'un jongleur dont l'ignominieux charlatanisme applaudi réclame à grands cris la matraque impitoyable d'un despote ou l'évangile, plus inexorable encore, d'un Christ de la destruction.
Malgré lui, Vendredeuil songeait à la question que lui avait posée le peintre Bracquehaye, il y avait quelque temps déjà :
— Quand donc prendrez-vous, Vendredeuil, l'habitude de vous mettre un peu à la place des autres ? Jamais de la vie. Ah ! zut, alors !... Les autres avaient leurs raisons pour rester à leur place, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi vouloir s'y mettre ? Et puis, ce devait être si amusant !... Sans aucun parti pris de débinage, Vendredeuil s'étonnait un peu, par exemple, de la docilité et de l'empressement des littérateurs de son époque à s'enrôler sous une bannière. Les écoles poussaient comme des champignons ; il pleuvait des chers maîtres. Partout des chapelles; partout des théories qui étaient comme autant de toutes petites religions avec lesquelles il ne fallait point rire, et qui avaient leurs pontifes et leurs sacrificateurs. Non, réellement, il n'aurait pas voulu se mettre à la place des fidèles, quand même on lui eût promis de lui faire porter, dans les processions, une des colonnes du dais sous lequel marchait le grand-prêtre. Il aimait mieux rester libre, sans chef — et sans drapeau — que de se soumettre à une règle, d'accepter le respect des formules en vieux neuf et de se découvrir pieusement devant les mites de traditions reprisées comme des vieux bas par de maladroits ravaudeurs. Il savait bien qu'il se privait, ainsi, de la connaissance des procédés pour chefs-d'œuvre et des recettes pour livres à succès ; mais ça lui était égal.
D'ailleurs, il n'aurait pu faire autrement : il n'avait ni la bosse de la discipline, ni celle de la vénération.
C'était pour cela, sans doute, qu'il ne pouvait parvenir à comprendre des choses fort pénétrables probablement, étant donné l'envahissement progressif de l'orgueil : la fureur de tout transformer en sacerdose, la rage de se précipiter, pour y jeter d'hypothétiques métaux, sur les moules usés dans lesquels avait coulé l'alliage douteux des hauts prélats qui étaient arrivés à passer, dans la bouche baveuse du public, le mors à grenouille de leur doctrine. Et c'était pour cela, aussi, qu'il ne concevait guère la nécessité, pour un écrivain — qu'il passât son temps à compter les palpitations des cœurs ou à analyser les déjections des estomacs - de bêler l'amour, sans trêve, ainsi qu'un mouton affligé, par miracle, d'une inadmissible érotomanie. Nécessité déplorable qui apparaissait, pourtant, comme une condition sine qua non de l'existence des littérateurs, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, et qui expliquait, sans la faire accepter, la permanence de ce Sarcey incréé et durable, émonctoire des glaires bourgeoises, que personne ne se souvenait d'avoir vu naître, qu'on avait tant de fois enterré déjà, qu'on enfouirait encore, et qui ne crèverait jamais !
Et la peinture ! L'horrible peinture qu'il ne fallait pas oublier, hélas! puisque, au point de vue administratif, elle incarnait l'Art. Là, par exemple, c'était drôle. Le pastiche y regnait en maître, sous l'œil bienveillant d'une gendarmerie chevronnée et soigneusement hiérarchisée qui montait la garde le long des cymaises, l'appuie-main au poing et la palette battant les mollets, en guise de sabretache. Il fallait montrer patte sale pour entrer dans la baraque où s'étageaient les études veuves de sincérité et les compositions dénuées de grandeur. La Vision était admise, pourvu qu'elle fût la réduction mitigée et acceptable de la vision malhonnêtement exaspérée d'énergumènes exécutés depuis longtemps; l'Impression aussi, à condition que ce fût une bonne petite impression de famille, une adaptation raisonnable qui ne donnât point mal aux nerfs. Quant à la sensation, à ces élévations subites de l'âme, à ces emballements du cœur, à ces émotions brusques qui bouleversent un esprit et que l'homme ne peut rendre, peut-être, que par la cou- leur, il était expressément défendu d'essayer de les traduire. Et la Pensée était honteusement consignée à la porte.
Chaque congrégation picturale — et Dieu sait si elles foisonnaient, les Renommées de la bonne peinture ! — alignait là ses produits frelatés, ses spécialités de plagiat. Les indépendants aussi apportaient leurs toiles, et ce n'étaient point les plus indépendantes... Ah ! elle n'était pas féroce, la peinture, non ! Mais elle mordait le public tout de même. Il fallait le voir, ce public, s'étouffer devant la caricature maladroite et lâche d'une œuvre grandiose qu'il avait stifiée, autrefois, sur les rapports de malins soi-disant indignés et qui ne rêvaient, tout en condamnant sans appel, qu'au moyen de s'approprier le coup de pinceau, le mélange des tons, la partie matérielle de l'œuvre, la seule qu'ils fussent capables de voler. Le public en oubliait même la vieille cuisine classique, cette chère vieille cuisine qu'il avait tant aimée et dont on reléguait maintenant les plats au bitume dans des coins, hâtivement. Il lui fallait du nouveau, à présent ; il croyait au progrès artistique.
Il croyait à l'Art, même, depuis qu'il le voyait si respectueux et si sage, passer sans secousse d'une formule à une autre, et du bitume au gris. Il se laissait faire, éprouvant chaque fois de nouvelles jouissances, par des saltimbanques habiles aux transformations, comme les michés se laissent faire par les mêmes filles, pourvu qu'elles sachent, de temps en temps, changer de tenue et d'allure, troquer leurs toilettes tapageuses contre des costumes de deuil et de longs voiles de veuves. Et, à l'époque de la distribution solennelle des prix aux bons artistes, il était là, qui battait des mains, lorsqu'un ministre convaincu déposait une médaille quelconque dans la main tremblotante d'un malpropre gaga à tignasse blanche. Il applaudissait peut-être un peu pro domo sua, après tout. Il était artiste, lui aussi. Ça lui était venu comme ça, tout d'un coup. S'il se déclarait seulement amateur, c'était par modestie, car il pouvait faire la pige aux vrais artistes, en ayant réellement toutes les passions : jaloux, domestiqué, plagiaire — et même assez habile, souvent, pour se passer des retapeurs médaillés dont la palette se creusait en sébile - il considérait comme honorable au-delà de tout la dispensation ignominieuse de certificats artistiques et jusqu'à l'infamant défilé devant le ridicule jury qui lui entrebaillait la porte du salon — cette porte qu'il voulait faire ouvrir, à tout prix, devant la consécration de son talent.
Quant a sa femelle — qui était légion — elle ne se contentait point, s'il le fallait, pour pénétrer dans la place, de charger d'or le mulet classique : elle montait dessus.
— Après ça, se disait Vendredeuil, lorsqu'on a retiré ces deux pièces de résistance, avec leurs os sans moelle, de la marmite où cuit la soupe intellectuelle du nouveau Tiers-Etat, on peut piquer dans le coquemar, a l'aveuglette, avec la certitude absolue de retirer une saleté. A travers l'écume de moralité qui monte à la surface - car tout est moral, aujourd'hui, tout a des prétentions à l'enseignement régénérateur, depuis les études de psychologie sociale jusqu'aux pièces qu'on joue à Guignol - nageant dans un bouillon d'Envie à faire monter la fange à la bouche des égouts, on trouve de drôles de choses, nom de nom !...
Oui, on trouvait de drôles de choses : le certificat d'études de la jeune fille qui devait être mise à même, le plus tôt possible, de se tirer d'affaire toute seule : le bulletin de vote de l'électeur qui n'aurait pas consenti, pour un boulet de canon, à allumer sa pipe avec ce sale morceau de papier ; l'instruction du bachelier, parfaitement capable d'arriver, avec le temps, à timbrer des lettres dans un bureau de poste de banlieue; les systèmes des Picrocholes socialistes et les doctrines des matassins patriotes; la morgue hiératique des ronas-de-cuir omnipotents; le parquage du Pauvre dans les pâturages fauchés à ras d'une assistance immonde; la férule pour rire de la famille et le fouet à pointes de fer de l'armée; les bondieuseries de la rue Bonaparte et les saucissons du Vendredi-Saint...
Tout cela défendu, en gros ou en détail, par des troupeaux agenouillés devant les consignes indiscutées des partis politiques, devant des idoles adorées au hasard - par des multitudes respectueuses de n'importe quoi, respectueuses de choses quelconques auxquelles il ne fallait pas toucher, respectueuses de tout, de rien. Une sale tourbe, décidément, et bien digne de s'incarner en la dégoûtante personne de l'Ogre, que cette foule sans caractère qui grouillait, comme les vers sur une charogne, sur un fonds d'idées en putréfaction — qu'elle ne demandait qu'à lâcher, il est vrai, pour se ruer à l'assaut tant attendu des satisfactions basses. Et pourtant !... Savait-on s'il n'y avait point des Mucius Scovola et des Brutus parmi ces gens qui ne croyaient plus, au fond, qu'à leur ventre ; des convaincus capables de se sacrifier, encore, pour une loque d'idée, comme on se fait tuer pour les haillons d'un drapeau?...
Vendredeuil, tout à coup, se souvenait d'une lettre qu'il avait lue, un jour, dans le bureau de rédaction d'une feuille anticléricale. Un brave homme de libre-penseur, habitant une ville de province, avait perdu son fils, un enfant de douze ans, et l'avait fait enterrer civilement; il écrivait au journal en question, le soir même des funérailles, pour lui annoncer le fait.
C'était le premier enterrement civil qu'on eût vu dans le pays; les calotins étaient verts de rage ; les cléri-cafards faisaient des nez longs comme ça. Et la lettre se terminait par ces mots: « En somme, bonne journée pour la République... »
Le Perroquet
Au début, quand Dieu habitait un trou dans la terre et que son frère jumeau dormait au ciel, que l'univers était sans forme et vide, seuls quelques restes d'humanité vivaient au fond des profondeurs brouillées par la pensée créatrice dans un hôtel de Nord-Africains avec vue sur la mer. L'assassin se leva, son unique aiguille dressée, et prit Marie par le bras. Un mauvais jeu de nuages voilait le ciel et l'humide mélancolie de la mer emplissait la pièce. Marie se décoiffa et l'assassin dit : — J'ai un amour répugnant pour toi; il fait de ma solitude une prison, un enfer. — Je comprends, car il y a beaucoup de misère dans mon cœur, beaucoup de soir, répondit Marie.
Mais déjà l'assassin pensait à autre chose. D'une main, d'un geste, il extirpa les vêtements gris de la femme et la jeta contre le mur, où elle resta pareille à une colonne de sang.
— Tu es assez grosse pour me satisfaire, grommela-t-il; je pendrai ton sporran au-dessus de la porte, je verrai tomber les étoiles quand ta bouche s'élargira, je sentirai le gai et juvénile frétillement de mon nombril; je mangerai de ta chair et la férocité de mon sexe ne sera égalée que par la fièvre de mon appareil intestinal.
Sa voix se noya, ses larmes tombaient cristallines entre les seins de la femme; seul le perroquet, qui dînait avec cérémonie attablé devant le miroir, gardait son calme.
Marie sentit la sueur s'accrocher aux poils de sa nuque, son sang battait à un rythme de moteur dans ses veines. Elle réalisa que sa peur avait atteint le maximum de son acuité et, tandis que la chambre s'effaçait peu à peu, comme la toile cirée de la vareuse de l'assassin froissait son utérus, la lumière tamisée de sa conscience se mouilla.
— Tout est faux, énigme, dans la femme, dit l'assassin, mais il y a un nom pour cette énigme et c'est blessure.
En deux endroits, il fendit le ventre de la femme avec une épingle anglaise :
— Voilà ta vérité, lui dit-il avec mépris.
Dans le hall sombre de l'hôtel, les Nord-Africains écoutaient un pot-pourri de sentiments slaves qui baignaient dans une sauce à la crème, le tout sans sel et accompagné par les pleurnichements d'un violoniste russe. L'image du Dieu de la terre voltigeait devant les yeux fermés de Marie, l'assassin commentait l'immaculée conception chez les bœufs et l'univers chavirait dans le sang comme un immense pou mort.
Une chaise s'effondra et l'assassin dit avec colère :
— Tout homme est un assassin en puissance, mais, moi, l'ours aux aguets, je suis celui qui crée. De moi viendra l'enfant de la rage et, ce jour-là, il n'y aura plus de fin au massacre.
Marie n'écoutait pas. Seule dans un monde illuminé par la phosphorescence de la cruauté, incapable de fuir un supplice qu'elle approuvait, oiseau humain dans sa fourrure humide, proie d'un chasseur qu'elle avait choisi.
Le perroquet rota. C'était un perroquet belge.
Le soir, tandis que la mer, énervée par la froide incandescence lunaire, se frottait contre les galets sur la plage, Marie ouvrit grande la fenêtre, car un désespoir l'habitait. Le monde secret de la haine, l'amour des femmes jalouses, la lumière minérale de la cérébralité : tout ceci faisait partie de son être, et le désir d'une autre façon de vivre était devenu intolérable. Les journées sortaient en ligne droite du marécage et l'assassin se déplaçait dans le fumier de son existence avec la lourde et foudroyante rapidité d'un racoon. « Il faut en finir », se disait-elle, mais l'assassin ne la tuait guère et Jérémie, le vieux, la surveillait jour et nuit.
— Pour t'empêcher de faire une bêtise, disait-il.
Le perroquet jouait au taille-crayon avec Jérémie pendant les longs silences. Ils s'offraient des coïts interminables devant le miroir, prenant plaisir à se répandre ensuite généreusement dans un pot fêlé. Seul l'assassin dormait. Fatigué de sa journée à l'abattoir, il dormait, taillé dans le granit de sa supériorité sociale. Il était le roi, l'aristocraté de laforce, et ses sujets sans ressources s'abandonnèrent au silence pendant son sommeil.
Marie ferma la fenêtre, ne voyant plus le flamboiement des cafés reflété dans l'eau, car la lune se levait, mystérieuse, derrière la membrane mouvante de la nuit. — Ouvre ça! aboya l'assassin, les yeux encore blancs de sommeil, les mains croisées sur la poitrine, il n'y a que les pauvres qui aient froid à l'œil. Il se leva, déshabilla Marie nonchalamment et la coula entre lui et le matelas. Le vieux toucha le perroquet avec délicatesse; une musique arabe transperça la cloison, venant de la chambre voisine, où rêvait un Bédouin sur les restes d'un chameau. Marie, étalée dans la grande feuille de sa faiblesse vaginale, dit : - Tue un lapin, j'en ferai un manteau. Et l'assassin ricana. Des semaines et des années passèrent en traînant leurs savates dans la chambre donnant sur le port jusqu'au jour où Marie dit, en secouant Jérémie qui jouait aux dés avec le perroquet : — C'est ça, battez-vous. Vous me dégoûtez tous, en train de vous jouer des tours pour quelques sous, avec vos haleines qui puent le mégot. Les joueurs la regardèrent, hébétés, puis se remirent à lancer leurs dés. — Folle, dit Jérémie en hochant la tête, et le perroquet ferma un œil. Marie prit ses longs cheveux noirs entre le pouce et l'index, les tordit autour d'une fourchette et se rasa lentement la tête et les sourcils. Le soleil vint frapper le mur de la chambreoù le corps doucement courbé de la femme découpa la dorure banale de son profil. Elle lança ses cheveux au milieu de la table entre le fromage blanc et le journal. Des fleuves de mal se mirent à rouler entre les meubles. — Jérémie, vieille charogne verticale, essuie ta bouche! hurla-t-elle. Mais Jérémie jeta un double-six et se réfugia dans un coin en disant : — Mon âme a une longue échelle. Elle monte et descend tel un écureuil sans reprendre souffle; seule Marie lui donne le vertige. Alors elle tombe, la pauvre âme, les dents brisées. Les derniers rayons du soleil se fanèrent sur les flancs de la montagne. — Prions, dit le perroquet à genoux, et l'assassin ferma doucement la porte. A boire, vieil enchanteur des boucs, et toi, fille, porte-moi de quoi manger, dit-il en se frottant subrepticement contre un coin de la table. Il mangea et but jusqu'à la nausée. Alors il baissa culotte et glua Jérémie sur le mur avec beaucoup de salive et de la seccotine. Il arracha Marie de sa rêverie, malaxa ses fesses ouvertes autour desquelles se traînait une vieille mouche aveugle et alluma les bougies.
Je planterai un phallus Dans chaque bouteille de lait Je trancherai mes poignets Je violerai ma mère Tout ceci je le ferai rien que pour te plaire Et l'ordure coulera comme du miel Sur ton vieil apanage Puis vibrant comme une planète J'entrerai dans ta chair Et l'ordure coulera comme du miel C'est moins cher que la bière
chanta l'assassin. Marie ne bougeait pas, elle semblait écouter une voix inspirée qui montait des abîmes et ses seins, dressés comme des chiens de chasse, flairaient le vent.
L'assassin dansait sur la pointe des pieds. Sa tête tombait tantôt à droite, tantôt à gauche, comme une fleur morte au bout de sa tige; son corps tournait, les bras en croix, et le temps, moite de tension, semblait tourner aussi. Au bout d'un long tunnel de silence, un bruit de montre se fit entendre.
— Dieu approche, dit Marie; viens, Dieu aux longues oreilles.
Elle écarta les jambes devant le couteau de l'assassin. Celui-ci coupa dans la chair vive de son immense cri, et les frémissements de la femme se répercutèrent dans les crevasses minuscules de son être.
— Achève-moi, cracha Marie du fond d'un puits de douleur.
Et le son de sa voix creva le tympan de l'oreille du vieux.
Alors l'assassin se tourna vers Jérémie encore collé au mur et arracha les loques qui voilaient ses jambes grisâtres.
— Nus. Nous devons être nus devant la mort comme devant Dieu.
Sur ces mots, il tira vers lui la tête de Jérémie et vissa une bougie allumée dans son œil.
— Toi aussi, tu dois voir la lumière, hurla-t-il.
Et il alluma une deuxième bougie qu'il planta entre les fesses de la morte en disant : « Ta pauvre mouche a besoin d'un guide. » Puis, à genoux devant l'icône, il dit très tristement : « O toi, Marie et ton ventre doublé de membranes, Marie mère du monde, sœur des innocents, j'ai taillé un chemin à coup de cornes dans la broussaille de ta matrice, un chemin vers le ciel. Détrône les divinités qui se moquent des pauvres gens; venge les hommes, Marie, n'oublie pas les hommes!»
Le tic-tac monstrueux emplissait la chambre, des effluves électriques rendirent chaque objet incandescent et des milliers d'yeux pareils à des fossettes de lumière brillèrent autour de la femme étendue. Jérémie laissa tomber sa bougie et Dieu s'en alla en toussant.
— C'est fait, dit l'assassin avec satisfaction, peut-être aurons-nous la paix, maintenant.
Il se leva, tourna la morte face au mur et la couvrit avec un drap.
— Un visage de moins sous la pluie; encore une motte de terre qui ne sourit plus.
Nous ne sommes que de la boue; nous le savons, d'ailleurs, et le ver, petite saucisse blanche, le sait mieux que nous. Le perroquet sortit la tête d'un trou dans le mur et dit : - A bon entendeur, salut. - Salut, dit l'assassin.
Et il s'essuya la bouche, car le goût du sang l'écœurait.
— Voulez-vous du fromage frais ? cria le voisin en tapant à la cloison.
— La paix! répondit le perroquet.
Et l'assassin sourit. Jérémie se jeta sur son lit, tout collant qu'il fût, et des larmes emplirent ses paupières. Morte, Marie put suivre son idée jusqu'au tréfonds de la terre dans l'abîme des abîmes, épousant l'onde sonore jusqu'à la lisière de la mucosité finale. La lune se leva. — Le diable suit son maître, dit le vieux en se signant; préserve-nous de Ton chien.
Il avait par-dessus la tête de tous ces jeux de société.
Joyce MANSOUR.
Boniment du miroir de poche
Un objet usuel, mesdames et messieurs.
C'est un simple miroir de poche, de six centimètres sur neuf, au tain double, à l'arête abrupte. Mais c'est encore bien davantage.
Je saisis l'objet, avec quelle délicatesse ! et le pose sur son arête, perpendiculairement à une surface plane et de préférence imprimée : par exemple, une feuille de papier journal. Immédiatement, il se crée une symétrie de part et d'autre de l'arête. Considérez, mesdames et messieurs, cette grande inconnue : la symétrie, victime de la plastique académique et des « lois » de la perspective. L'a-t-on assez vilipendée, tenue pour arbitraire et stérile ! C'est qu'un axe de symétrie est chose vivante et frétillante, qui souffre de se voir harnacher par la fixité de la photographie, peinte ou mécanique. Mais que je fasse pivoter au hasard de la surface plane l'arête du miroir, et voilà que s'affole mon image double. C'est alors qu'on voit « vivre » la symétrie.
Les en têtes de quotidien se brisent, s'éparpillent, et, pour peu que mon miroir s'en aille vagabonder dans la direction d'une photographie, le jeu commence, fou, obsessionnel, inépuisable.
Comment vider une photo de toute sa substance spatiale, votre miroir de poche vous le dira. Est-ce un portrait, allez droit au visage et de préférence au visage pris de trois quarts. Un portrait vu de face, puis séparé en deux moitiés rigoureusement identiques, est peut-être précieux pour un physiognomoniste, il ne révélera rien de cette équivoque fondamentale, de cette qualité irrationnelle de chaque trait, ride ou fossette du facies. Mais le trois-quarts, c'est la pénombre du visage. Deux profils accouplés ne donnent qu'un banal Janus de médaille, mais deux trois quarts effilent l'angle des pommettes et de la mâchoire, exacerbent le regard et « modiglianisent les structures du masque. Quand le miroir effleure et flatte les visages, on croit voir émerger d'un lac quelque créature des profondeurs dont un trait succédant à l'autre se refléterait sans rides sur la surface de l'eau. Voyez comme Kafka se ronge de ténèbres, comme Lewis Carroll se méphistophélise, comme Baudelaire, foyer de lignes convergentes, devient le prisme obscur de la pensée, ou comme Rousseau révèle le mystère de minuit au travers des ondes embués du plein midi. Certain tableau d'Holbein, examiné sous un angle spécial, escamote ses deux figures principales pour faire surgir entre elles l'image de la mort. Le miroir boîte de Pandore ne révèle qu'en fonction de ce qu'il dissimule. Au fur et à mesure que glisse son objectif en éventail, vous apprendrez à reconnaître les lignes de force idéales d'un visage, la tourmente ou la volupté des mèches et boucles dédoublées, la statuaire délirante d'un geste qui s'ouvre en cascades.
Et le miroir choisit de désigner ce qu'il juge important : chez Diderot, le confluent de la Renaissance et d'un Romantisme à venir; chez Breton, le totem du dix-neuvième frénétique et la part de l'ombre paracelsique. Au même angle de division, il juvénilise un Beethoven tourmenté, vieillit un Voltaire adolescent.
Chez Maturin, il prophétise une rencontre de Baudelaire et de Lautréamont. Tel le docteur Jeckyll, Robert Louis Stevenson semble prendre pour Hyde le visage de Gauguin.
La plongée au travers des éléments les plus anonymes de costume fera fleurir d'emblée des orchidées luxuriantes : jabots tentaculaires, cols parapluies, totems de perles et joyaux, cravates de proie et papillons d'hermine. Mimétisme exquis des photos jaunies de divas italiennes transformées d'un seul coup de pouce en fontaines baroques ou en coupoles de Gaudi. Courbes abstraites de l'érotisme, évoquées par le dédale de plusieurs épaules enchevêtrées ou d'un croisement multiple de genoux. Scabreuse perfidie des photos ou gravures de mode où l'accessoire, le drapé, les voiles flottants, la plume et le bijou dressent l'autel de la mante parée pour le carnage de sa nuit de noces. Une main qui dégrafe un corsage, un pan de manteau qu'on soulève conjurent l'armorial de l'équivoque.
S'agit-il d'un paysage, alors s'ouvrent des corridors, des grottes et ajours, une enfilade de mondes compartimentés à l'imprévu, comme le Grand Hall d'Eblis. Il semble, à déambuler de ce pas, que l'on voie prendre à partie la matière même de l'espace.
Et, lorsqu'on aborde un tableau de peinture, le triomphe du « latent» assure la transparence de l'opaque. Pénétrer à l'intérieur du tableau semble un vrai jeu d'enfant, tant volets et lucarnes s'emploient à solliciter, au niveau de l'œil, le sens de la marche avant. Voyez les ombres de Tanguy, s'épousant entre elles, former l'architecture ténébreuse des «jours de lenteur», tandis que s'allonge le galbe de l'ivoire oscillant. Dévidez, ainsi qu'un ressort de montre, telle machinerie multiplane conçue par Matta, faites tourbillonner la fantasia funambulesque d'un Miro doublement schizophrène. Vous obtiendrez, pour chacun des peintres qui vous hantent, une progéniture atavique et mutationnaire qui vous sera une révélation.
Demain, il conviendra d'épiloguer sur l'ouverture à volonté d'un iris devenu docile.
Mais, pour l'instant, mesdames et messieurs, essayez le jeu du miroir de poche, jouez du doigt l'envers des lignes invisibles.
Robert BENAYOUN. Juillet 1955.
DOUVES
LA MORT CONTENUE DANS UN ŒUF
L'imagination suffit. Thomas imagine éperdument un œuf, et que cet œuf contient la mort. Non pas que l'œuf soit lié de la moindre façon à l'idée (baroque) de ponte par poule, oiseau quelconque ou reptile (si rien ne ressemble tant à un œuf de cane que celui des grosses tortues), il ne s'agit que d'une forme idéale entre toutes les formes. Devant ses paupières fermées, couvertes de sa paume, de l'autre côté d'un écran obscur sauf de petits points roux et tourbillonnants qui tiennent à la fatigue de ses nerfs et à la lampe qu'il ne voit pas, mais qui est en face de lui, Thomas a placé l'œuf, corps solitaire dans un espace illimité. Cet objet est de couleur blanche (un peu rosée aussi, comme d'une perle); il est faiblement lumineux et il demeure immobile au milieu de la nuit, sans avoir besoin d'attache ni de support, ce qui suffit à lui donner une importance unique, comme si c'était le point zéro, le nombril (elle n'en a pas !) de la grande guenon d'où sont sortis les dieux et les hommes, le centre de tout. Il contient la mort, tout de même qu'un autre contiendrait la vie, exactement de la même façon. Thomas s'efforce de concevoir parfaitement l'œuf et de se pénétrer absolument du rôle et de la fonction de celui-ci. Alors il le brisera d'un coup de poing, et il sait qu'il verra ce qui n'a jamais été donné à nul existant d'apercevoir.
LE MIROIR TOMBAL
Thomas imagine qu'il entre dans un cimetière pendant la nuit, en escaladant un mur assez bas et ruineux. Le cimetière est baigné de lumière comme si c'était au temps de la pleine lune, en été, dans un pays du sud, et cependant il n'y a pas de lune ni d'étoiles dans le ciel, qui est diaphane et pesant comme un grand voile tendu au-dessous des luminaires.
Thomas ne donne aucune attention aux tombes vieilles entre lesquelles il passe, et qui sont dans le pire abandon : privées de fleurs, délabrées, livrées aux ronces. Mais il se dirige vers un tombeau neuf dont le couvercle se voit de loin, brillant, réfléchissant l'étrange lumière tombée du ciel, la renvoyant en forme de faisceau, comme un projecteur. Arrivé là, Thomas découvre que ce couvercle est en fait un grand miroir rectangulaire, posé sur la pierre tombale dont il cache les inscriptions (si toutefois il y en a, ce qui n'est prouvé nullement). Non sans difficulté, car le tombeau est presque aussi haut que lui, Thomas monte sur le couvercle et rampe sur la face de ce miroir légèrement incliné, très lisse, jusqu'au centre, où il s'arrête. Etendu sur le ventre, il regarde dans ce miroir et il se voit à l'intérieur du caveau. Le ciel est derrière lui, au fond de la tombe, comme il convient.
ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES
LETTRE DE BARCELONE
à André Breton.
Cher Ami,
Votre lettre du 27, reçue avec grande joie, me tire d'une insupportable monotonie, en raison particulièrement de cette demande de collaboration dont je vous remercie beaucoup mais dont je ne sais si je peux l'accepter car ma vie a beaucoup changé ces dernières années et j'ai écrit des livres qui me font presque honte, tant, du point de vue de l'orthodoxie surréaliste, ils sont œuvres purement professionnelles sur l'art de n'importe quelle époque et n'importe quel lieu. Bien entendu, en même temps, je prépare une Somme symbolique, où se confrontent les connaissances que les occultistes, psychologues, anthropologues, orientalistes, historiens des religions et auteurs de traités, ont du symbolisme. Je crois qu'il est nécessaire d'arriver à la surconnaissance d'une série de choses (qualités de matières, paysages, rêves, êtres qui introduisent la perturbation en nous, qui nous assiègent ou nous maudissent) pour lesquelles « il n'existe pas encore de science » et je crois que seul le symbolisme peut fournir (aidé en cela par la psychanalyse ou mieux par une psychologie de la forme évoluée) les fondements d'une telle entreprise.
Ma vie est chaque jour plus étrange, bien qu'il n'y paraisse pas et dans la mesure où mes livres familiers se sont impersonnalisés. Mes préoccupations les plus constantes ont des objets qui n'intéressent personne alors qu'ils m'apparaissent comme essentiels. Par exemple, ma tendance à l'instantanéité prend de l'importance ainsi que celle qui me conduit à ne consentir aucun crédit au temps, à l'évolution ni au changement. Et aussi ma tendance à la dispersion du moi, à situer en des lieux objectifs des parts de ma subjectivité. Il y a des paysages intérieurs qui ont une topographie parfaitement minérale ou extérieure (fréquemment, je vois une forêt aux chemins entrecroisés dans laquelle se tient un être féminin que je ne peux appeler «femme ») ; il y a aussi des situations réellement externes qui se transforment automatiquement en paysages mentaux. (Chaque nuit, je me repose pendant une heure dans mon cabinet de travail, assis en face d'un mur où sont clouées mes épées, ma masse de guerre. La chambre n'est éclairée que par une bougie et il me serait impossible de jurer que tout cela soit à l'extérieur de mon corps et de ma pensée. Ce sont des âmes d'objets que je regarde, non des objets.
L'« au-delà », qu'il soit surnaturel ou naturel, transcendant ou immanent, me passionne, m'appelle, me préoccupe plus que l'amour et plus que l'argent, plus que la gloire et le travail intellectuel. J'ai coupé mes cheveux, je fuis dans la mesure du possible la pratique sexuelle qui, au fond, m'inspire un grand mépris quand elle n'est pas une trouée ouverte sur le mystère, sur le paysage de la forêt dont je viens de parler, la forêt de toutes les légendes et des contes de fées. Pour mériter accès à cette lande lointaine et si proche, j'abomine toute injustice, souffre les erreurs d'autrui, me sacrifie et espère. Je ne sais si ceci est religion, ni si ma religion est fidélité ou infidélité, mais je ne peux faire plus que je ne fais. Par ailleurs, et quand bien même je ne le voudrais pas, certaines visions s'associent à mon sentiment mystique qui, en cela, est surréaliste. J'eus un jour entre les mains un corps de femme dont je me souviens à peine, bien que la lunaire pâleur de la jambe continue à m'obséder et la demi-transparence du bas de soie qui permettait de voir la qualité de la chair et l'ombre très légère d'un fin duvet comme l'eau laisse voir le fond de la mer, les algues et les oursins. Je compris que cette transparence grise, de voile ou de cristal terni, était le principe du vrai mystère, lequel n'est pas dans le voir ni dans l'ignorer, mais dans l'entrevoir. Un tourbillon terrible m'a projeté devant les « qualités » matérielles, les érosions, la terre agitée, la pierre pourrie, l'arbre vide et gonflé ; j'ai vu les eaux stagnantes et les couches inférieures du ciel où les orties terrestres et les froides accumulations atmosphériques échangent des signes d'identité.
J'ai compris que ce mystère avait été effleuré, bien plus qu'étudié, dans les vieux livres de magie et d'alchimie, dans le grand mouvement de l'Emblématique du xvie au xvie siècle et, un instant, je rêvai de recommencer à collectionner des livres comme Hieroglyphica de Piero Valeriani, Imprese Illustri de Camili, Hypnerotomacha Poliphili de Colonna, Symbolicarum Quaestionum de Universo genere de Bocchius, le Transformationi de Dolce, la Morosophie de La Perrière, et tant d'autres que j'eus entre les mains et vendis pour acheter des épées du xvie siècle, préférant la contemplation à l'étude, l'instantané au successif.
Cher ami André, quel univers pour nous seuls. Les autres aussi travaillent, sans aucun doute, mais il ne souffrent et ne tremblent pas, à côté du lac de verre, dans la boîte oubliée, sur le champ brûlant, là-bas, en ce lieu où les pierres pleurent en souvenir des cheveux bleus de la Divine Méduse Gorgone, mon véritable amour.
Pour quelle raison, maudit Persée, ai-je éprouvé le besoin de trancher sa tête avec mes sept épées de feu intérieur ? Pour n'avoir jamais eru à la réalité de quoi que ce soit et avoir toujours vécu comme un fantasme de moi-même, extérieur à la personne que les autres voyaient, à qui ils parlaient, qu'ils saluaient. Mais assez de confessions et parlons de ce qui est davantage à la surface des eaux douces.
Je dois dire qu'en Espagne le surréalisme est pur néant, secret détesté, mouvement enfermé dans le silence avee les clés de la totale indifférence. Mes livres publiés ne m'apportent rien de l'extérieur, ils n'ont pas le pouvoir de l'hameçon ; tous, dans ce pays, croient en l'évidence indestructible, en la solidité de l'univers. Ils ne voient pas que nous avons un bras dans l'eau et l'autre bras dans le feu, la tête dans l'être et le corps dans le non-être, l'âme dans le jour et l'esprit dans la nuit. Le sens commun leur suffit et ce qui n'est pas le sens commun est comme une arabesque dans la fumée ; poésie, mot écrit avec les plus petites lettres de l'imprimeur, à l'encre verte sur du papier vert. Que faire, sinon permettre au jour de passer comme il passe pour tous, travailler le plus possible, et rêver de l'« autre côté » que Kubin cherchait à travers les ruines de l'Europe Centrale.
Juan-Eduardo CIRLOT.
La Fleur qui est sur les lèvres
Ma jeunesse me facilite le rappel des souvenirs, me permet de vivre en un temps très distendu où les prestiges du passé sont trop récents pour que j'aie, voulant les considérer, à me retourner, me pencher sur eux et les regarder de haut. Ainsi ne m'est-il pas possible de noter en moi des évolutions ; je vois plutôt des affleurements à la conscience, des pans de nuit qui s'écartent et démasquent un petit peu plus des voies où mon esprit se déplace. Je crois avoir été solipsiste, très jeune, pour ce que rien ne m'a jamais conditionné davantage que ma propre expérience de la réalité et surtout pas les descriptions que d'autres pouvaient me faire du monde. Cependant, je ne me suis jamais connu alors le goût de la méditation - reins accotés à des écroulements de coussins — et ce qui m'importait était de savourer chaque instant de ma vie, de collectionner ces instants dont j'exprimais jusqu'à la dernière goutte l'âpre suc de réalité. Je n'ai pas changé; parce que rien n'a jamais introduit en moi le sens de la continuité du temps, je continue à aligner à la suite un ensemble de moments qui sont autant d'expériences singulières. Maintenant encore des amis intimes parfois me tancent pour ce que je consacre la meilleure partie de mon temps « à ne rien faire », alors même que j'éprouve le monde de façon directement sensuelle, l'étreins et en jouis. Je pense à moi-même, enfant, gréant d'apparitions toutes les hauteurs des Pyrénées andorannes et m'enivrant du passage des chevaux en liberté qui dévalaient les pentes et traversaient la route goudronnée en filant au galop se perdre dans la brume qui s'étendait au-dessus du Puymorens. Plus tard j'aimais les combats dans l'arène, la masse opaque du taureau, les habits de lumière et le sang épandu. Rien, en somme, ne m'informait de la passivité nécessaire à la lecture. Les livres que l'on donne aux enfants pour les faire rêver au coin du feu n'éveillaient rien en moi, comme des disques aux sillons si profondément labourés qu'ils ne peuvent faire vibrer même une neuve aiguille de bambou. Sade m'enseigna tout : dans cette forêt en flammes, je trouvais le premier mât où accrocher toutes les voiles blanches de mon imagination, et, le navire ainsi armé, je pouvais arrimer tous les désirs de ma puberté. Tout devenait clair, en moi, dans le temps même que le monde me semblait s'ouvrir davantage. Pour autant, je n'ai pas dévalué mon expérience particulière, mais il m'apparaissait que, pour éclairer ses pas, on pouvait tenir de certaines communications toutes lumières. Encore faut-il que cette lumière soit chaude et prochaine. Autant que dans les rapports humains la cérémonie, le manque d'intimité avec la chose écrite me glace. Il me faut qu'un livre étreigne complètement ma vie, qu'un poème épouse entièrement ses contournements et la rythme comme une chanson. Ce temps — « l'âge du plastique», dit une chanson — moins que tout autre enferme la poésie dans les livres. On la voit fuser à l'état naissant dans les confidences des chauffeurs de taxi et les mémoires de plombiers, les vitrines des grands magasins et les enseignes au néon : Appolinaris, l'eau qui digère les briques. La poésie est aux premiers rangs de fauteuils des cinémas de quartiers, « puciers » de la rue de la Gaîté et de Belleville, des Gobelins et de Montmartre. Elle fuse dans les jam-sessions nocturnes qui réunissent des musiciens aux paupières alourdies par le « cheval » — entendez l'héroïne — et valse au Tourbillon-dancing, rue de Tanger, où vous en parle une femme aux chairs sauries, macérées par les fards, mordue à la nuque par un immense peigne d'écaille. La poésie est sur toutes les lèvres de femmes qui murmurent : Panama... Santa-Cruz... Bahia... Costa-Rica..., mots de passe opalescents, emblèmes entre affiliés dont sont parsemées les chansons populaires. En 1853 paraissaient à Paris les Instructions relatives aux poésies populaires de la France. Ce document, rédigé par Ampère, témoigne du premier essai tenté en ce pays pour servir de guide dans la recherche et l'étude méthodique des chansons populaires. Il est à peine besoin de dire que les poètes n'avaient pas attendu les directives officielles.
Dès 1827, Balzac relevait ces chansons dans Les Chouans. Vers 1840, Nerval commence à emplir ses œuvres de citations de ces poèmes populaires. Chateaubriand, Hugo, Sand n'ont pas manqué de le faire. En tête de la vingtième livraison des Chants et Chansons de P. Dupont, l'étude de Baudelaire paraît en 1851. Et si les écrivains ont porté leur attention sur les paroles de ces chansons populaires, encore n'est-ce pas par dédain qu'ils ont omis de faire place à la musique: à tout moment, au contraire, on voit Chateaubriand et Nerval louer le caractère des chants dont ils ne savaient rapporter que les paroles. Il n'entre pas dans mon propos d'en faire autrement et j'aimerais seulement recopier tels refrains qui me retiennent. Il y a Volez voiles douces, de J.-P. Laspeyres :
Mes amis des courts voyages Sont revenus dans le port. Ils ont mis sur le visage Le masque doux de la mort. Ils ne seront plus les mêmes Ni moi, ni vous, ni lui, ni toi. Il manque celle que j'aime Je n'ai plus rien dans les doigts.
Peu de choses différencient cette chanson de telle pavane anonyme, dans le répertoire dé Jacques Douai *. Et pour la raison que l'on peut dater une chanson, se trouve-t-on maintenant
en mesure de l'opposer à ces poèmes populaires sans âge : Le Roi Loys ou la Complainte de Jean Renaud, qui enchantaient Nerval?
Écoutez Mouloudji dire : C'en est un qui discute avec son âme. Elle lui pose des questions d'âme, ce qui est très logique ! Et il répond des réponses de chair, ce qui est très humain. Le chanteur présente ainsi une chanson de Raymond Asso de qui l'on tient de très belles Romances sans paroles. Voici l'un des couplets de Comme un pt'it Coquelicot :
Avec un égal bonheur, il « interprète chansons d'hier et d'aujourd'hui en s'accompagnant à la guitare », comme en prévient le slogan qui figure sur la pochette d'un de ses microsillons. On peut, à ce propos, regretter que l'usage se soit perdu des beaux dessins rehaussés de couleurs qui illustraient, il y a quelque vingt ans, les couvertures des chansons. En 1956, couvertures de chansons et pochettes de disques montrent le sourire le plus photogénique des interprètes. Seuls y gagnent dentistes et fabricants de pâtes dentifrices.
C'est très curieux comme tes yeux brillent En te rapp'lant la jolie fille ! Ils brillent si fort que c'est un peu trop Pour expliquer... les coqu'licots ! T'as p't'être raison !... Seul'ment voilà : Quand je l'ai prise dans mes bras, Elle m'a donné son beau sourire, Et puis après, sans rien nous dire, Dans la lumière de l'été On s'est aimé !... on s'est aimé ! Et j'ai tant appuyé Mes lèvres sur son cœur, Qu'à la plac' du baiser Y'avait comm' une fleur : Comme un p'tit coquelicot Mon âme Comme un p'tit coqu'licot.
On ne m'aura rien appris en soulignant que Mouloudji est un excellent chanteur et qu'ainsi, grâce à lui, d'autres chansons, stupides celles-là, ne laissent pas indifférent. En cette matière, comment mésestimer la part de plaisir dont la voix seule est l'instrument? Les voix féminines, surtout, retiennent dans un charme dont les chansons ne sont que de faibles supports. C'est à cela, sans doute, que font allusion tous ceux qui m'assurent avoir adoré Damia et c'est bien la seule chose qui explique le succès d'Yvette Guilbert. Je connais des voix qui sont comme des regards. s'il m'arrive fréquemment de ne pouvoir décrire une femme tant je n'en ai vu que les yeux, de même, derrière certaines voix — je pense à Sarah Vaughan et à Bilie Hollyday, — il me semble que tout le corps se retire, comme au reflux la mer, en faisant rouler tous les galets de la plage.
Ainsi est-ce surtout aux intonations de Betty Boop dans la voix menue de je ne sais plus quelle chanteuse que j'attribue la responsabilité des frissons que peut faire courir en moi le refrain de Mon petit fichu (René Rouzaud). Avec une tranquille indécence, les lèvres s'enroulaient autour de chaque fin de vers :
Une fleur dans mes cheveux Et les bras nus, Et les bras nus, Je vais voir mon amoureux Et rien de plus, Le soir venu... Et rien de plus... Et rien de plus... Je me moqu' du vent léger Sur mes bras nus, Sur mes bras nus... Mon amant a des baisers Qui sont plus chauds que mon fichu ! Que mon fichu... Mon p'tit fichu... Que j'ai perdu! Un intellectuel souffreteux dira que ce sont là piètres paroles. Voilà qu'il veut se mettre lui- même à l'ouvrage, mais il produit alors des chansons dont la stupidité et la vulgarité n'ont d'égales que celles où Brassens entortille sa moustache. Car ce fut la mode, un temps, et bien des tympanisantes inepties de chanteuses égrenant un chapelet de romances étaient signées de noms connus dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés. Le résultat était comme un de ces papiers maculés de mangeailles que l'on trouve dans les bois le lundi matin. Mauriac et Queneau y sont allés de leurs couplets. Sartre écrivit la Rue des Blancs Manteaux; Boris Vian, qui signa l'admirable livre qu'est L'écume des jours, aurait bien mieux fait de cacher son activité chansonnière derrière le masque de Vernon Sullivan, lequel, au moins, était déjà suffisamment sali ! Je voudrais, de cette fort incomplète liste noire, excepter Pierre Mac Orlan, qui écrivit La Fille de Londres.
C'était un couteau perfide et glacé, Un sal' couteau rouge de vérités, Un sal' couteau rouge sans spécialité.
Jacques Prévert est bien trop répandu pour que je m'y attarde. Et puis, si ses chansons sont souvent tout à fait splendides, autant qu'à lui-même, le mérite en revient à Joseph Kosma, qui écrit pour elles de si belles mélodies. Avec de tels collaborateurs nombre de poètes deviendraient paroliers célèbres. Force m'est de regretter, à ce propos, que, s'il arrive aux musiciens de rechercher la caution d'un poète connu, ils tiennent tant à mettre en musique le détestable Pont Mirabeau d'Apollinaire. Du même auteur, d'autres poèmes feraient des chansons plus admirables; aussi bien, quantité de poèmes de Philippe Soupault et de Benjamin Péret connaîtraient, chantés, le succès de La Fourmi de Desnos. La trouvaille verbale dans le cadre du poème, rien ne montre qu'elle soit incompatible avec le succès populaire de la chanson : tout comme celles qu'elle interprétait à la Rose-Rouge, Nicole Louvier peut chanter ses belles Chansons interdites :
Dessus tes cheveux slave belle tu t'effiles Ruissêleuse d'ébène et d'ambre Dans un cri rauque tu dérives Éparpillée Tu flânes, tu tangues, tu tangues Tout émergeuse tu arrives De la houle Un peu sur tes flancs des cordages Un peu sur tes mains d'anciens pièges Dont j'ai peur Dessus tes cheveux slave belle tu t'effiles.
Pour ce que j'avance, je ne saurais trouver de meilleure preuve que les chansons de Léo Ferré, marquées au coin du sceau du génie.
Ma vieille branche. T'as des cheveux comm' des feuilles mortes Et du chagrin dans tes ruisseaux Et l' vent du nord qui prête main-forte A la mère pluie qu'est toute en eau
Ma vieille branche.
T'as des prénoms comm' des gerçures D'azur tout gris dans tes chiffons Et l' vent du nord et ses coutures Où meurent tranquilles les papillons
Ma vieille branche.
T'as l' rossignol qui t' fait des dettes Et les yeux doux en coup d' brouillard Ce p'tit chanteur c'est qu'un' girouette T'as qu'à lui mett' ton vieux foulard
Ma vieille branche.
T'as les prés comm' un chapeau d' paille De quand l'été se f'sait tout beau Et des guignols que l'on empaille A fair' s'en aller les oiseaux
Ma vieille branche.
T'as l' cul tout nu comm' les belles gosses Arrivées là pour un moment Mais toi ma vieille il faut qu' tu bosses Pour arriver jusqu'au printemps
Ma vieille branche.
T'as rien pour toi qu'un' pauv' frimousse Un vieux sapin qui t' fait crédit Deux trois p'tit' fleurs « va que j' te pousse » Et puis l'hiver au bout d' ta vie...
Ma vieille branche... d'automne...
Depuis l'époque où, à moi-même
On m'a donné quatre vieux murs Pour y loger mes quatre membres Et dans ce réduit très obscur J'ai voulu installer ma chambre.
époque qui est aussi celle où, pour la première fois, j'ai vu et entendu Léo Ferré au Milord l'Arsouille, ses chansons ont toujours été en harmonie complète avec ma vie. Pour avoir récemment écouté la magnifique chanson de Léo Ferré qu'est l'Amour, pour l'avoir écoutée plusieurs fois à la suite et l'avoir apprise sur-le-champ, je n'ai pu, de quelques jours, écrire à l'amie dont je suis momentanément éloigné, tant, me semblait-il, tout était dit de ce que je voulais dire.
Voilà ce qui me montre combien peuvent se donner de lumière, l'une à l'autre, deux expériences particulières de la réalité; lumière éblouissante qui colore, vers quoi qu'ils portent, tous les élans passionnels. Tels éblouissements sont tout ce que j'attends de la vie. Ces lignes écrites, j'ai eu la grande joie de faire la connaissance de Madeleine et de Léo Ferré, désormais inséparables dans mon souvenir, comme ils le sont dans la vie. Il me plaît de noter, maintenant, combien leur présence humaine est irradiante, à la mesure de ces chansons encore inédites de Léo Ferré : L'Opéra du Ciel, Dieu est nègre, qui, si l'on m'en croit, sont parmi les plus véritablement beaux poèmes de ce temps.
Georges GOLDFAYN.
L'Amour
(texte manque)
Les Détraquées
(texte manque)
Une Idée de mer
Cette chose est la mer, mais elle est aussi l'amour. Une idée s'en va sur la mer, qu'elle s'en aille comme une voile — mais l'idée de la voile n'est pas plus d'amener au lieu de pêche, et de ramener la pêche, que l'idée de l'amour n'est d'assurer la suite, et de pêcher et semer dans les eaux de la loi. L'homme s'en va en amour, qu'il s'en aille comme il s'en va en mer, l'homme errant s'en va sur la mer, solitaire au plus creux de son idée erratique comme au plus creux de son berceau. Mais le berceau fotte sur la mer comme l'homme, avant qu'il ne soit né, dans le ventre de la femme; et la coque, avec l'idée comme voile et les bras de l'homme comme propulseurs, c'est la chose même, le tout de l'orgueil et de la crainte de l'homme venu au jour, de l'homme bateleur - batelier qui va et vient sur la mer, et nage, et va et vient dans la mer comme dans le ventre de la femme. Il est sorti, et il rentre, et il va sortir encore, mais quoi, est-il seul ? il n'est pas seul, il est au nid, il est au plus creux de la houle dans le nid de la femme. Pour cet ouvrage sans dessein, les lits les plus grands ne sont pas les meilleurs. Un lit bateau, plus petit, est ce qui convient, parce que l'homme y fait plus corps avec le bois et avec la plume, et qu'il n'est séparé de la mer que juste ce qu'il faut pour la mieux sentir. L'espace est étroit où l'on agit - magnifiques bras, les pagaies ! — mais l'amour est à perte de vue. Il n'y a plus qu'à filer, et voici le paysage. Au départ, dans les eaux protégées, en vue des terres, en deçà de la ligne des récifs, il n'y a pas d'histoire. La mer est calme, elle est même plate. Les rochers, au large, ne sont que des points abstraits, des taches d'encre sur le chemin de l'horizon. Nous sommes partis avec le jusant, je suppose, donc la mer baisse. Suivant une ligne correcte — que nous respectons, car elle est fixée par l'expérience séculaire et les avis aux navigateurs, — nous enfilons le grand chenal, balisé de part et d'autre, et la grande tourelle rouge est, suivant le sens, le dernier ou le premier relèvement avant la mer libre. Et au vent de la tourelle, la coque se fleurit d'écume au premier spasme. Fini de dormir, la navigation commence. Mi marée, comme l'on dit. Mi marée, mais vives eaux. Vent frais, mer belle, ce qui est dire qu'il y a du creux, et que la mer ayant baissé; l'on voit ses dessous, qu'elle nous montre ses dessous de faille et de nylon, et même autre chose, interdit aux riverains. L'on est sur le corps même du délit, vague après vague la coque passe dans la mousse et l'écume, et ce délit est notre délit, et l'on est dans la dentelle, heureux comme si l'on y était, je veux dire, le nez dans la plume. Le lit-bateau étant une chose légère — en vérité, il n'est guère plus grand qu'un grand canoé, — on peut faire toutes sortes de jeux interdits, et sans se soucier des marques à terre ni du droit sens dans le grand chenal, passer outre au décor et rentrer dans le paysage. Plus exactement, le toucher, point après point, et ces points ne sont plus abstraits, ils sont les points sensibles et l'idée secrète, à tous coups nouvelle, de cette roche, et de cette autre roche — et la suite à l'infini - que main. tenant la mer n'habille, sournoisement, que pour mieux les déshabiller, à notre plaisir. L'on voit tout, je vous jure, et même l'on touche tout, à condition de le faire si dangereusement et si légèrement qu'il ne s'en faille que d'un battement de pagaie et d'une volée d'écume. Certes, on est sur le ventre de la houle, et il est doux de jouer au cormoran sur un ventre, et il est du plus suprême ton de cueillir des fleurs au nombril de l'écume ou même ailleurs, et c'est là jeu de prince et le jeu mais une brassée de dégâts. Ainsi prenez garde, quand la mer est belle, que la mariée ne soit trop belle, car elle n'est pas une jeune mariée, mais une femme qui se pique d'être vierge, et elle n'a pas tort, quand on joue trop à la putain avec elle. En ce cas — en ce cas de pudeur ou, aussi bien, de saute de vent, - mieux vaut une embarcation legère, de membrure souple, qu'un sombre tosse marée. Disons, au pire, que vous avez dessalé — et il n'y a qu'à en prendre son parti, remonter à bord et recommencer le travail — et, au mieux, que vous en êtes quitte pour la peur, chandelle éteinte mais le même courage, et seulement un peu plus mouillé qu'il n'est décent. Mais vous n'étiez pas en habit, je suppose. La grande tenue, pour la mer ou pour l'amour, ce n'est pas l'habit. Écopez donc, mon ami, écopez, et si vous avez froid, escrimez vous quelque temps tout seul, c'est l'heure ou jamais de la pagaie simple. Le vent est frais, mais le soleil brûle toujours. Au reste, la mer est un peu tombée, elle aussi, après cette colère. Ces humeurs d'été s'apaisent vite, et compte tenu de l'heure étale, fin de jusant, où la houle, après avoir passé ses nerfs sur l'audacieux, revient tout doucement se faire pardonner, non plus échevelée, cette fois, mais ronronnante comme un chat, et elle commence déjà à s'étendre à vos pieds comme une grande panthère à la tête d'abeilles; compte tenu aussi du sens tatal ou tournent les vents, dans la rose des vents, de l'extérieur toujours plus vers l intérieur, vous ne pouvez manquer d'être bientôt au centre de la rose, et au cœur du tournesol. Il ne sied pas d'insister, car vous allez être heureux, mais je dois dire tout. Ou plutôt je dirai ce tout qui est après la chose — après la chose faite. J'ai dit une rose, tout à l'heure, mais à cette heure où l'iris du soleil se dilate et rougit parce qu'il va entrer dans la mer, vous qui reposez sur elle comme sur une femme après l'amour, vous vous y êtes posé comme une plume sur un miroir de roses noires. Une mer couleur de mer prise de vin, mais maintenant prise en glace et brûlant cependant du feu des plus grandes orgues de l'anthracite. Tout à l'heure... tout à l'heure, dans votre folie, vous avez voulu tout con naître, et jusqu'à cette frontière, au bord de l'horizon, où rien qu'un fil de vent sépare les anges de l'enfer; et après la chevauchée par les collines saoules couleur de plomb, vous avez levé la harde des cormorans de neige, vous avez traversé en traîneau, comme un somnambule, la grande rosace blanche. C'était le dernier sillon de la course. Qu'il fût de mer ou de femme, le sillon était le même, et c'est la même voie qui conduit au diamant et à la perle. Mais maintenant que la cendre pleut sur la mer, rien ne fera, pourtant, que cette pincée de cendre que vous êtes sans doute déjà ne soit aussi cette écumeet cette plume que vous avez été.
CHARLES ESTIENNE.
Un trou au cœur de la vie
Pour évoquer le visage de Georg Büchner (1813-1837), qui, de vingt ans à vingt-trois ans, écrira trois pièces dont toute l'esthétique théâtrale moderne va se trouver bouleversée de fond en comble, sans doute convient-il de situer cette œuvre qui, comme nulle autre, est le double d'une existence passionnément dévouée à l'activité révolutionnaire. Séparée de sa fiancée, dans un état d'épuisement physique aggravé par un constant dénuement, c'est dans une « sorte de fièvre » et avec pour seules muses les « policiers de Darmstadt» lancés à sa poursuite que Büchner donnera vie aux frénétiques personnages de ses drames et exposera ses idées théoriques sur la révolution dans le journal clandestin « Le Messager Hessois », qu'il créera avec l'aide de quelques amis.
Car l'Idéalisme chancelant du Romantisme, qui jette alors ses dernières lueurs dans le monde, n'est plus en mesure de satisfaire son besoin inné de liberté et son désir d'échapper aux servitudes de quelque ordre soient-elles, qu'une fréquentation assidue de Spinoza et de Babeuf ne fera qu'affermir.
Incapable de se résoudre à ce « subtil suicide qu'est le travail » comme Sade, à l'univers concentrationnaire et à l'aveugle erreur policière dont il est la victime, Büchner va opposer, avec une rigueur systématique, l'idée de terreur révolutionnaire, de violence absolue, qu'il élèvera à la hauteur d'un principe réflexe: « On reproche aux jeunes gens l'emploi de la violence, écrit-il à sa famille, mais ne sommes-nous pas dans une éternelle situation de violence? Parce que nous sommes nés au cachot ety avons grandi, nous ne nous apercevons même plus que nous croupissons dans un fossé, les fers aux poignets et aux pieds et un bâillon dans la bouche... Si, à notre époque, quelque chose peut aboutir, c'est bien la violence.»
Et les véhéments discours qu'il « prête » à Saint-Just et à Robespierre ne sont que le développement exaspéré de cet état de révolte permanente. On a sans doute trop insisté sur la valeur pré-marxiste de l'œuvre de Büchner, dont le matérialisme, pour solide qu'il soit, n'est en réalité qu'intuitif et ne s'appuie sur aucune structure philosophique précise. « La vie est une fin en elle-même.» A partir de ce postulat, Büchner échafaude sa trilogie (Danton, Woyseck, et Lenz), qui exprime son refus inconditionné de la mythologie chrétienne et la mise en avant de la terreur comme la manifestation immédiate et nécessaire de cette vie.
La cruauté représente chez lui un élément inhérent à la nature humaine et force motrice de tout le devenir, qui, selon Saint-Just, n'est sanctionné que « par les tombeaux de générations entières ».
Dans La Mort de Danton, Büchner étudiera ce principe appliqué à la masse, en éclairant violemment une phase de la révolution écrasée sous le « monstrueux fatalisme de l'histoire»: le temps; dans le Woyseck et dans Lenz, sous une forme différente, à l'individu.
Car, si cette terreur est capable de précipiter la marche des événements et de créer des révolutions à certains moments choisis de l'histoire, que cette « pensée devienne acte et que le corps l'exécute, c'est un pur effet du hasard », admettra Robespierre lui-même.
Que ce hasard ne se manifeste pas ou que l'individu prenne conscience de l'existence de ces forces noires dont il est le jouet et se trouve incapable de les appréhender, le voilà aussitôt retombé dans la solitude la plus absolue, indifférent à la forme que peut revêtir toute manifestation de cette vie qui se consume elle-même sans objet et auquel le suicide est interdit, car « il ne résout rien ».
«Que je me serve du couperet de la guillotine ou du couteau, tout cela revient au même, seules les circonstances diffèrent, le principe ne varie pas», s'exclamera Barère, faisant écho aux fiévreux monologues de Woyseck, qui élève son pessimisme sur un plan cosmique: «Il fait beau, mon capitaine. Voyez-vous quel beau ciel gris et solide ! On y enfoncerait bien une poutre pour se pendre rien qu'à cause des points de suspension qu'il y a entre oui et toujours oui... et non... Est-ce le " non" qui est coupable pour ce qui est du « oui », ou le « oui » pour ce qui est du « non »? Ça reste à voir? »
Dans Woyseck, cette solitude atteint un tel paroxysme que le mécanisme dramatique joue pratiquement à vide et que c'est l'absence même de conflits entre les personnages qui crée cette intensité dramatique jamais atteinte avant lui et donne un relief apocalyptique à des scènes comme l'achat du couteau et l'assassinat de Marie. Car chaque personnage chez Büchner est en proie aux « torturantes spéculations de la solitude » s'il n'est pas soumis aveuglément aux lois de la terreur révolutionnaire qui séparent les êtres qui ne peuvent, comme Saint-Just, en faire un principe absolu.
Et Robespierre, qui s'interroge et doute, commence à subir le même processus de destruction en vase clos dont, sont victimes Danton, Woyseck et Lenz : « Nous ne pouvons rien les uns pour les autres malgré tout ce que nous souffrons... Ils m'abandonnent tous, comme tout est désert et vide... Je suis seul. »
A ces contradictions, Büchner a trouvé la solution, inconsciemment peut-être, puisque sa tentative resta sans lendemain, en transposant sur le plan « comique » toutes les questions insurmontables dans l'univers de la tragédie pure et simple. C'est Léonce et Léna, sa pièce la plus proche de nous sans doute, la plus moderne, dans laquelle un humour des plus noirs triomphe et tourne en dérision toute la grandiloquence du drame romantique, sans omettre l'obsession du suicide. De cet humour, intermittent dans La Mort de Danton, mais totalement absent dans Woyseck et dans Lenz, Büchner nous donnera encore de nombreux aperçus dans sa correspondance, en particulier dans la lettre qu'il adresse à sa famille quelques mois seulement avant de mourir de la typhoïde: « Je suis tout à fait satisfait de mon sort, écrit-il, à l'exception des jours de pluie continuelle et de vent de nord-ouest, car alors je deviens un de ceux qui, le soir, au moment de se coucher, alors qu'ils ont déjà retiré un bas, seraient capables de se pendre au chambranle de leur porte, parce qu'il leur est trop pénible d'enlever également l'autre... je suis en train de faire se tuer ou se marier sur le papier quelques êtres humains et demande au Bon Dieu un libraire ingénu et un grand public aussi dénué de goût que possible. »
Louis JANOVER
LE GANT ET SON ROLE DANS L'ŒUVRE DE KLINGER ET DE CHIRICO
L'énorme gant couleur de zine, avec ses terribles ongles d'or, qui se balance au-dessus du seuil de la boutique dans le vent triste des après-midi citadines, me révéla, avec d'une nouvelle mélancolie. son index pointant vers les dallages du pavé, les signes cachés.
GIORGIO DE CHIRICO (1918).
I. - LE GANT, MASQUE ET EMBLÈME
Papillon emporté par la palpitation des cils à frôler les flammes que sans cesse il attise, ombre rapide qui favorise les desseins voluptueux ou meurtriers et leurs ténébreux éclats, le « loup » de satin ou de velours noir n'est plus le nocturne complice des grandes fêtes de la chair et de la mort. Loin de nous, lancinante image du désir, se con- sume entre les bras du « Surmâle » l'adorable corps d'Ellen, nu à l'exception du masque. Mais, si la femme ne se promène plus masquée dans les rues des grandes villes sérieuses, elle va encore les mains voilées, les mains fardées de gants.
Nous faut-il accorder crédit de l'invention de cet accessoire du costume au Père Ubu, soucieux de protéger la pomme de sa canne, ou à ce poème de Jean Godard (1588) dans lequel Vénus, poursuivant Adonis, se fraie un chemin au travers d'un buisson épineux et donne du même coup naissance à la rose (une goutte de son sang) et au gant que les Grâces s'empressent de confectionner ? Le gant se pare cependant à l'origine de tous les caractères de la virilité : il est symbole de puissance, d'honneur, de confiance, de valeur militaire. C'est le cas du « célèbre Gant que Charles V envoya porter à Westminster par un simple valet de cuisine » (1), de celui dont le soudard défie son adversaire en le lui jetant au visage, du « guant et du baston » que les missi dominici recevaient de Charlemagne, image des pleins pouvoirs qui leur étaient délégués. De même, les gants de Cromwell orneront leur crispin d'une abondante toison, complétant de la sorte l'identification du symbole au sexe de l'homme. La main dans le gant, « fer» adouci de « velours », affirme la virilité caressante ou impérieuse, et le gantelet de fer — le fer dans le fer — n'est qu'une surenchère à la faveur de laquelle le guerrier renforce son prestige. Comme le masque, le gant protège l'anonymat, la brutalité, la sécurité des appétits, des instincts : c'est un auxiliaire indispensable des cambrioleurs, des boxeurs, des étrangleurs, des chirurgiens.
Mais, en avouant ce surcroît de forces qu'elle puise dans le gant, la main ne reconnaît-elle pas son infériorité latente, sa mauvaise conscience : notre contenance, nos intentions, notre désir ne s'y lisent-ils pas aussi clairement que notre bonne ou mauvaise « aventure » ? Les vêtements sous lesquels notre dignité se réfugie accusent ici leur caractère protecteur : à l'extrême, montrer son visage à découvert, montrer ses mains nues, c'est montrer son sexe. Dans Gilda (1945), Rita Hayworth retirait l'un aprè l'autre les longs gants noirs qui la gainaient presque jusqu'aux épaules. Un critiqu écrivait à peu près au sujet de cette scène sublime : « Quand elle a ôté le premier gant elle a l'air d'être à moitié nue et, quand elle enlève le second... » Ce qui nous importe davantage, ce sont les rapports extrêmement troubles mais évident qu'entretienent la main et le gant, ces relations quotidiennes qui vont de l'étreinte et de la pénétration à la séparation et l'oubli, voire à la séquestration. Le gant est alors femelle si la main est mâle, et se peut-il souhaiter union plus étroite que la leur, où cette aspiration de tous les amants à une sorte d'état androgynique suprême : ne faire qu'un avec « l'objet aimé », trouve enfin à se parfaire? Que le gant soit la femme et la main un homme, on ne s'en étonnera pas si l'on a déjà remarqué que les mots servant à désigner l'organe sexuel sont le plus souvent masculins pour la femme et féminins pour l'homme (car le sexe, c'est déjà « l'autre »). Aux époques où la galanterie s'est vue le mieux cultivée, cette signification du gant ne pouvait manquer de se développer. Si un moraliste déclarait : « La femme est une charmante créature qui retire aussi facilement ses gants que son cœur», tandis qu'une Mme Perrier, sous la Restauration, chantait :
Que j'aime le Gant qui me cache D'un bras arrondi les attraits ! Avec quel plaisir je l'arrache, Avec quel plaisir je le mets !
il nous faut bien convenir que le mot « Une femme du bel air, vers le milieu du xviiie siècle ne pouvait se dispenser de changer jusqu'à quatre ou cinq fois de gants par jour » (1), et l'on peut se demander s'il ne s'agit pas là d'une sorte de rite inconscient symbolisant la nécessité de se refaire une virginité à chaque nouvel amant. D'ailleurs, pour bien prouver que mon sujet ne m'entraîne pas (par la main) à des exagérations, il me suffira d'évoquer les Cours d'amour et les romans bretons. « Comme gage d'amour, le chevalier demandait à la dame de son cœur son gant. Dans les tournois et les batailles, il le portait sur le heaume » (2). Et, dans le langage populaire, « avoir perdu ses gants » se disait pour une fille qui a perdu son pucelage, et « avoir eu les gants d'une fille » lorsqu'on avait le premier obtenu ses bonnes grâces. Une estampe satirique du xviie siècle, publiée à l'occasion de la prise de Gand par les armées françaises, va peut-être nous livrer la clé. Cette gravure, intitulée L'Espagnol sans Gand, nous montre un officier français brandissant à la pointe de son épée le gant (orné du dessin des fortifications) d'un Espagnol vaincu. Cet insigne de puissance devient donc signe de défaite par la situation toute féminine qu'il occupe à l extrémité de l'épée du vainqueur. Le gant, féminin par essence, ne prendrait ainsi valeur masculine que si la main, en épousant ses formes, venait lui imposer son autorité. Le gant a donc une signification complémentaire de celle de la main, mais il serait aventureux d'affirmer que la main jouera toujours le rôle déterminant dans la conjonction virilité-feminité : de la tunique de Nessus et d'Hercule, nous savons qui eut le dernier mot... Le « gant magique», qui doit revenir au plus vaillant chevalier de la chrétienté, appelait de lui-même un symbole qui le complète ; on nous le décrit « suspendu à une colonne d'or et gardé très soigneusement » (2). S'il n'est pas utile d'envisager les nombreux portraits de personnages gantés ou tenant des gants, l'emploi qu'ont pu faire les modernes d'un tel accessoire est souvent révélateur. C'est le cas, par exemple, de cet « Objet » de Valentine Hugo que Salvador Dali nous décrit : « Sur un tapis vert de roulette dont on a enlevé les quatre derniers numéros, sont posées deux mains, l'une gantée de blanc, l'autre rouge et à poignet d'hermine. La main gantée présente la paume, et entre le pouce et l'index, ses deux seuls doigts mobiles, tient un dé. La main rouge, qui étreint la main gantée et dont tous les doigts sont souples, introduit l'index dans l'ouverture du gant, en le relevant légèrement. Les deux mains sont prises dans un réseau de fils blancs aussi ténus que des fils de la Vierge et qui sont fixés sur le tapis de jeu par des pointes à tête rouge et blanche diversement disposées » (Le Surréalisme a. s. d. l. r., n° 3, décembre 1931).
II. - MAX KLINGER ET LE GANT
L'ouvrage capital que vient de consacrer à Chirico M. James Thrall Soby (3) nous permet, en précisant une des « sources » de ce peintre, de considérer une fois de plus l'étonnante puissance suggestive de cette modeste parure. A Munich, où il arrive en 1906 - Kandinsky s'y trouve depuis dix ans déjà, - le jeune Chirico subit l'influence avouée de plusieurs des maîtres du « Jugendstil » : Franz Stuck, que Kandinsky considère comme « le premier dessinateur de l'Allemagne », le Suisse Arnold Böcklin et Max Klinger (1857-1920). Ce dernier, qui fut président de la « Sécession » en 1897 et dont l'activité débordante, de la peinture à la sculpture, connut en Allemagne un grand retentissement, « avait commencé » — nous dit Louis Réau — « par chercher un exutoire au bouillonnement volcanique de ses idées dans des cycles d'eaux-fortes et d'amples peintures monumentales » (4). Ces dernières, comme celles de Böcklin, font penser à un Puvis de Chavannes plus mou, un peu délirant et moins austère, et se consacrent à des sujets aussi étonnants que, par exemple, Le Christ dans l'Olympe, mais Chirico, lui, les a toujours aimées, et son évolution à partir de 1919 le verra retomber dans l'imitation délibérée des maîtres munichois et de leurs œuvres mythologico-marines. Car, comme souvent les âmes germaniques, de Mozart à Klee, Klinger a subi la tentation méditerranéenne et, de plus, l'exemple de Böcklin et de Hans von Marées. Malgré tout, son œuvre gravé, où il semble avoir donné les meilleures preuves de l'originalité de sa vision, reste remarquable, et Louis Réau affirme que la gravure allemande « n'avait rien produit de pareil depuis Dürer » (4). Parmi ces suites de gravures qui, nous apprend J. Leymarie, enchantèrent Jules Laforgue et dans lesquelles on peut voir le lien profond qui unit Redon et Munch à Kubin, l'une surtout semble posséder, selon les propres termes de Chirico, « la qualité dramatique de certains films où les protagonistes de la tragédie et de la vie semblent figés comme en une éphémère apparition dans un décor de totale réalité » (5). Il s'agit d'un cycle de dix compositions, publié à Berlin en 1881 et réédité à Leipzig en 1924 sous le titre : Paraphrase über den Fund eines Handschuhes (Paraphrase sur la découverte d'un gant). Le gant féminin qui joue ici le rôle principal est le substitut avoué de la femme désirée - à peine entrevue, peut-être, et d'autant plus désirable — dont la silhouette mince s'éloigne sur la patinoire, de dos, image de l'impossible amour (II). Le jeune homme barbu qui ramasse le gant - Klinger a vingt-quatre ans — se voit, à partir de là, entraîné dans une rêverie singulière mêlée d'angoisses et de visions merveilleuses. Du paysage montagneux que l'insomnie dresse autour du lit sur lequel repose le mystérieux objet (III), nous passons à la mer, élément féminin par excellence, où le gant, en proie d'abord aux lames déchaînées (IV), connaît enfin le triomphe qu'il est normal que l'on rende à cet attribut de Vénus (V). Est-il besoin d'interpréter le coquillage splendide d'où sort le gant qui tient les rênes ? Déjà se manifeste, à demi dissimulé parmi les volutes des vagues vegetales, un monstre inquiétant. Voici à nouveau le gant abandonné sur un rocher du rivage, mais la mer, splendide hommage, lui apporte son écume couronnée d'innom- brables roses (VI), et nous ne pouvons nous retenir de songer à Marceline Valmore et aux Roses de Saadi : La vague en a paru rouge et comme enflammée. Alors le rêve devient cauchemar, le flot remonte jusqu'au dormeur des figures d'épouvante et le monstre déjà aperçu, tandis qu'un immense gant s'approche de l'homme endormi (VII). L'objet se trouve maintenant sur un frêle guéridon, cependant que le museau du monstre soulève la tenture du fond, uniquement composée de soulève la tenture gants montrant alternativement leur dos lisse et leur fente munie de petites boutonnières (VIII). Et la menace s'accomplit : le monstre, emportant le gant dans sa gueule, s'enfuit dans la nuit en déployant ses ailes de ptérodactyle, et deux bras nus, désespérés, se tendent vers lui au travers des vitres brisées de la fenêtre (IX). Frustration amoureuse? Intervention d'un vieux crocodile amateur de tendrons? Perte du gant? Le mystère demeure entier, même si au dernier instant le désir semble enfin près de se voir couronné : mollement allongé comme une femme amoureuse, le gant repose à l'ombre des roses, près d'un Amour aux ailes de libellule (X). Gant aplati par le vide où l'a laissé une main oublieuse, enveloppe charnelle d'emprunt que le désir voudrait emplir comme la forme même de la femme et son sexe douillet et chaud, gaine qui possède ventre et dos, tête (le pouce) et membres... Echo bouleversant de ce geste si familier aux jeunes hommes essayant les gants des jeunes filles, par jeu, et les trouvant la plupart du temps trop étroits. En ce gant trouvé, la femme demeure à tout jamais proche et inaccessible, présente et absente.
III. - LE GANT DANS L'ŒUVRE DE CHIRICO
L'aspect obsessionnel pris par le gant dans les gravures de Klinger, l'œuvre de Chirico va l'étendre à un certain nombre d'objets. L'objet en vient ainsi à posséder une vertu magique, au détriment des autres éléments du réel, qui ne sont plus qu'une toile de fond, car, avec les moyens qui relèvent en apparence du « trompe-l'œil » ce soi-disant « réel » est remis aussi violemment en cause par Chirico qu'il l'est au même instant par Kandinsky. Et ces objets témoignent de la « nécessité intérieure » qui a poussé Chirico à s'y enfermer, à s'y représenter.
Dès ses débuts, la grande période de Chirico se présente comme une alternance et une opposition constantes des symboles féminins et masculins. Pris entre les ombres rivales et envahissantes du Père et de la Mère, Chirico semble tour à tour invoquer contre l'autre (et contre lui-même) l'un des deux Principes. Soumis comme on le sait à l'autoritaire Gemma de Chirico, Giorgio n'en est pas pour autant insensible au souvenir du père, mort en 1905, que perpétuent les locomotives ou Le Cerveau de l'Enfant. Et tout se passe comme si le peintre, acculé à l'option entre l'inceste et l'homosexualité refusait de se prononcer définitivement sur le sexe dont il entend épouser la démarche. Des statues mutilées de 1910 aux masques de plâtre, puis aux mannequins, rigoureusement privés de bras, asexués, le thème de la castration (pieds ou mains coupés) revient souvent. Une toile comme L'Incertitude du poète (1913) me paraît traduire à la fois cette hésitation et le mécanisme auto-punitif de la mutilation en effigie. L'aspiration à la pureté qui se manifeste à la même date dans un texte sur la « virginité qu'on conserve [...], afin d'avoir l'esprit plus clair pour comprendre, pour percer avec la profondeur du regard la profondeur des choses comme avec le fer de la lance la poitrine des ennemis » (6), s'exprime également par ces symboles de l'enfance et de l'unité première : l'œuf ou la balle verte.
Le gant « couleur de zinc », à l'index tendu, de La Destinée du poète et de Nature morte : Turin, le Printemps (1914) rappelle la main tendue de la statue du politicien (La Cheminée, L'Énigme d'un jour), ce qui nous inclinerait à y voir l'expression de l'autorité paternelle et, en même temps, de l'obligation, de la fatalité. Dans le premier tableau, le livre (féminin) se présente comme un obstacle entre cet impératif paternel et l'œuf (l'enfant) : c'est la « destinée du poète ». Dans le second, le livre est écarté malgré le développement soudain des arcades et fenêtres, l'ouf rapproché du gant, tandis qu'un artichaut (substitut de virilité au même titre que bananes et ananas) et une ombre portée renforcent le potentiel masculin, accentué encore dans un troisième tableau, Le Jour de la fête. Victoire du Père, que confirmerait l'évolution du « peigne » (coquillage en forme de moufle) entre le Portrait de Guillaume Apollinaire et L'Arc des échelles noires, où il est remplacé par une main d'écorché? Le gantelet rouge de L'Énigme de la Fatalité, muni d'ongles qui font de chaque doigt autant de phallus posés exclusivement sur les cases blanches (blanc = couleur masculine) de l'échiquier, assure la prédominance virile au sein du triangle présenté la pointe vers le haut et consacrant par là la défaite féminine. Le rêve que racontera plus tard Chirico connaîtra le même dénouement : « En vain, je lutte avec l'homme aux yeux louches et très doux; chaque fois que je l'étreins, il se dégage en écartant doucement les bras, et ces bras ont une force inouïe, une puissance incalculable [...]. C'est mon père qui m'apparaît en rêve... La lutte se termine par mon abandon ; je renonce » (7). Mais à quoi renonce-t-il ?
Cependant, le gant de caoutchouc rouge de Chant d'Amour (1914) et le gant de cuir des Plaisirs de la jeune fille (1916) s'inscrivent en faux contre cette prétendue victoire. Nul doute qu'avec eux, comme chez Klinger, ce ne soit le troublant appel de la femme qui revienne hanter l'esprit du peintre. Le Chant d'Amour, ce magnifique arcane du tarot chiriquien qui devait bouleverser Magritte (comme Le Cerveau de l'Enfant pour Tanguy) (8), réunit, dans un apparent équilibre entre le Père et la Mère (locomotive et arcades), l'Enfant (la balle), la Femme (le gant) et !'Hermaphrodite (Apollon) autour de la minuscule virilité d'un clou : la Femme règne ici sans conteste. Les Plaisirs de la jeune fille restituent, longtemps après, aux charmes de la femme leur omnipotence.
Les bobines de fil exceptées — pourtant domestiquées et prisonnières comme Hercule chez Omphale - qui dressent leur convoitise peu redoutable, tout est ici symbole féminin
(1) OCTAVE UZANNE, Les Ornements de la Femme, Paris, 1892.
(2) A. LATOUR, Le Gant, insigne épiscopal et féodal, « Cahiers Ciba », vol. III, 1949-1951. Explorer Chirico : L'Énigme de la fatalité.
(3) JAMES THRALI SOBY, Giorgio de Chirico, The Museum of Modern Art, New-York, Explorer 1955.
(4) In Histoire de l'Art, de A. MIcHEL, VIII, 2. A. Colin, 1926.
(5) G. DE CHIRICO, « Max Klinger », Il Convegno, novembre 1920.
(6) G. DE CHIRICo, manuscrit inédit (1913), Collection A. Breton.
(7) In La Révolution Surréaliste, n° 1, ler décembre 1924.
(8) Peut-être à partir de là pourrait-on considérer la peinture de Magritte sous le signe de la Mère et celle de Tanguy sous le signe du Père...