LA BRÈCHE N°6, JUIN 1964
José Pierre | Peinture et autre. |
divers | Enquête sur les représentations érotiques. |
Pierre-Yves Lemaître | Tentative de description d'un phénomène nommé assomption. |
Philippe Audoin | Le noir des sources. |
Jean-Claude Barbé | Poèmes |
Robert Benayoun | Où rien n'arrive |
Joyce Mansour | Illusions de vol |
Gérard Legrand | Les étrennes antidatées |
Malcolm de Chazal | La révélation de la nuit. |
Jean-Claude Silbermann | Modes d'emploi |
Elisabeth Lenk | L'être caché |
Pierre Dhainaut | La cité aurifère. |
José Pierre | Comment réussir un chef-d'oeuvre « pop ». |
Vincent Bounoure | Le paradoxe de la communication (suite). |
Jean-Louis Bédouin | La belle vie. |
Radovan Ivsic | Le plagiat des coquilles n'est pas nécessaire. |
Alain Joubert | Détournement de valeurs. |
Robert Guyon | Comme une suite à un ajour d'Arcane 17. |
Divers | Ce qui vaut la peine... |
Adrien Dax | Par tous. Non par un ? |
Divers | Notes. |
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Vincent Savarius (Béla Szasz) est l'auteur d'un document de très haute rigueur intellectuelle et morale sur les procès staliniens. Ami de Laslo Rajk, arrêté avec lui par le Guépéou et ses agents hongrois, Savarius dissipe l'énigme des « aveux » : obtenus non par tel ou tel moyen, mais par la conjugaison savante et patiente de tous, selon un dosage établi en fonction de chaque individu et administré par un assortiment d'exécutants aux rôles parfaitement appris ; intimidation, promesses, menaces de représailles contre les proches, tortures et enfin démonstration de la nécessité « révolutionnaire », pour l'accusé, de s'immoler à la Cause, l'ensemble de ces moyens a broyé la résistance de milliers de communistes, alors prêts aux exhibitions que l'on sait. Mais la grande victime de ces procès n'est-elle pas l'idéal communiste lui-même ? (Volontaires pour l'échaufaud, Julliard édit.)
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LA BRÉCHE ACTION SURRÉALISTE 6 juin 64
José Pierre 1 Peinture et autre XXX 3 Enquête sur les représentations érotiques Pierre-Yves Lemaître 4 Tentative de description d'un phénomène nommé assomption Philippe Audoin 6 Le noir des sources Jean-Claude Barbé 10 Poèmes Robert Benayoun 12 Où rien n'arrive Joyce Mansour 22 Illusions de vol Gérard Legrand 26 Les étrennes antidatées Malcolm de Chazal 34 La révélation de la nuit Jean-Claude Silbermann 37 Modes d'emploi Elisabeth Lenk 40 L'être caché Pierre Dhainaut 46 La cité aurifère José Pierre 48 Comment réussir un chef-d'oeuvre « pop » Vincent Bounoure 50 Le paradoxe de la communication (suite) Jean-Louis Bédouin 57 La belle vie Radovan Ivsic 59 Le plagiat des coquilles n'est pas nécessaire Alain Joubert 67 Détournement de valeurs Robert Guyon 78 Comme une suite à un ajour d'Arcane 17 XXX 88 Ce qui vaut la peine... Adrien Dax 91 Par tous. Non par un ? XXX 92 Notes
Illustrations de Mimi Parent, Adrien Dax, Guy Hallart, Konrad Klapheck, Toyen, James Rosenquist, Jean-Claude Silbermann, Jean Terrossian, Gabriel Der Kevorkian, Jorge Camacho, Reinhoud. Couverture : Anselme Bois Vives : La mode de Paris, 1964 (photo Jacques Mantagnac).
Direction André Breton Comité de rédaction Robert Benayoun, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster Administration Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). C.C.P. 13 312.96 - Paris.
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PEINTURE ET AUTRE
Entendant parler d'un « happening » au cours duquel un piano avait été réduit en pièces, notre amie Elisabeth Lenk - une jeune Allemande qui, dans ce numéro de La Brèche, ramène le phénomène Heidegger à ses justes proportions - s'écriait : « Où est la nouveauté ? Chez nous, en Allemagne, sous les bombardements, c'était tous les jours Dada ! »
L'atrocité de la guerre réduite, par l'innocence du regard, aux dimensions d'une absurdité ridicule : tel est le secret sans doute du succès posthume de Dada. Une deuxième guerre mondiale a renforcé l'ironie désespérée qu'avait secrétée la première. Nul doute qu'une nouvelle conflagration, thermonucléaire cette fois, autoriserait l'apparition d'un New-New-Dada - comme il y eut la Nouvelle N.R.F. - d'une désinvolture supérieure. A condition que l'art, ou du moins les artistes, survécussent à l'événement...
La dérision jetée sur toutes les activités humaines et sur le décor où elles s'accomplissent a trouvé dans l'arsenal masochiste de la vie quotidienne un tremplin de premier ordre. Marcel Duchamp, en mettant l'accent sur les ressources plastiques et humoristiques de l'objet manufacturé, ne faisait que porter jusqu'à ses conséquences logiques - c'est-à-dire jusqu'à l'absurde - l'invention cubiste du papier collé. Apollinaire écrivait en 1913 : « On peut peindre avec ce qu'on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales, ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols. » Dès lors, où convient-il de situer le passage à niveau ? Si Picasso collait une enveloppe de paquet de tabac dans une de ses compositions, pourquoi Christo serait-il répréhensible d'envelopper de nylon et d'exposer une motocyclette ? Si Braque avait raison de faire un sort à tel numéro du Petit Eclaireur, Andy Warhol a-t-il tort de jeter son dévolu sur une photo de journal ? Et si Duchamp signait en 1916 un peigne d'acier, peut-on accuser Arman d'en entasser trentesept dans une boîte de verre ?
L'art moderne, considéré sous cet angle, semble avoir fait voeu de pauvreté, comme s'il aspirait à devenir ce monde « où rien n'arrive », selon l'expression de Robert Benayoun.
Certes, l'on se voit toujours plus ou moins victime de sa propre descendance et la postérité, un geste suffit à la déclencher - sans la main iconoclaste qui, en 1919, orna de moustaches
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la lèvre supérieure de la Joconde, aurait-on connu Salvador Dali ? -, mais le malentendu réside à l'origine même des interventions artistiques dont le ressort essentiel fut l'humour. Elles se comportent en effet selon les lois qui régissent la trajectoire du boomerang. Prises au sérieux ou trop bien interprétées, elles conduisent toujours ailleurs que là où avaient cru les mener leurs inventeurs.
Et si l'art moderne s'était pris à son propre piège, à ce défi lancé il y a cinquante ans environ et dont Dada tira le plus clair de ses effets ? S'il s'était fourvoyé ? On aperçoit toutes les conséquences réactionnaires que l'on peut tirer de cette mise en cause. Ai-je l'air de prêcher un retour à la tradition académique ? Les Peintres de la Réalité m'auraient alors devancé, dans leur « drug-store culturel » du salon « Comparaisons » où ils remettent bravement à leur place toutes ces tendances aberrantes qui, pour eux, vont de Corneille au « pop-art ». Mais heureusement M. Michel Tapié vient lui aussi crier haro sur la Nouvelle Objectivité qu'il fourre allègrement dans le même sac que le Réalisme Socialiste - devançant ainsi l'« idée » géniale et un peu belge du Salon de Mai - et... le Surréalisme ! Ce qui permet d'y voir plus clair, tout de même.
Peut-être est-ce un signe, justement ? Peut-être les temps sont-ils venus pour le Surréalisme de s'affranchir d'une certaine déférence à l'égard de l'héritage cubiste et dadaïste ? Peut-être la référence à l'objet quotidien, qui connaît aujourd'hui le triste aboutissement que l'on constate, doit-elle être désormais bannie et - après les simulacres cubistes, les farces dadaïstes, les macérations géométristes, les palabres informelles, les bredouillements lettristes, les boniments des camelots néo-réalistes - la peinture rendue à sa mission essentielle qui est, selon Hegel, d'exprimer « l'intériorité spirituelle ».
Pourtant, si l'on songe comment la poésie de Benjamin Péret, qui fourmille de ces objets quotidiens, s'entend merveilleusement à les rendre à une totale liberté - grâce à laquelle ces produits de l'invention humaine, si humbles soient-ils, participent à nouveau de l'impulsion créatrice qui leur a donné le jour -, il devient évident que ce n'est pas le recours à l'objet qui est en cause, mais l'esprit dans lequel s'accomplit ce recours. Faute de l'arracher à la misère du quotidien, on condamne l'objet à consolider notre prison au lieu de le faire servir à notre affranchissement total. C'est là un « détournement de valeurs » en tous points comparable à celui que dénonce, sur le plan politique, Alain Joubert. Ici comme là, c'est une assez effarante carence de l'imaginaire qu'il nous appartient de mettre en cause.
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ENQUÊTE SUR LES REPRÉSENTATIONS ÉROTIQUES
L'ingéniosité dépensée à dénombrer les postures des partenaires dans l'acte d'amour a pour contrepartie le silence fait sur leurs positions mentales et sur les représentations imaginaires qu'ils associent au monde objectif. Ajouterait-on foi aux paroles d'amour si elles ne portaient l'espoir de cette fusion du réel et de l'imaginaire dont la rencontre des amants forme l'allégorie ? Il n'est pas sans intérêt qu'un partenaire absent (inaccessible, mieux aimé ?) puisse se substituer imaginairement au réel. Mais cette éclipse n'a de valeur que celle d'un exemple simple. Rappelons que l'image poétique gagne en puissance toute la distance qui sépare ordinairement les objets qu'elle rapproche.
Nous vous prions de répondre aux questions suivantes :
Comment se caractérisent vos représentations imaginaires dans l'acte d'amour ? Justifient-elles un jugement de valeur ? Sont-elles spontanées ou volontaires ? Se succèdent-elles dans un ordre fixe ? Lequel ?
Comment interfèrent-elles avec la représentation objective que vous avez de votre partenaire ? De vous-même ? De ce qui vous entoure ?
Le spectacle intérieur conserve-t-il dans la vie quotidienne la trace des représentations qui s'offrent à vous dans l'acte d'amour ?
Ont-elles à vos yeux une relation avec la création poétique ?
Adressez votre réponse à Vincent Bounoure, 49, boulevard de la Gare, Paris (13e).
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PIERRE-YVES LEMAITRE
TENTATIVE DE DESCRIPTION D'UN PHÉNOMENE NOMMÉ ASSOMPTION
A seize heures je me suis assise à l'ombre d'un sale cyprès A dix-huit heures Gérard s'est mis à glisser entre mes cuisses A dix-huit heures quinze j'ai bloqué Gérard entre mes genoux A dix-huit heures trente j'ai coupé le cordon de Gérard A dix-huit heures cinquante j'ai ordonné de se taire à Gérard Et puis je l'ai mangé Gérard Et puis j'en ai assez Je m'appelle Géraldine je suis née à Gérardmer et j'ai treize ans Je me trouve en ce moment à Gérard sur Gérard A mes pieds coule le fleuve Gérard Je suis totalement nue Il est dix-neuf heures Le soleil se déchire à l'horizon Je ressemble à un bâton de craie taché de rouge Je suis une fille-mère Je crois que je vais m'évanouir Je revois le visage de la fille aînée de Gérard Pin sur laquelle tomba un sapin qui la précipita dans le bassin Sois gentille dis-moi je t'aime sois gentille dis-moi je t'aime Je voudrais danser Je danse avec dans la gorge et sur les lèvres le sang de mon enfant Gérard C'est une valse saignante Trop de sang trop de sang je croyais pourtant qu'un jour Bic était venu sauver le monde Illusion Au delà des chemins que peut emprunter tout véhicule normal c'était la lande où tout prêtre normal ne craint pas de se gratter le sein gauche Après c'était la voie ferrée pour les trains qui ne s'arrêtent jamais pas même au fond des océans
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Et les maisons des pêcheurs s'écroulaient par manque de lavabos Et les pêcheurs s'en allaient au pied des croix s'asseoir mourir et pourrir Aux environs de Gérardmer Où je suis née femelle Où je suis née de ma faim Où je suis morte chaque jour des battements de mon coeur Où je renais chaque jour des chants de mon ventre Tous les vivants s'appellent Gérard ils ont des masques d'hommes Tous les gisants s'appellent Gisant ils ont des masques de gisants Je n'ai pas peur Les flammes montent le soleil descend Il y a d'autres cyprès qui n'abritent que des absences ce sont des cyprès propres dispensateurs d'ombres légères Je ne pense au retour d'aucun soir Je suis nue comme le vent Je revois le visage de la fille aînée de Gérard Pin Je m'appelle Géraldine J'ai treize ans Je suis une fille-mère Sois gentille dis-moi je t'aime sois gentille dis-moi je t'aime Il est dix-neuf heures Colombes colombes pigeons palombes colombes hihi miam mah miam mah Ailleurs des terres plus chaudes Il est dix-neuf heures et je suis pleine de sang Je vais être en retard
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PHILIPPE AUDOIN
Le Noir des Sources
(prétexté des Fanatiques de l'Apocalypse, de Norman Cohn.)
Un roman-noir se lit avec d'autant plus d'avidité que la saveur gothique en est plus forte. Des souterrains encore praticables unissent le Château d'Otrante à celui d'Argol : on ne manquera pas de trouver en chemin, selon Mallarmé, les escaliers d'Igitur, et les caveaux de Tiffauges, selon Huysmans...
Pour les historiens, ils répugnent à convenir qu'ils oeuvrent eux aussi dans l'imaginaire ; un déballage de fiches serait pourtant l'occasion de rêver, si les couleurs du rêve n'étaient d'ordinaire offusquées par l'appareil érudit. De fait, depuis l'admirable Sorcière de Michelet, il est peu d'ouvrages « sérieux » sur le Moyen-Age qui veuillent s'autoriser de ces relents de crypte, de sang, de sauvagine qui, à tort ou à raison mais de façon autrement convaincante que les pièces d'archives, composent le bouquet de l'époque. Car l'âge gothique est assurément licorne mais aussi faisan : celui, cravaté d'or sur quoi la cour de Bourgogne, après boire, jurait la croisade, gibier somptueux et sanglant dont la succulence emprunte au charnier.
Convenons que le livre de Norman Cohn n'a garde d'édulcorer ces prestiges, ces miasmes, qu'il est avant tout la chronique de siècles forcenés où des messies loqueteux, vite couronnés, encore plus vite brûlés ou pendus, passent avec leur cortège de pénitents-écorcheurs, de bégards, de flagellants, dans la lueur rouge des massacres et des espoirs délirants.
« On écrira un jour l'histoire d'une curieuse maladie de notre temps, la manie du gothique... ». En ces termes Michelet commence une sévère diatribe contre cette manie que lui-même n'avait pas peu contribué à répandre. On trouverait de pareils « repentirs » chez tous les inventeurs du Moyen-Age romantique et de nos jours encore, la fascination qu'il exerce est confusément ressentie comme trouble, presque suspecte, du moins chez ceux
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qui, de quelque façon, se réclament de la Philosophie des Lumières. Le goût du « moyenâgeux » trahirait en somme, à l'égard de convictions révolutionnaires affirmées, un mouvement de secrète réaction et pour tout dire, la survivance d'un vieil homme superstitieux, fanatique, qu'on ferait bien de dépouiller.
Il va presque de soi que la contradiction est de pure forme. Ce penchant coupable - « culpabilisé » - tient tout autant à la part faite au coeur, aux passions, par la pensée rationaliste du XVIIIe siècle et par les premiers théoriciens du socialisme dit utopique. Le Moyen-Age renaît ainsi des bergeries et si le sommeil de la Raison n'engendre encore chez Rousseau que d'aimables « chimères » (c'est son terme) il ne s'en faut que d'un peu plus de nuit pour qu'au détour d'une ruine une aile, cette fois membraneuse, n'annonce le lâcher des monstres. Monstres charmants, tout au plus justiciables, croirait-on, du burin de Gustave Doré - en attendant les patients inventaires de Baltrusaïtis ! Un contemporain de Louis XIV ne les aurait même pas vus quand ils se fussent perchés sur sa main. Quant à notre temps, il les recense, les refoule, sans se lasser d'en épier anxieusement le retour ; il est à leur égard un sur-moi d'autant plus soupçonneux qu'il se sent, qui sait ? plus vulnérable.
En dépit des efforts de l'enseignement officiel, acharné à ne mettre en lumière que les oeuvres qui pourraient, à la rigueur, témoigner d'un humanisme béat (le « Beau-Dieu » d'Amiens par exemple) le Moyen-Age ne se survit en nous qu'en tant qu'il participe encore des ténèbres, de la souillure, de la mort. Il est pure nuit, mais rien n'est si troublant, si proche - à nous frôler - que ces lueurs et ces reflets qui le hantent. Irréductible au seul pittoresque, le Château est encore pour beaucoup un lieu de peur et de fol espoir, et l'armure, le spectre impossible à conjurer de l'Autre : la première personne. Il importe assez peu que ce Moyen-Age panique rejoigne sur plus d'un point celui de la pire convention et ne soit même tout entier que fiction, s'il se charge de cette part obscure, sans emploi avouable, de la sensibilité contemporaine pour aider à révéler, comme en négatif, la tentation de l'Unique - et de sa liberté.
C'est assurément d'une toute autre liberté que parle Michelet en introduisant à l'étude des tumultes qui sont l'objet du livre de Norman Cohn. Le passage n'en vaut pas moins d'être cité : « ... La Liberté commençait à poindre, mais sous vingt aspects fantastiques et choquants, confuse et convulsive, multiforme, difforme. La volonté humaine enfantait chaque jour et reculait devant ses enfants... » et plus loin : « Une chose perçait dans cette mystérieuse anarchie du XIIe siècle qui se produisait sous la main de l'Eglise irritée et tremblante, c'était un sentiment prodigieusement audacieux de la puissance morale et de la grandeur de l'homme. »
Sourie qui pourra d'une telle confiance. Il n'en est que plus remarquable que les conclusions de Norman Cohn reflètent le même souci de donner à ces convulsions lointaines un sens tel qu'il nous serait imparti de les achever. Les hordes millénaristes du Moyen-Age en appelant, en provoquant au besoin les cataclysmes
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expiatoires annonciateurs du Règne-des-Saints, n'auraient fait en somme que balbutier des promesses - des menaces rectifie sombrement l'Américain Norman Cohn - que notre temps serait au point d'accomplir. « On peut - affirme-t-il - considérer notre récit comme un prologue aux grands mouvements révolutionnaires de notre siècle ». Au rebours : « ...si les prophètes d'une époque révolue apparaissent comme de lointains précurseurs, il est parfaitement possible de faire le raisonnement inverse et de considérer qu'en dépit de leur utilisation des techniques les plus modernes, le communisme et le nazisme s'inspirent de mythes profondément archaïques. » On voit que si pour l'essentiel, Norman Cohn rejoint les vues de Michelet, c'est en répudiant l'optimisme de ce dernier et, partant, toute sympathie pour le délire tragique de ces premiers révoltés. Il prétend au surplus fonder la parenté qu'il admet entre les soubresauts millénaristes et ce qu'il appelle assez curieusement « les grands mouvements révolutionnaires contemporains » non seulement sur le fait qu'ils sont, les uns et les autres, des mouvements de pauvres et, qui plus est, de pauvres désespérés ; non seulement sur une propension voyante à l'anticléricalisme et à l'antisémitisme (de rigueur au Moyen-Age), mais surtout sur une caractéristique essentielle commune : le prophétisme eschatologique, considéré dès lors comme expression doctrinale de la lutte des classes.
L'usage que fait du reste Norman Cohn de cette dernière notion ne va pas sans quelqu'équivoque de la part d'un auteur pour qui la révolution sociale telle qu'a pu le concevoir Marx, n'est qu'un avatar du vieux mythe apocalyptique. On peut également observer qu'il est conduit à négliger sans trop s'en expliquer, les formes rien moins qu'eschatologiques prises au Moyen-Age et ultérieurement par cette même lutte des classes (Les Jacqueries entre autres) et qui constituent un phénomène social au moins aussi important que l'aventure millénariste. On ne voit pas au surplus pourquoi celle-ci qui, sous des formes diverses, a sévi depuis la fin du XIe jusqu'au début du XVIe siècle, aurait soudain cessé de trouver un écho dans les masses pour ne reprendre vigueur que de nos jours.
On conviendra que c'est asseoir sur des bases plus que fragiles l'assimilation (classique depuis Burnham, mais les arguments de celui-ci sont autrement gênants) du nazisme et du communisme - et par trop vouloir méconnaitre que tout l'effort de Marx et d'Engels tendait d'abord à échapper au prophétisme récurrent de leurs devanciers. La notion de Société sans classes, comme perspective historique, est peut-être un mythe ; mais il n'est pas évident qu'il procède de l'espoir dans le Règne-des-Saints, pas plus du reste que ce dernier n'est assimilable à la nostalgie antique de l'Age d'Or. Si ces rêves ont quelque chose de commun c'est d'être nés de la misère des hommes. L'appel à l'égalité dans l'abondance est de tous les temps : s'il a pris à tel moment de l'histoire un caractère eschatologique ultime, ceci doit plutôt être regardé comme spécifique de ce temps - à moins qu'on ne prenne la notion de fins-dernières dans une acceptation si large qu'elle perde toute signification.
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Il s'en faut d'ailleurs que tout doive être rejeté des thèses de Norman Cohn. Il semble notamment qu'on en puisse prendre occasion de méditer sur la puissance du rêve collectif en tant que « moteur historique » - ce qui conduirait à réexaminer de près la nature et le rôle de ces superstructures dans lesquelles on s'empresse ordinairement de ne voir qu'épiphénomènes.
Il faut en outre concéder à Norman Cohn que le Nazisme a délibérément fait appel à des mythes « profondément archaïques » et, au prix d'un processus d'auto-mystification sans précédent, s'y est identifié à tel point qu'il serait vain de s'interroger sur ce qu'aurait été son destin, privé de pareils secours.
Bien plus il n'est pas assuré qu'en dépit de l'intention affirmée de ses promoteurs, le marxisme n'ait pas éveillé lui aussi ces mêmes mythes et que son action n'en ait pas été à l'occasion nourrie et détournée. A ce titre, l'analyse du Stalinisme reste à faire et ce phénomène de diffraction, voire de gauchissement d'une doctrine à travers la sensibilité collective prouve au moins la pérennité de certains comportements ataviques. Ce n'est pas assez de dire que notre monde est l'héritier du désarroi médiéval et, à travers lui, de toute une proto-histoire mal connue : il semble en vérité que ces temps révolus, sous la pression d'une évolution qui les rendait chaque jour plus étrangers, se soient recomposés en nous dans une figure chimérique, chargée d'horreur et de séduction - pareille à cette divinité Aztèque en qui se conjuguaient les attributs de la mort et ceux de la vie. La récuser comme invariablement complice de toute entreprise d'asservissement revient à méconnaitre son égal pouvoir de préserver, contre une aliénation plus subtile (plus dangereuse aussi puisqu'elle passe pour faire le bonheur) une capacité illimitée de refus, inséparable de la tentation de l'Impossible. Force nous est, à peine d'abdiquer sans retour, de vivre cette ambiguïté qui ferait de toute « chevalerie » un emblème de carnage et d'oppression mais aussi de la seule Quête qui vaille d'être tentée.
Par l'effet d'une double malédiction (de l'Eglise en son temps, de la Raison par la suite) le Moyen-Age, dans ses aspects les plus sensibles, forme l'une des figures du mal, non du vulgaire mais de ce mal que Georges Bataille a pu définir comme vertige : « commis contre l'intérêt propre » il est exigé par « un impérieux désir de liberté ». Dès lors le bien social, à cette aune, peut devenir le mal et le mal - au besoin tout mal - le bien. C'est dans cet incessant jeu de miroirs, c'est à cette source de sombre lumière que toute révolte, toute ferveur révolutionnaire puise légitimement le plus clair de son énergie, non sans que son intention ne soit sans cesse menacée d'être détournée vers la confusion oppressive et totalitaire. En ce sens - mais en ce sens seulement - le communisme et le fascisme font peut-être écho aux lointains fanatismes du millénium égalitaire. Dans le ressentiment des foules leur parenté profonde peut aussi s'admettre. Pris de vertige, le désespoir révolutionnaire change parfois de visage et de nom. On ne laisse pas d'acclamer. Mais certains reconnaissent la Bête à ce qu'elle marche de côté.
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Jean-Claude Barbé
LES MIROIRS SIAMOIS
J'invente des averses de roses Je tricote des vagues au bord de la mer (nous avions rendez-vous sur la tour de Babel) tu arrêtes un corbillard :
- « à Sodome, et vite ! » (nous nous aimions sous une pluie d'anges blessés à mort) ma chambre d'hôtel est attelée à des éléphants je laisse aux autres le soin de tenir les viaducs en laisse (nous habitions un château de mousse de champagne sur les îles Galapagos) les plis de ta robe se gargarisent de parfums ton lit se tient en équilibre sur un rayon de lune (nous prenions les fleurs par la taille) je me promène sur une terrasse en feu je confonds flamme et flamme et brûle vif (au douzième coup de minuit nous nous jetions dans le vide du haut du pont de Brooklyn)
29 novembre 1963.
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LE POEME ÉCRIT SOUS LES CHUTES ET LES CASCADES DE REINS DE MYRIAM PRALINE ET RECITÉ SOUS LES CHUTES DU NIAGARA PAR UN FANTOME
Pourquoi fallait-il que toutes les grâces du monde te soient données Pour que je me laisse dévorer sans oser lever une seconde fois les yeux Vers ton visage éblouissant cajolé par tes cheveux Pourquoi fallait-il que tous les orages passent par ton coeur Et que les averses qu'ils suspendent à tes doigts Soient mon sang froissé à toute épreuve Pourquoi fallait-il que tous les paysages qui fuient Se concentrent dans ta pensée De quoi me donner le vertige Ces maisons qui flottent sur l'eau de ton rêve Et cette route étonnée de se tenir verticale au firmament de ta fourrure Pourquoi fallait-il que tes cils tumultueux Soient sous mes baisers Ce que sont les vagues en feu sur la mer Et que ta bouche un peu boudeuse Se lève sur des dents de lait brillantes comme des agates Pour que je devienne ta proie la plus amoureuse O Myriam Praline en sourire O petite fille vampire O petite fille fatale
Novembre 1963.
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ROBERT BENAYOUN
OU RIEN N'ARRIVE
L'artiste qui croit pouvoir maintenir le « statut originel » d'un objet se leurre lui-même. Le caractère de l'imagination humaine est expansif et allégorique : on ne peut penser un objet pendant plus d'un instant sans que l'esprit vagabonde. Pas un pardessus, pas un séchoir, pas une bouteille de coca-cola ne peut résister à l'influx de l'imagination, car la métaphore lui est naturelle.
Dore ASHTON.
Je définirai le pop par les Happenings.
C'est en effet la seule forme manifeste qu'ait adopté le pop depuis son lancement, qui s'est effectué dans une confusion totale de théorie et d'intitulation. Je rappelle que les « popartistes » se sont tour à tour appelés Néo-Dadaïstes, Nouveaux Réalistes, Factualistes, Commonistes, Polymatérialistes, Peintres d'écriteaux et de comics, ou Artistes folkloriques urbains, le tout sans qu'une seule déclaration collective ne vienne justifier l'une ou l'autre étiquette. L'invention de l'art pop a été, comme le remarque Hilton Kramer, « une proclamation d'indépendance du critique d'art », mais les artistes eux-mêmes, dans le brouhaha extrême qui les enveloppait, ont gardé pendant très longtemps un silence prudent, qu'ils commencent à rompre. Leur propos le plus laconique et le plus fréquent a été « No comment » (Pas de commentaires). Leur propos le plus exubérant a été cette réflexion de Lichtenstein : « Je suis anti-expérimental, anti-contemplatif, anti-nuance, anti-éloignons-nous de la tyrannie du rectangle, anti-lumière et mouvement, anti-mystère, anti-peinture qualitative, anti-zen et anti-toutes ces idées brillantes des mouvements précédents que tout le monde est à même de comprendre » (1). On ne fait pas plus bavard dans le refus de s'expliquer.
(1) What is pop art ? Réponse à une enquête de Art News, novembre 1963.
Nous savons cependant que les popartistes participent aux Happenings, qu'ils en organisent régulièrement (le mot est inquiétant et ne vient pas de moi) (2), et que ces manifestations
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ont eu en Allen Kaprow un défenseur disert et cultivé. En mai 1961, dans la revue « Art News », Kaprow a expliqué éloquemment le dégoût que lui inspirent (ainsi qu'à ses amis) les galeries d'art moderne précieuses et hygiéniques où des oeuvres qui paraissent si naturelles dans leur studio natif deviennent de délicates arrière-pensées sur les murs blancs de salles bien éclairées et tapissées où l'art de la conversation fait écho à celui des cocktails.
(2) Le New Yorker a publié le compte rendu sarcastique d'un happening organisé dans une cour de Greenwich Village, et dont l'entrée coûtait la somme élevée de 2 dollars (10 F). L'article se termine par ces mots : « Dans le public j'ai remarqué les vénérables dadaïstes Marcel Duchamp et Hans Richter, lesquels quatre décades auparavant avaient orchestré en Europe des happenings avant la lettre. J'ai demandé à une vieille dame enthousiasmée si l'on donnait souvent des happenings. - Régulièrement, m'a répondu la vieille dame. Je suis parti. » (A Happening, New Yorker, décembre 1963.)
Les Happenings sont nés, explique-t-il, d'un désir de théâtraliser l'oeuvre d'art en obligeant le visiteur à une participation active, dans une série d'actes improvisés comme le jazz, et où le hasard jouera un rôle primordial. Le Happening utilisera dans un environnement de totale désaffection (cour, cuisine, remise, hangar, super-marché ou entrepôt) des matériaux physiques périssables : journaux, ferraille, chiffons, boîtes de conserves, gadgets divers, caisses ou boîtes cartonnées.
Dans le happening intitulé L'autel des pommes (et que signe Kaprow), le public se fraye un chemin dans un labyrinthe de fil de fer et papier goudronné, sous des bandes de papier couleur qui constituent un « espace tranquille ». Dans le Happening de Printemps (du même), de l'eau est déversée sur le public que protègent des rideaux de plastique, et une tondeuse à gazon abat subitement toutes les parois. Dans la Collision automobile de James Dine, deux autos mâle et femelle interprétées par deux hommes font l'amour et échangent leur sexe. Dine dessine une auto à la craie sur un tableau noir avec d'affreux gémissements et bégaiements. Dans la Lune américaine de Robert Whitman, une énorme bulle de plastique se gonfle en repoussant les spectateurs, et l'artiste l'escalade acrobatiquement au-dessus de leurs
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« Sans vouloir te peiner, ma chérie, je crois que je regrette mon Monet. »
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têtes. Kaprow donne une description plus générale de l'atmosphère happening : des quadrichromies sont projetées au mur, elles représentent toutes sortes de hamburgers, gros, rouges, maigres ou plats. On vaporise des nuages de parfum d'« automobile neuve », des odeurs d'hôpital ou de citron. Les spectateurs, dans leur claustrophobie, sont prisonniers de l'oeuvre, et s'ils se salissent un peu, tant mieux car, remarque Kaprow, « la saleté est à la fois fertile et organique ».
Rien de tout ceci n'est bien nouveau. Il le reconnaît, et de noter : « Tout remonte au surréalisme, à dada, au mime, au cirque, au carnaval, aux saltimbanques, et jusqu'aux mystères et cortèges médiévaux. » Mais les Happenings donnent à l'artiste un nouveau rôle mélodramatique : « Après le Cowboy, l'Indien, le Proprio, Stella Dallas, Charlie Chaplin, L'homme de l'Organisation et Mike Todd, l'Artiste Américain est devenu une figure de mélodrame... Ici finit l'aspect créateur de sa carrière... Son activité incarne le mythe du Non-Succès puisque les Happenings ne peuvent être vendus et emportés à la maison... Le mythe nouveau va se développer seul, sans références à quoi que ce soit, l'artiste achèvera un isolement parfait, sera célébré pour des dons purement imaginaires et sera libre d'explorer quelque chose que personne ne remarquera. »
Il y a dans cette conclusion assez superbe quelque chose de singulièrement désenchanté. L'art plastique devenu théâtral et chaque artiste un baladin, l'acte de prime abord semble appelé à supplanter l'oeuvre, ou à la remplacer. L'Artiste à ce stade sera tout simplement quiconque se définit lui-même en tant qu'artiste. Le Happening serait-il une opération de sabordage des arts plastiques ? On se le demande. Certaines des propositions émises par Kaprow demeurent sans réponse. Si la galerie d'art dépayse l'oeuvre, pourquoi ne verrait-on pas cette dernière dans son habitat naturel, l'atelier de l'artiste ? Pourquoi les Happenings ne sont-ils pas organisés chez le peintre lui-même, et s'ils doivent mettre en scène des denrées périssables, pourquoi les oeuvres que ces peintres exposent par ailleurs ne sont-elles pas soumises à la même destruction libératrice ?
On soupçonne que la révolte contre les marchands de tableaux n'a rien de bien sérieux, que les ateliers des popartistes sont trop douillets pour être soumis à l'anarchie momentanée des entrepôts et arrière-boutiques, on soupçonne surtout que les oeuvres pop, quoiqu'on en dise, n'ont pas d'autre fonction que d'être exposées, comme le reste, dans ces belles galeries léchées où seuls peuvent apparaître somptueux les pare-chocs de limousine, les toiles à sac, et les agrégats de détritus.
Mais revenons à Allan Kaprow, qui en juillet 1963 est venu à Paris nous présenter un Happening sous le haut patronage de Mr Bohlen, ambassadeur des U.S.A. Il s'agit, nous dit le programme, « de transposer sur scène l'art de l'assemblage », qui devient du même coup un entourage, afin que les spectateurs deviennent une partie intégrante de sa « composition », puis de provoquer un « collage d'événements imprévus, à la fois très sophistiqués et extrêmement primitifs ». Dans la salle du Théâtre Récamier, Mr Kaprow expliqua à ses invités que nulle salle de
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théâtre ne pouvait se prêter à un Happening, à moins que l'on ne puisse le démolir de fond en comble. Le Happening allait donc se transporter, avec ses spectateurs, dans les magasins du grand Bon Marché, après l'heure de la fermeture. Mr Kaprow nous expliqua qu'il était fasciné par le rituel de l'achat et de l'échange dans le cadre d'un grand magasin.
Chaque billet délivré nous donnerait droit à un paquet. A un signal donné, chacun ouvrirait son paquet, et le mot de passe, on ne peut plus potache, serait « Have you got the bread ? », ce qui, par un calembour américain attendrissant, se traduit à la fois par « Avez-vous le pain ? » et « Avez-vous le fric ? » (L'un des paquets, bien entendu, on en aurait la surprise inouïe, contenait un morceau de pain). Dans un Grand Bon Marché quelque peu désolé, on assista à de petites scènes bien innocentes : une dame dans son tub, une machine à laver et un téléviseur flanqués de leur démonstrateur tentèrent de faire passer le frisson de la nouveauté chez un public morne et déçu, auquel Mr Kaprow se hâta vite de contester le moindre humour. Il avait lieu pourtant de se montrer maussade : en fait de Happening, il avait assisté à une séance de shopping, où les rôles distribués d'avance n'offraient aucun champ au hasard, et où l'invention s'était révélée d'une pauvreté insigne. La fascination que Mr Kaprow semblait trouver au geste de l'emplette cadrait fort mal avec son postulat de désintéressement. Le « rite » de l'achat, pour être propulsé hors du domaine des marchés d'art, n'exaltait-il pas un autre genre de transaction, éminemment rentable, et pour le minimum de dépense intellectuelle ?
Un tel soupçon se trouve confirmé par le récit épique, fait dans « Esquire » au mois de novembre 1963 par le nommé John Wulp, directeur d'une luxueuse salle de théâtre de l'Off-Broadway, située sur le côté ouest de 42e Rue. Mr John Wulp raconte comment, dans son théâtre, Niki de Saint Phalle, Robert Rauschenberg et Jean Tinguely organisèrent en mai 1962 un spectacle intitulé La construction de Boston. Contrairement à ce qu'affirme Otto Hahn (1) (« Le Happening se referme sur lui-même, les participants ou les spectateurs y sont en très petit nombre et il est très difficile à New York de s'y faire inviter ») la publicité la plus tapageuse semble avoir opéré en la circonstance, puisque le théâtre fut complètement loué plusieurs jours à l'avance, et que prit place un phénomène étrange d'affluence. Des centaines de personnes au jour dit piétinèrent dans la rue devant les guichets clos, le tout-New York (y compris Duchamp « dans une de ses rares apparitions ») dut se serrer un peu pour que le sénateur Joseph Javits, venu frapper aux portes verrouillées puisse entrer au dernier moment. « Time », « Show » et le « Harper's Bazaar » s'entretuèrent pour mettre un pied dans les locaux.
(1) Pop art et happenings, Les temps modernes, janvier 1964.
Sur scène, Bob Rauschenberg fit tomber une pluie artificielle et quelques balles de ping-pong sur la ville de Boston, représentée par des baignoires et des cuvettes de W.C., Niki de Saint Phalle tira à coups de canon sur une Vénus de Milo en plâtre truffée de peinture, et Jean Tinguely en robe de bal et plumes d'autruche
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construisit un mur de briques sur l'avant-scène pendant que les danseurs faisaient frire dans une poêle des oeufs et du bacon. La représentation dura quinze minutes exactement. Chaque billet avait été vendu pour 3 dollars (15 F) et la soirée rapporta 800 dollars contre quelques kilos de gravats divers.
John Wulp rapporte, sans qu'à ma connaissance on le poursuive en diffamation, le dialogue suivant (1) : « C'est une idée merveilleuse dit Kenneth Koch (poète et auteur dramatique, organisateur de la séance), je ne vois pas pourquoi nous n'y avons pas pensé auparavant. Il y a encore Londres, Paris, Rome : nous pourrions continuer éternellement jusqu'à ce que nous épuisions toutes les grandes cités du monde. - Cela prouve ce que je soupçonnais depuis longtemps, dit Niki de Saint Phalle, les gens sont fatigués du théâtre et du cinéma, ils veulent s'amuser pour de bon. Jean dit que les artistes sont devenus des vedettes de cinéma. Il pense qu'il va devenir le nouvel Humphrey Bogart. » Ici Jean Tinguely intervient pour dire qu'il ne serait pas sage de présenter ce genre de séance trop souvent. « Nous pouvons peut-être exiger dix ou quinze dollars par ticket, dit Niki - Vingt-cinq, dit Wulp - Jean dit cinquante, traduisit Niki. Il pense que nous pourrons engager Richard Burton. Est-ce qu'il parle bien ? » Sur quoi, l'article se termine.
(1) Happening, par John Wulp, Esquire, novembre 1963.
Si je ne m'abuse, l'orthodoxie du Happening, tel que le définit Allan Kaprow, est ici en déroute, elle l'était déjà au mois de mai 1962. Non seulement La construction de Boston a eu lieu, à la satisfaction de tous, sur une scène de théâtre, et sans que ce théâtre soit détruit, mais encore le Happening, que personne n'a acheté ou emporté chez soi, révélait une source fort profitable de revenus, aboutissant au principe de séances à cinquante dollars (soit 250 F) c'est-à-dire à seize Francs LA MINUTE. On peut le constater, le Happening pousse fort loin les rites de l'échange.
Outre cette revendication histrionique de l'artiste que traduisent Tinguely, lorsqu'il se prend (serait-ce en plaisantant) pour un Bogart, ou Kaprow lorsqu'il convoite l'auréole fabuleuse du Cowboy, le Happening révèle une angoisse fondamentale : la précarité de leur entreprise est ressentie vivement par les artistes pop. Ils n'ont pas dans leurs oeuvres la confiance illimitée qu'on pourrait attendre d'une école aussi axée sur le sensationnel. Ils semblent compter avant toutes choses sur une période de déblayage des arts contemporains. Quelle que soit la déperdition de matières et d'énergie, quel que soit le défoulement plus ou moins profond qui s'exerce sur un terrain neutre au cours d'un Happening, aucun de ces peintres, de ces sculpteurs n'y engage vraiment sa vie, son oeuvre, en une combustion illimitée de l'instant.
Revenus à leurs ateliers, ils produiront des objets que leur extrême laissez-aller, leur rudesse ou leur prodigieuse laideur voueront à ces galeries même qu'ils prétendent exécrer, ou plus probablement aux musées d'art moderne, où des sections spéciales, à la limite des formes utiles ou des arts ménagers s'adresseront
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Le Festin.
Mise en scène de Meret Oppenheim.
Exposition Internationale du Surréalisme, Paris, 1959 (Photo R. Van Hecke.)
« Aimez-vous les femmes ? » Film de Jean Léon. Prod. P. Kalfon 1964 (Photo Rodrigue.)
(image) Mimi Parent
Frôleuse (Photo Y. Hervochon.)
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Adrien Dax Au festin des nautiles 1963
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surtout à la curiosité future des sociologues (1). Ce que j'en dis est purement spéculatif, mais je ne crois pas que les chefs-d'oeuvre pop passeront vraiment chez l'usager, envahiront avec la rue l'habitat individuel. Le critère : est-ce vivable ? demeure assez impératif pour décourager, sauf chez de grands collectionneurs dotés de locaux ad hoc, le geste d'achat. La caricature du « New Yorker » qui accompagne cet article n'est pas entièrement dénuée d'humanité. Les oeuvres pop s'avoisinent fort bien dans une galerie d'art, ou aux cimaises d'un musée, mais elles ont un sens aigu de la famille. Elles excluent toute intrusion. Pourriez-vous accrocher un Andy Warhol en face d'un Chirico ou d'un Tanguy, et vivre à ses côtés sans avoir l'impression de créer dans votre intimité un rayon d'épicerie fine ? Placeriez-vous un hamburger géant de Oldenbourg dans votre chambre à coucher, pièce destinée plus qu'aucune autre à la recherche du bonheur ? Aimeriez-vous voler une douzaine de portraits de Troy Donahue en rang d'asperge ? (2) Avez-vous violemment désiré offrir à votre amie un pneu géant de marque Goodyear, ou trentequatre paires de bésicles enfermées dans un bocal ? Mais ceci est sans importance. Ces délires ne vous sont pas le moins du monde destinés. Habitués à tabler sur la bonne volonté des muséographes, ou sur l'auto-vandalisme des Happenings, le popartiste ne se préoccupe plus d'être apprécié à l'échelle de l'individu. Tout à son rêve de gloire, et devenu le superman des juke-boxes, des self-services et des automatons, il travaille directement pour la mythologie.
(1) J'ai parlé de formes utiles : l'inventeur de la bouteille de coca-cola a fait preuve d'une invention plus durable et plus authentique que le peintre pop qui en reproduit sérigraphiquement quelques rangées imperturbables. Une reproduction de Lichtenstein, réduite dans votre quotidien aux dimensions d'un comic strip, est plus convaincante que l'original. L'effet d'agrandissement n'est qu'une affaire de trame dont Seurat se fût peu soucié, et nous restitue, tout au plus, le Musée imaginaire de la Bande Dessinée, tel que pourrait le concevoir un jour André Malraux.
(2) La répétition est-elle exaltante ou péjorative ? C'est le sujet qui en décide. Lorsque Warhol multiplie Marilyn Monroe, on le trouve euphorique, lorsqu'il répète le visage imbécile de Donahue, on nous assure qu'il fustige l'idole des teen-agers. Dans les deux cas, je ne vois que bégaiement, ou psittacose de l'esprit.
Et nous en arrivons à ce paradoxe : des oeuvres qui ont été créées pour bouleverser les habitudes du vernissage, n'ont pas d'existence réelle en dehors de l'exhibition, nantie des marques les plus agressives du spectaculaire. Y a-t-il un seul artiste pop dont on puisse supposer qu'il peigne (ou sculpte) pour lui-même ? Toute l'entreprise des Nouveaux Réalistes tient à la théâtralité de la relance, une théâtralité qui dans les Happenings s'exerce au profit de l'artiste et contre l'oeuvre. « Sans la réaction d'un public, tout objet pop reste un fragment », observe Thomas B. Hess, l'éditorialiste d'« Art News ». Imagine-t-on ce qu'il peut y avoir de débilitant pour un peintre à reproduire au stencil trente toiles de boîtes de soupe identiques à l'étiquette près, ou soixante toiles d'une horloge où seule change de place l'aiguille des minutes, s'il ne tend au scandale de l'accrochage, à un acte de trompe-trompe l'oeil qui substitue à l'appréciation d'une technique où d'une invention picturale, l'admiration béate d'un effort solide vers la vacuité, sinon le masochisme gestuel ?
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Bande dessinée militariste ? Non. Tzing, tableau de Lichtenstein (en réduction).
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Si nous excluons du projet d'ensemble les réactions du visiteur, du critique, ou du marchand de tableaux, dont nous avons vu qu'elles sont très rapidement adaptables à la surprise, nous assisterons à une espèce d'abandon corporel et mental de l'exécutant, lequel, sans se donner la véritable extériorisation de libido que suppose l'automatisme, tend à assumer les mécanismes les plus castrateurs de son époque. « L'art pop, écrit sérieusement Clair Wolfe (1), c'est la prise de conscience de la boîte de soupe et du panneau publicitaire ». « Le paysage se referme autour de nous, écrit Jim Dine (2) et nous ne voyons plus que des panneaux publicitaires : autant y faire face ». Il est curieux que les Américains aient mis si longtemps à prendre conscience collective de leur propre inflation publicitaire et de leur art industriel, en retard sur le cubisme, sur dada, et sur une prémonition isolée de Stuart Davis (Lucky Strike, 1921).
(1) Pop art, F M and fine arts, septembre 1963. (2) What is pop art ? Art News, novembre 1963.
Mais le message de l'art pop est celui de l'assomption figée, catatonique des appareils à sous, des bocaux de drugstore, du comic strip, de la bouteille de soda, comme des abatis de la Général Motors. Une assomption teintée de sarcasme, mais
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dépourvue du moindre désaveu. Comme l'écrit le critique anglais David Sylvester (1), « l'art pop exprime une attitude d'acceptation totale de l'environnement, non dénuée d'un élément critique, mais teintée d'une évidente soumission ». « Tout le monde doit être une machine, avoue lugubrement Audy Warhol. Je peins comme je peins parce que je veux être une machine... Peu importe ce que l'on fait. Chacun continue à penser la même chose de son côté, et chaque année tout devient de plus en plus pareil, un jour tout le monde pensera pareil. Voilà ce qui se passe. » (2)
(1) Art in a cold climate, Sunday Times Magazine, 26 janvier 1964. (2) Art News, op. cit.
Cette prostration morne est évidemment favorable aux principes de la répétition et de la stéréotypie. Dans trois années d'ici, Warhol pourrait fort bien peindre des boîtes de Kleenex, des Robert Kennedy, du Nescafé ou des pilules d'Equanil, Claes Oldenburg évoluer vers la cassate napolitaine ou la zuppa inglese, et Lichtenstein agrandir les annonces médicales et les timbresposte de la Louisiane.
Mais il ne faut pas prendre ce phénomène d'ânonnement pour une mise en cause. « Le popartiste ne juge rien, écrit (en bonne part) Clair Wolfe, il n'est ni le traducteur de ses propres images, ni un mentor, un interprète, ni un révolutionnaire. Les conclusions qu'on tire de son art n'engagent pas sa responsabilité. Ses oeuvres ne sont pas des déclarations de principe, mais des questions. » Et le critique Stanley Kunitz, examinant le terme New Dada, de rappeler opportunément : « Dada fut un mouvement essentiellement révolutionnaire, poussé par une immense passion sociale. C'était une attaque de cette société bourgeoise à laquelle les Dadaïstes imputaient la Première Guerre Mondiale. Mais les Néo-Dadaïstes embrassent au contraire le symbole bourgeois, et sont fermés à la passion. » « Il s'agit, écrit Léo Steinberg (3), de surbourgeoiser le bourgeois, de le dépasser, de lui prendre sa place et de jouer son rôle, avec excès. »
(3) A symposium on pop art, Arts Magazine, avril 1963.
Nous sommes dans la surenchère et l'hébétude, où la pensée piétine par une imitation vengeresse, mais crétinisante. A partir d'un certain degré de complaisance dans la mimique, les popartistes aboutissent à une exaltation de la laideur américaine, à une réévaluation du fonctionnel, à un hommage à la violence. « La dialectique du pop aboutit, remarque Thomas Hess (4), à une lueur de satisfaction ambiguë : n'est-il pas merveilleux de constater à quel point les carcasses d'automobiles sont horribles ! Même notre ignominie, qui est la chaise électrique, acquiert un aspect doucement cosmétique. » Ces photos agrandies et reportées sur toile, qu'expose actuellement Andy Warhol chez Sonnabend, ont en effet quelque chose de sinistrement ornemental. Warhol enregistre, comme certains pervers dans leur scrapbook de coupures de presse, quelques clichés d'agence qu'il multiplie. C'est le constat photographique des compagnies d'assurance, ou le pancinor imperturbable du reporter d'actualités filmant un bonze en flammes. (On sait, par l'usage qu'en firent les Allemands, ce
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qu'on peut faire dire à de tels documents). Prise de position ? On nous l'affirme, mais où est le geste créateur qui différencie ces images des « une » morbides que proposent les tabloïdes à une nation somnambulique ? Warhol, machinalement, reproduit ces scènes de mort, mais elles ne lui inspirent rien. L'oeuvre de circonstance se superpose, avec docilité, à son matériel même de documentation. L'artiste, tout en démissionnant, se donne à fort bon compte une conscience en paix.
(4) Pop art public, Art News, novembre 1963.
Tout ce qu'on voit aux U.S.A., laid ou beau, se transforme-t-il donc en oeuvre d'art, en objet de culte ou en monnaie d'échange ? Autant le dire immédiatement : l'Amérique est devenue une oeuvre d'art. Le pas vers la grande déclaration de chauvinisme américain ouvert par les beaux étendards de Jasper Johns a été franchi dans une parfaite allégresse : « Le pop, c'est le Rêve Américain, optimiste, généreux et naïf », dit Robert Indiana. « C'est la peinture industrielle, dit Lichtenstein (1). L'Amérique a été frappée par l'industrialisme et le capitalisme, et bientôt ce sera le tour du monde entier. Alors le pop ne sera plus seulement américain, il sera universel. » Déjà Jim Dine reproche à Motherwell d'avoir écrit, dans une toile célèbre, les mots Je t'aime en français ! Et lorsqu'on fait remarquer à Lichtenstein qu'il aime trop souvent isoler dans les comics, des éléments agressifs et guerriers, des mitrailleuses, des chasseurs à réaction, des torpilles ou des Marines en action, épeler avec insistance les Takka-Takka, les Tzing ! ou les Ack-Ack des fusillades fascistes, il répond évasivement : « Les héros des comics-books sont toujours des prototypes fascistes. Mais je ne les prends pas très au sérieux, et je les utilise pour des raisons purements formelles. » (2.)
(1) Tous deux dans Art News de novembre 1963, op. cit.
(2) On se demande alors pourquoi il ne recopie jamais les images exaltantes et poétiques de Flash Gordon, Mandrake ou Krazy Kat, ou les comics satiriques et libéraux comme Pogo ou Lil' Abner.
L'implication morale qui en résulte a quelque chose d'inévitable. Que dire de cette nouvelle que vous donne Warhol (3) : « Ma prochaine série sera pornographique. Les tableaux auront l'air complètement vides, mais à la lumière noire d'énormes seins apparaîtront. Si un flic entre, on n'aura qu'à tourner le bouton, et il n'y aura plus rien de pornographique. Segal vient de mouler deux personnes en train de faire l'amour, mais il a tout détruit. Peut-être a-t-il pensé que c'était trop pornographique pour faire de l'art. Mais il a tort, c'était très beau. »
(3) Op. cit.
Nous pourrions à ce stade nous indigner ou nous gausser, si cet ensemble de faits et de propos ne semblait recouvrir une sorte de drame (4). Je ne peux m'empêcher de penser que dans les
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Happenings, les popartistes trouvent leur moment de sincérité dans la dévaluation de leur propre oeuvre, dans la réduction à néant, la destruction physique de ces morceaux de stricte obéissance et d'esclavage que sont leurs autels quotidiens au laid, au digestible ou au vénal.
(4) Cette généralisation ne saurait inclure Bob Rauschenberg dont les titres, les inscriptions et les collages, à l'appui d'assemblages comme le Canyon de 1959 (l'aigle empaillé) ont toujours fonctionné dans un sens nettement antipatriotique et subversif. Je regrette que cet artiste qui, précurseur involontaire du pop, en est dissocié par les critiques les plus puristes comme Thomas Hess, se soit mêlé, sans doute par un effet d'émulation, à des manifestations comme La construction de Boston. De même, la démarche d'autoabrutissement que j'attribue à Warhol, Lichtenstein ou Oldenburg, est étrangère à James Rosenquist, dont la peinture, au lieu d'opérer par répétition ou simple copie, procède d'un choix, d'un cadrage, et même d'un montage, activité individuelle d'un ordre supérieur.
Le cri de Dore Ashton : « Où est la distance esthétique ? Où intervient le problème de la métaphore ? » (1), aucun de ces artistes n'y peut répondre, parce que leur problème reste ailleurs. Ne regardez-pas ce que nous reproduisons, semblent-ils dire, regardez notre geste, notre tourment. Nous ne sommes pas des artistes maudits : tout ce que nous faisons nous réussit, et n'est-ce pas le drame ! Mais nous pourrions faire autre chose. Ne regardez pas nos oeuvres, regardez-nous ! Nous sommes les vrais héros de ce temps, les parfaits symboles de la réfrigération, de l'électronique, de la taylorisation, ou des techniques de reproduction. Nous sommes les parfaits caméléons d'un désert esthétique dont nous avons mangé toutes les cactées que nous remplaçons, voyez avec quel réalisme ! Je regarde, sur scène, l'homme-protée se transformer en saucisse chaude, en stand de tir, en scopitone, en moule à gaufres, en fait-divers de « France-Soir », en bruit de grenade, en mille-feuilles. Le rideau tombe. Où en étions-nous ?
(1) Arts Magazine, op. cit.
Février 1964.
R. B.
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Pas de mitraillettes ? Pas d'explosions ?
Pas d'avions en piqué ? Ce n'est donc pas un Lichtenstein, mais, au format original, un comics « inspiré ».
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JOYCE MANSOUR
ILLUSIONS DE VOL
Mon amour absent et comme déchiqueté par la distance, mon amour : image haletante de tout ce qui ne m'appartient pas, mon amour séducteur bien plus présent que le réel.
Il m'arrive souvent que je me cache : je braque mes yeux myopes sur le virage menteur et je pars au galop, sous les voûtes du vieux miroir, portée par la métate du vertige. Alors je te vois autre que tu n'es ; envoûtée par le faux autant que par le vrai, je me couche de tout mon long, la tête en bas de la côte hivernale et je rêve.
Peut-être est-ce pour cela que je vole dans les magasins.
Je me souviens de nos jeux de fin d'après-midi. En péril mortel devant sa soeur ennemie, le roi noir la menaça de ses crochets sans toutefois se décider à mordre, par une répugnance que je ne me charge pas d'expliquer.
« Echec au roi ».
Le sol quadrillé était fort mal éclairé par la fenêtre donnant sur la baie et mon roi n'avait plus sa tour, son terrier, dont le rôle est de quelque valeur tant dans l'attaque directe que dans la défense.
« Dommage que les pions-soldats ne puissent être renouvelés après consommation ».
D'étranges images brûlaient mon esprit : vues fixes sous le verre du passé ciré.
« Bouges ton roi », dit le savant de sa voix timide que, n'eût été sa manière solennelle de me regarder, j'eusse presque trouvée insipide.
« Tu bois trop de café à jeun, reprit-il, en lissant ses cheveux, tu es si nerveuse.
- Oui.
Le vieillard choisit une pilule dans la boîte à bijoux, la croqua et dit en souriant :
« Tu ne te demandes jamais comment je meuble mes longues soirées ?
- Non, répondis-je sans ennui car le savant n'était pas bavard et je savais que tu viendrais me chercher, cruel dans ton costume bleu, la bouche pleine du mot travail, dans une heure, dans deux heures... bientôt.
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Je suppose que tu lis.
Non. Enfin, pas seulement.
Alors ?
Tu ne saurais deviner. Je n'ai jamais été plus heureux, plus passionné, plus près de cerner l'obsession de toute ma vie. Non. Je n'ai jamais été plus loin, les deux ailes déployées...
Toujours les avions, grommelai-je derrière le rideau de mes cheveux teints, je ne comprends rien à l'astronautique. Je sais que tu as inventé le manche à balai ; grâce à toi les avions volent...
Oui, le vol (il riait à présent), le vol si l'on veut. Ils pensent que je ne suis plus bon à rien, que je suis fou, sénile. Ils ne comprennent pas, ils ne veulent pas comprendre la grandeur et la beauté de mes travaux actuels. Ils me trouvent ridicule. En vérité je fais maintenant ce que je n'osais faire quand j'ai inventé le manche à balai et le reste.
Le manche à balai ? répondis-je en louchant vers la porte.
Tâche de comprendre. Jeune homme je ne reconnaissais pas la nature de cette violence, de ce typhon (les Américains baptisent leurs ouragans de noms féminins : Jacqueline, Victoire, etc.), de ce besoin impératif qui éclatait dans ma tête tel un hoquet de boue ; je travaillais, j'imaginais, je désirais...
Tu inventais, soupirai-je.
Oui, j'inventais. Je jouais avec mon désir, je l'habillais de chiffres, et c'est ainsi que, comme dans les rêves mon désir se mit à voler, à dépasser les arbres ; que les épaules des chercheurs s'estompèrent sous ses ailes...
Je connais ça, murmurai-je, me voyant bientôt délivrée, libre de me promener seule et sans problèmes.
« J'ai finalement atteint mon but. J'ai plaqué l'obsession au sol et, là, sous la loupe, je l'observe dans l'attitude de l'insecte au repos. Rien n'y manque à présent. Voilà. »
Le vieil homme ouvrit une armoire et me tendit, un à un à travers l'échiquier, des verges, des phallus de jade grandeur nature, d'autres en plastique munis de plumes gluantes. J'observai ce défilé de sexes masculins sans proférer la moindre réplique. Déçu par mon silence et mon évidente incompréhension, le savant rangea les pénis dans leurs écrins de velours. Dorothée entra toute mouillée de la baie.
Je ne vis plus le vieil homme... ou plutôt si parfois il nous advint encore de jouer aux échecs dans le salon glacial, je ne devais plus être pour lui qu'un adversaire. Je quittai Majorque sans regrets et ne tardai pas d'apprendre la mort du savant.
Je ne pensais plus aux « consoladores » ni à leur possible émergence sur le plan scientifique quand, l'autre jour à l'aéroport de Bruxelles, en proie à un fort accès de paludisme (la tête calée dans la chaleur résonnante du néon comme une noix dans la mer métallique) soudain je me mis à penser en anglais, soit dans la première langue que j'eusse comprise en dépit de l'entourage analphabète hispano-arabo-yiddish de mes jeunes années. Je me formulais en anglais mon dégoût subit du vol projeté. Non que j'eusse peur de voler : est-ce que je ne vole pas sans interruption, il est vrai de plus en plus bas à mesure que la nuit
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avance (à l'approche de l'aube je sens les ongles râpeux des petites branches contre la plante de mes pieds relevés et mes persécuteurs sont bien plus qu'à mes trousses : pendus à mes basques ne serait pas trop dire). A l'avion je recours aussi volontiers que d'autres aux somnifères. Mais ce jour-là, dans le délire de mes 40°, je ne voulais pas bouger, je me refusais à marcher dans le noir vers l'avion immobile mais déjà en puissance de vol. Ce que j'aime, c'est voler dans les rues comme une femme de mauvaise vie ; prendre, violer, salir l'objet futile ; surprendre par derrière, prendre par surprise. Comment faire pour me lever, quitter la molle banquette, remettre mon manteau, marcher, m'avancer comme un journal intime, mot après mot le long des jours, vers l'arpenteur des mirages : l'avion ? Tout à coup les mots « joy-stick » percèrent la brume. Le « joy-stick » : manche à balai du sabbat moderne, désir sublimé de mon ami mort, vol des sorcières sur leurs manches à désir, sexe onirique de l'avionconsolador, voleur volant dans les « outer spaces », désir bruyant d'un grand timide...
Tu m'as prise dans tes bras toute chargée de fièvre, nous avons pris l'avion (le vol, le vol, mon amour) et je me souvenais des yeux du savant enfoncés jusqu'aux pupilles dans la banquise rouge-cardinal : « Toi, surtout, Joyce, tu dois comprendre... »
Evidemment. Joyce : « joy-stick ». Suis-je toujours kleptomane ?
J. M.
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Guy Hallart : Un malheur irréparable. Janvier 1964.
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GÉRARD LEGRAND
LES ÉTRENNES ANTIDATÉES *
(*) Ce texte est destiné à apparaître en prologue d'une série d'essais intitulée : LA LUMIERE INDIVISE (De l'expérience métaphysique à l'affrontement surréaliste).
En ce temps-là, elle régnait sans conteste. Tous les postes de radio, les clandestins autant que les officiels, la célébraient en détail. Ce n'était plus les despotes qui lui vouaient un holocauste périodique. Il devenait évident, depuis quelques décennies, que des peuples entiers rêvaient d'elle, cédaient à ce vertige qui précipite les hamsters dans la Baltique et les sauterelles sur des champs déjà ravagés, et ne voyaient d'autre issue au sacrifice que le sacrifice même. Oui, le triomphe de la Mort touchait à son comble. Mais elle n'avait pas encore trouvé ce visage de peur définitive qui, à l'heure où je parle, se fige en un engourdissement précaire et, sous le masque d'un périlleux équilibre, impose une sourdine à l'exaltation dont elle se repaît dans les « conflits locaux », - jusqu'à l'entrée à peine moins indécente des pleureuses, ses filles.
Certes, dans mon enfance, elle m'avait épargné. Mes proches étaient vivants. Le premier cadavre que j'eusse vu, pendant l'exode, était un cheval. Des hommes sans nombre mouraient vraiment sur tous les fronts, mais d'autres hommes étaient conçus dans le plaisir ou ce qui en tient lieu, et l'heure de la bombe universelle n'avait pas encore sonné à l'horloge spectrale d'Hiroshima. Le cri de Pascal : « Combien de royaumes nous ignorent ! » m'indiquait un abîme. Je n'avais pas les moyens de comprendre comment cette richesse effrayante s'annule elle-même dans sa diversité, puisque nous échappe de ce « réel » humain tout ce qui ne s'inscrit pas dans le cadre anonyme, misérable, mais irremplacé, de la statistique.
Je n'avais guère plus de quinze ans, seize peut-être. J'étais assis un soir, à Paris, dans un profond fauteuil de cuir. Je regardais, par des vitres où parfois battait une persienne, des nuées bleu-sombre traverser un ciel rouge. Le vent pluvieux secouait des branches roidies au-devant de murs en béton, des zincs blafards d'un toit.
Soudain, quelque chose en moi pensa : « Ceci pourrait être, et la pénombre du salon, et ce fauteuil, et avec ceci tout le reste,
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sans que tu y sois pour le regarder. Tout ceci pourra être un jour, et toi... » J'essayais de m'abstraire du spectacle, mais c'était me réduire à rien. Je ne réussis ni plus ni moins, qu'à ouvrir, à la place de mon corps, un épouvantable trou incolore. Une absence sans nom, pendant quelques secondes, ou quelques minutes, m'avertit que je touchais le fond de cette « suppression » : le néant pur.
Ce qui me bouleversa fut moins la pensée de la mort, - elle m'était déjà venue, - que la découverte de cette possibilité de « réaliser », de penser intégralement ma propre mort, ou du moins ce que cette expérience m'en communiquait. Plus tard, je devais reconnaître ma relative erreur. Ce que j'avais expérimenté n'était pas ma mort comme événement, c'était la négation de ma vie. La mort d'un être particulier, - en quoi gît pourtant tout l'envers de sa réalité, - n'a aucune vérité théorique, car elle est littéralement inconcevable. Sa vérité historique consiste seulement en un « dernier instant », non en ce qui imite ou suit cet instant.
Puis, cette obscurité s'enfouit en moi-même. Mais, apparue à l'âge où je devenais conscient du mouvement de mes idées et de mes aspirations, elle porta son fruit. Je crois m'être bientôt reconnu en face d'un dilemme de morale pratique, dont le ton était fixé, avant qu'il eût trouvé à se formuler à peu près en ces termes : « Faut-il me perdre dans le cours successif des chances, ou gravir quelque sommet d'où contempler toutes choses non temporairement ? » Cette préoccupation se fit jour, dans l'ordre « poétique », dès 1945-1946, quand j'intitulai un dossier de notes, de brouillons, et même une aquarelle, de cette expression assez limpide pour dissimuler un piège : « Le Retour du Printemps. »
Je dois le dire : l'espèce d'amour viscéral, par moments bestial, que je porte à ma vie donnée, à ce corps non seulement périssable, mais insignifiant, - cet attachement que peut porter à l'existence, telle qu'elle s'offre ou se refuse, celui qui (par exemple) a failli être condamné par les médecins peu après son sevrage, faute d'aliments appropriés, et dont l'organisme s'est trempé à surmonter cette épreuve, - cet attachement m'a gardé de verser dans les ornières de « l'absurde » et de « la nausée ». Je n'y voyais, je n'y vois que fatigue (et bien sûr la fatigue pose un problème...), excès d'attention engendrant une inattention inopinée, ou confuse tristesse sentimentale qui se cherche une profondeur, ou doute sexuel inavoué, et enfin perversion du sens du merveilleux. Tel est fasciné par les idiots faute de savoir admirer les génies, tel caresse les monstres faute de poser, simplement, son regard sur une jolie femme. J'ignore l'ennui, ayant presque toujours la force de quitter un lieu nul ou encombré.
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« J'ai soif d'absolu. - Garçon, un absolu dans un grand verre. » Ce piètre dialogue était fameux à l'époque, parmi les habitués de Saint-Germain-des-Prés. Pourtant, moi aussi, j'allais attendre de la danse qu'elle me donnât le sentiment d'une suprématie et d'une félicité auxquelles, depuis longtemps, les théologiens n'apportaient plus leurs soins. Certains mots, en apparence
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des plus exténués, mais prononcés avec un certain accent, - comme la vie et monde, - m'enivraient subtilement.
Chez les poètes, chez les philosophes, je cherchais au fond encore une recherche - celle de l'Absolu. Ni les prétentions de plus en plus routinières de la critique sociale, ni les enseignements autrement graves de la psychanalyse, ne me contraindront à admettre que ce désir fût réductible à quelque phantasme d'enfance, ou à mon hérédité « bourgeoise » (*). J'invoquerai à cet égard l'origine et l'accomplissement de ma découverte de la poésie : d'une part le démonisme des Grecs laissant errer « les nuages sauvages et inquiets » au-dessus des figures du Centaure et de la Bacchante, telles qu'en un discours trop apprêté, mais véridique, les dressa Maurice de Guérin, - et, hors de toute commune mesure, le combat contre Dieu du plus prodigieux passant qui, sur cette terre, ait fait signe à ce qu'il y a en l'homme d'au-dessus de l'homme, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont.
(*) Je suis certain que le « besoin d'absolu » n'est pas commun à tous les hommes, sans que ceci entraîne de hiérarchie dans l'intérêt variable que je leur porte.
De même aurai-je été sensible de bonne heure au lugubre avertissement d'un professeur de philosophie : « Au lieu que vivre et changer soit la même chose, vivre c'est triompher du changement, et à chaque instant se ravoir de la mort ; vivre, pour l'esprit, c'est se retrouver et se reconnaître toujours ; c'est toujours, éternellement se souvenir. » Chétif dignitaire du Second Empire, propagateur de l'enseignement du dessin dans les lycées, ô Ravaisson-Mollien (de l'Habitude), tu as saisi et plutôt mal exprimé quelque chose de bien plus haut que toi. Le fleuve héraclitéen, où sans cesse nous descendons entre les buissons de roses éphémères, est aussi le miroir où elles ne se faneront jamais.
Ainsi une quête « métaphysique » se poursuivait-elle en moi, à travers l'acceptation de l'acte d'écrire, conçu comme un moyen de « salut » terrestre. Toutefois, l'âpre enchantement des dialectiques ne me fournit pas à lui seul la solution d'un problème mal dessiné. Il y allait, en effet, de la découverte d'un état surmortel, auquel on puisse accéder ensuite sinon à volonté, du moins dans les circonstances « optima » de la volonté.
Je précise que « la foi » traditionnelle dans laquelle on a cru m'élever, ne m'a jamais touché. La plupart de ses succédanés ne m'inspirent que le dégoût ou la dérision. Les stupéfiants me semblent renvoyer à un mécanisme totalement artificiel, qui ne saurait être une bonne introduction au fonctionnement vrai (ou fictif, en tout cas spontané) de la pensée. Quant au suicide, c'est un pari qui décourage mes facultés de simple prise en considération.
Il ne s'agissait pas de ce qu'un poète a nommé « le dur désir de durer » : il s'agissait d'un désir d'échapper à la durée, puisque j'avais déjà éprouvé le plus pur de l'angoisse qu'il y a à éprouver que cette durée débouche sur l'inéluctable sottise, - mais aussi le mystère, - de la mort. Il s'agissait de connaître dans leur plénitude des instants privilégiés, d'où rayonnerait sur tout le reste un éclat invincible et secret.
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En effet, certains contacts avec la nature, plus rarement, mais aussi intensément, des textes ou des fragments de textes, et parfois, des films ou des images de films, plusieurs musiques, quelques tableaux, me plongeaient à une profondeur variable dans un ravissement, à la fois sensible et intellectuel, qui ne me paraissait pouvoir m'entraîner qu'au-delà du « Temps ». Le choc décisif me vint d'un côté, où, à distance, je m'étonne parfois qu'il se soit produit.
Le 5 juin 1949, une violente averse de grêle parcourut les quais de la Seine, d'où un autocar emportait vers les confins de la forêt de Fontainebleau mes plus chers compagnons d'alors. Il circulait entre nous une communauté, non d'idéologie, mais de sentiment, très intense, et pour moi l'existence n'a pas entièrement dissipé la griserie qui en résultait. Prétextes discutables : nous avions vingt ans, plusieurs sortaient du même collège, et nous mettions beaucoup de fièvre à monter des spectacles de théâtre ambulant, dans la tradition famélique et prodigue du Capitaine Fracasse.
La demeure qui nous accueillait - une fois parmi d'autres - n'avait d'un château que le prestige. Au fond du jardin, tout le romantisme du monde nous semblait pouvoir tenir dans une courte allée de tilleuls (en un sens, il y a tenu pour moi). Mais, cette après-midi ensoleillée, j'avais franchi le mur voisin d'un enclos à l'abandon, occupé par une de ces hautes granges de pierre vive et de poutres, qui sont plus dignes à mes yeux de témoigner en faveur de l'ancienne architecture que n'importe quelle cathédrale. Evitant de grandes touffes d'orties qui croissaient sous un pommier rabougri, je me cramponnai aux tuiles et aux pariétaires pour me laisser choir dans une herbe abondante en lumière.
J'entendais distinctement l'écho des disques de jazz, et le rire des jeunes filles, sur la toile de fond d'une musique foraine. (Quelques-uns de mes amis, déguisés en clowns, jouaient sous une tente dressée au centre du minuscule village, noeud de sentiers verdoyants et de rues lisses où nous nous croisions sans cesse en nous ébahissant de ces rencontres pourtant inévitables.) D'énormes nuages clairs montaient sans colère dans le beau ciel.
Je ne saurais soupçonner aucune « raison », même latente, à ce qui s'ensuivit. Dès que je me fus étendu sur ce gazon dru, vibrant d'insectes, un terrible émerveillement m'assaillit. D'emblée, sans la moindre possibilité de recours à des repères antérieurs, - et si éclairants que certains se soient montrés par la suite, - je ressentis et je connus que j'étais, QUE JE SUIS ETERNEL.
Cela ne se définit pas davantage. Le mot d'extase, outre sa sonorité religieuse, indique de par son étymologie un déplacement, une sortie. Or, je ne voyais aucune issue. Ce n'était pas comme si toutes les portes de la substance mentale ou autre se fussent ouvertes devant moi. C'était à peine comme s'il n'y avait plus eu de portes du tout. Ni extérieur, ni intérieur, mais nulle confusion entre les deux. C'était la véritable victoire sur la durée.
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Toutes les horloges arrêtées, tous les cadrans solaires effacés, par un torrent d'orgueil étonné, et d'orage solide, et d'or.
C'était un instant infiniment plus lourd que tous les instants, tombant à travers la hideuse spirale de fumée dont s'enveloppe « Dieu », c'est-à-dire le précipice des âges, où fond une seconde fois le flocon de neige d'une vie. Aussi bien, c'était une pierre infiniment plus lourde, qui ne tomberait pas. C'était une vision sans spectacle, et cependant pleine, aussi pleine, si j'ose dire, que la contemplation parfaite obtenue par les Shamanes touraniens ou par les Gnostiques. (Je ne tiens pas à empiéter sur le terrain des spécialistes de la psychologie « mystique », ni à minimiser ou à souligner des différences, - mais à signaler que cette expérience qui fut la mienne n'était pas celle d'un « vide ».) Dans le nid de fougères de mon sang, dans l'écorce brisée de mes nerfs, la pensée aux ailes étendues. Moi, un Eterncl. Cela ne se définit plus. Cela se profère. Cela, surtout, est ce qui me possède, et que je possède, une gloire où je ne m'isole que pour tout redécouvrir. Ni paresse ni effort. Désir illimitable et souverain bien.
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Peut-être ne franchirai-je jamais un seuil dont j'ignore comment je me suis retiré. Et quel désordre dans le calendrier où malgré tout, je dois jeter les yeux pour me persuader que tout ceci ne se passait pas hier ! L'été torride qui suivit, je me trouvais au pied du château d'Ussé (commune de Rigny) : on assure que Perrault y écrivit la Belle au Bois Dormant, et que deux momies égyptiennes qui y furent « retrouvées », un peu plus tard, donnèrent au curieux jésuite Athanase Kircher, théoricien de la lanterne magique, l'idée de sa « linguistique universelle ». Dans les roseaux de l'Indre, où descendaient des blés et des vignes en fleurs, une illumination sauvage me ressaisit : était-ce vraiment mieux qu'un souvenir ?
D'un ancien manuel élémentaire de « leçons de choses », une image me fascinait toujours : trois verres d'eau contenant chacun un oeuf sont posés côte à côte. Le premier oeuf, au fond du verre, est frais. Le second, vieux de huit jours, flotte entre deux eaux, et le plus ancien est monté jusqu'à la surface du liquide. Cependant c'est le même oeuf dans un verre identique. Le temps se trouve lisible de l'un à l'autre verre, de gauche à droite, - et puisqu'il s'agit d'une unique figure, avec une seule légende, - embrassé et annulé d'un clin d'oeil. Pareil miroitement ne saurait se dissoudre en une exaltation momentanée, aussi forte qu'on veuille la supposer.
Aussi la « révélation » doit-elle être recherchée, tendre à être répétée ? Je suis assuré du moins que le passage à la limite (négation simple du temps au sein de lui-même) peut être atteint assez fréquemment pour devenir une sorte de constante de l'état mental. Certes, il serait périlleux de s'abandonner ici au seul jeu des impressions sensibles. J'ai connu des moments de doute et de « misère » (sentimentale, par exemple) où le seul rappel de ces minutes faisait passer en moi un souffle inégalé. Réciproquement, chaque fois que j'ai tenté d'écarter, ou de réduire à quelque chose de provisoire ce « souvenir », j'ai dû constater à terme qu'un
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malheur, soit dans l'ordre affectif, soit dans l'ordre intellectuel, m'advenait (or, je ne cultive pas le malheur). Mais l'accumulation du temps qui se compte, faisait chaque fois plus cruciale la question de savoir si, pour une heure dont je ne détenais d'autre preuve qu'un manuscrit griffonné, presque illisible, et s'effilochant, le reste de ma vie, présente aussi bien que supputable, - devait être tenu pour nul, ou au contraire doué d'une dignité intangible et presque surnaturelle.
Sans honte, une réponse moyenne s'est imposée à moi. J'ai trop le respect de « l'inconnu » pour faire passer sans plus d'ambages à une qualité permanente et transcendante d'exception l'individu X, « né le 5 juillet 1927... » Peu à peu, dans les replis où se poursuit le duel du conscient et de l'inconscient, une sorte de mot d'ordre a pris naissance. Un chant grêle et difficile, mais insistant, s'est élevé, pareil à un feu de broussailles dans le désert. J'ai accepté de ne pas avoir constamment l'éclair devant les yeux, car alors il cesserait d'être l'éclair. J'ai accepté d'ignorer si une deuxième, ou une millième, révélation surgira. Mais je ne désespère pas de tenir un guet perpétuel qui déjà trouve en lui-même sa récompense : c'est-à-dire le champ de quelques opérations mentales dont l'audace est fonction de leur simplicité.
Le passage dont j'ai parlé est-il oblique, éclaire-t-il de biais nos plus grands bonheurs, et l'amour même ? Je ne sais pas. Mais puisqu'il peut m'advenir à nouveau d'hésiter « si je suis, si je fus, si je dors ou je veille » (*), et puisque l'éternité n'est pas non plus une situation où il serait donné à quiconque de se maintenir, c'est dans cette négation réciproque du privilège et de la permanence que doit résider son secret. L'éternité m'apparaît de plus en plus, lorsque j'y songe, comme une chose. Elle entraîne donc une passion particulière : si l'écriture ne s'était pas présentée, cette passion eût trouvé une autre voie.
(*) Paul Valéry : Album de vers anciens.
Tel fut l'épisode que je devrais considérer comme le plus déterminant d'une biographie, si l'amitié, et l'amour, n'étaient pas des événements : métaphore de toute manière douteuse. J'ai maintes fois tenté depuis de me raconter, de me justifier à moi-même, à l'aide de l'encre et du papier, cette éblouissante énigme. A plusieurs reprises, un frisson ou une obsession m'ont averti que « je brûlais ». Rien de plus. Mais il n'en a pas fallu davantage pour que, sur les fragments enchevêtrés de ma vie, telle que je parviens à m'en faire une image, - grondent les volcans et brillent les paradisiers, témoins d'une fabuleuse unité, d'un « continent perdu » si l'on veut, à condition de savoir qu'il n'y a lieu de le situer ni dans le passé pour s'y attarder, ni dans l'avenir pour l'espérer au-delà de l'espoir. La nuit revient chaque nuit, qui, sur nos crânes indiscernables, étale le fourmillement de la Voie Lactée. Dans ce fourmillement, il y a le point précis vers lequel, au cours de certaines initiations australiennes, le jeune garçon devait tenir son regard fixé, des heures durant, tandis qu'autour de sa tête renversée et de son sexe tournaient sans hâte les couteaux de pierre qui lui taillaient de sanglants diadèmes.
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Je sais, en ce qui me concerne, que je ne pourrais plus me déprendre de l'étrange renouveau qui s'est installé en moi grâce à ce geste : tracer enfin une ligne « à ce sujet », puis une page, la raturer, mais continuer. Au reste, je vis, même si je n'ai parfois que l'impression de survivre. Mon existence s'est étoilée de lueurs auxquelles, dans ma première jeunesse, je n'avais pas cru aussi fermement qu'il eût été souhaitable. J'ai pris une conscience meilleure des droits et des devoirs qu'entraîne ce privilège. Après avoir été l'occasion de maint furtif désespoir, chacun de mes souvenirs, fût-il d'un des jeux monotones que dispense la lumière, commence à se vêtir d'une très fine peau qui en protège le reflet sans l'affaiblir. Et tous mes souvenirs, devenant imaginables, commencent à être. Puisqu'il est bien entendu que je demeure un homme, le délai qui a séparé l'événement de son récit aura été décidé par des puissances que ma destinée propre ne suit que de loin.
J'ignore si un recul est nécessaire, dans tous les cas, au récit d'une expérience vitale. Mais sans doute est-ce le caractère vital de cette expérience qui m'a longtemps retenu d'en parler. Quelle que fût la part de considérations théoriques qu'elle appelât, et qui me semblaient, selon les heures, trop personnelles ou au contraire proliférantes jusqu'à la banalité, j'étais retenu par une sorte de pudeur, ou de peur : on ne raconte point sa propre apparition. L'heure dorée, l'apex des plus belles trajectoires géométriques, où la vague ouverte comme un rideau et couronnée de feux d'écume bondit et ne s'écroule plus, cette heure s'éloigne comme une autre. Reste le singulier privilège : il ne peut ni se commémorer parfaitement ni se laisser oublier, car la douleur infinie ne s'y annihile pas, et cependant il y a quelque chose de distinct dans l'existence telle que je l'embrasse depuis lors : « Je suis différent : puisse cela ne pas vous perturber ! » (*)
(*) Paracelse : d'après Selected Writings, Pantheon Books, New York, 1950.
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Objet de ma curiosité désordonnée à l'âge scolaire, le surréalisme commençait à m'environner de ses flammes prestigieuses, à l'époque même où se tramait ce que, faute de mieux, je nommerai mon contre-suicide. Ni les caprices de la mode, ni le hideux refrain : « C'était après l'autre guerre... » ne parvenait à voiler son rayonnement. J'étais, pour ne pas dire plus, en une extrême suspicion vis-à-vis de la jeune intelligentzia qui essayait alors de s'affirmer. De la Sorbonne aux studios radiophoniques, je n'avais que trop d'occasions de la voir, dans son outrecuidant arrivisme, aussi irréfléchie que dénuée de générosité. Je ne condamnais pas ces gens de mon âge : je me tenais à l'écart.
A l'inverse, j'avais délibérément choisi de rencontrer André Breton, et lui seul parmi les « écrivains » dont autour de moi on prononçait le nom. Le surréalisme m'était apparu comme l'unique espace où pût se déployer ce que dès lors je tenais pour les exigences spécifiques et inépuisables de l'esprit. Quand ma participation à l'activité surréaliste se concrétisa, je ne crus pas devoir rendre public sur-le-champ l'événement fatidique, dont diverses
(image) Konrad Klapheck
La Surfemme, 1962 Coll. A. Schwarz, Milan. (Photo W. Klein.)
(image) Konrad Klapheck La Sexbombe, 1963 (Photo W. Klein.)
(image) Toyen : Coulée dans le lointain, 1962 Toyen : Les Fêtes de la soie, 1962 (Photo I. Bandy.)
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circonstances conspiraient alors à me limiter la portée. Les conditions d'inquiétude propres à cette période, qui culminèrent avec « l'abcès de fixation » que fut l'épreuve de force en Corée, jouèrent leur rôle dans cette mise entre parenthèses. Sans doute aussi les idées, comme les sentiments, ont-elles leur réserve, surtout quand l'illumination qui les imprima en nous laisse avec elles le caractère d'une vive volupté.
Mais, si je veux vraiment résumer ce qui me poussa vers le surréalisme, j'évoque ceci : le désir d'une morale qui ne commencât point par nier cette liberté, que dans l'ivresse de mon adolescence je ne partageais qu'avec les bêtes des bois et des champs, mais le désir d'une morale, - l'image que je me faisais de la vie étant déjà celle d'un ensemble. Je me suis en effet toujours connu l'envie paradoxale de « mettre de l'ordre » dans mes idées, de systématiser ce qui serait mon existence spirituelle, tout en sachant fort bien que la pensée déjoue à loisir notre volonté de système. Ces deux tendances contradictoires atteignaient d'ores et déjà leur apaisement mutuel dans un intransigeant et vaste amour de la Poésie.
La révélation que j'ai contée me procura à la fois, dirai-je le coffre et la clé du coffre ? Cette coïncidence est ce qui m'a fait sans nul doute me retrouver à mon aise, moi classique (*), au sein d'un courant de pensée où la modernité ne laisse pas d'être estimée pour elle-même, sans que j'y voie une opposition avec l'indifférence qu'en général elle m'inspire. Ayant réglé son compte à une forme trop juvénile d'introspection, et certain en fait comme en droit du caractère irrépressible de l'esprit, j'ai pénétré dans le surréalisme, objectivement, comme dans un chantier : mes outils sur l'épaule.
(*) Classique ici se distingue, non bien sûr de « romantique », ni même de « baroque », mais surtout de « décadent ». Je ne trouve que ce mot pour résumer la laideur béate, la fausse ambiguïté, le souffle court, et la mélancolie à la fois naïve et tarabiscotée qui caractérisent, je regrette de le dire, les trois quarts de la production « littéraire et artistique », en ce milieu du siècle. Ce n'est pas seulement une question de tempérament. Même au moral, m'apparaît « classique » l'élégance idéale d'une force qui, alors qu'elle ne se possède plus (cf. Sade) sait où va sa pointe étincelante.
G. L.
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MALCOLM DE CHAZAL
La révélation de la Nuit
Quand la terre tourne au sein de ses horizons céleste et terrestre, un signe est à terre, c'est l'ombre. L'ombre suit en même temps le mouvement de rotation de la terre et le mouvement de contre-rotation du soleil, donnant une somme dialectique. L'ombre se désaccélère et s'accélère, se spasmatise et se renverse et tourne. Une totale analogie donc se présente entre le mouvement de l'aube et le mouvement des horizons céleste et terrestre liés, et par conséquent entre les corps de l'aube et les champs de la perspective céleste et terrestre liés. L'ombre ainsi est témoin du mouvement vrai de la terre en elle-même, et dans son rapport avec le reste de l'Univers. Par conséquent l'ombre est témoin du sens universel de la RELATIVITE. Un principe la régit, que nous allons connaître par la Révélation de la Nuit.
La question maintenant est posée : « L'ombre qui bouge, bouge-t-elle ? » L'ombre bouge et ne bouge pas, puisque l'ombre est corps de nuit ; et la nuit ne peut se déplacer. Donc l'ombre qui bouge et ne bouge pas met la nuit partout, même en pleine lumière (*).
(*) Cette vérité peut être démontrée dans l'évidence.
Si un homme entre dans un puits en plein jour, et assez profondément dans le puits et s'il regarde ensuite vers la margelle, il verra luire les étoiles au sein du firmament. Ce qui prouve que la nuit dans le puits se continue en pleine clarté. Pareillement les Anciens quand ils entraient en plein jour au sein de la pyramide de Khéops et assez profondément au sein du couloir incliné, et s'ils regardaient ensuite vers l'ouverture, ils pouvaient voir les étoiles au sein de la voûte céleste. Donc la lumière ne déplace pas la nuit, mais voyage dans son sein. Ainsi toutes les lumières de l'Univers, donc tous les astres, voyagent au sein de la nuit immobile ; tout mouvement est relatif et la Nuit dans sa vivante immobilité est, de ce fait même, le
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MILIEU MAGIQUE UNIQUE, somme de tous les phénomènes, et le PHENOMENE MEME.
La Nuit se présentant partout et en tous sens, simultanément et immédiatement, la Nuit est le Repos de tous les horizons, la somme de toutes les pentes métaphysiques et en conséquence le CHAMP DU NOMBRE dans l'ordre de l'infini dialectique et de ce fait même la SOMME DE LA LOI DANS L'ORDRE DES PHENOMENES. L'Univers Courbe, par la Nuit révélé, trouvant son Milieu Unique, la Nuit est nommée comme le Milieu du Cycle et de tous les cycles universels, ou de la vie dans le temps.
La nuit dans le microscope et la nuit dans le téléscope se rejoignant, l'infiniment petit et l'infiniment grand se retrouvent dans un même milieu, ce qui explique que dans la goutte d'eau ou le grain de sable l'Univers tout entier se présente, faisant ainsi de la Nuit le Milieu des Correspondances, donc le Milieu de la Création et de toutes les alchimies. Mais la nuit étant dans tout et en dehors de tout, simultanément et immédiatement, cela met la lune sur terre et la terre dans la lune, bien que ces deux aspects soient tenus pour distincts. La Nuit ainsi est le milieu qui permet que tout soit dans tout, bien que cela soit tenu pour distinct. Ainsi au Milieu des Correspondances répondra le Milieu Harmonisateur des Mondes, donnant ainsi le Milieu d'Harmonie de l'Univers.
Nous allons maintenant pouvoir nommer la nuit par rapport à l'image et à la lumière. L'infiniment petit et l'infiniment grand se présentent dans l'ordre réversif comme aux deux bouts d'une lorgnette d'infini qui s'éclipsent mutuellement ; la nuit se présente comme le Champ d'Eclipse Continue. Ceci explique l'état de fait qu'avaient noté les Anciens, à savoir notre Univers où la vie paraît et disparaît, se construit et se détruit, nommant le MONDE CONTINGENT et dans le cycle, et faisant de notre Univers le MONDE DES APPARITIONS. Dès lors vie et mort ne s'opposent pas, mais sont les deux aspects d'une vie trinitaire - telle la vie du souffle et la mort du souffle, au sein de la vie du souffle trinitaire.
S'expliquent dès lors les UNIVERS PARALLELES, où des mondes sont dans des mondes à l'infini, se présentant sur des plans de lumière et de matière éclipsés les uns des autres, et communiquant entre eux par le Grand Inconscient de l'Univers.
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Ainsi le monde des morts n'est pas coupé du monde des vivants, mais ces deux mondes se présentent dans des champs de lumière et de matière éclipsés l'un de l'autre et communiquant entre eux par l'inconscient des habitants des deux côtés. Ainsi l'ombre de la rose qui se balance dans le monde des morts et l'ombre de la rose qui se balance dans les jardins terrestres se rejoignent dans le corps de la nuit immanente aux deux mondes. Le Milieu Unique révélé comme champ de la Loi Magique, tous les « mystères » de la science tombent. Dès lors la pensée et la vie, le monde intérieur et le monde extérieur, se retrouvant dans un même milieu, le PONT DE CONSCIENCE est rétabli entre l'homme et l'univers, alors qu'avec le SENS DU VIDE ce pont est rompu, et un fossé se présente entre l'homme et l'univers. Donc la REVELATION DE LA NUIT est le départ essentiel pour la réconciliation de l'homme et de l'univers. Un dernier mot sur ce thème. Du fait que les horizons de l'inconscient et les horizons de la vie se rejoignent dans un même milieu, la division entre l'Occulte et le Physique (qui a donné les sciences occultes et les sciences physiques) cessent - tout étant ramené au MAGIQUE, amenant ainsi la grande réconciliation entre l'INVISIBLE et le VISIBLE, désormais réunis dans une même LOI.
(Extrait de l'Homme et la Connaissance. 1963.)
M. de C.
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Jean-Claude Silbermann
MODES D'EMPLOI
à Alain Joubert,
Et la très murmurée vient là furtive en bec fin de soulier traîner sa fausse hâte et hâler en sous-bois le vaisseau des lueurs.
Les modes d'emploi exercent sur moi une fascination sournoise. Je les lis très attentivement. Il me semble que je les comprends. Ils cherchent à obtenir de moi un petit nombre de gestes précis, parfaitement adéquats au produit dont ils ont à charge d'indiquer... l'emploi (comme du moins leur nom l'indique), et dont dépend le sens du rituel. Le plus souvent ces produits visent à la purification : nous sommes invités à « laver nos taches les plus tenaces et nos saletés les plus incrustées dans la belle mousse SUPER-NETTOYANTE... » Je m'y jette comme un pestiféré. Voilà le rite limpide face à mon obscurité personnelle. Il s'y lance voracement, mais trouve là, sans doute, de quoi se griser, de quoi dérailler : puisque c'est sous la forme de produit d'entretien de ma rêverie qu'il réapparaît, non sans m'avoir aidé à rendre à la forêt ces pistes trop tracées.
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LE GRAND MYSTERE
A - L'ADEPTE EST TRES AGÉ.
Passer la brosse métallique du cynisme pour faire tomber les écailles et le maximum de préjugés. On se trouve alors dans les conditions suivantes :
B - L'ADEPTE EST D'AGE MOYEN OU JEUNE.
Appliquer le GRAND MYSTERE à l'aide de platitudes en pochant et en s'assurant que l'esprit en est bien mouillé.
Laisser sécher l'adepte vingt à trente ans jusqu'au noircissement complet de toutes ses opinions. Son esprit est alors marbré de gris.
S'il présente des traces blanchâtres provenant d'un excédent de sel, on peut, sans que cela soit obligatoire, l'enlever en frottant légèrement avec ce qui lui passe par la tête. Si des cloques se produisent, brosser pour aviver et faire une seconde application locale.
L'adepte est alors à même de prendre la parole avec tous les mots usuels pour l'extérieur. Au lieu de parler directement il pourra utiliser une grille de protection. Notre grille (incolore ou noire), peut servir indéfiniment. ATTENTION - Les taches produites par LE GRAND MYSTERE sur la vie quotidienne doivent être immédiatement enlevées à l'eau courante.
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LA MORT
L'action combinée de l'instant et de l'éternité rend LA MORT absolument inoffensive pour l'homme et les animaux à sang chaud.
LA MORT NE TACHE PAS.
COMMENT L'UTILISER : Faites sauter la capsule de l'instinct de conservation, tenez LA MORT verticalement, la valve en haut et mourez en appuyant sur le bouchon.
Peines de coeur : Mourez au centre de la pièce. Quelques secondes suffisent.
Dettes de jeu, déshonneur, ennui, etc. : Mourez vers les plinthes, fentes du parquet et tous recoins. Recommencez quatre ou cinq heures après.
Extase mystique : Mourez en vous plaçant à un mètre environ des vêtements, des tentures et des tapisseries.
Mourez en haut des placards et armoires et refermez-les aussitôt.
Au printemps, mourez dès le mois d'avril
LA MORT VEILLE SUR VOTRE BIEN-ETRE
NON TOXIQUE
LE COEUR
Maintenu au sec LE COEUR se conserve parfaitement.
A L'INVERSE des produits similaires utilisés jusqu'ici en France, LE COEUR POSSEDE L'ETONNANTE PROPRIETE DE SE DILATER EN SECHANT.
De ce fait tout acte accompli avec COEUR est définitif.
PRÉPARATION DES SENTIMENTS : A une mesure de délire ajouter deux mesures et demie de COEUR. Mélanger jusqu'à formation d'un sentiment fluide. Laisser reposer toute une nuit pour que le sentiment prenne, pendant votre sommeil, la consistance désirée (crémeuse, onctueuse ou plastique). Ne pas mélanger plus de COEUR qu'il n'en peut être utilisé sur l'instant car il commence à s'éprendre dans ce laps de temps.
IMPORTANT : LE COEUR se comporte comme un ciment, il ne faut donc jamais rajouter de délire au sentiment déjà préparé ni le « rebattre ». Par contre il est toujours possible, dans les premières secondes, d'augmenter la dose de COEUR si l'on désire obtenir un sentiment plus épais.
APPLICATION : LE COEUR durcit en deux heures.
Chez les êtres tendres il améliore la qualité apparente de l'être, et donne une personnalité unie.
Chez les êtres durs, si l'on a soin d'en bien pénétrer l'être, LE COEUR remplit tous les pores et devient transparent.
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ELISABETH LENK
L'ETRE CACHÉ
Un fou qui s'imagine être un prince ne diffère du prince qui l'est en fait que parce que celui-ci est un prince négatif, tandis que celui-là est un fou négatif.
Considérés sans leurs signes, ils sont semblables. (LICHTENBERG).
Il paraît que dans notre siècle la déraison a recours aux ruses dont autrefois se servait - d'après Hegel - la raison. A peine s'était-on, en France, débarrassé de l'occupation qu'elle réapparaissait là où l'on s'y attendait le moins : au sein même des idées qui avaient été les armures intellectuelles de la résistance. On découvrait, non sans embarras, que Heidegger, le père spirituel de tant d'humanismes, avait sympathisé avec le nazisme. S'agissait-il de l'erreur passagère d'un grand philosophe ou de la faillite d'une philosophie ? Cette question a laissé dans la pensée philosophique européenne une blessure qui se rouvre chaque fois qu'on y touche.
C'était tout d'abord Heidegger lui-même qui s'apprêtait à y verser du baume. Dans une interview accordée en 1946 à M. Alfred de Towarnicki (1), le philosophe renommé pour ses envolées au-dessus des nuages de l'« On », ne se gênait pas pour entrer dans des détails très terre à terre. Il énumérait quelques actions héroïques (telles que l'envoi au juif Husserl, en 1933, de fleurs accompagnées d'une lettre très gentille de Mme Heidegger, ou l'enlèvement, sur son ordre, d'une affiche antisémite placardée dans l'enceinte de l'Université de Fribourg) afin de prouver que seule « la responsabilité devant l'Occident » lui avait imposé le sacrifice de garder sa chaire malgré son « opposition croissante au régime ».
(1) Les Temps modernes, n° 4, 1946.
C'est aujourd'hui M. Beaufret qui, lors d'une recrudescence de la discussion Heidegger (2), reprend cette version. Non content d'avoir envoyé à « France-Observateur » trois lettres à ce sujet il nous annonce « une publication où seront groupés tous les
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textes de la controverse, ayant fait suite à l'article de M. Etiemble dans « France-Observateur » du 28 novembre 1963 et qui sera soumise au bon sens du lecteur. » (3.) Sans autrement se risquer, on peut prévoir que M. Beaufret tentera de sauver à tout prix une réputation qui est un peu la sienne depuis la « Lettre sur l'humanisme », que Heidegger lui adressa en 1945 (4). En attendant, il ne paraît pas inutile de rappeler - ne serait-ce que brièvement - les faits auxquels ont fait allusion MM. Alfred Grosser et Armand Ettedgui, et d'en discuter la portée.
(2) Voir France-Observateur du 12 décembre 1963, du 19 décembre 1963, du 31 décembre 1963, du 9 janvier, 23 janvier et 6 février 1964. (3) France-Observateur, 16 janvier 1964. (4) Voir « Lettre sur l'humanisme », texte allemand traduit et présenté par R. Munier. Ed. Montaigne, 1957.
En 1927 Heidegger, élève de Husserl, publia le livre « Sein und Zeit » (L'Etre et le Temps), événement qui le classait comme maître à penser d'une nouvelle philosophie. Issu des courants universitaires existants alors (de la Phénoménologie Husserlienne, du Néo-Kantisme et de la Lebensphilosophie ou philosophie de la vie) il entend ne pas les continuer simplement, mais procéder à la « destruction de l'histoire de l'Ontologie ». Remontant aux sources pré-socratiques, Heidegger prétend avoir arraché la question fondamentale, celle de l'Etre, à son oubli millénaire. Si cette philosophie évoque des phénomènes aussi concrets que l'angoisse, le souci et bien d'autres encore, il ne faut pas s'y méprendre. Il ne s'agit pas de catégories simplement éthiques et psychologiques comme a cru le comprendre l'existentialisme français, mais de jalons sur la route vers l'Etre. Il en résulte que la politique n'a pas de place dans cette philosophie, telle qu'elle nous a été donnée (5). Nous retrouvons ici la « misère » de l'idéologie allemande dénoncée par Marx et en quoi Heidegger se conforme à l'observation faite par Hegel :
(5) La deuxième partie du livre est restée dans le tiroir du maître. Voir note (18).
Un abîme sépare l'esprit du monde des réalisations. Pour parvenir de l'un à l'autre il ne reste pour Heidegger que le saut de la « résolution » (Entschlossenheit) qui, comme tout saut dangereux, doit s'effectuer les yeux fermés.
En mai 1933, Heidegger sauta. Lui qui ne s'était jamais intéressé à la politique et - supposons-le en sa faveur - sans avoir même lu une ligne de « Mein Kampf », se fit inscrire au parti national-socialiste, et, élu recteur de l'Université de Fribourg, il prononça son fameux discours « L'Auto-affirmation de l'université allemande », dans lequel, avec la sûreté d'un somnambule, il se mit d'emblée dans le ton nazi, tout en restant fidèle aux catégories de sa philosophie.
Karl Löwith, élève de Heidegger, a pu dire de ce discours : « Le « service de travail » (6) et le « service d'armes » coïncident avec le « service de savoir », de sorte qu'à la fin de la conférence l'auditeur hésite s'il doit ouvrir les « Présocratiques » de Diels ou s'engager dans les rangs des S.A. » (7). Heidegger appelle les étudiants allemands à lâcher la liberté universitaire et à se subordonner entièrement au Führer. La liberté qu'il dit « inauthentique » sera remplacée par des liens auxquels correspondent des services (8). Le discours se termine d'une manière pathétique par la traduction très libre d'une sentence platonicienne : « Toute grandeur est dans la tempête. »
(6) Institution nazie à laquelle correspondait en France le S.T.O. (7) Les Temps modernes, n° 14, 1946. (8) Voir la traduction de ce discours dans Médiations, n° 3, 1961. J.-P. Faye y a traduit plusieurs textes nazis de Heidegger. Des indications ultérieures se trouvent dans la bibliographie de M. Pierre Trotignon, L'oeuvre de Heidegger, dans la « Revue de l'enseignement philosophique », 14e année, n° 2, décembre 1963-janvier 1964.
La même année, Heidegger prête sa voix prestigieuse encore plusieurs fois au national-socialisme. Ainsi il exalta l'étudiant allemand Schlageter qui, lors d'un attentat dans la Ruhr, en 1923,
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avait été pris et fusillé par les autorités françaises. A ses yeux Schlageter a subi pour la patrie « la mort la plus grande et la plus difficile ». D'ailleurs, la « dureté du vouloir » « lui est venue de « la pierre des origines » de la Forêt Noire d'où Heidegger tire sans doute lui aussi son énergie spirituelle. Il faut encore mentionner « l'appel » du philosophe à l'université et au peuple allemand au moment des élections et son « Appel aux étudiants » où l'on peut lire « Ce ne sont pas des thèses et des idées qui doivent être les règles de votre être. Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande présente et future et sa loi. » (9.)
(9) Freiburger Studentenzeitung du 3 novembre 1933, également traduit par M. J.-P. Faye. Voir note (8).
En février 1934, Heidegger démissionna des fonctions de recteur. C'est sur ce fait que s'appuie M. Beaufret afin de nous suggérer que, trois mois après son ardent manifeste électoral, Heidegger se serait mué en opposant du régime. Il écrit : « Heidegger a publiquement reconnu... dans son choix politique une erreur, en démissionnant en février 1934 des fonctions de recteur, auxquelles l'avait porté le vote unanime de ses collègues, et en refusant toute promotion de nature à dissimuler son retrait. » En vérité, la raison de cette démission, c'est M. Eric Weil qui nous la donne : « Il y a eu brouille, c'est entendu, mais ce n'est pas M. Heidegger qui l'a voulue. Il n'a pas obtenu ce qu'il demandait au moins implicitement, la place de Führer de l'esprit allemand. » (10.)
(10) Les Temps modernes, n° 22 « Le cas Heidegger ». 1947.
Heidegger continue pourtant à faire ses cours : s'il est obligé de les interrompre en 1937-1938, en raison de l'hostilité de certains « philosophes » fabriqués de toutes pièces par le parti nazi comme Ernst Krieck, il pourra les reprendre et les continuer en pleine guerre.
Dans un de ses cours faits en 1935 et imprimés en 1953 sous le titre « Introduction à la Métaphysique », le philosophe, déçu, dit ce qu'il a sur le coeur : « Ce qui est mis sur le marché aujourd'hui comme philosophie du national-socialisme, mais qui n'a absolument rien à voir avec la vérité intérieure et la grandeur de ce mouvement (sic !) ... fait sa pêche en eau trouble dans ces « valeurs » et ces « totalités » (11).
(11) En Allemagne cette phrase a, en 1953, provoqué une discussion. M. Jürgen Habermas, philosophe de l'école d'Adorno, attaque Heidegger dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, M. Lewalter prend la défense du philosophe dans Die Zeit et finalement c'est Heidegger lui-même qui, dans une lettre adressée à cet hebdomadaire, conclut : « Il aurait été facile de rayer pour l'impression la phrase prise au hasard, aussi bien que les autres. Je ne l'ai pas fait. D'une part, historiquement les phrases appartiennent au cours, d'autre part je suis persuadé que le cours supporte les dites phrases. » (Voir le livre de Paul Hühnerfeld : « In Sachen Heidegger ». Hamburg, 1959.)
Mais Heidegger n'a plus à se plaindre. N'ayant pas obtenu sous le Nazisme le prestige qu'il espérait, il a eu sa revanche après la guerre. Point d'élite intellectuelle qui ne se réclame de sa philosophie, qu'il s'agisse des Existentialistes athées et chrétiens, des Personnalistes, des Phénoménologues ou de certains Marxistes universitaires. Ce miracle n'a pas pu s'effectuer sans frais. Ainsi, ceux qui n'étaient pas satisfaits par l'auto-défense du philosophe ont dû sacrifier l'homme Heidegger pour sauver sa philosophie.
« Nous n'entendons en aucune façon - dit par exemple M. Alphonse de Waehlens en 1947 - nous prononcer sur l'attitude personnelle de Martin Heidegger à l'égard du national-socialisme. Il nous importe seulement de savoir si la philosophie de Heidegger est intrinsèquement liée au national-socialisme ou si elle y conduit logiquement, abstraction faite des réactions personnelles heureuses ou malheureuses, justes ou injustes, cohérentes ou incohérentes, héroïques, lâches ou criminelles d'une personne privée » (12).
(12) Les Temps modernes, n° 22, 1947.
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Cette séparation de l'homme et de l'oeuvre est d'autant plus frappante si l'on veut voir dans la dite philosophie un humanisme qui - comme l'existentialisme sartrien - fait reposer sur l'homme « la responsabilité totale de son existence » (13). A en croire M. Waehlens, Heidegger était humaniste malgré lui. « Ainsi se révèle clairement que pour Heidegger comme pour le jeune Hegel de la phénoménologie, le problème capital de l'êtreen-commun, le véritable sens de l'histoire devra être de rendre possible la reconnaissance de l'homme par l'homme. » Une telle exégèse peut fournir à ceux qui se veulent à la fois Heideggeriens, Hegeliens et Marxistes une grande satisfaction. Mais malheureusement Heidegger lui-même a bouleversé cette euphorie. Il s'oppose à toute tentative de classer sa philosophie parmi les humanismes. Dans sa « Lettre à M. Beaufret », il prétend les avoir surmontés, pour la bonne raison qu'il conçoit, comme Hölderlin, « le destin de l'essence de l'homme plus originellement que cet « humanisme » ne peut le faire. » A la thèse de Sartre : « précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes », il oppose l'antithèse : « précisément nous sommes sur un plan ou il y a principalement l'Etre. » Il va sans dire que sur un tel plan l'action humaine - fût-ce la plus erronée - ne compte guère, seule importe la « relation « ekstatique » de l'essence de l'homme à la vérité de l'Etre. » Le philosophe, ayant quitté son royaume pour un espace de temps qui - à l'échelle de l'Etre - ne vaut même pas une seconde, y est retourné et s'est soustrait depuis à toute interprétation et à toute critique « purement humaine ».
(13) Sartre : « L'existentialisme est un humanisme ». Collection Pensées, 1946.
Comment donc l'atteindre dans sa Ville de Nuages ? Comment savoir si vraiment il est le grand philosophe qu'il prétend être et à qui nos élites intellectuelles de gauche aussi bien que de droite rendent hommage ? Certains personnages remarquablement intelligents ont comparé l'aventure de Heidegger à celles de Platon, de Fichte, de Hegel et de Voltaire. Ainsi Aimé Patri, dans son article « Heidegger et le nazisme », écrit : « Heidegger pouvait penser qu'il saluait Hitler après sa victoire politique, comme Hegel avait salué Napoléon après sa victoire militaire. Hegel avait eu tort de ne pas prévoir Waterloo, Heidegger de ne pas prévoir Stalingrad » ; et : « la rencontre du philosophe et du tyran a des sources plus anciennes que le nationalisme fichtéen ou l'historicisme hegelien. On évoquera Platon à la cour de Denys, Voltaire chez Frédéric. »
Ce qui frappe en de telles analogies, c'est que - au moins implicitement - Hitler est élevé au rang d'un Denys et d'un Napoléon.
En vérité, de même qu'Hitler n'était qu'une triste caricature du grand politicien, Heidegger ne serait-il que l'imitation bizarre du vrai philosophe ?
Bien qu'il se soit protégé contre toute critique morale, il y a d'après Heidegger un plan sur lequel l'authenticité ou l'inauthenticité d'un philosophe se révèle : c'est le langage. Le langage joue un rôle central dans sa philosophie. Il est « la maison de l'Etre ». « Les penseurs et les poètes sont les gardiens de cet abri » (14). D'après Heidegger, le vocabulaire de la philosophie
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traditionnelle barre la vue sur l'Etre. Pour exprimer la vérité de l'Etre, Heidegger se sent donc la vocation de créer un nouveau langage. « Ce qui compte c'est uniquement que la vérité de l'Etre accède au langage et que la pensée atteigne à ce langage. » (15.)
(14) Voir note (4). (15) Ibid. Déjà dans l'introduction à « Sein und Zeit » il avait dit que l'être demande des notions qui diffèrent essentiellement des notions qui désignent l'étant.
Où puiser ces mots frais qui rompraient avec le langage conventionnel ? Pour Heidegger il ne peut y avoir qu'une source : l'homme (16) qui se veut lui-même puise son langage en lui-même. Mais il se produit alors ce phénomène très curieux : le « Dasein » isolé pose et repose la question de l'Etre, mais l'Etre ne répond pas. L'homme qui se croit authentique dans la prison solitaire de son moi se découvre coupé de ces sources créatrices dont il ne cesse de parler. « Le clavecin sensible - dit René Crevel à propos de Heidegger - obstiné à croire que tout se passe en lui, n'entendra plus rien en lui : Cela est un fait et ce fait suffit. » (17) Mais Heidegger, qui d'ailleurs avoue que là il y avait échec quoique échec authentique (18) ne s'y tient pas. Comme l'Etre ne se dévoile pas spontanément à lui, il a recours à la violence. Le moi despotique - coupé de toute « nécessité naturelle » - veut s'en emparer par la « dureté du vouloir. » (19.) En effet Heidegger manie la langue allemande, aussi bien que la grecque, d'une manière arbitraire qui, dans l'histoire de la philosophie, est sans exemple. On est tenté d'appliquer les mots qu'il a trouvés pour Hitler à sa propre exaltation : « Heidegger lui-même et lui seul est la langue allemande présente et future et sa loi ! » Dans un tel despotisme linguistique, l'Etre ne peut devenir qu'une formule vide, qui puisqu'elle signifie tout ce qu'on veut, ne signifie plus rien. Il semble que cette formule se soit métamorphosée en fantôme de la déraison. Elle a semé parmi ceux qui s'en servaient une grande confusion de langues : ceux qui parlent de l'authenticité et veulent parler de l'Etre ne se comprennent pas les uns les autres.
(16) Heidegger emploie le mot « Dasein », que Sartre a traduit par « réalité humaine ». Heidegger refuse expressément cette traduction qui marque bien d'après lui l'incompréhension de Sartre à l'égard de sa philosophie. Il propose, à la place, l'expression « le-là » qui a rencontré l'approbation de MM. Munier et Beaufret. (17) René Crevel : « Individu et Société » dans Soutes, juillet 1953, n° 2. (18) Dans sa « Lettre sur l'humanisme », faisant allusion à la deuxième partie de Sein und Zeit, que l'on attend toujours, il parle d'« une pensée qui elle-même échoue » et il continue : « Si une telle pensée pouvait être donnée à un homme, il n'y aurait là aucun malheur, mais à cet homme serait fait l'unique don qui puisse venir de l'Etre à la pensée » (trad. Munier). (19) C'est dans l'exaltation de la volonté, dernière arme d'un moi qui ne peut plus maîtriser l'existence par des moyens rationnels, que se rencontrent le surhumanisme heideggerien et l'humanisme existentialiste. D'après Sartre l'homme est « non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence ». (L'existentialisme est un humanisme.)
Heidegger disait « Etre » et voulait désigner on ne sait quelle source mystérieuse dans la Forêt Noire. Des marxistes universitaires comme Goldmann et Axelos disent « Etre » et entendent par là la totalité. Sartre et Simone de Beauvoir, tout en invoquant l'Etre, ont en vue l'existence qui précède l'essence. Il y a enfin en Allemagne tout un choeur de chrétiens professionnels qui, à l'aide de la formule magique de l'Etre, espèrent émouvoir un Dieu qui - depuis des siècles - s'est retiré de toute affaire ecclésiastique. Le philosophe Adorno a diagnostiqué cette excroissance parasitaire de la langue allemande qui est le « jargon de l'authenticité ». D'après lui, ce jargon est « sacramental sans contenu sacré », « effet sans cause » et il résume : « Où le Saint Esprit s'épuise, on parle des langues mécaniques » (20). Mais non content de mystifier ses adorateurs en jouant à la Tour de Babel, l'Etre-fantôme s'est caché pour s'amuser sous les mouvements politiques les plus différents et, chaque fois que des intellectuels dévorés par « l'appétit de l'engagement » (21) se précipitent sur lui, il se retire et les rend, stupéfaits, épuisés et déçus, à la banalité. L'Etre, qui attirait Heidegger vers le national-socialisme, ne hantait-il pas par ailleurs les maquis de la résistance ? N'a-t-il pas donné à Staline une miteuse auréole comme depuis il s'est
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montré par intermittences en Algérie et à Cuba ? Va-t-il émigrer en Chine ?
(20) Theodor W. Ardono : « Jargon der Eigentlichkeit », Neue Rundschau, 1963, 3. Heft. Adorno, le seul philosophe qui ait, dans l'Allemagne actuelle, fait école, est l'antipode de Heidegger. (21) Pour reprendre le mot d'Aimée Patri ; voir son article : « Un exemple d'engagement. Martin Heidegger et le nazisme », Le Contrat Social 1962, n° 1.
On a beau répéter tous les ans les cérémonies d'épuration pour effacer dans la maison heideggerienne les traits nazis, le fantôme de la déraison va continuer de hanter ceux qui y cherchent un abri, car c'est la construction même de cette maison, échafaudage de banalité et d'enflure, qui l'attire.
Paris, le 12 février 1964.
E. L.
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Pierre Dhainaut
LA CITÉ AURIFERE
à André Breton,
Passage rouge, rue de la Fidélité.
Paris : de la rue des Ciseaux à l'impasse de la Baleine ; de la rue de la Sablière à la villa des Lys ; de la rue du Regard au quai de Gesvres ; de la rue de la Muette au passage du Moulinet ; de la rue Fontaine au square du Graisivaudan ; de la rue du Dessous-des-Berges à la Porte Dorée ; de la rue du Rendez-vous à la place de l'Etoile...
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Charles Méryon - Impasse Eveillard, près le Pont-au-Double. Gérard de Nerval - Passage de la Main-d'Or, rue des Portes-Blanches. Stéphane Mallarmé - Cité Hiver, impasse des Fleurs.
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Villiers de l'Isle-Adam - Villa Hauterive, rue Bois-le-Vent. Guillaume Apollinaire - Cité des Envierges, allée des Brouillards.
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De la rue des Nuits à la porte des Lilas, par toute la rue de la Lingerie : voici le passage des Orgues, celui des Marais, le Pont-aux-Biches, la Maison Brûlée (ou le Château Rouge ? la villa Rimbaud) une Goutte d'Or au square Alice, la Petite Arche au-dessus de la rue des Fougères et de la cour de l'Horloge, la Grange-aux-Belles impasse du Mont-Tonnerre, le carrefour des rues des Eaux et de la Félicité, le quai du Point-du-Jour, la galerie des Proues, la place Blanche.
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JOSÉ PIERRE
COMMENT RÉUSSIR UN CHEF D'OEUVRE "POP"
En hommage à James Rosenquist.
Si, fermant les yeux au cours d'une de ces soirées passées au sein d'une société choisie que la qualité des boissons, le ton élevé des discussions, le décolleté des dames et l'heure tardive parent de tous les charmes, vous avanciez au hasard une main caressante, il y a peu de chances que vous découvriez ainsi Celle justement qui vous importe - et Elle seule...
Vraisemblablement, à l'infinie douceur, pleine d'appréhension et d'espérance, de cette quête vont venir s'ajouter :
la brûlure d'une gifle, tempérée peut-être par la douceur d'une main non asservie aux travaux ménagers ;
la bienfaisante rosée du champagne dont quelque mari, amant ou garde du corps aura cru bon de se démunir à votre intention, en vous envoyant au visage le contenu de sa flûte ;
la sensation soudaine, éprouvée à la seconde même, que le whisky a transformé la substance de votre cerveau en un béton à toute épreuve, bien que doué d'une résonance musicale exceptionnelle ;
probablement aussi, et pour peu que vous soyez modérément cultivé, l'image embrumée d'une madeleine plongée dans une tasse de thé, réminiscence d'un passé honteusement renié parce que quelques mauvaises lectures faillirent vous entraîner aux pires dévergondages ;
enfin la déchirante vision, en gros plan et sous un intolérable éclairage, de visages hargneux ou goguenards, dont les possesseurs paraissent uniquement préoccupés d'évaluer le degré de décrépitude mentale auquel vous êtes parvenu.
A cet instant, vous vous trouverez dans des conditions sensiblement identiques à celles qui président à la réussite d'un chef-d'oeuvre « pop », car :
1° Il convient d'avoir les yeux fermés pour accueillir l'inspiration. Trop de lucidité nuit.
2° Le mélange des sensations de chaud et de froid, de solide et de liquide, exalte l'imagination. La monotonie mène au suicide.
(image) Jean-Claude Silbermann : L'Ankou
(image) Jean Terrossian.
Déraison d'être, 1963 (Photo Y. Hervochon.)
(image) James Rosenquist : Vagues, 1962 (Coll. Count Panza, Milan. Photo R. Burckard.) (image)
James Rosenquist : Hommage au nègre américain, 1962 (Photographie Crédit-E. Pollitzer, New York.)
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3° De même que dans l'art chinois, il importe que les deux principes mâle et femelle, le ying et le yang, coexistent étroitement dans l'oeuvre. L'oeuvre d'art unisexuée est un non-sens.
4° Vous retrouverez ainsi le contact avec la racine de toute création : l'émotion sexuelle. Nulle mescaline ne l'égale.
5° Jusque dans la solitude créatrice, l'artiste doit se souvenir qu'il est uni par des liens profonds à la société qui l'environne et, parfois, le nourrit. Un mouvement de dégoût peut être salutaire.
6° Nous sommes redevables à la basse culture littéraire de certains analphabètes gestuels du très profond marasme dans lequel se débat l'art contemporain. Si vous ne savez pas au moins lire le journal, vous ne serez jamais un artiste « pop ».
Et si, de surcroît, ayant rouvert les yeux, vous découvrez au bout de votre caresse Celle justement qui vous importe - et Elle seule -, et justement telle que vous espériez La découvrir - les dents fraîches et les lèvres écloses -, alors n'en doutez pas :
- non seulement vous avez réussi votre chef-d'oeuvre « pop », mais vous bénéficiez d'une grâce inespérée comme il s'en manifeste une fois par siècle dans l'histoire de l'art ou dans celle des relations humaines.
(Nuit du 14 au 15 octobre 1963.)
J. P.
LES POINGS SUR LES "I"
Début 1962, nous apprenions l'interdiction en France du film de Luis Bunuel « Viridiana ». C'était l'époque des premiers marchandages de Gaulle-Franco, et le « guide » de la Ve se devait d'avoir un geste, ne serait-ce que symbolique, à l'intention de son homologue espagnol. Quelques mois plus tard, « Viridiana » obtenait son visa de censure, l'essentiel des accords ayant été réalisé dans l'intervalle et la crainte d'un faux pas diplomatique étant écartée. De plus, une habile campagne de presse orientait les exégèses du film vers sa manifeste beauté plastique, le pittoresque et le picaresque de son intrigue, et détournait le sens profond de ses attaques contre Dieu et la religion au profit d'analyses en forme de tours de passe-passe.
Les nécessités supérieures de la stratégie gouvernementale, ou les hasards de sa politique à la petite semaine (on choisira), ne contraignant pas provisoirement le pouvoir à s'appuyer sur la toujours vivace extrême-droite française, nous avons pu voir sans difficulté le dernier Bunuel « Le Journal d'une femme de chambre », d'après Mirbeau. Soyons toutefois assurés qu'au cas où les circonstances auraient « imposé » l'interdiction de ce film, nous n'aurions pu en apprécier la virulence de sitôt tant ce qui est dit ne laisse de place à l'équivoque ; la racaille nationaliste, qu'elle soit d'extraction bourgeoise ou populaire, est fustigée comme il convient, avec toute la froide lucidité d'un homme qui eût à en connaître les méfaits. Aucun élément ne permettant ici le plus petit détournement de la volonté de l'auteur, les chrétiens « progressistes » ou non, en seront pour leurs frais : Bunuel est irrècupérable.
Au-delà des réserves, toutes de caractère mineur, que nous pourrions formuler sur certains de ses films, nous tenons à rendre hommage à Luis Bunuel pour la pérennité sereine et efficace qu'il manifeste dans son horreur de tout ce qui entrave à la plus grande liberté.
« Le journal d'une femme de chambre » est surréaliste dans le cri de guerre.
Alain JOUBERT.
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VINCENT BOUNOURE
Le Paradoxe de la Communication
(suite)
Dans ce grand livre de Philosophie pratique, selon la formule de Hartmann, dans l'Unique, comment ne verrait-on pas l'abrégé et le pivot de la spéculation allemande du XIXe siècle, saisie au rétroviseur de l'un des esprits les plus aigus de cette époque grandiose ? Tous les courants matérialistes venaient de rassembler sinon leurs feux, leurs lumières dans la pensée hégélienne héritière de bien plus d'ombre qu'elle n'eût avoué. Mais c'était l'ombre propice à l'inspiration, l'ombre des nuits durables qui obligent le regard humain à faire seul toute lumière et à forcer sa prison par la puissance de la pensée. Telle est encore à nos yeux la vertu de cette audace qu'elle nous fait proches, en dépit des chaînes de leur foi, de la volonté qui animait Rabbi Simeon ben Jochai, Jacob Boehme et Saint Martin. Que Hegel ait ou non lu l'Homme de Désir, c'est le même emblème qu'il a dressé au milieu de sa philosophie pour en faire le plus efficace instrument méthodologique. Peu après, les idéalistes ne devaient pas manquer de le murer dans la prison des renoncements, en l'accablant des moyens de répression inventés par les sagesses, bouddhique par exemple. Souveraineté perdue, et retrouvée paraît-il. Il s'en faudra bien que Nietzsche soit si docile. Tout près de nous Georges Bataille n'a pas eu d'autre propos que d'attribuer à l'attitude nietzschéenne une souveraineté à laquelle Schopenhauer prétendait bien vainement : on a oublié déjà le Monde comme volonté, mais on se souviendra encore des basses insultes que lui inspira la gloire de Hegel, tache ineffaçable, selon lui, pour la nation et pour l'époque. Cette phrase n'aurait que la mince valeur d'une anecdote si elle ne traduisait combien le quiétisme de ce prolixe auteur trouvait en Allemagne une opposition déterminée chez les Jeunes Hégéliens.
Maîtres de l'idéologie révolutionnaire, ils avaient d'abord été les servants de la passion révolutionnaire, celle qui fait flamber les palais comme des bols de punch, et dont la puissance d'ébranlement tient à son premier mouvement, porté par la chaleur d'une certitude intime et d'une volonté qui aspire à se manifester. La conviction tend naturellement à l'extériorisation. Rayonnante
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dans son essence, elle le devient enfin par nécessité quand la diffusion d'une conscience de classe à travers les foules asservies se révèle comme la première étape de la route au bout de laquelle sera mis fin à leur servitude. Il est vrai que dans la suite on n'évitera pas que la passion révolutionnaire soit soumise aux longues patiences de l'action politique, aux cheminements tortueux des opportunités et des opérations tactiques. L'action commande, mais elle commande souvent d'attendre, et les périodes de reflux sont de plus en plus longues : on croit les abréger par des manoeuvres d'habileté variable qui ne trouvent aucune justification dans les fins lointaines qu'elles poursuivent, si la passion révolutionnaire s'exténue en cours de route dans l'obtention à l'infini de résultats dérisoires. L'Unique nous l'avait dit, l'Homme Idéal, citoyen de la Conscience Universelle, réintroduit en contrebande dans l'application politique du matérialisme non seulement les ressorts, mais la diplomatie roublarde du fidéisme. Il en va nécessairement ainsi dès que la conscience révolutionnaire cesse de se nourrir au foyer vivant de la Révolte, hors lequel elle dégénère et enfante des monstres.
Grâce à Stirner, il ne sera donc plus question de l'Homme Idéal, mais pas davantage de ce potager dont l'Unique faisait sa propriété et sa jouissance. Ses clôtures fussent-elles élevées aux confins du monde elles ne signent qu'une frustration consentie ; image candide d'un univers clos à laquelle des physiciens d'aussi stricte obédience matérialiste devaient donner leur caution par la conception d'un univers limité quoiqu'en expansion. Qu'on m'entende bien : ce n'est pas cet univers exclusif de tout au-delà que je récuse. Mais son exploitation superficielle à des fins d'acquisition profitable. Une fidélité inavouée à Schopenhauer en limite délibérément la profondeur. Le « supporte et abstienstoi » des stoïciens unit en un couple indissoluble les deux axes à l'autre bout desquels se définit la morale révolutionnaire : la révolte, le désir. Il y aura une gloire pour Feuerbach qui écrivait en 1841, soit quatre ans avant la publication de l'Unique : « l'infinité psychologique est le fondement de l'infinité théologique ou métaphysique. L'incommensurabilité, l'existence de Dieu en tout temps et en tous lieux, à la fois, ne sont pas autre chose que la réalisation de l'incommensurabilité et de la présence universelle dans le temps et dans l'espace de l'imagination ou de la fantaisie humaine ». La voie qui s'ouvrait menait droit à un sacré redéfini dans le cadre de l'anthropologie. On lui chercherait en vain aujourd'hui des héritiers ailleurs que dans le surréalisme qui seul s'emploie, au besoin en disposant de ses influences à longue portée, à l'exploration systématique des grottes métalliques où se nourrit l'avidité du coeur.
Il ne s'agit pas de contester les célèbres Thèses sur Feuerbach ni notre adhésion à la dernière d'entre elles, mais de constater dans le sillage de la pensée marxiste pour autant qu'elle soit libre la nécessité de l'analyse et de l'interprétation à chaque pas des transformations à l'obtention desquelles elle a abouti. Quel que soit l'intérêt de la philosophie pratique, c'est bien pour avoir appliqué avec un entêtement borné le précepte sur la valeur relative de l'interprétation du monde et de sa transformation
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que les politiciens de profession ont négligé d'analyser les particularités de la situation politique depuis vingt ans. Généralement incapables de s'affranchir des idées toutes faites sur les empires et leurs frontières, leur jugement se borne à distinguer l'est de l'ouest et leurs zones d'influence respectives, quand bien même un jeu sinistre identiquement asservirait ici et là les individus au lucre institutionnel. Alors que l'analyse politique non seulement reste l'instrument indispensable de toute réalisation pratique, mais forme bien davantage l'expression même de l'aspiration individuelle, comment ne s'imposerait-elle pas comme la première des tâches dans les périodes de grand reflux telles que nous en traversons, où seule la réduction progressive du colonialisme de droit, quand un colonialisme économique de fait ne s'y substitue pas aussitôt, prend valeur d'étape sur la voie de l'affranchissement ? Nous donnons à ce mot la valeur la plus étendue. Il s'en faut bien que les ennemis nous manquent. En l'absence trop évidente de tout mouvement de masse, de tout groupement qui se fasse de la liberté et de la puissance humaine une aussi grande idée que lui, le surréalisme est réduit à des interventions politiques d'envergure à ses yeux limitée, à la réussite desquelles il est très éloigné de sacrifier ses objectifs majeurs. L'importance localement considérable quoique variable des « révolutions » accomplies à la Havane ou à Alger ne peut éblouir qui soupçonne l'esprit de pouvoir mieux que la combinaison patiente d'instruments de production. C'est ainsi que la fin de l'esclavage ne constitue pas la réalisation du socialisme et que l'adhésion à un mouvement provisoirement libérateur n'implique aucune illusion sur le sort qu'il fera à l'idée grandiose de Révolution. C'est à cette lumière que le Surréalisme est appelé à examiner les circonstances et les événements. C'est elle qu'il entend manifester, quitte à n'atteindre qu'une audience limitée quand le langage qu'il se doit de tenir ne peut recueillir l'aveu de tendances voisines. A d'autres d'y jeter de l'ombre, elle sera propice aux alliances, aux petits jeux auxquels le parlementarisme et le goût des congrès mort-nés ont livré la pensée politique.
Le Désir, la Révolte qui n'est que le désir revenant sur lui-même au pied du mur, rien ne ternira à nos yeux l'éclat de ces deux flammes jumelles, rien ne fera qu'à des fins d'efficacité douteuse nous les amenions à composer. Leurs feux illuminaient la philosophie du XIXe siècle et prêtaient à ses représentants les plus généreux les accents qui devaient bouleverser les nations (hélas ! les nations). L'intransigeance du coeur est la balance de notre justice. Laissons aux exégètes le temps d'y découvrir mieux qu'un assez bon fonds d'anarchisme.
Dans la rupture dramatique qui fit éclater le groupe des Jeunes Hégéliens, la pensée de Stirner fait office de révélateur. Trop dépourvu de coeur pour ressentir le moindre trouble au centre de ses propriétés ou pour concevoir la reconstitution d'un sacré dans l'anthropologique au point de plus grande profondeur, la même tare constitutive lui interdisait de reconnaître pour siens les ressorts qui animaient Engels et Marx, alors que sa critique
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ne condamnait que l'instrument politique de la Cause passionnément nourrie par la révolte. Entre l'expression irrépressible de la liberté humaine et la formulation mesurée d'une pensée qui détermine son point d'application en fonction d'un résultat souhaitable dans la transformation du monde, l'oscillation de la philosophie du XIXe siècle est appelée à prendre son sens le plus général. Problème d'expression, apparemment : la volonté de transformer le monde conduit à une expression rusée par laquelle on croit gagner en audibilité ce qui se perd en acuité. Mais ce qui se perd est aussi la vérité, critère auquel Trotsky renvoyait les artistes comme au mot d'ordre le plus révolutionnaire dans un monde socialement, religieusement, psychologiquement asservi.
La victoire, d'abord ; la révolution, ensuite, disait-on presque d'une seule voix dès le début de la guerre d'Espagne. Il est assez raisonnable de penser que ce slogan traduit au moins la raison profonde de la défaite, quoiqu'il reste malaisé de décider si la révolution était réellement possible. Mais pour nous de qui nul n'attend sans doute une victoire militaire, comment l'idée de Révolution ne revêtirait-elle pas son acceptation majeure, celle que le surréalisme n'a pas cessé de désigner pour son objectif unique. La transformation du monde qu'il poursuit ne s'entend, faut-il le rappeler ? que comme la transformation des rapports de l'homme et du monde. Les rapports de classe en sont un cas particulier, mais on ne saurait délibérément écarter l'hypothèse qui ferait d'une transformation de la sensibilité (par exemple) le stade initial d'un bouleversement des structures sociales. La dernière et redoutable trouvaille du capitalisme, l'économie de consommation, ne doit sa fortune qu'à un « conditionnement » psychologique préalable par voix publicitaire notamment. Cette aliénation d'un nouveau genre, qui fait le triomphe du réformisme dans les pays riches justifierait amplement les conclusions les plus pessimistes si la névrose qu'elle développe n'était vraisemblablement le maillon le plus faible de la chaîne.
On ne sait que trop à quoi s'en tenir quant à la valeur révolutionnaire de l'oeuvre d'art. Objet de commerce et de spéculation, elle sert au mieux les desseins du petit et du grand capital. Les signes qu'elle met en oeuvre, les ressorts qu'elle dévoile sont promptement détournés de leur fin comme les instruments propres à l'ébranlement publicitaire. L'économie de consommation fait feu de tout bois. Il n'est pas jusqu'à ses déchets qu'elle ne consomme sous prétexte d'art néo-réaliste, par révérence envers ses fonctions digestives. La surenchère qui fait loi puise, autant que possible aux sources vives de la création artistique, pour en livrer un écho détourné, atténué d'autant plus qu'il est répété. Il n'appartient pas au surréalisme de se plaindre de ces répercussions incontrôlables, lui fussent-elles préjudiciables plus qu'à personne. Du moins est-il en droit de se défendre de toute connivence avec un système qu'il se propose de ruiner, quand la vocation artistique reste autant que jamais à ses yeux définie par son origine. Déterminée par un conflit de l'espèce la plus grave, mais qui reste purement individuel, l'artiste reste comptable de chacun de ses gestes devant l'espérance de sa jeunesse. La nature de ce conflit, le mécanisme de sublimation qui en
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transvalue les données prêtent à l'attitude fondamentale de l'artiste une cohérence foncière avec la révolte ressentie devant la condition ouvrière et justifient les similitudes de leurs champs d'expression respectifs.
Le caractère individuel des déterminations auxquels les artistes doivent leur engagement provoque nécessairement l'insulte de la part de tous ceux qui se sont accommodés d'une démission. Il en allait ainsi pour Maïakovsky en dépit des efforts qu'il accomplit pour rentrer dans le rang. Trotsky qui disposait d'antennes autrement fines à cet égard déplorait alors que sa technique se fit plus banale, mais il constatait que le dynamisme de la révolution est bien plus près de Maïakovsky que la forme collective de son action et formulait l'espoir que la crise du poète trouve sa solution du côté de la sage maturité qui englobe le particulier aussi bien que le général. Il y aurait à cet égard nécessité de proposer une double hypothèse ; la première est qu'en 1923 quand furent écrites les lignes précédentes, la révolution russe, en raison de son isolement et de ses difficultés intérieures, tournait déjà le dos à une sage maturité qui englobe le particulier aussi bien que le général ; la seconde est que Maïakovsky en avait conscience. Dans la liberté fondamentale de leurs mouvements, les artistes continueront à passer pour des petits bourgeois tant que le sacrifice des générations restera le prix demandé pour la réalisation ultra-hypothétique du socialisme. Cependant c'est à eux qu'incombe d'ouvrir les voies par lesquelles peut être atteint l'accord du particulier et du général, problème de toute révolution, problème de l'artiste révolutionnaire, problème qui se situe d'abord pour lui au niveau de la communication.
Le parti pris de communication sacrifie l'individuel au général. Mais l'art est aussi communication. Il est vraisemblable, au terme des investigations que l'on a pu faire porter sur ses origines, que son rôle s'est trouvé des plus importants dans la prise de conscience des valeurs publiques et du sacré collectif. Dans sa lente élévation de la spontanéité réfléchie à la volonté de spontanéité et au « raisonné dérèglement », l'art a pris la charge de former les signes grâce auxquels devient manifeste une opération que l'artiste a réussie en créant des phrases et des mots qui n'avaient jusque là pas reçu de sens. La transvaluation des conflits qui l'agitent, obtenue par la manipulation de signes, ne devient effective qu'à raison de leur valeur d'échange. L'incommunicable est inefficace. Le convenu est inopérant. Le désir, la révolte, ferments de l'action individuelle, prennent valeur de critère en toute expression publique. Ni l'art officiel, ni le style de cour, ni les titres accrocheurs, ni les clins d'oeil au lecteur des quotidiens, ni les vogues, ni les schémas, par les garanties de diffusion qu'ils offrent à l'expression ou la satisfaction qu'ils accordent au besoin de communication, ne compensent le manque à gagner d'une opération nulle sur une matière morte. L'artiste indépendant ne bat que sa propre monnaie : elle ne lui vaut d'autre droit que de reprendre chaque jour ses tentatives hasardeuses sans préjudice du cours des changes. Il n'en va pas très différemment dans l'action révolutionnaire, si
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l'on veut croire que les masses sont beaucoup moins timides que les hommes d'appareil : à ce propos le mot de Lénine, évidemment sans emploi hors des situations révolutionnaires, démontre assez clairement le crédit qu'il accordait à l'action spontanée opposée à l'action volontaire de l'appareil au sein d'un même jeu dialectique. La volonté de prendre le pouvoir reste impuissante ou s'exténue si la pression de la base ne l'exalte de tous les grondements de la révolte. En art la situation est toujours révolutionnaire. Tout se passe pour l'artiste aujourd'hui comme pour l'adepte des sciences secrètes à qui il est fait défense expresse de rechercher pour eux-mêmes les pouvoirs qui lui sont accordés par l'exercice de son art.
Ce paradoxe reste ouvert. Il appartient à chacun de trouver dans un désert de mots et de formes le mirage où désapproprier ses possessions. Il est seulement certain que les pistes déjà foulées, aussi funestes que les formules esthétiques autoritairement imposées, ne sont plus de celles qui autorisent l'épanouissement du particulier dans le général. De Serge Essénine qui venait de se suicider Trotsky disait : « Son inspiration n'aurait pu se donner libre cours que s'il avait vécu dans une société harmonieuse qui, au lieu d'être condamnée à la lutte violente, aurait connu l'amitié, l'amour et un esprit fraternel entre les hommes. Ces temps viendront... La personnalité de l'homme donnera alors sa pleine mesure ainsi que la poésie lyrique... A qui Essénine écrivait-il avec son sang à son heure dernière ? Peut-être ce message est-il adressé à un homme qui n'est pas encore né, à cet homme de demain que nous nous efforçons de faire surgir. Le poète succombe parce qu'il fut étranger à la Révolution. Mais plus tard, au nom de l'avenir, elle l'adoptera parmi les siens. Le poète est mort. Vive la poésie. » C'est ainsi que la limite à laquelle tendent les efforts de l'artiste se détache comme l'emblème éclatant de la réconciliation philosophique sur le ciel nocturne où pas un éclair ne passe pour annoncer le dépérissement de l'état. Plus improbable que jamais, quand la plus grande secousse que les hommes aient osée pour se ressaisir de leur liberté n'a abouti après quelques années de « dictature du prolétariat » qu'à ressusciter l'état autocratique qu'il s'agissait de briser, il n'est aujourd'hui, comme au temps de Stirner, qu'un enjeu spéculatif. Les misérables formules du Proletkult politiquement réactionnaires, psychologiquement régressives tentaient par voie de décrets et de résolutions de remonter le cours du temps jusqu'aux empires où l'art servait d'expression à un sacré unanime, le formulait et ouvrait la voie de la communication écrite. L'ouvriérisme des satrapes soviétiques n'aura montré, au lieu de l'accord du particulier et du général, que les aspects les plus ignobles de l'esclavagisme. Une pente fatale, après les phrases circonspectes de la Résolution du Parti dans le domaine des Belles lettres, entraînait le Régime du culte de la Cité Idéale au culte de la personnalité. Le détournement des énergies impliquait la mise en circulation d'espèces de plus en plus trompeuses quand il s'agissait d'accréditer la plus grande tromperie de l'histoire.
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L'asservissement des esprits, leur souveraineté vacillante et morte servent d'exemple dans cette histoire. Stirner l'avait bien dit. Mais le marxisme n'est pas un dogme, c'est une formule pour l'action, aussi ne nous est-il d'aucun secours, dans cette phase dernière du processus artistique qui reproduit ce qu'on nous annonce des derniers soubresauts de l'état après la dictature du prolétariat. Tout notre pouvoir, le très peu de pouvoir temporel dont nous disposons est en oeuvre pour hâter la liberté humaine. Et si, selon Engels, il y a « une naïveté enfantine à transformer son impatience personnelle en argument théorique », du moins les poètes et les peintres surréalistes savent-ils que les arguments ne leur servent de rien, que leur blanquisme est le style propre de leur démarche intérieure, l'expression publique d'un risque qu'ils assument dans la solitude en formulant le sacré d'aujourd'hui qui est l'anthropologique de demain (Feuerbach).
Pour être athée, pour être conséquente, la Révolution est surréaliste.
V. B.
HOMMAGE A ALFRED ROSMER
Alfred Rosmer vient de mourir à 87 ans. Il avait consacré son existence à défendre, à travers les vicissitudes du mouvement ouvrier, une conception rigoureuse de la révolution fondée sur l'internationalisme prolétarien.
Dès 1913, pratiquement seul avec Pierre Monatte, il lutta efficacement contre le courant chauvin qui déferlait dans la social-démocratie française. Il rencontra Trotsky à Paris, fin 1914 et participa activement avec lui à la préparation du Congrès de Zimmerwald. En 1917, il déploya toute son énergie pour rallier le syndicalisme français à la Révolution d'Octobre. Délégué du Parti Communiste Français auprès de l'Internationale Communiste à Moscou, il démissionna en 1925 et, de retour à Paris, propagea les thèses de l'opposition de gauche. Léon Trotsky écrivait : « ... je suis attaché à Rosmer, dans un sentiment d'amitié intime qui a duré à travers les épreuves de la guerre, de la révolution, du pouvoir soviétique et de la défaite de l'opposition. » Rosmer fut secrétaire de Trotsky et préfaça avec lucidité et ferveur ses principales oeuvres traduites en français.
Je me souviens de la lettre chaleureuse qu'Alfred Rosmer adressa au 14 juillet, quand nous étions bien peu à vouloir agir contre le coup de force gaulliste de mai 1958. Une telle lettre, venant d'un tel homme, compensait, dans l'état d'esprit où nous étions, la dérobade presque unanime des petits seigneurs de la gauche pensante française. Ce signe d'amité de Rosmer m'assure que nous étions dans la bonne ligne. Quelques mois plus tard, le compagnon de Trotsky était parmi les tout premiers signataires de la Déclaration sur le droit à l'insoumission.
Rosmer disparaît ; son exemple demeure, qui prouve que face à la dégradation de l'idéal révolutionnaire, c'est le combat sur deux fronts qui doit être poursuivi : la destruction de l'ordre bourgeois passe nécessairement par la régénérescence de l'internationalisme prolétarien. Pas de révolution sans liquidation des bureaucrates héritiers honteux ou non de Staline qui, dans tous les pays, sont les artisans du consentement général que nous vivons.
Jean SCHUSTER.
La rédaction de la Brèche s'associe unanimement à cet hommage.
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Jean-Louis BÉDOUIN
LA BELLE VIE
J'ai coutume d'être habité Comme un arbre d'oiseaux et comme l'étendue D'une grande certitude jaune Etale A profusion semée Repeinte et redorée chaque fois que je rouvre les yeux Après le déluge Sur le désastre des corps qui courent après leur ombre et se découvrent vignes Sans savoir quel culte pratiquer pour que jaillisse enfin la semence hiératique et la race du héron Ce désastre qui est le mien le nôtre Depuis que la distance maniaque fait la navette entre le mât de cocagne du coeur et le totem sexuel Au sommet de l'un est l'aigle ébouriffé L'autre gaîné de lentes fourrures étincelantes Etrangle mieux que des algues Et tue mieux Que cette coupe empoisonnée sous la toison le vent dans les alpages Une certitude une grande certitude d'or jaune Plate et nue sous le ciel sans haine Le soleil est mêlé L'eau secoue ses boucles Se boit à longs traits et s'enchante et s'enfante Comme je le voudrais de ce mannequin de chair Où glissent sans bruit le sang de toutes les mers et les courants de tous les fleuves Et la sueur des rameurs fous qui remontent vers tes sources Turbulente et terrible nuit Dont mon amour renait chaque matin Plein d'une brassée de tes filles Qui vont encore m'accoucher de leurs regards glacés Impudiques comme des fleurs
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Et me condamner à faire tourner la mécanique Le vieux manège céleste Où ma raison poursuit mes déraisons Chevauchant à égale distance des tigres et des dauphins Quand il s'agit de passer la baguette du sourcier dans l'anneau Fille impubère de la licorne Lumière de mes dix-huit ans Et toi momie confite dans ton sel Jaillie des mains des puisatiers J'entends tousser le plus vieux chêne Il va mourir Un rouge-gorge dans la voix J'entends gronder les meules et claquer sèche La salve rose de l'amandier Mais infidèle à mes amours et à moi-même C'est à toi que je rêve quand l'herbe m'est un lit Belle incurable vie qui me perd et m'enchaîne Au vent qui gaule mes jours et les étoiles Lèvres rougies d'un seul tison Je te désire et te déteste je me fuis pour te suivre Dans ton delta soumis aux pluies à la moiteur et aux essaims d'insectes rouges Qui vrombissent à la voûte et se cognent A l'absurde judas de mon coeur Mais si j'en oublie qui je suis Quand repêché dans les mailles du jour L'azur me blesse d'un coup de pierre Je ne suis plus seul et j'ai Pour t'engendrer mon ombre Mon amour Pour t'inventer Le bois flotté de tes reins qui luisent Dans la pénombre Et m'aident à franchir la barre de l'éternité Comme un nageur
J.-L. B.
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RADOVAN IVSIC
LE PLAGIAT DES COQUILLES N'EST PAS NÉCESSAIRE
En 1963, deux nouvelles impressions des Chants de Maldoror ont vu le jour : l'une du « Club français du livre », l'autre au « Nouvel Office d'Edition ». Sous le rapport de la conformité du texte avec l'édition originale, elles ne marquent ni l'une ni l'autre (surtout la première) aucun progrès sur les nombreuses rééditions précédentes. En effet, le nombre excessif des divergences que nous avons pu relever entre l'édition originale et la réédition du « Club français du livre » imposait une confrontation rapide entre les autres rééditions antérieures. Il en ressort que les éditeurs - à une exception près - reprennent les mêmes erreurs d'une réédition à l'autre.
Tant que le manuscrit des Chants de Maldoror n'est pas retrouvé, seul le texte de l'édition originale de 1869 (1874) doit être tenu pour authentique. Il est vrai que Genonceaux, éditeur de la première réimpression (1890), présente celle-ci comme « revue et corrigée d'après le manuscrit original », mais les corrections n'étant pas clairement indiquées, il est permis de mettre cette affirmation en doute. Jusqu'à plus ample informé tout ce en quoi elle s'écarte de la version originale peut lui être imputé comme coquille.
L'édition originale n'est pas exempte, elle non plus, de coquilles évidentes (ex. : inflger pour infliger, cortége, pillules, siége, etc.). Si les éditeurs ultérieurs se devaient de les bannir, on pourrait - du point de vue poétique - leur contester le droit de corriger le genre de certains mots tels que scorpène et orbite qui, pour Lautréamont, sont masculins, ou effluve et globule qui, pour lui, sont féminins. Est-il bien permis de changer sans justification l'orthographe d'un nom ? Lautréamont écrit Elsseneur, non Elseneur : le nom d'un personnage et le nom d'une ville n'ont pas nécessairement la même orthographe.
Mais venons-en aux déformations plus graves qui concernent les éditions suivantes, soit :
O Edition originale : Paris Bruxelles 1874 (1869). I L. Genonceaux, Paris 1890. II Corti, Paris 1938. III Agence Centrale de Librairie, Paris 1938. IV G.L.M., Paris 1938. V Charlot, Paris 1946. VI La Boétie, Bruxelles 1948. VII Corti, Paris 1953. VIII Le club français du livre, Paris 1963. IX Nouvel Office d'Edition, Paris 1963. [X Le livre de poche, Paris 1963] (*).
(*) Cet article était déjà terminé lorsqu'en janvier 1964 apparaissaient dans les librairies les premiers exemplaires de cette édition qui est donc la troisième datée de 1963. Le 30 janvier 1964, l'Express publiait une interview de M. Saillet, responsable de cette réimpression, qui s'en prend aux rééditions précédentes. Il est mal placé pour le faire, car déjà à l'examen superficiel nous avons trouvé dans son édition plusieurs déformations habituelles du texte et nous les signalons. Notons aussi que la reproduction de l'orthographe originale est fantaisiste (pourquoi par exemple le mot hyéroglyphes de l'original n'est-il pas corrigé en hiéroglyphes, X, p. 134, puisque hémorrhagie, où le h est pourtant défendable du point de vue étymologique, devient hémorragie, X, p. 231, comme le veut l'usage d'aujourd'hui ?). - Signalons en passant le niveau scandaleux de cette interview : Question : Et sa pédérastie ? M. Saillet : Elle est un peu partout dans Maldoror. (sic !) Ou bien : Question : Qu'est-il devenu, ce Dazet ? M. Saillet : Avocat au barreau de Tarbes et soutien du parti radical. - On sait pourtant bien (cf. article nécrologique de l'Humanité, reproduit in extenso dans Littérature, n° 18, mars 1921) que Dazet, auteur d'un Projet de code socialiste et compagnon d'armes de Jules Guesde, à qui il a dédié Lois collectivistes pour l'année 19.., n'était pas radical, mais socialiste : il représentait donc, pour son temps, l'opinion la plus avancée.
Déformations du texte
Les exemples qui vont suivre se passent de commentaire. Il suffit de les observer de près pour apprécier dans quelles mauvaises conditions la plupart des lecteurs d'aujourd'hui sont obligés de lire cette oeuvre : cela serait scandaleux même s'il ne s'agissait pas de Lautréamont.
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Les chiffres romains qui suivent les citations indiquent l'édition et les numéros entre parenthèses la page où se trouve l'erreur :
Au lieu de : il faut lire : contre les crapauds qu'ils broient d'un seul coup de mâchoire contre les crapauds, qu'ils broient d'un coup sec de mâchoire
I (17), II (51), III (27), V (56), VI (16), VII (133), VIII (14), IX (26).
et se déchirent en mille morceaux, et se déchirent en mille lambeaux,
II (52), III (27), V (57), VI (17), VII (133), VIII (14), IX (27).
en répandant la joie et la chaleur salutaires dans la nature, en répandant la joie et la chaleur salutaires dans toute la nature,
I (20), II (53), III (28), V (58), VI (17), VII (134), VIII (15), IX (29).
Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent en eux-mêmes. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes.
VII (140), VIII (18).
tu verras des cailloux brillants, tu verras des cailloux luisants,
I (43), II (67), III (39), V (74), VI (28), VII (148), VIII (25), IX (50).
Une fois sorti du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d'oeillets. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d'oeillets.
II (67), VII (149), VIII (25).
Un cachalot s'élève peu à peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui passe dans ses parages solitaires. Un cachalot s'élève peu à peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui passe dans ces parages solitaires.
I (47), II (70), III (41), V (77), VI (30), VII (151), VIII (27), IX (54).
L'expression générale contraste singulièrement avec ces paroles L'expression générale de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles
II (72), VII (153), VIII (29).
Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec tes paupières inquiètes... Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes...
II (77), VII (158), VIII (32).
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Il est minuit ; on ne voit pas un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine. Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine.
I (74), II (88), III (54), V (99), VI (45), VII (168), VIII (44), IX (81).
elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa présence inopportune. elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa présence devenue inopportune.
I (79), II (91), III (57), V (102), VI (47), VII (171), VIII (46), IX (86).
la vengeance du Dieu inexorable. la vengeance du dieu inexorable.
VII (187), VIII (60).
la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s'élance elle-même jusqu'au haut des airs, la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s'élance d'elle-même jusqu'au haut des airs,
I (111), II (111), III (72), V (124), VI (62), VII (190), VIII (61), IX (115).
comme le vent chasse le ramier. comme le vent chasse le damier. (**)
(**) Le damier (selon Larousse) : « Nom vulgaire du pétrel du Cap, ou pétrel tacheté. - Nom vulgaire de plusieurs papillons diurnes du genre argynne nommés aussi échiquiers. » A notre avis, c'est la première définition qui convient ici.
IV (85).
comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposantes grandeurs comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposante grandeur
II (113), III (73), V (126), VI (63), VII (191-192), VIII (63), IX (118), X (134).
Vous me donnâtes la logique, qui est comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleine de sagesse ; Vous me donnâtes la logique, qui est comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse ;
I (117), II (115), III (75), V (128), VI (65), VII (194), VIII (65), IX (121).
peut-être que je me trompe et que tu fais exprès, car tu sais mieux qu'un autre comment te conduire. peut-être que je me trompe et que tu fais exprès ; car, tu sais mieux qu'un autre comment tu dois te conduire.
I (132 - ponctuation juste), II (124), III (82), V (139), VI (71), VII (203), VIII (72), IX (135).
Un navire venait de mettre toutes voiles dehors pour s'éloigner Un navire venait de mettre toutes voiles pour s'éloigner
I (135), II (126), III (83), IV (101), V (141), VI (73), VII (204), VIII (74), IX (137).
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au milieu de la tempête qui continuait de sévir, à la lueur des éclairs, ayant pour lit d'hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sousmarin comme dans un berceau, et roulant sur eux-mêmes vers les profondeurs de l'abîme, au milieu de la tempête qui continuait de sévir ; à la lueur des éclairs ; ayant pour lit d'hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sousmarin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l'abîme,
I (146 - ponctuation juste), II (133), III (88), V (148), VI (78), VII (211), VIII (78), IX (147).
Aucun n'ose renverser le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui emplit son corps. Aucun n'ose renverser le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps.
II (134), III (89), V (149), VI (78), VII (212), VIII (79), IX (148).
Pour toute réponse, je l'enlevai sur mon sein et l'embrassai avec amour. Pour toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embrassais avec amour.
II (151), III (103 - « enlevai » mais : « embrassais »), V (170), VI (91), VIII (95), IX (175).
il voit une jeune fille qui dort à l'ombre d'un platane, il la prend d'abord pour une rose... il voit une jeune fille qui dort à l'ombre d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose.
I (176), II (152), III (104), V (171), VI (92), VII (229 - « prit » mais le « et » manque), VIII (96), IX (177), X (185 - « prit » mais le « et » manque).
pendant bien des temps pendant bien de temps
III (120), V (194), VI (106), VII (249), VIII (111), IX (208).
Deux piliers, qu'il n'était pas difficile et encore moins possible de prendre pour des baobabs, Deux piliers, qu'il n'était pas difficile et encore moins impossible de prendre pour des baobabs,
I (215), II (177), III (123), V (201), VI (109), VII (252), VIII (117), IX (214), X (217).
C'est ainsi que ce que l'inclinaison de notre esprit C'est ainsi que ce que l'inclination de notre esprit
I (218), II (179), III (124), V (204), VI (110), VII (254), VIII (118), IX (217).
Ce n'est pas un perroquet qui s'extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante ou impardonnable ! Ce n'est pas un perroquet, qui s'extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable !
I (220 - bonne ponctuation), II (181), III (125), V (205), VI (111), VII (256), VIII (119), IX (220), X (222 - bonne ponctuation).
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(si, même, il est vrai que j'ai une queue) (si, même, il est vrai que j'aie une queue)
I (230), II (187), III (130), V (212), VII (262), VIII (124), IX (229). La virgule après « si » manque dans la plupart de ces éditions.
Quand je place sur mon coeur cette interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté de la forme, pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte. Quand je place sur mon coeur cette interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte.
I (238), II (192), III (134), V (218), VI (120), VII (267), VIII (129), IX (236).
Tout est expliqué, les grands comme les petits détails ; Tout est expliqué, les grands comme les plus petits détails ;
I (244), II (196), III (136 - ce passage, avec plusieurs autres lignes, manquent dans cette édition), V (222), VI (123), VII (271), VIII (131), IX (242).
je voudrais développer mes raisonnements je voudrais dérouler mes raisonnements
I (252), II (201), III (140), V (228), VI (126), VIII (135), IX (249).
la brise fraichissante transporte dans cette strophe, la bise fraîchissante transporte dans cette strophe,
I (253), II (202), III (141), V (229), VI (126), VIII (136), IX (250).
les défenses en spirales du narval les défenses en spirale du narval
II (202), III (141), IV (276), V (229), VI (127), VII (276), VIII (136), IX (251), X (251).
Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (...), s'étendit jusqu'aux entrailles de la terre : Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (...) s'entendit jusqu'aux entrailles de la terre :
I (258), II (205), III (143), V (232), VI (128), VII (279), VIII (138), IX (254).
résultant des mouvements particuliers de circulation propre à chacune de ses parties, résultant des mouvements particuliers de circulation propres à chacune de ses parties,
I (268), II (211), III (149), IV (204 - « propres » mais à supprimer : « résultant des mouvements sur elle-même »), V (241), VI (134), VIII (145), IX (266).
P.64
un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, trois limaces rouges. un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, et trois limaces rouges.
I (272 - un espace blanc semble indiquer que le « et » a sauté accidentellement), II (215), III (152), V (245), VI (136), VII (288), VIII (147).
s'appliquant à bien mettre en évidence s'appliquant à mettre bien en évidence
I (273), II (215), III (152), V (246), VI (136), VII (289), VIII (148), IX (271).
La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se gonfle à des sifflements. La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se gonfle avec des sifflements.
I (288), II (224), III (159), V (256), VII (298), VIII (155).
Au réveil, mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, éprouvera que rien n'était, en effet, plus réel. Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que rien n'était, en effet, plus réel.
II (255), VII (298), VIII (155).
Comme un coeur qui cesse d'aimer, elle a sa vie éteinte. Comme un coeur qui cesse d'aimer, elle a vu sa vie éteinte.
I (334), II (255), III (181), V (291), VI (166), VII (326), VIII (182), IX (329).
Les cordes de laiton ne résonnent point. Cet avertissement indirect l'engage à reprendre le papier vélin ; mais celui-ci recule, Les cordes de laiton ne résonnèrent point. Cet avertissement indirect l'engage à reprendre le papier vélin ; mais celui-ci recula,
I (mais : recula), II (262), III (187 - mais : recula), V (299 - mais : recula), VI (171 - mais : recula), VII (334), VIII (188).
elles étaient étroitement enlacées ensemble elles étaient étroitement entrelacées ensemble
VI (179), VII (344), VIII (196).
Il tira du puits la queue Il retira du puits la queue
I (378), II (283), III (202), V (322), VI (187), VII (354), VIII (204), IX (370).
Qui oserait prétendre que le cordage linéaire se serait déjà rompu, Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjà rompu,
I (384), II (286), III (205), V (327), VII (357), VIII (206), IX (375).
et coetera.
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Nous connaissions déjà, dans leur baroque délirant, les publicités oniriques de Maidenform (« J'ai rêvé que j'étais une boucanière dans ma brassière Maidenform »), mais nous devons féliciter Hartog pour son extrêmisme rafraîchissant : dans sa campagne de vente fort illogique, cette marque de chemisier fait fi de tout support, dénude inexplicablement (et pour notre satisfaction) ses modèles aérés. Voir ci-dessus : « La sauterie universelle », « Plongez par-dessus bord », « Sauvez les meubles avec Hartog », « Chargez votre canon avec Hartog ». C'est ce que les Américains appellent, en français dans le texte, le double entendre.
R. B.
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LE PORTO DE LUIS BUNUEL
Pendant les prises de vues fort détendues du Journal d'une femme de chambre, le chaleureux Bunuel trinque avec ses amis Alberto Gironella, Robert Benayoun et Jeanne Moreau, laquelle sera peut-être la Mathilde du Moine.
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Gabriel Der Kevorkian
La route étroite de ce temple
Pastel, 1963.
(Photo Y. Hervochon.)
Jorge Camacho : Tout l'excite, 1964
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P.65
Ponctuation
A l'examen rapide, nous avons relevé dans l'édition VIII près de 350 fautes de ponctuation, à savoir : quelque 250 virgules manquantes, 25 virgules de trop, autant de virgules au lieu de points-virgules, 8 points virgules au lieu de deux points, etc. Plus de 50 virgules ont été supprimées après « mais » et plus de 20 après « car ». Or, ces virgules, seraient-elles superflues du point de vue formel, n'en sont pas moins nécessaires dans le cas qui nous occupe : elles marquent un temps d'arrêt là où le poète l'a trouvé utile. Cette erreur de jugement affecte apparemment les autres rééditions, à l'exception de I et IV où la ponctuation originale est plus ou moins respectée.
Voici trois exemples de cette ponctuation défectueuse qui rend la lecture plus difficile, qui crée une ambiguïté fugitive avec poisson rouge = cyprin, ou change le ton du texte :
contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine rouge, brûlant ; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine, rouge, brûlant ;
II (51), III (26), V (56), VI (16), VII (132), VIII (14), IX (26).
où glissent des milliers de petits poissons rouges, bleus et argentés ? où glissent des milliers de petits poissons, rouges, bleus et argentés ?
I (43), II (67), III (39), V (74), VI (28), VII (148), VIII (25), IX (50).
(l'habitude émousse la mémoire) (l'habitude émousse la mémoire !)
II (154), III (105-6), V (174), VI (93), VII (231), VIII (97), IX (180).
Strophes
Lorsque Maurice Blanchot, se fiant à l'édition Corti, Paris 1946 (que nous n'avons pas examinée), déclare que « Maldoror comprend en tout 59 strophes » (cf. Lautréamont et Sade, Editions de Minuit, Paris 1949, page 17), il se laisse abuser par une présentation incorrecte de l'ouvrage. L'édition originale est divisée en 60 strophes (dont les 8 dernières sont numérotées de I à VIII), mais certaines d'entre elles ont été mises bout à bout dans plusieurs éditions. La fameuse strophe de l'océan qui commence par : Je me propose, sans être ému n'est pas séparée de la précédente dans trois éditions : II (53), VII (135), VIII (15). Trois éditions n'indiquent pas non plus le commencement de la nouvelle strophe : Deux piliers, qu'il n'était pas difficile - II (177), III (123), VI (109). Autres exemples de strophes dont le début n'est pas indiqué :
Une famille entoure la lampe - V (69).
Je cherchais une âme qui me ressemblât - V (140), IX (135).
Je m'étais endormi sur la falaise - VI (123).
Les magasins de la rue Vivienne - V (291), IX (328).
Pour construire mécaniquement - VIII (203).
Notons aussi que si dans l'édition originale les strophes sont séparées par un court filet, les huit dernières, en revanche, sont numérotées de I à VIII : les éditeurs respectent rarement cette numérotation.
Autre remarque : Si Lautréamont écrit Fin du premier chant et Chant deuxième, le renversement de l'ordre des mots évite la monotonie. Pourquoi faut-il alors que dans les éditions V, VII, VIII et IX
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on trouve : Fin du chant premier ? (Les éditions III et VI suppriment tout simplement cette finale.)
On ne saurait, en raison de leur grand nombre, énumérer ici toutes les erreurs qui figurent dans ces éditions, surtout celles qui sont particulières à une seule de ces réimpressions. Que faire ? Pour peu que cela continue, une coquille apparue en 1963 : « Malheureux ! Qu'as-tu depuis le jour de ta naissance ? » au lieu de : « Malheureux ! qu'as-tu dit depuis le jour de ta naissance » - VIII (33), a toute chance de se répéter dans les éditions suivantes, quitte à ce que l'une d'elles assure, comme l'édition VI (Charlot, 1946) : « Pour la présente édition, nous avons suivi rigoureusement le texte de l'édition complète des Chants de Maldoror de 1869. » (page 403), ce qui est faux, comme le démontrent les passages signalés.
Parmi celles que nous avons pu comparer, sous réserve des coquilles, une seule réimpression peut prétendre avoir respecté le texte original : c'est l'édition IV (G.L.M., 1938), mais elle est introuvable aujourd'hui.
Au début de ce siècle, un éditeur italien offrait, paraît-il, une somme fabuleuse à qui découvrirait une seule coquille dans les ouvrages qu'il publiait. Son secret était simple et efficace : il confiait les épreuves à deux correcteurs, à charge pour eux de comparer les mots lettre par lettre, en lisant à l'envers. Nous ne demandons pas tant : une bonne réimpression de l'édition originale suffirait, avec éventuellement quelques indications sur les variantes de la première réimpression de Genonceaux (1890).
A quand ?
Radovan IVSIC.
P.67
ALAIN JOUBERT
Détournement de valeurs
(De la Renaissance à la Révolution)
Les idées et les hommes sont intimement liés, ainsi que deux amants, par des forces antagonistes qui les contraignent à se heurter parfois avec violence quand le seul désir de s'accoupler, au plein sens du terme, devrait diriger leurs rapports. « Changer la vie » et « Transformer le monde », c'est souhaiter rendre à l'Homme les pouvoirs essentiels qui lui ont été retirés pour être utilisés extérieurement à sa personne, souvent contre elle lorsque l'Histoire se glisse sournoisement dans la partie afin de « maquiller » les cartes à son profit.
Nous vivons une époque où le seul rôle qui nous soit dévolu ne nous permet plus d'influer sur le cours de notre destin par le poids que nous entendons donner aux gestes primordiaux jalonnant notre trajectoire, mais où l'unique droit que l'on nous reconnaisse est celui d'apporter notre présence physique au développement abstrait d'une nécessité supérieure, comme un esclave traînant sa pierre vers quelque aberrante pyramide. Tout un courant de l'esprit passe aujourd'hui par la justification de ce phénomène qui relève davantage de la religiosité que de l'accomplissement de l'être grâce à l'épanouissement des forces qui le déterminent et de celles qu'il suscite. Nul ne saurait cependant protester contre le fait de substituer à Dieu une entité palpable comme le bien-être économique, irrigué par les loisirs et sublimé par la liberté, si ce n'est justement que ce bien-être est toujours rejeté dans un avenir plus lointain, tel le paradis des chrétiens, à seule fin d'assurer la dynamique de cette nouvelle Eglise, tout autant bardée d'illusions que l'autre, mais plus scandaleuse encore dans la mesure où ce qu'elle ne cesse de promettre, en accordant si peu, correspond à une réalité tangible, à portée de la main.
Il est bien évident que le danger, pour une pareille attitude mentale, peut venir de deux directions différentes, et pourtant confondues au niveau de l'espoir, la Jeunesse et l'esprit révolutionnaire, au sens non-abâtardi que nous, surréalistes, donnons à ces termes. Pour mieux réduire, comme l'on fait d'une place forte, les positions tenues par ceux qui se situent d'emblée contre tout alignement, le moyen le plus sûr est encore la perversion de leurs activités et la dégradation insensible des buts qu'ils
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poursuivent jusqu'à une complète osmose entre le produit de cette dégradation et le programme proposé.
Les grandes lignes de ce programme ? Rien de clairement formulé jusqu'ici, mais une succession d'interventions, de projets, de réalisations en cours qui donnent, à bon droit, le frisson ; des recoupements qui s'imposent et des déclarations qui glacent l'esprit.
Je ne désire pas, qu'on se rassure, brosser une fresque apocalyptique des alliances contre-nature qui se forgent pour réunir deux conceptions diamétralement opposées de la vie, de la société, du monde, d'une part le communisme réalisé, de l'autre l'exploitation de l'homme comme source inépuisable de revenus ; toutefois, ces deux façons d'appréhender les choses sont de nos jours soumises à une pression fabuleuse destinée à faire éclater leurs structures pour mieux en rassembler les morceaux épars à l'intérieur d'un cadre unique, celui du positivisme économique et moral. Qu'on ne s'y trompe pas cependant : chacun des adversaires supposés compte bien être celui qui disposera de l'autre par l'universalité de ses méthodes et les jalons qu'il aura su placer.
Nous assistons donc aux prémices de ces joutes futures qui se déroulent, pour le moment, sur le terrain mouvant, mais combien excitant, de la pensée.
La revue « Planète » nous avait procuré l'avant-goût d'un des aspects les plus sinistres de l'activité corruptrice qui se conditionne dans les laboratoires si chers à MM. Pauwels et Bergier. Nous signalions notamment dans le tract Sauve qui doit que cette revue s'adressait, de son propre aveu, à « quiconque exerce une part de responsabilité dans l'administration de la Société », certainement pas à ceux qui entendent la bouleverser de fond en comble. Depuis lors, des tentatives de concrétisation ont vu le jour, en dehors de « Planète », mais dans la même direction.
Nous pouvions lire, dans « l'Express » du 22 août 1963, un reportage très complaisant, ce qui n'étonnera guère, sur la construction à Canisy, près de Deauville, d'un « Centre International de Généralisation », qualifié de « première cité expérimentale scientifique, lieu de synthèse et de généralisation entre hommes de toutes disciplines ». Son créateur en est Georges Breuil, directeur des cours Fidès, qui a requis l'appui de personnalités comme Louis Armand, l'atomiste Charron, le philosophe Alquier, le sociologue Soetzel, M. Coup de Frejac, ancien directeur de l'Information en Algérie, et un certain nombre de groupes capitalistes qui fournissent le concours de leurs milliards : la NORA Limited, l'IBIS, Mappelle-Mozzi et Fidès, bien sûr.
Laissons Georges Breuil définir l'objectif de cette entreprise : « Le problème est d'abolir les barrières, les clans, d'en finir avec les agressivités d'écoles, d'exploiter les surfaces d'intersection entre les diverses disciplines par la tolérance éclairée et la générosité mutuelle (...). Sans doute le Réarmement Moral a-t-il sa place au Canisy ; il aura sa maison dans la zone oecuménique de trois hectares où voisineront les églises des différents cultes. Mais plus tard seront aménagées les maisons des syndicats, celles des
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classes moyennes, celles des oeuvres sociales. Ce sera la villephare, la ville-foyer (...). A l'heure où la matière grise devient commercialisable, quoi de plus rentable qu'une usine dont le produit sera le savoir utilisable (...). A plus long terme, le Canisy représentera un observatoire idéal pour le marché de la matière grise, une guilde de brevets, un dispatching de forces intellectuelles d'une rentabilité inestimable (...). Pour être prospective, la pensée a besoin d'un habitat enraciné dans le passé (...). Or, une cité vivante peut seule être le lieu et l'occasion de rencontres spontanées et de colloques organisés. Elle seule peut fournir les éléments d'osmose indispensables pour faciliter les échanges intellectuels (...), pour donner aux chercheurs et aux gestionnaires une vision organique de leur action (...). Les plus grands savants du monde recevront un cachet de 1.000 francs par jour pour s'y produire ou simplement s'y reposer (...). Nos premiers hôtes seront cette année Sir Julian Huxley et Léonid Sedov ».
N'est-ce pas là la réalisation, presque point par point, d'une des fameuses « centrales d'énergie » tant souhaitées par les auteurs du Matin des Magiciens ? La planification de la pensée au profit d'une ultra-nécessité qui serait celle de l'homme moderne, robotisé, remodelé selon les schémas hiérarchiques d'une société déterminée par la notion de sécurité et absorbant toutes les oppositions qui jaillissent entre les différentes formes de l'expression philosophique, scientifique, politique, artistique ou poétique, voilà la grande mystification qui développe actuellement ses redoutables tentacules vers les cellules les plus actives de l'esprit. On remarquera à quelle distance nous voguons du « point sublime » défini par Breton, et de sa quête vivifiante basée sur l'annulation des contradictions par leur perception sensible, et non par leur exploitation systématique, en forme de nivellement, dans le sens d'une plus certaine stérilisation de l'être.
Tandis que Georges Breuil, et son appareil, visent ce qui représente la fine fleur de « l'élite intellectuelle » mondiale, « Planète » vulgarise les notions principales de cette entreprise auprès des cerveaux de moindre envergure, mais dont les moyens immédiats d'intervention ne sont pourtant pas négligeables.
Reste la Jeunesse. Pour assurer l'évolution et la propagation de cette manière de vouloir la Société, son appui se révèle indispensable à qui ne souhaite bâtir sur le sable. D'où l'apparition, dans un ciel de plus en plus encombré par les satellites artificiels et les cosmonautes rongeurs et bêlants, de la revue « Renaissance ». « Notre souci est d'apporter à la génération qui va prendre le pouvoir une meilleure connaissance des hommes, pour mieux l'aider à résoudre les problèmes affectifs et techniques de notre époque en mutation », pouvait-on lire dans l'éditorial de son numéro cinq. Ce mouvement se présente lui-même comme une société de pensée, une association de propagande et de promotion collective et individuelle qui demande à ses adhérents de se soumettre volontairement à une règle comprenant la pratique des disciplines morales et intellectuelles, à une structure géo-économique. Il entend traduire ses aspirations et ses tendances
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en fonction des impératifs de la civilisation occidentale et travailler à l'édification d'une nouvelle hiérarchie des valeurs spirituelles. Son organisation est composée de huit groupes d'études : Economie, Sciences exactes, Sciences-matières, Sciences-vie, Sciences humaines, Technologie moderne, Culture-loisirs et Prospective. Chacun de ces groupes est guidé par un Orienteur, assisté d'Analystes et de Synthéticiens, et est représenté régionalement par un Programmeur (remarquons au passage l'utilisation systématique d'un jargon venant tout droit de l'électronique). Les membres des groupes sont guidés et administrés dans chaque région par un Délégué, un Responsable et un Meneur. Ils sont répartis en trois catégories : Auditeurs, Réguliers et Actifs, ce qui permet une grande souplesse de l'appareil et ouvre largement les portes aux simples « curieux » qui, pris au piège de l'efficacité et de l'arrivisme, grimperont bien vite les degrés séparant le modeste auditeur du membre actif. Enfin, à la base, les formations régionales des Groupes portent le nom de Pôles.
Une telle précision dans l'organisation d'un mouvement visant à canaliser l'enthousiasme de la Jeunesse entre les rives bétonnées de l'humanisme-technocratique et du « sens des responsabilités », en faveur d'une Société dont il ne s'agit plus de bousculer les fondements mais, au contraire, d'affermir les lignes maîtresses, ne peut prêter à sourire ; en outre, la présentation luxueuse et le tirage important de « Renaissance » laissent présager un engouement réel de la part de ceux que cette revue entend circonvenir. D'ores et déjà, le triptyque : Tradition - Liberté - Progrès a servi de drapeau à la première « Convention de la Renaissance Française » qui a tenu ses assises les 1er, 2 et 3 novembre 1963 au Centre de Royaumont. « Plus d'une centaine de jeunes hommes et de jeunes femmes, tous et toutes représentants de mouvements pour qui la « Gauche » et la « Droite » ne sont déjà plus que de vieilles étiquettes (le Mouvement pour la Communauté, Jeune République, la Fédération des Etudiants Nationalistes, le groupe Rencontres, etc.) vont s'efforcer de trouver de nouvelles formules pour assurer le devenir de notre pays » proclame l'éditorial du numéro 6 de « Renaissance » sous le titre : Refaire la Nation. « On est frappé par le besoin de renouveau qu'éprouvent les jeunes. Leur patriotisme est actuel : ni regret nostalgique de la grandeur passée, ni attachement à des systèmes politiques aujourd'hui périmés (...). Nous savons maintenant qu'ils sont capables de servir le pays sans oublier son peuple, de défendre l'égalité des citoyens sans trahir la Nation », poursuit plus loin l'auteur anonyme, en plein élan futuriste.
Pour clore brillamment les débats de cette assemblée, le Président, M. Jean-Louis Febvre (Directeur de « Renaissance ») fut chargé de prendre contact avec l'ensemble des mouvements politiques et syndicaux qui ne participaient pas à la réunion. Gageons qu'un certain nombre d'entre eux se retrouveront à la seconde « Convention de la Renaissance Française », le coeur pur et les idées larges.
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Bien entendu, on objectera que la majorité des groupes cités ne recoupe que d'assez loin le noyau essentiel de la Jeunesse, celui qui refuse l'embrigadement quel qu'il soit et particulièrement toute tentative de faire voler en éclats ce qui constitue les raisons mêmes de son existence. Il n'en demeure pas moins que la grande masse flottante entourant ce noyau, qui représente le facteur déterminant de la Société de demain, risque fort de basculer vers ceux qui la sollicitent ainsi plutôt que de se rassembler au coeur de son élément naturel : la Révolte.
Que l'on m'entende bien : il demeure possible, vraisemblable, qu'un tel courant ne prenne pas l'ampleur qu'il souhaiterait atteindre et que, dans quelque temps, « Renaissance » disparaisse corps et biens. Ce n'est pas l'influence immédiate de cette revue et du Mouvement qui l'accompagne qui est à craindre, mais le fait que l'idée est dans l'air et qu'elle rejoint toute une série de préoccupations dont j'ai tenté de situer le danger au début de ce texte. Nous sommes effectivement à la veille d'une période de mutation et chacun oeuvre dans le sens qui lui paraît le plus propice à modifier les différents stades de cette mutation. Il est donc naturel que nous retrouvions, face à notre conviction, ceux qui ont toujours participé de ce que nous voulions abattre. Ce qui l'est moins, c'est de constater l'usage qu'ils font de méthodes incontestablement adaptées à cette période et l'appui qu'ils requièrent du côté de la Jeunesse. La « vieille réaction » est bien morte de ses insuffisances, mais elle a su comprendre, in extremis, d'où venait tout le mal : l'effervescence intellectuelle et la Jeunesse seront donc mises en coupe réglée, jusqu'à ce que mort s'ensuive. A nous d'en avoir pleine conscience.
Au chapitre deux de la perversion des idées, on passe directement de la corruption mentale et physique des hommes en cours de formation, à celle de la force qui pourrait seule les en préserver. Pour cela, il suffit de vider de sa substance même un principe capital, difficilement contrôlable, la Révolution, et d'utiliser à des fins différentes le contenant qui détermine son apparition extérieure auprès de ceux dont l'appréhension des choses, des êtres et des courants essentiels de l'esprit se situe encore au niveau de l'oeil, voire du verbe-haut.
A cet égard, le stalinisme et ses séquelles pseudo-libérales, qui ne sont à tout prendre qu'un stalinisme en creux, sont parvenus à une maîtrise incontestable dans l'art de la poudre aux yeux. Quarante ans de « métier », c'est une expérience sans égale dans un domaine où les amateurs sont légion.
Mais nous n'en sommes déjà plus là. Tandis que les structures de l'appareil « soviétique » tendent de plus en plus à épouser celles du capitalisme réformé, tel qu'on le pratique à l'Ouest, et qu'à la politique du communisme dans un seul pays contre les puissances occidentales, on substitue peu à peu la politique du communisme dans un seul bloc avec l'accord de celles-ci, le passage de « guerre froide », chère à Staline, à la « coexistence pacifique », joujou de Khrouchtchev, n'entraînant nul progrès quant au devenir révolutionnaire, cela va sans dire, d'autres formes
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de détournement s'élaborent, qui revêtent un caractère plus pernicieux encore pour les consciences troublées.
La récente polémique entre le Kremlin et le Parti Communiste Chinois sur les risques d'un conflit nucléaire a pu servir ainsi de base de lancement à une revue particulièrement nocive : « Révolution ». Dirigée par l'ex-avocat des militants algériens, Jacques Vergès, éditée en français, anglais et espagnol, cette publication mensuelle tente d'accréditer à tout prix l'idée selon laquelle la position chinoise actuelle recouperait, en fin de compte, la théorie de la Révolution Permanente définie par Trotsky. Naturellement, il n'est pas question de réhabiliter le créateur de l'Armée Rouge (1), ni même d'officialiser les références possibles à ses travaux ; tout se passe comme si les responsables chinois, et les rédacteurs de « Révolution », avaient soudain découvert la faille du capitalisme d'état à la russe, et condamnaient celui-ci en fonction de principes spontanément dégagés à partir d'une analyse brutale de la situation. Certes, Lénine est appelé à la rescousse (2), mais l'on fait de même sur les rives de la Volga sans pour autant que Vladimir Oulianov ait quelque chose à voir avec le régime en place.
(1) Pour en être convaincu, il suffit de se reporter à l'interview accordée par le Maréchal Chen-Yi à « Combat » (14-15 décembre 1963), dont j'extraie ceci : « Nous sommes fermement pour une juste appréciation de Staline et contre la répudiation totale de Staline, tandis que les trotskystes ont toujours diffamé Staline avec perfidie et applaudi la répudiation totale de Staline (...). Le parti communiste chinois a fermement combattu les trotskystes et mis complètement à nu leur visage hideux ». Dès lors, l'utilisation larvée de certaines méthodes analytiques héritées de Trosky devient très aisée, puisque la distance est prise avec celui qui les a conçues. On appréciera.
(2) Le numéro 5 de « Révolution » (janvier 1964) est à cet égard très révélateur. Prenant prétexte du quarantième anniversaire de la mort de Lénine, il consacre son éditorial à l'éloge justifié de l'enseignement léniniste, mais en profite pour déclarer qu'« une grande bataille de principe a lieu à l'échelle mondiale entre révolutionnaires » (entendez les Chinois) « et révisionistes » (entendez les Russes), accordant ainsi toutes les vertus de la rigueur aux dirigeants de Pékin et les plaçant d'autorité sous la banière éclatante du chef de la Révolution d'Octobre. En outre, ce numéro se termine par un cahier spécial composé d'extraits des souvenirs de Clara Zetkin et d'un supplément photographique retraçant, tous deux, la trajectoire de Lénine. Ce n'est pas l'expression d'un regret qui m'a fait dire plus haut que nulle allusion directe à la pensée trotskiste n'était jusqu'ici mentionnée dans « Révolution » ; il va sans dire que toute référence précise à cette pensée serait encore plus condamnable que le silence puisque ce serait alors parer ouvertement un mouvement non-révolutionnaire d'attributs et de principes n'ayant strictement rien à voir avec ce qui le détermine profondément. En ce sens, la publication du récit des rencontres de Lénine et de Clara Zetkin, qui fût la compagne de Rosa Luxembourg, relève de l'escroquerie pure et simple dans la mesure où elle sert à cautionner partiellement l'orientation pseudo trotskyste-léniniste de « Révolution » et de la Chine populaire. Quant au supplément photographique, s'il laisse apercevoir au passage le visage de Trotsky, il se termine symboliquement par le trop célèbre cliché montrant Staline aux côtés de Lénine, agrémenté du commentaire suivant : « ... Lénine est toujours vivant par son enseignement, sa méthode de travail, son exemple. Et le léninisme, le marxisme de l'époque impérialiste, du capitalisme de monopole, des guerres impérialistes, des mouvements de libération nationale et des révolutions prolétariennes, inspire aujourd'hui l'activité quotidienne de millions de militants révolutionnaires dans le monde entier ». De la sorte, le maillon essentiel qui est supposé rattacher Lénine aux Chinois, l'élément positif indispensable à une bonne compréhension du Maoïsme est subtilement avancé, comme par la magie apparente d'un carambolage bien réussi ; Staline est là, qui rôde, véritable inspirateur de toute cette entreprise. (19 janvier 1964.)
Toute hypocrisie mise à part, ce qui demande déjà une bonne dose de duplicité, il pourrait sembler passionnant de voir la Chine proclamer la nécessité de l'internationalisme et le caractère ininterrompu de la Révolution. Cependant, il ne suffit pas de rappeler la vocation permanente de l'idée révolutionnaire pour investir celle-ci de tous les pouvoirs propres à accélérer la transformation marxiste du monde, encore faut-il que l'indispensable réponde à l'appel. A cet endroit, une notion devient essentielle : souvenons-nous que Mao Tsé-Toung a liquidé la lutte des classes au profit de la Guerre Révolutionnaire dont il fut le théoricien par excellence. Voici les grandes lignes de la méthode qu'il préconise : au premier stade, mise en place d'une infrastructure clandestine, d'un réseau de cadres et de propagandistes qui forment l'appareil révolutionnaire, l'agitation conduite par cet appareil devant envenimer les contraditions internes de la société attaquée. Pour se développer, ce réseau est tenu de noyauter le maximum d'organismes de l'Etat et de créer un climat favorable par l'apparition du désordre, du sabotage et du terrorisme. Le but de cette phase est de faire naître une situation révolutionnaire. Au second stade : recours à la violence systématique, généralisation de la terreur, rupture du contact physique et psychologique entre les masses et les cadres de la Société, apparition d'une administration révolutionnaire parallèle qui encadre peu à peu la population, création de bases partielles là où c'est possible, développement de la guérilla ; par la suite, établissement de zones libérées où l'administration révolutionnaire devient officielle et où l'on cherche à installer un gouvernement insurrectionnel doublé d'une armée pseudo-régulière. Quand les zones libérées sont assez étendues, assez riches en ressources de toutes sortes, et le reste du pays assez « pourri », contre-offensive générale, aussi politique et psychologique que militaire.
La plus élémentaire analyse objective de cette théorie révèle qu'elle est parfaitement applicable à toute tentative de prise du
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pouvoir et que son contenu révolutionnaire, au sens rigoureux du terme, n'existe pas. Il n'est d'ailleurs pas utopique d'imaginer un mouvement néo-fasciste utilisant le même processus pour parvenir à ses fins. A la Révolution prolétarienne puisant ses forces au plus profond de ce qui oppose les classes exploitées aux classes privilégiées, Mao a donc préféré la technique du coup d'état et du viol des foules.
« Révolution » voudrait justifier partiellement ce programme, défendu par les méthodes les plus subtiles comme les plus grossières allant jusqu'à la propagande pure et simple, grâce à la mise en avant d'un nouvel internationalisme singulièrement diminué puisqu'il ne vise, à tout prendre, que cette fraction de l'humanité baptisée le « Tiers-Monde » par tous les sociologues « de gauche » ? La réalisation « marxiste » de l'ensemble des pays qui participeraient à ce mouvement est envisagée à partir des insurrections propres à chacun d'eux, et non pas dans la perspective d'une fusion véritable au niveau international. La conquête du pouvoir ne représente plus l'acte initial mais bien l'acte final du phénomène révolutionnaire ; ensuite s'ouvre la période des réformes, qui peuvent être brutales, aboutissant à la société socialiste. Toutefois, une sorte de Marché Commun de la Révolution viendrait compléter cette définition dans l'esprit de nos faussaires : ce n'est certes pas par hasard que la création d'une Ve Internationale a dernièrement été évoquée par les dirigeants chinois, qui regrouperait les pays d'Afrique, d'Amérique Latine et d'Asie ayant réalisé leur révolution nationale, ou en posture de le faire. L'objectif est clair : entre l'Ouest capitaliste et l'Est « socialisant », Mao voudrait promouvoir, à l'aide de ces pays, une nouvelle force dont lui, ou ses séïdes, tiendraient fermement les rênes. De la sorte, le passage du combat révolutionnaire par la lutte des classes partout où elle peut être entretenue, au combat pour le pouvoir, par l'opposition entre eux de vastes blocs monolithiques, serait accompli ; la Révolution Prolétarienne serait définitivement enterrée tandis qu'un accroissement de puissance certain viendrait sanctionner la démarche de ceux qui se prétendent l'élite du mouvement ouvrier.
Il est consternant d'observer comment quelques groupes Trotskystes se sont laissés prendre au piège, venant ainsi renforcer la tentative de détournement mise en branle par la Chine et soutenue par « Révolution ». Lors d'un meeting organisé à Paris par le « Comité d'Initiative pour la création d'une Association Populaire Franco-Chinoise », se trouvaient notamment représentés les Trotskystes-Lambertistes, Frankistes et Pablistes, ainsi que les « orthodoxes » reconnus par le Bureau Latino-Américain du P.C.I. ; sans parler des anarcho-syndicalistes et des communistes libertaires. N'oublions pas, toutefois, que le fractionnement actuel du Trotskysme reflète assez bien l'effritement de la pensée internationaliste et que ceux qui se veulent aujourd'hui les représentants officiels de cette tendance ne manquent jamais d'épouser négativement toutes les positions du Parti Communiste de l'Union Soviétique, comme si le simple contrepied pouvait en l'occurrence déboucher sur une quelconque analyse révolutionnaire de la situation (3).
(3) Il est bon de rappeler ici quelques avatars de la IVe Internationale. Sitôt la deuxième guerre mondiale terminée, elle revint, comme si de rien n'était, à la thèse de la défense de l'U.R.S.S., « Etat ouvrier dégénéré », opérant une distinction subtile entre les « conquêtes sociales » du prolétariat russe, qu'il fallait conserver, et la « politique bureaucratique » des staliniens, affirmant aussi que l'existence de l'U.R.S.S. et même des pays pressurés par elle constituait un progrès objectif en soustrayant un vaste marché commercial à la sphère de l'impérialisme américain. Un tel argument a fait long feu. En outre, la principale organisation trotskyste n'a pas hésité à reconnaître les pays « du glacis » comme transformés en autant d'« Etats ouvriers dégénérés » grâce à la simple avance de l'Armée rouge ; qu'on en juge par le ton béatement satisfait d'une résolution du IIIe Congrès Mondial (1951), rapportée dans 4e Internationale, volume IX, nos 8-10 : « ... Il faut considérer que l'assimilation structurelle de ces pays (à l'U.R.S.S.) est actuellement essentiellement (sic) achevée, et que ceux-ci ont cessé d'être fondamentalement des pays capitalistes. La prise en charge de tous ces pays au lendemain de la dernière guerre par la bureaucratie soviétique, l'influence et le contrôle déterminant de celle-ci sur ces pays, incluaient la possibilité et même, à la longue, l'inévitabilité de leur assimilation structurelle à l'U.R.S.S. (...). La IVe Internationale a indiqué dès le début que dans un certain rapport de forces entre la bureaucratie soviétique, l'impérialisme et les masses, la bureaucratie pourrait achever cette assimilation ». En réaction violente contre les dangereuux errements de la IVe Internationale, Natalia Trotsky signifia sa rupture avec cet organisme dans une lettre de la plus grande lucidité, datée : Mexico, 9 mai 1951. En voici un extrait : « Obsédés par des formules vieilles et dépassées, vous continuez à considérer l'Etat stalinien comme un Etat ouvrier (...). Il n'y a guère de pays au monde où les idées et les défenseurs authentiques du socialisme soient pourchassés de façon aussi barbare (...). Le Stalinisme et l'Etat stalinien n'ont absolument rien de commun avec un Etat ouvrier et avec le socialisme. Ils sont les plus dangereux ennemis du socialisme et de la classe ouvrière. Vous considérez maintenant que les Etats de l'Europe orientale sur lesquels le stalinisme a établi sa domination pendant et après la guerre sont également des Etats ouvriers. Cela équivaut à dire que le stalinisme a rempli un rôle socialiste révolutionnaire. Je ne puis et ne veux vous suivre sur ce point. Après la guerre et même avant qu'elle se termine, il y eut un mouvement révolutionnaire montant des masses dans ces pays. Mais ce ne furent pas les masses qui s'emparèrent du pouvoir et ce ne furent pas des Etats ouvriers qui furent établis par leurs luttes. C'est la contre-révolution stalinienne qui s'empara du pouvoir, réduisant ces pays à l'état de vassaux du Kremlin, étranglant les masses travailleuses, leurs luttes révolutionnaires et leurs aspirations révolutionnaires. En considérant que la bureaucratie stalinienne a établi des Etats ouvriers dans ces pays, vous assignez à celle-ci un rôle progressif et même révolutionnaire. En propageant cette contre-vérité monstrueuse, vous déniez à la IVe Internationale toute raison fondamentale d'existence comme parti mondial de la révolution socialiste. Dans le passé nous avons toujours considéré le stalinisme comme une force contre-révolutionnaire dans tous les sens du terme. Vous ne le faites plus, mais je continue à le faire. » Depuis lors, les fanatiques du « programme de transition », toujours à la recherche d'une révolution à « saluer », ont dispensé infatigablement leur soutien critique à tous les vents - de la Yougoslavie titiste à la Chine, en passant par l'Algérie Ben-Belliste, - tout en remettant le pouvoir, là où ils parvenaient à le prendre, en Bolivie à des syndicalistes stalinisants, à Ceylan aux agents « socialistes » de l'impérialisme britannique.
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Certes, la sédition intérieure qui met incontestablement en péril le bloc sino-soviétique est à inclure dans une perspective révolutionnaire, comme le laissait entendre Jean Schuster dans le numéro 5 de « La Brèche », mais il n'appartient pas à ceux pour qui la Révolution est une et indivisible de soutenir l'un des termes de cette sédition dans le but d'en accélérer le mouvement : d'abord en raison de la marge d'inconnu demeurant quant au produit de l'éclatement qui peut s'ensuivre, et surtout parce qu'une conscience révolutionnaire restera à jamais marquée par une telle action et à jamais discréditée aux yeux de ceux qu'elle entend éclairer (4). La seule façon d'intervenir dans un pareil débat consisterait à exciter tour à tour les antagonistes en mettant à nu les contradictions sur lesquelles ils reposent, à jeter de l'huile sur le feu. Par contre, donner sa caution au Parti Communiste Chinois dans le conflit qui l'oppose à l'Union Soviétique, c'est souscrire du même coup à ses déclarations ultrastaliniennes sur l'insurrection de Budapest et reconnaître implicitement les « vertus » du régime autoritaire qu'il a mis en place pour appuyer sa politique de grande puissance (5).
(4) Quant à « l'efficacité » d'une semblable prise de position, on en mesurera le degré véritable à l'aide de cette déclaration de Chou-en-Lai, lors de son récent séjour au Caire : « Tout pays qui essaierait d'exploiter les divergences entre l'U.R.S.S. et la Chine se condamnerait à l'échec, car l'U.R.S.S. et la Chine font, toutes deux, partie du camp socialiste ». (Cf. France-Observateur du 24 décembre 1963.)
(5) Peu avant sa mort, Natalia Trotsky avait accordée une interview à France-Soir qui entraîna de sa part la mise au point suivante :
« Monsieur le Directeur,
Dans l'interview faite par M. Michel Gordey et publiée dans France-Soir le lundi 7 novembre, il est dit au second paragraphe : « Elle (c'est-à-dire moi-même) espère, avant de mourir, assister à la réhabilitation par le communisme mondial de celui (Trotsky) qui fut, après Lénine, le plus grand révolutionnaire des temps modernes et le père spirituel de Mao Tsé-Toung, le chef communiste chinois ». Ces paroles ne m'appartiennent nullement ; elles ont été introduites par le rédacteur de l'interview. Je me vois donc obligée de préciser ce qui suit :
Un grand révolutionnaire comme Léon Trotsky ne peut en aucune manière être le père de Mao Tsé-Toung, qui a conquis sa position en Chine en lutte directe avec l'Opposition de gauche (trotskyste) et l'a consolidée par l'assassinat et la persécution des révolutionnaires, tout comme l'a fait Tchang Kai-Chek. Les pères spirituels de Mao Tsé-Toung et de son parti sont évidemment Staline (qu'il revendique d'ailleurs comme tel) et ses collaborateurs, M. Khrouchtchev inclus.
Je considère l'actuel régime chinois, de même que le régime russe ou tout autre bâti sur le modèle de celui-ci, aussi éloigné du marxisme et de la révolution prolétarienne que celui de Franco en Espagne.
La terreur policière et les calomnies de Staline n'étaient que l'aspect politique d'une lutte à mort contre la révolution, menée par l'ensemble de la bureaucratie. On ne peut donc attendre le rétablissement de toute la vérité que de l'anéantissement de cette bureaucratie par la classe ouvrière qu'elle a réduite à l'esclavage. Je n'espère rien du parti russe ni de ses imitateurs foncièrement anti-communistes. Toute déstalinisation s'avèrera un leurre, si elle ne va pas jusqu'à la prise du pouvoir par le prolétariat et la dissolution des institutions policières, politiques, militaires et économiques, bases de la contre-révolution qui a établi le capitalisme d'Etat stalinien.
Recevez, Monsieur le Directeur, mes salutations.
Paris, 9 novembre 1961. »
Il n'apparaît pas nécessaire de commenter plus avant une semblable déclaration qui remet très clairement chaque chose à sa place.
Un groupe anarchiste laissait dernièrement entendre que la fameuse « dépolitisation » des masses, dont on fait si grand cas aujourd'hui, n'était peut-être que le signe du mépris absolu de celles-ci pour les représentants catalogués des « partis ouvriers » qui les ont si longtemps trompées. Au-delà de la vision quelque peu utopique de ce phénomène, on peut, par exemple, trouver des traces réelles de ce mépris dans la réaction spontanée des grévistes contre « leurs » syndicats, lors du récent combat mené par les mineurs français pour l'amélioration du sort qui leur est fait. S'il y a loin de la simple revendication sociale à la Révolution, une prise de conscience plus en flèche peut toutefois naître de la multiplicité et du rapprochement de semblables ruades entre les brancards vermoulus du patronat et du syndicalisme classique. En tout état de cause, elle ne saurait trouver sa source dans le soutien, même épisodique, à telle ou telle tendance du communisme « officiel ».
Observer, analyser et poursuivre la lutte à la fois contre ces tendances et l'occident capitaliste, c'est maintenir la pensée révolutionnaire dans son intégrité et préserver sa seule chance de réalisation pour l'avenir. La liberté d'action à l'intérieur de ce cadre est assez vaste pour que l'on n'éprouve pas la nécessité d'en sortir coûte que coûte, aux fins illusoires d'envenimer un débat qui ne peut manquer de prendre, par ailleurs, des proportions considérables, s'il ne trouve pas sa conclusion naturelle dans un accord redoutable sur la répartition du monde, ce qui a priori n'est pas à écarter (6).
(6) Le Général de Gaulle qui, à défaut d'un « sens de l'Histoire » très développé, sait assez bien flairer les bonnes affaires n'est-il pas sur le point de « reconnaître » le Gouvernement de Pékin, préparant ainsi l'entrée triomphale de la Chine dans le concert mondial de la réaction sous toutes ses formes ?
« Renaissance » et « Révolution » : deux pôles, deux tentatives, deux ennemis pour nous. D'un côté, la mise en condition des forces vives de l'homme, destinée à hâter son alignement sur les schémas de la réalité économique de demain où s'annuleront les revendications et les différences dans un vaste concept offrant toutes les séductions de la « société de consommation » ; de l'autre, l'atomisation de la pensée révolutionnaire par son
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assujettissement à des normes falsifiées qui laissent davantage libre-champ au totalitarisme qu'à la « dictature du prolétariat » : l'internationale des chefs de Partis, qui se propose la réalisation pseudo-marxiste de l'ensemble de la société, n'est pas la même que celle du mouvement ouvrier, la seule dont nous voulions connaître l'action.
A un certain niveau, les intérêts apparemment opposés que défendent ces deux revues peuvent être considérés comme convergents. Pourquoi donc useraient-elles chacune de la même arme, la perversion des idées, si ce n'est justement pour l'efficacité qu'elle doit avoir lorsqu'on sait ménager ses détours. Pourquoi viseraient-elles, dans les deux cas, à démanteler le pouvoir de l'homme sur sa propre existence et l'amélioration qu'il pourrait lui-même apporter aux conditions de vie qui lui sont faites, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan mental, grâce à l'effort révolutionnaire dont il se sait capable, si ce n'est justement parce qu'elles redoutent le développement de cet état d'esprit qui priverait, sans coup férir, les idéologies frauduleuses qu'elles représentent de tout moyen d'intervention sur les transformations futures de la société.
En 1964, le Surréalisme n'a d'autre ambition que d'être le « mauvais exemple » pour les forces qui s'accordent objectivement sur tous les problèmes essentiels afin de mieux escamoter la seule solution digne d'être envisagée. Si le terrain par lui libéré, dans les différentes zones de l'esprit qu'il a explorées, n'est pas à remettre en question, la conquête régulière de nouvelles possessions, qu'il s'efforcera de livrer comme par le passé à tous ceux qui sont susceptibles de les utiliser contre l'aliénation de l'Homme, demeure à l'ordre du jour. Il ne saurait, en conséquence, admettre sans réagir que l'on s'attaque ouvertement à deux des éléments primordiaux sur lesquels il a toujours fondé son devenir, la Jeunesse et la Révolution.
A. J.
15 décembre 1963.
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ROBERT GUYON
Comme une suite à un ajour d'Arcane 17
Le matin du 7 septembre dernier, j'étudiais à la bibliothèque municipale de Lyon un travail sur les voyageurs d'Orient. De fastidieuses énumérations de dates, un amas de notes superflues m'avaient rendu assez mal disposé à prolonger cette lecture, quand le nom de Gérard de Nerval à un moment donné rencontré me rappela aussitôt que le seul angle sous lequel il me plaisait vraiment d'aborder la question au programme de mon certificat de littérature était celui de la cabale et de l'initiation dans l'oeuvre de cet écrivain. Je jugeai préférable de satisfaire mon goût et allai compulser le répertoire de la bibliothèque. Une bibliographie récemment parcourue, le souvenir de certains troublants événements relatés dans « Arcane 17 » que je venais de relire, une référence dans une interview de Breton par Aimé Patri s'étaient conjugués pour ma plus grande édification : je tenais de toute manière à prendre connaissance du Gérard de Nerval et les doctrines ésotériques de J. Richer. Le recul dont je dispose maintenant, me permet de dire qu'il est probable qu'a priori déjà ce titre exerçait sur moi une certaine séduction, à tel point que, discutant avec des amis de la liste des livres dont la lecture nous avait été recommandée en faculté, j'avais cru pouvoir souligner sans raison valable, que de cet ouvrage surtout on devait attendre beaucoup, si bien que s'il est encore quelque chose dont je puisse m'étonner en cette affaire, c'est bien d'avoir assez inexplicablement tardé à questionner les spécialistes à son sujet.
Il n'est rien de tel qu'un sentiment de frustration pour exciter un désir : je faisais en vain glisser les fiches du répertoire sous mes doigts, le livre de M. Richer n'y avait jamais figuré. Si je ne voulais pas avoir tout à fait perdu mon temps ce matin-là, il me fallait retomber dans l'agacement de la première étude, ce qui déplaça le plaisir que j'aurais dû prendre à celle-ci vers le prestige que je conférais à celle-là.
Le soir même nous trouva, mon ami Bernard C. et moi, promenant notre désoeuvrement et notre curiosité d'une librairie à la suivante en remontant vers le quartier des Terreaux. Cette occupation habituelle du samedi après-midi nous est un prétexte à beaucoup d'oisiveté avec la sempiternelle arrière-pensée que la découverte de livres rares - dont c'est pour nous un efficace
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motif d'énervement de les savoir épuisés - ou la nouvelle inespérée d'une réédition, sont toujours possibles, pour nous donner bonne conscience.
Nous n'avions pas flâné encore très longtemps ce jour-là quand, dans un petit compartiment assez obscur d'un libraire, je remarquai un ouvrage qu'au lieu de remettre à sa place sur le rayon on avait négligemment posé sur une chaise. Il était recouvert de papier cristal de sorte que je ne pus lire distinctement que les mots : Gérard de Nerval. J'avais parlé à mon ami de ma déconvenue du matin ; (c'en était une de plus pour nous qui nous plaignons souvent de la carence des bibliothèques lyonnaises). Par je ne sais trop quelle précognition, je gageais avec lui qu'il ne pouvait s'agir que de l'étude en question : c'était elle en effet ; je la trouvais là le plus facilement du monde comme si une main perverse et bien inspirée l'avait posée bien en évidence dans le but d'accrocher mon regard. Je n'eus, on l'imagine, rien de plus pressé que de l'acheter.
Que je me sois préoccupé de ce livre depuis longtemps épuisé, que quelques heures plus tard je le tienne, votif, d'un sort favorable sans qu'il m'en ait coûté la moindre démarche auprès de libraires, je ne m'en étonnai pas exagérément mais m'enchantais de l'heureuse coïncidence. Celle-ci pourtant ne devait avoir aucune commune mesure avec les très curieuses rencontres dont Bernard C. et moi allions être de nouveau et le même jour les témoins.
J'étais retourné l'après-midi en compagnie de mon ami à la bibliothèque. Bernard C. s'appliquait à la lecture d'une nouvelle revue locale (1), lorsqu'il attira soudainement mon attention sur la reproduction photographique d'une cuiller à fard dite « à la nageuse », telle qu'on en voit dans les antiquités égyptiennes du Louvre, accompagnée d'un bref commentaire sur le court métrage que Carlos Vilardebo a consacré à cet objet idéal. Nous évoquâmes aussitôt le vif plaisir que nous avions pris lors de sa projection en première partie d'un spectacle qui réunissait d'autre part Les Abysses, ainsi qu'un documentaire sur l'oeuvre d'André Masson. Le fait que ce me fut l'occasion d'entendre pour la première fois au cinéma prononcer le nom d'André Breton accompagné d'une projection de son portrait par le peintre, qu'en outre peu de films comme Les Abysses aient pu se recommander d'une aussi chaleureuse approbation par l'auteur des Manifestes, ne mérite-t-il pas d'être relevé déjà comme une sorte de signe avant-coureur ?
(1) Artsept n° 1, janvier-mars 1963. La Proue, éd.
Quelques instants après être sortis de la bibliothèque, nous remontions la rue de la République. Arrivés à la hauteur d'une grande librairie (je venais à ce moment d'acquérir l'ouvrage de J. Richer), nous portâmes un regard assez distrait vers l'intérieur ainsi que sur les volumes de médiocre intérêt présentés sous vitrine. Lorsque nous reprîmes notre marche, aucun incident ne me semblait de nature à orienter le cours de notre conversation : et pourquoi cela puisque je suis persuadé d'avoir très distinctement vu une seconde reproduction photographique de la cuiller
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de Carlos Vilardebo, en noir et blanc, sur le fond de velours rouge de la devanture ? Mais en toute honnêteté il me faut reconnaître que sur ce point précis l'opinion de mon ami et la mienne ne se recouvrent pas exactement. Entre lui et moi il y a toute la différence entre celui qui croit bien en effet que... et celui qui est sûr que... Il se peut donc, d'une manière absolue, que j'aie été abusé par une certaine illusion rétrospective toujours difficile à chasser dans les événements de cet ordre, et ceci pendant que je fixais les incroyables résonances que j'exposerai plus loin.
Trancher notre incertitude s'imposait. Nous sommes repassés devant la librairie : la reproduction de la petite cuiller n'y figurait pas (ou plutôt je m'assure en ce moment encore qu'il faudrait dire qu'elle n'y figurait plus) ; en revanche, un volume titré Le trésor de Vix de René Geoffroy, sur la couverture duquel apparaît en gros plan le visage d'une sculpture égyptienne antique. Mon ami et moi sommes cette fois parfaitement tombés d'accord là-dessus : ce visage évoque immanquablement celui de la nageuse dont le film montrait les évolutions splendides, comme entre deux eaux. Toujours est-il que je regrette de ne pas avoir plus vivement manifesté ma surprise en cet épisode. J'aurais au moins bénéficié du témoignage sûr que Bernard C. ne cessera de me fournir pour toute la suite de cette conjugaison exceptionnelle de faits.
Mais, ce samedi 7 septembre, lorsque vers 18 heures nous décidons de rendre visite à un ami commun, le sculpteur Gérald M., quelques heures me séparent encore du moment où, sous l'éblouissement de mes observations je redescendrai en mémoire le cours de cette journée pour comprendre comment, entre l'apparence tout à fait neutre de certaines situations et la transparence de mes souvenirs, j'ouvris des fenêtres simultanées. Simplement, j'ai vu une fois, deux fois la curiosité du Louvre, j'ai le livre de M. Richer sous le bras et nous entrons dans l'atelier de notre ami. Combien de temps s'écoule-t-il alors pendant lequel nous échangeons les premières répliques, faisons choix d'un fauteuil et, tout en nous enquérant des nouvelles, nous promenons machinalement le regard autour de nous, sur les murs que notre ami aime à rehausser de ses plus récents fusains ? Trois, quatre minutes tout au plus. Très vite Bernard C. et moi désirons en savoir plus long sur tels dessins accrochés dans la pénombre. L'éclairage se révélant insuffisant pour nous en livrer tous les détails nous y allons voir de plus près... Je sens bien qu'aux yeux de certains juges sévères il y aurait lieu de prendre des précautions oratoires. Qu'il me suffise de les assurer que, comme eux, je condamne toute complaisance, que je me borne à relever en toute rigueur des faits. Or je constate que c'est une même exclamation lorsque nous tombons en arrêt, ébahis, devant une carte postale : la reproduction d'une cuiller à fard dite « à la nageuse », fixée au mur à côté de la fenêtre dans l'atelier de Gérald M. !
Ces appels, réunis au curieux jeu de cache-cache avec le Gérard de Nerval et les doctrines ésotériques, étaient évidemment autant de conseils de la plus extrême vigilance : c'est là une remarque que je ne peux faire qu'a posteriori. A 18 heures
Reinhoud
Je suis tout oreille 1963 Cuivre rouge, haut. 19 cm. (Photo Galerie de France.)
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Reinhoud Pains perdus (Photo Suzy Embo.)
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Portrait extrait de L'Age du Romantisme « Dites partout que c'est mon portrait, mais posthume. » (Lettre à G. Bell, juin 1854.)
Cuiller à fard du type dit « à la nageuse ». (Musée du Louvre.) (image)
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j'ignorais qu'une « représentation » de ces faits se jouerait en moi. Je n'étais que le spectateur amusé d'une mascarade du hasard. Au moins mon témoignage y gagnera-t-il en objectivité. Les petites cuillers à fard, Gérard de Nerval : je dis qu'à mon insu « on » a cherché et trouvé la perspective sous laquelle ces rencontres prenaient une étrange signification. Mais c'est consciemment que le moment vint où celles-ci cessèrent de me paraître fortuites pour s'inscrire dans un circuit d'interférences dont je ne puis me déclarer après Breton que le « témoin hagard ». J'eus concrètement prise sur le circuit lorsque j'ouvris ce samedi 7 septembre vers 21 heures l'étude de M. J. Richer à la page du portrait de Nerval.
On trouvera une description détaillée de ce portrait dans « Arcane 17 » que, pour bien suivre l'analyse que je vais entreprendre, il serait bon d'avoir ouvert à côté de soi aux pages 215-223. J'en cite pour mémoire les passages importants :
« ...le volume (celui de Richer) présentait un portrait de Nerval encadré d'inscriptions de sa main... Elles se composent des mots suivants : en marge supérieure, à gauche « Cigne allemand », au centre « feu G-rare », la dépendance de la lettre G et de l'adjectif étant soulignée par un petit signe de liaison. Le passage du G au geai, comme dans ma dédicace, est clairement spécifié, à droite, par le dessin sommaire d'un oiseau en cage... Mais je doute que les familiers de l'oeuvre de Rimbaud découvrent sans frémissement, en marge inférieure, les mots « Je suis l'autre » précédés d'un point d'interrogation et comme signés d'un hexagramme à point central ».
J'ai assez insisté sur mon entière vacuité d'esprit pour qu'on juge de ma stupeur lorsque je découvre dans l'inscription « ? Je suis l'autre » rien moins qu'une allégorie de ma nageuse, mieux même : un véritable calligramme. C'est d'abord le point d'interrogation qui figure très manifestement le col du canard. Le tiraillement que ce signe semble avoir subi n'en évoque que mieux l'oiseau tel qu'il apparaît sur la reproduction de mon ami sculpteur. Ce sont ensuite les quatre mots qui font suite à ce point et dans lesquels (sans faire le jeu d'une imagination délirante en tentant par exemple de déceler le dessin d'un corps de femme), j'avance que le sens des étranges cuillers se trouve totalement contenu.
Lorsqu'on sait que l'art égyptien est un art de Tradition, un art avant tout orienté vers l'appropriation de puissances magiques, visant à mettre l'homme en communication avec l'obscur, un esprit tant soit peu décisif n'hésitera pas à déclarer exceptionnellement troublante cette rare constance des orfèvres égyptiens à travailler des cuillers à fard en modulant à la fois avec souplesse et fidélité autour du motif obsédant de la nageuse, à façonner ces objets jamais tout à fait identiques à eux-mêmes mais toujours un peu comme n'importe quel « autre » d'entre eux. Or un aspect de la création des statuettes sujet à des fluctuations, paraît rythmé comme l'alternance des jours et des nuits : l'oiseau accordé à certaines nageuses est refusé à d'autres. Le passage d'une nageuse à l'autre, d'un objet à son double,
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dépend de la présence ou de l'absence du signe d'interrogation. C'est ainsi qu'à la nageuse, telle qu'elle nous est apparue sur la revue feuilletée à la bibliothèque, ou encore telle que je la vis dans la vitrine du librairie, il ne manque que l'oiseau pour ressembler à s'y méprendre à sa compagne fixée au mur de l'atelier de Gérald M. Mais en revanche, autorisée de ce signe aussi pertinemment placé sur le portrait de Nerval elle peut étrangement s'assimiler à celle dont elle est le reflet, par ces mots définitifs qui font l'effet d'un sauvetage dans la tempête : « ? Je suis l'autre ».
Comme pour battre en brèche l'idée qu'on pourrait n'avoir affaire qu'à une pure coïncidence, apparaissent en haut du portrait, crayonnés d'une manière assez rudimentaire les éléments d'une cage. A y regarder de près, ces éléments ne reproduisent-ils pas une constante de nos créatures mouvantes ? Bien sûr : leur coiffure ! Or dans cette « coiffure », ainsi que le relève Breton, le dessin sommaire d'un oiseau indique clairement le passage du G au geai ; et j'ajoute que pour moi il reprend non moins clairement par sa forme même le fameux point d'interrogation qui précède les mots « je suis l'autre », un petit tiret vertical correspondant à la fois au point sous le signe d'interrogation et à la tige métallique qui soutient la statuette représentée sur la photographie de mon ami. De tous les problèmes latents dont il appartient aux exégètes nervaliens de dégager les énoncés, les inscriptions marginales du portrait réfléchissent deux images de la nageuse : d'une part vue de profil, d'autre part vue de derrière.
Je formule, dans ces conditions, la proposition suivante : plus de trente siècles après le démembrement du Nouvel Empire (ces cuillers sont nées dans la période qui va de la XVIIIe à la XXe dynastie), Gérard de Nerval, nourri de lectures occultes et fasciné par l'Egypte à une époque de sa vie où il écoute sourdre de lui-même des messages sur lesquels il n'a pas prise, a retrouvé le principe même qui conditionnait la métamorphose essentielle de ces cuillers à fard dites « à la nageuse », et il l'a fixé en marge de son portrait de 1854 !
Ce jeu de résonances par lequel je découvre les petites baigneuses dans les autographes du poète des Chimères, faillirait à sa caractéristique la plus troublante qu'est la réciprocité des analogies, si je ne devais découvrir Gérard de Nerval lui-même dans les statuettes égyptiennes. Comme cela nous est décrit dans les doctrines ésotériques et le syncrétisme universel (1), je relève plusieurs sens harmoniques. Et je ferai aisément ici prendre le pas à la rigueur sur la toute-puissance des correspondances.
(1) Cf. André Breton : L'un dans l'autre publié dans Poésie et autre (Le Club du meilleur livre 1960).
Mais auparavant, qu'il me soit permis de ne pas passer outre à la confusion assez significative qui vint pendant quelques jours s'insinuer dans mes souvenirs.
Tandis que je rassemblais des notes autour de la présente communication, refusant de me fier à moins flou que ma mémoire, le souvenir que je conservais de la cuiller à fard dernière vue avait décidé que le petit bassin tendu à bout de bras par la nageuse était prolongé non par un corps de canard mais
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par une tête de cygne. Et il l'a décidé, ce me semble, libre encore de l'influence altérative exercée par l'inscription de Nerval : « Cigne allemand ». Renseignements pris sur les catalogues du Louvre (« Les cuillers de ce type sont faites du corps d'une femme dont les jambes sont étendues ou légèrement repliées et qui soutient sur l'eau, de ses bras allongés, soit un bassin en forme d'auge, soit un canard évidé » (1), je m'entêtais encore prétextant que la manière dont les ailes sont stylisées : repliées de part et d'autre du corps de l'oiseau me faisait à bon droit opter pour un cygne. Ce n'est que la reproduction photographique sous les yeux que je déchantai. Mais un doute demeure. Un doute tel que je suis persuadé de n'avoir pas à réformer outre mesure mon impression immédiate. Geai, canard ou cygne, tout porte à croire en effet que si on est amené à jouer curieusement avec ces différents noms d'oiseaux, ce jeu apparent n'est pas gratuit. J'y devine une signification que je crains d'avoir les plus grandes difficultés à faire passer pour évidente (2). Aussi me contenterai-je d'indiquer le lieu d'où mon malaise me semble tirer son origine. Il y a le passage pleinement convaincant du G au geai dans la dédicace de l'Ode à Charles Fourier à Jacques Hérold ; il y a l'énigmatique « Cigne allemand » de Gérard, qui, rapproché de l'oiseau en cage, est sans doute riche d'intention consciente ou non ; il y a l'allusif oiseau de l'arcane 17 du Tarot sur lequel je fonderai plus bas une nouvelle hypothèse ; il y a le vif intérêt que Nerval portait aux oiseaux (3) ; il y a enfin et surtout ces familles de cuillers dont plusieurs - j'ai pu m'en assurer en compulsant un ouvrage (4) - reproduisent un volatile manifestement blanc, à bec crochu, qui n'est visiblement pas un canard. Un ibis par exemple ?
(1) Encyclopédie photographique de l'art. Ed. TEL 1936, tome I, page 70.
(2) Il y a une semaine environ, je vis très nettement ce que ces lignes recouvraient, à la lecture d'une page inouïe du Miroir du merveilleux, de Pierre Mabille. (Se reporter plus loin aux considérations plus éclairantes que cet ouvrage m'a permis d'insérer dans ce texte.)
(3) « Gérard, note Jean Richer, s'est ingénié à apprendre la « langue des oiseaux », d'après le dictionnaire de Dupont de Nemours qui ne concerne d'ailleurs que la seule « langue corbeau ».
(4) Op. cit., page 70.
A quelque temps de là, deux de mes amis dont Bernard C. que j'entretenais de mon illusion au cygne, s'accordèrent pour faire une remarque assez étonnante. Pour eux, le poète aurait délibérément composé avec l'ambiguïté de la synthèse de « cygne » et de « signe ». Il aurait été assiégé par cette consonance dont les deux termes le pressaient pour venir au jour, soit sous la forme de « cygne », soit sous celle de « signe », et ceci jusqu'à éprouver le besoin de pratiquer une refonte et de proposer l'étrange « cigne ». Ce mot ne forme-t-il pas en effet avec les deux premiers un mariage homonymique où chacun d'eux fait mieux que de se substituer à l'autre par un simple jeu de langage, mais enrichit si bien l'autre de sa propre signification, que l'un semble ne plus devoir venir sous la plume sans appeler les deux autres ? Or j'avais été amené à rapprocher un signe de Nerval que Breton dévoile ainsi : « Partant de ce G (geai), je ne puis, quant à moi, m'empêcher de relever dans le portrait la curieuse position de
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l'index méditativement appuyé au menton et qui, dans la planche, tombe juste au-dessous de la lettre », de ma première impression selon laquelle la jeune femme veut, non plus de l'index mais de ses deux bras tendus, à la fois montrer passionnément l'oiseau en offrande et le saisir comme un lotus.
Quant à l'expression « cigne allemand », elle me fait songer à Richard Wagner. Il y a un opéra du musicien de 1850. On connaît une lettre de l'auteur d'Aurélia à Georges Bell dans laquelle celui-ci se plaint de la gêne incoercible qu'il éprouve à la vue du portrait en question. Cette lettre est de 1854. Lohengrin ? ...
Il reste que le canard, s'il n'est pas la réplique africaine de la nef des quêtes mystiques du Graal - ce que, en se donnant le beau rôle, on pourrait demander de prouver - entraîne la nageuse dans son sillage, et pour peu qu'on consente à prêter chair et esprit à ces statuettes, les voici qui s'illuminent d'un symbole : celui de l'existence même de Gérard. A J.-P. Richard le mérite d'avoir su dégager des ténèbres de cette âme douloureuse, l'obsession crucifiante du « double » (1). La grande angoisse du poète des Chimères, c'est de ne plus savoir au nom de qui il pense et agit, de voir l'horizon bouché par son incapacité à se ressaisir dans ses grandes aspirations. Mais qu'il réussisse par une démarche déjà surréaliste à « diriger son rêve éternel au lieu de le subir », et l'amour et la poésie lui apportent de nouveau largement le secours de leurs grandes ondes : « La raison, pour moi, c'était de conquérir et de fixer mon idéal. »
(1) Cf. Poésie et profondeur. Ed. du Seuil, 1955.
Je dis : l'amour, et du visage féminin alors rêvé par le poète, je rends le lecteur témoin : « Il me paraissait tout naturel que cette femme qui réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange, au milieu du Nil, comme si elle se fût élancée du calice d'une de ces larges fleurs qui montent à la surface des eaux » (2). Je dis : la poésie, qui revêt si souvent chez Nerval la forme du « voyage », et c'est la féconde pérégrination en Orient.
(2) Voyage en Orient. (C'est moi qui souligne.)
Rompant avec le ton du critique littéraire, je reporte mon attention sur la curiosité du Louvre. Je regarde la jeune femme et l'oiseau, ce groupe antique qui progresse, harmonieux et fragile, et je trouve qu'il forme un symbole étonnamment nervalien. Mon impression selon laquelle la femme montre l'oiseau et tend à s'en emparer par une manoeuvre éperdue, assure son bien fondé. La nageuse avance suivant une ligne qui ne peut être que très droite. Tous ses efforts semblent converger à la porter vers l'horizon au-delà duquel rayonne toujours cet idéal. Elle emporte avec elle l'objet de sa souffrance qui est en même temps une source d'espoir. La mutiler du canard ou de l'ibis emblématiques comme une proue ancienne pourfendant l'onde, c'est sans doute la libérer d'une quête harassante, mais c'est aussitôt l'abandonner aux sortilèges mouvants du double. Plus rien ne la distingue des autres nageuses : « qui suis-je ? », demande-t-elle car le « je suis » n'est même plus un mirage auquel se raccrocher. (Penser au vers d'« El Desdichado » :
« Suis-je Amour ou Phébus ? ... Lusignan ou Biron ? »)
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On dira : interrogation très généralement romantique ! Oui, comme le symbole du « nageur incertain » ; ce symbole fait pourtant l'unité de cinq vers de Vigny qui semblent se référer spécialement à Nerval (1).) L'investir de la puissance cabalistique du « signe », c'est lui faire prendre conscience de son individualité mais c'est du même coup la vouer à la recherche des réalités idéales. Or ces deux alternatives tirent chacune sur le fléau de la balance pour indiquer la mesure de tout l'oeuvre de Gérard de Nerval dont deux pôles extrêmes me semblent assez bien représentés, par le Voyage en Orient et par Aurélia.
(1) Cf. Vigny, « Les destinées » vers 83 à 87.
J'aurais pu confier avec prudence à l'imagination et à l'intuition du lecteur, la tâche de déterminer les ressorts complexes que ma glose sur le canard, le « cigne » et l'ibis, peut au juste se reconnaître. Le dévoilement ultime que je dois au très beau Miroir du merveilleux de Pierre Mabille (2), me permet de m'abstraire de tout scrupule. J'avouai tout à l'heure ne pas croire m'avancer exagérément en supposant que le geai du portrait, repris par le dessin rudimentaire d'un oiseau en cage, tolère une filiation avec celui de l'arcane 17 du Tarot, tout aussi sommairement esquissé, et dont M. Richer rappelle qu'il « fait allusion au Phénix qui renaît de ses cendres comme la tradition initiatique ». Or voici, sous la plume de Pierre Mabille, la phrase qui fait converger toutes mes suppositions diffuses droit vers une signification en prouvant qu'il est d'autres oiseaux, symboles palingénésiques : « Ainsi de l'oeuf d'or naquit le phénix, voué à toutes les transformations, phénix que la légende finnoise du Kalevala a métamorphosé en canard » (3).
(2) Aux Editions de Minuit, 1962. (3) Op. cit., page 98.
La légende finnoise ? Nul doute, n'est-ce pas, que les grands prêtres de l'Egypte n'aient pas moins significativement substitué à l'utopique et traditionnel phénix, le canard, le flamand rose ou l'ibis que Nerval put voir s'ébrouer à la surface des eaux calmes entre les lotus carminés ? Entraînée à la suite de mes deux nageuses, ma rêverie a dès lors toutes les chances de se compromettre avec un minimum de rigueur. Il n'est peut-être pas nécessaire de prêter chair et esprit à ces statuettes si, comme je le crois, elles se réfèrent à quelque doctrine secrète. Les voilà qui, sous la main du sculpteur, se revêtent d'une intention souterraine que ne trahit en rien leur destination anodine de cuillers à fard. Elles sont, comment dire, « l'allégorie poétisée » d'un état limbaire de la résurrection de l'initié, alors que celui-ci n'est pas encore sorti de sa « chrysalide » (cf. Voyage en Orient, chapitre « l'Ile de Roddah »). Elles renaissent, libérées de l'oiseau palingénésique qui leur a fait faire le grand voyage, sous une forme différente mais voisine. Elles peuvent, comme Gérard de Nerval, dire de leur ancien portrait, celui d'avant leur renaissance, qu'il est « ressemblant mais posthume ». Le cycle est terminé : « je suis l'autre ».
Je demande à la science de Christiane Desroches-Noblecourt de corroborer mon point de vue : « Elles jouent (les cuillers à fard) un très important rôle funéraire tant par le récipient
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qu'elles offrent que par les décorations dont elles sont revêtues. » (1.)
(1) Desroches-Noblecourt : Art égyptien. P.U.F. 1962, page 143.
Je le demande surtout à Nerval lui-même car qui est donc « Feu G rare » sinon un phénix à qui, dans l'époque noire qu'il traverse, il n'est pas donné encore de prendre son essor ? En dehors même de toute considération sur les curiosités du Louvre - qui fixent, qui ne fixent pas - une volonté de survie, c'est évidemment le désir éperdu d'accéder à l'être parfait, l'être de toutes les grâces, qui fait, à l'initié Gérard, prendre prétexte de la mauvaise gravure de 1854 pour exprimer dans sa lettre à Georges Bell son espoir de miraculeuse résurrection : « Dites partout que c'est mon portrait ressemblant mais posthume, je veux me débarbouiller avec de l'ambroisie, si les dieux m'en accordent un demi-verre seulement. » Entendons : je serai l'autre. Je réintégrerai les forces que je partageais autrefois avec le double parasite (2). Le chemin « vers l'Orient ! » sera aussi celui qui mène jusqu'à la reine du Matin, jusqu'à Aurélia. C'en sera enfin fini du terrible écartèlement entre le réel et l'imaginaire. M. Richer soutient que si Nerval se suicida, ce fut pour supprimer l'autre. C'est presque cela : Nerval, surréaliste, mais encore incapable de distiller l'ambroisie, se tua pour retrouver l'unité qui fait justice de toutes les contradictions, et, « nageur mort », rentrer en possession du Grand Secret. Tout pousse à croire que là où Bell ne pouvait voir qu'une boutade, Gérard se comprenait... (3.)
(2) La doctrine égyptienne fait état de l'existence d'un double qui intervient de façon encore controversée, lorsque le mort n'a pu être proclamé « pareil aux dieux ». (3) Relisant ces lignes, et frappé de l'analogie phénix-canard-ibis ; à propos de ce dernier terme j'eus l'idée de relire « Fata Morgana ». J'en extrais, doublement émerveillé, ces six vers qui se passent de commentaire :
« Momie d'ibis de la quantité se muant dans l'ombre en qualité Momie d'ibis de la combustion qui laisse en toute cendre un point rouge Momie d'ibis de la perfection qui appelle la fusion incessante des créatures imparfaites Dans une convulsion que termine un éclaboussement de plumes dorées Il faudrait marquer ici de sanglots non seulement les attitudes du buste Mais encore les effacements et les oppositions de la tête... »
Quant au rôle de l'oiseau, mystérieux simulacre des genèses, il suffit de dire que les hermétistes occidentaux y ont attaché grand prix. Je renvoie les lecteurs désireux de lever, plus que je puis y satisfaire ici, l'obscurité sur cette matière, au passage des Noces chimiques de Christian Rosencreuz cité dans le livre de Pierre Mabille (4). Pour le véritable initié, la grande affaire est de cerner le secret initial de la vie plus que d'apprendre à transmuer les métaux : « ils (les demi-initiés) avaient gardé un peu de cette précieuse cendre et cru que l'oiseau n'était destiné qu'à produire de l'or. Ils ne savaient pas que c'était grâce à elle que la vie avait été rendue aux décapités ». Savoir que nous assistons là à un rite Rose-Croix et le rapprocher de cette rêverie sur Nerval (et peut-être bien de cette rêverie de Nerval), renforce encore l'opinion qui aperçoit dans la quête spirituelle du poète, toujours située au croisement de plusieurs croyances, un vaste syncrétisme.
(4) Op. cit., pp. 92 à 98.
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J'écoute avec profit M. Richer : « Je remarquai que les chiffres indiqués par Nerval pour les différentes périodes de l'initiation égyptienne écrivaient arithmosophiquement MAAT-TOOT. » Puis, plus loin : « ...Maat et Thot sont figurés côte à côte, participant au jugement de l'âme du défunt... Thot joue un grand rôle dans le psychisme nervalien parce que c'est un dieu à la fois initiateur et infernal. » Cette phrase enfin qu'il me coûte d'écrire en me bornant à demander qu'on la confronte à la remarque de mes amis au sujet de l'expression « cigne allemand » : « Court de Gébelin dit que Thot signifie : SIGNE » ! Thot encore, dont la forme animale populaire est l'ibis !
Le chapitre « Les épreuves » du Voyage en Orient rend comme un écho du thème des cuillers à fard. L'auteur y narre l'ultime récompense d'un initié victorieux. La bonne nageuse intervenant une fois de plus dans l'état transitoire d'une nouvelle naissance pourrait être celle qui pousse sa cange d'une rive l'autre du lac Karoun, vers l'oasis du Fayoum. En proue est arboré, soit un canard, soit un ibis, soit un cygne suivant le triomphe remporté par le jeune élu. « Vierge innocente aux traits admirables d'Isis », elle lui apporte régulièrement de l'eau du Nil pour lui permettre d'étancher sa soif et devient alors sa compagne.
Il n'est pas jusqu'à l'hexagramme à point central après les mots « je suis l'autre » qui ne tende à garantir un secret autre que celui de son origine. Dans le syncrétisme nervalien ce signe ne peut qu'appartenir à la fois à Israël et à la franc-maçonnerie et réunir par conséquent sous un même synthème Balkis et un double du poète : Adoniram. N'aurait-on pas la stupéfaction de découvrir dans les statuettes du Louvre un merveilleux archétype de la Reine de Saba ? J'aime à le penser à la lecture de ces deux vers du sonnet hermétique « El Desdichado » :
« Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène. »
Décembre 1963.
R. G.
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CE QUI VAUT LA PEINE...
Les gens compliqués sont ceux qui ne sauraient remuer le petit doigt sans avoir l'air de mettre en branle des rouages mystérieux. L'existence de certaines gens compliqués semble un long tissu de ressorts à boudins et de contrepoids. Alphonse ALLAIS.
Le groupe de Carpentras était arrivé au point crucial de se poser les questions de sa permanence et de sa continuité quand nous est parvenue la lettre d'Alain Joubert. A ce stade de piétinement et d'immobilisme dont il fallait bien sortir, les questions de La Brèche prenaient une allure de hasardeuse nécessité et, en nous obligeant à répondre, nous permettaient de faire le point. Il s'agit d'ailleurs bien plus de se définir que de venir demander un patronage littéraire ou un quelconque « baptème surréaliste », mais de se définir en fonction d'un esprit surréaliste dont nous nous réclamions ouvertement dans MAINTENANCE RUPTURE, première manifestation commune, et qui est un des pôles de plus forte attraction dans notre univers mental et moral.
Notre groupe a été formé il y a un peu moins d'un an par des hommes dont les morales individuelles tendent à se recouper, à se confondre et qui veulent affirmer une position d'ordre poétique, même sur un plan quotidien. Dans la grisaille imposée et traversée, il convient de choisir entre tous certains sentiments, certaines situations, certaines manifestations et de leur donner le plus de relief, d'éclat, de vibrance et de durée possibles. Cette volonté plonge ses racines dans l'insatisfaction devant la vie offerte et le désir d'y remédier. Pour éviter une confusion pratiquée couramment de nos jours, nous tenons à préciser que cette insatisfaction ne se borne pas seulement au contexte économique et social.
Les limites de l'homme se situent à une échelle, disons métaphysique faute de mieux, sur le plan du temps, de l'espace, de l'esprit. Certains domaines lui semblent interdits. Dans ces conditions, la seule attitude possible a été indiquée une bonne fois pour toutes par Lautréamont ; si l'orgueil, en effet, est une notion victime du complot de la morale judéo-chrétienne, qui l'a ravalé à un sentiment de mépris vis-à-vis de ceux qui partagent notre condition, il est la seule réponse valable à un univers où l'homme est humilié, réduit à l'état de jouet d'un créateur quelconque, enfermé dans le cercle vicieux du théocentrisme :
créé - éprouvé - fautif - racheté - rendre grâce *
(*) En utilisant là des participes passés, un adjectif qualificatif, un verbe à l'infinitif, nous entendons décrire une réalité subjectif faite d'impressions subies et d'actions consécutives.
Il faut poser le problème de la PLACE de l'homme ; en dépend la sincérité de notre réponse face aux questions fondamentales : ce que nous avons à faire, ce qui vaut la peine d'être vécu.
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RIEN, et c'est la prédestination, la seule réponse chrétienne logique et cohérente.
TOUT, c'est-à-dire lutter jusqu'au déchirement du voile ou de la vie.
Ces prises de position devant déboucher sur des manifestations apparentes, elles pourront être littéraires ou artistiques, mais ce n'est ni suffisant ni indispensable. Le poème et le tableau sont absolument seconds à une limitation et à une agression auxquelles il faut résister et ils ne constituent pas la seule forme de résistance. Dans ce domaine nous avons beaucoup à découvrir et la sincérité est un critère plus probant que le don ou la facilité. C'est sans doute l'idée centrale autour de laquelle nous évoluons depuis des mois. En posant ces problèmes individuels, il était fatal de déboucher sur une partie réfractaire commune au sens chimique du terme. Nous sommes tous en possession d'un domaine dont il faut défendre, sur le plan le plus apparent, comme le moins aparent, les limites, avec la plus grande sincérité possible, en fonction d'une échelle de valeurs où culmine le couple indissoluble :
AMOUR- LIBERTE.
Il faudra résoudre le problème de la place de l'individu dans la société, celui de notre place ; à ce niveau devront se situer nos réponses. Ce n'est pas auprès des doctrines et de la plupart des écoles et mouvements contemporains que nous espérons trouver une solution. D'ailleurs le « monde intellectuel » d'aujourd'hui est dominé par la technique de l'amalgame :
On admet les théories « évolutionnistes ». On tient compte, dans le fond, du matérialisme historique, on l'utilise en tout cas. Il est hors de question de nier l'inconscient et les concepts freudiens. On saupoudre de morale chrétienne, On ajoute quelques piments exotiques de Boudhisme et de Yoga, On brasse le tout et on sert tiède.
C'est la blédine de la splendide génération d'intellectuels invertébrés à face humanoïde qui est en cours de gestation. Pour le moment le résultat est une curieuse absence de fanatisme, au sens noble du mot, dans les combats d'idées.
Toutes les tendances actuelles de la pensée ont pour dénominateur commun le souci d'insister sur la personne, c'est-à-dire sur tous les éléments concrets, évidents, analysables, prévisibles de la cellule sociale et de gommer sournoisement toute la part d'inconnu qui fait l'individu. La fréquence avec laquelle, en toutes circonstances, notre assentiment est réclamé est le signe de compréhension d'une époque exemplaire par l'assouplissement de l'esprit humain, par la confusion entre cervelle et pâte à modeler. Nous vivons dans un siècle de perfectionnement des rouages sociaux et de multiplication des moyens de sollicitation. C'est une vieille constatation, dont il faudrait peut-être tirer les conséquences.
Contre la morale du bon sens faite de siècles de restrictions mentales, de manque d'audace et d'analyses vulgaires, nous affirmons l'urgence de créer une attitude indépendante, axée sur la reconnaissance des agressions et leur refus. C'est à ce niveau que nous situons la défense de notre domaine.
Il est impossible de savoir ce que serait un homme totalement libre. Le pouvoir déformant des réflexes conditionnés infligés dès notre enfance : « peur, autorité, pudeur, etc. » n'a jamais été calculé. Son élucidation, sa reconnaissance, sont indissolublement liés à la nécessité d'un pouvoir à la fois d'indifférence et de réaction au problème du calme et de la violence. Cette défense, si nous avons la force
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et la puissance d'en découvrir et admettre toutes les conséquences, nous conduira à refuser ce qui dénature l'homme et la femme, ce qui leur impose des caractères destructeurs de ce qu'ils sont vraiment.
Tel est le problème de notre aventure et de notre avenir, car l'authenticité d'une attitude comporte l'élimination des éléments incompatibles avec ses motifs les plus profonds. Il y a là deux plans, mais entre eux les interférences sont continuelles et toute défaillance dans l'une entraîne une régression dans l'autre.
Nous prenons l'engagement de négliger les éléments communs et superficiels pour exalter par tous les moyens ce qui nous rend imprévisibles, incalculables et simplement différents, pour déchaîner au plus haut point cette part d'inconnu qui devrait nous rendre irréductibles à bien des choses, dans la mesure de nos forces. Nous devons alors admettre le caractère inconscient de la plus grande partie de nos mobiles et de nos raisons. Dans ce sens seul, une exploration est à entreprendre et nous devons attendre une révélation, une mutation à son issue. Car il est bien entendu que nous avons conscience d'effectuer en commun un pari, sans savoir jusqu'où nous aurons le pouvoir de le soutenir, un saut dans l'inconnu, sans savoir ce que nous serons devenus à son terme.
Nous ne nous faisons aucune illusion sur les obstacles et les dangers qui nous attendent. Le bout de chemin déjà accompli nous a permis, d'ailleurs, sur un plan strictement interne, de mettre en évidence deux éléments de désagrégation dont il faudra nous défier :
le vertige verbal, fait de mots à sens multiples et de phrases confuses, élaboré dans un contexte de surchauffe et (pourquoi pas) de surenchères passionnelles, qui finalement n'aboutit qu'à l'aveu de notre impuissance et à la constatation de notre irresponsabilité ;
la passion néophyte consistant à faire preuve d'un mépris, vis-à-vis des neutres, des adversaires ou même des alliés, que notre comportement personnel n'est pas en mesure de justifier.
Cette lettre est, avant tout, d'usage interne, elle est une sorte de charte destinée à clarifier les liens qui nous unissent, beaucoup plus invisibles que nous voulons bien l'admettre parfois. Elle a aussi un usage externe, et c'est à vous d'en décider. Si vous la considérez comme compatible avec vos objectifs, publiez-la et répondez dans La Brèche, sinon abstenez-vous.
Pour nous, il ne reste qu'à maintenir des partis pris le plus sincèrement possible, à occuper notre part d'espace et de temps, en toute plénitude et en tout orgueil, sans savoir quel sera le résultat de notre alchimie.
Claude Chatoux - Evelyne Chatoux - Robert Duparcq - Albert Fanjaud - Thérèse Fanjaud - Marius Hermite - Jean Millet - Christiane Millet - Gilbert Saccani - Andrée Saccani - Jean Zuretti.
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PAR TOUS. NON PAR UN ?
Dans le cadre d'une enquête-exposition, organisée en décembre 1963, par la Galerie d'Art Socio-Expérimental, un questionnaire a été adressé aux diverses tendances de l'art contemporain.
Le texte ci-dessous est celui des réponses formulées par Adrien Dax au nom du mouvement surréaliste.
1° Pourquoi le peuple ne se sent-il pas concerné par l'art ?
Pourquoi l'art reste-t-il le privilège de certaines couches cultivées de la bourgeoisie ?
Sans doute parce que le peuple, lui-même, a cessé de trouver dans l'art une voie expressive. A en juger par la disparition des magnifiques floraisons de l'art populaire, il semble bien que le développement d'une société fondée sur le profit ait eu, ici, pour conséquence, une insidieuse frustration.
Il paraît vain d'avoir à envisager l'art sous l'angle de ses possibilités d'appréciation par telle ou telle catégorie sociale. Tout au plus cela peut-il nous conduire à souligner une évidence. A savoir : que les moins favorisés restent, encore à ce propos, privés des agréments dont disposent leurs maîtres.
2° En quoi l'art peut-il être réellement « social » ?
La société politique où vous vivez favorise-t-elle ou défavorise-t-elle votre fonction sociale d'artiste ?
En restituant à l'esprit ses prérogatives initiales vis-à-vis d'un certain « Réel », dont l'objectivité prétendue irrécusable parait bien, en définitive, supposer toute une élaboration mythique. Celle même qui justifie les pires aliénations et sur laquelle veillent jalousement les prêtres, ceux des églises comme ceux des laboratoires.
Il est aberrant de penser que la prise de position sociale d'un artiste doive nécessairement trouver à se manifester dans ses oeuvres. On sait trop ici, jusqu'où ont pu descendre - d'Hitler à Staline - les diverses dictatures et c'est bien de tels exemples qui incitent tout particulièrement à craindre que l'artiste trop pénétré de sa « fonction sociale » ne soit disposé à endosser la livrée du fonctionnaire.
3° Pensez-vous que votre esthétique serait autre si vous étiez placé dans d'autres réalités sociales, politiques, économiques ?
La prise de conscience des divers déterminismes sociaux, politiques ou économiques suppose, sans doute, une réelle volonté d'en finir avec les contraintes qu'ils signalent. Dépourvus de tout caractère d'inexorable fatalité, ils marquent tout au plus, sur le plan social, les conditions d'une lutte dont le terme ne peut que consacrer leur anéantissement.
Il ne semble pas qu'une démarche poétique - non limitable dans ses moyens aux seuls jeux de l'esthétique et qui entend briser toutes les chaînes de l'esprit - puisse, de son plein gré, voir sa trajectoire infléchie par une quelconque modification des contraintes sociales.
4° Participez-vous ou non à la politique ? Pourquoi ?
Le Surréalisme qui n'a jamais entendu situer ses revendications illimitées à l'endroit de la vie et du monde sur un plan trop illusoirement idéal ne peut que prendre partie dans la lutte sociale au côté de tous les opprimés.
5° Une Union des Artistes vous paraît-elle nécessaire ? Quels seraient ses objectifs ?
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Une Union des Artistes révolutionnaires de toutes tendances reste, sans doute, toujours souhaitable. Pour l'essentiel de leur esprit ses objectifs pourraient ne pas différer de ceux de la F.I.A.R.I. apparue à la veille de la dernière guerre mondiale.
6° Quelles relations établissez-vous entre l'oeuvre que vous exposez ici et vos déclarations présentes ?
Les relations que l'on peut toujours établir entre un texte et une illustration.
Éclaircies et éclipses
Depuis des années, l'Union des Etudiants Communistes se donne périodiquement le rôle d'une « opposition » culturelle organisée à l'intérieur du Parti, lequel n'a jamais manqué d'intervenir pour « redresser la ligne » de cette jeunesse, lorsqu'elle se voudrait trop turbulente. Dans ce cadre, qui, se gonflant et se rétrécissant au gré des vents d'Est proches et lointains, tourne de plus en plus au fétichisme sentimental et rien qu'à cela, la « bonne volonté » ne saurait générer que les formes les plus diverses de la confusion mentale. Ce détournement d'énergie, si navrant qu'il soit, n'appellerait de notre part aucun commentaire nouveau s'il n'aboutissait à des entreprises comme celle dont le n° 53 (janvier 1964) de Clarté rend compte sous le titre : Le surréalisme et l'humanisme révolutionnaire. Titre qui déjà met en présence un phénomène historique repérable, et une « notion » dont le flou n'échappera à personne, puisque tout le monde aujourd'hui se veut « humaniste », tandis que le terme de « révolution » s'est pour le moins obscurci en tant qu'élément de discussion publique. Resterait d'ailleurs à savoir si ces deux mots ne se situent point à des niveaux (sinon dans des espaces) radicalement hétérogènes.
De quoi s'agit-il ? Dans une lettre cordiale à Yves Buin qui lui avait rendu visite, André Breton indiquait qu'il ne pouvait songer à donner une interview à une revue dont (par exemple) la couverture s'orne encore, le cas échéant, d'un portrait « avantageux » de Staline. Qu'à cela ne tienne : la rédaction de Clarté a « remplacé » l'interview par un long, très long texte historico-analytique, où, pendant les premières pages, il est impossible de savoir que les citations en caractères gras sont uniquement des emprunts à des ouvrages antérieurs de Breton, et notamment aux Entretiens, alors que les échos de la rencontre sans lendemain entre Yves Buin et Breton, n'occupent, et pour cause, qu'une dizaine de lignes disséminées dans l'ensemble. Sans entrer dans le détail des erreurs dont cet ensemble s'émaille (« La Liberté, idée animante qu'il (Breton) veut inaliénable, alors qu'elle ne peut l'être ») il est plaisant de voir que M. Buin reprend à son compte, contre le « merveilleux » privilège du poète et de l'artiste, la seule phrase sérieuse (dit-il) du Matin des Magiciens, ou qu'il utilise Simone de Beauvoir pour attaquer le mythe de Mélusine et, à travers lui, le choix de Breton en faveur de l'amour exclusif et total. Il n'est certes pas le seul à trouver incommode cette libération sexuelle qui ne se contente pas du désordre. Mais il est moins plaisant que le même rédacteur insiste lourdement sur l'idée que Breton « termine
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sa vie, sans doute, mais sans sagesse, sans certitudes, dans l'impasse peut-être ». (Ce peut-être est un chef-d'oeuvre, venant de qui abandonne Breton « à son sort », en suivant pour sa part ce qu'il appelle avec pudeur « le chemin tortueux de la révolution »). Enfin et surtout, M. Buin cite une phrase de Rimbaud : « La main à plume vaut la main à charrue » en la déformant et en lui prêtant le sens contraire de celui qu'on doit lui attribuer, et dont les surréalistes notamment se sont toujours réclamés, à savoir que le travail « littéraire » est aussi abominable que le travail agricole (par exemple) ; sens d'une parfaite clarté pour qui prend garde au contexte : « J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles... Quel siècle à mains ! Je n'aurai jamais ma main ». - Qui peut croire - sans se faire soupçonner de radicale inintelligence - que Breton ait entrepris de « réhabiliter » n'importe quelle espèce de travail ? Nous ne sommes pas des chrétiens-progressistes.
« Nous venons quarante ans après lui » dit encore M. Buin, « avec quarante ans de socialisme aussi ». Quel socialisme ? Le premier Manifeste coïncidant avec la mort de Lénine, ces quarante ans projettent sur le monde une ombre très rapidement réduite (façon de parler) à celle des miradors concentrationnaires et des cachots du Guépéou.
Les responsables de Clarté se targuent à l'occasion d'être les héritiers du groupe Clarté des années 20. Exorbitante assurance, de la part de qui pratique l'amalgame des concepts et le tronquage des références. Des Vases communicants on ne retient, en l'isolant qu'un paragraphe de discussion circonstanciée. Telle phrase, sans équivoque, de Légitime défense, (« il n'est pas moins nécessaire, selon nous, que les expériences de la vie intérieure se poursuivent, et cela bien entendu sans contrôle extérieur, même marxiste ») est présentée comme traduisant « l'incertitude de Breton » face aux « plus compliqués (sic) des problèmes de la morale révolutionnaire ». Parlons un peu de morale, justement.
Si les étudiants communistes souhaitent le « dialogue », - et sans qu'à priori nous puissions tenir cette condition pour suffisante, quand ce ne serait qu'en raison de ce « blanchîment » des bourreaux qui semble devoir accompagner chaque fois celui des victimes, - mais enfin à titre d'exemple, - qu'ils répondent à cette simple question : « Etesvous disposés à imiter les étudiants communistes italiens, qui ont réclamé publiquement que leur Parti se prononce en faveur de la réhabilitation de Léon Trotsky ? »
Gérard LEGRAND.
P.S. - Ce texte avait été rédigé avant le dernier congrès de l'U.E.C. - mars 1964 - au cours duquel une petite minorité bientôt désorientée par la volte-face des majoritaires, qui s'alignèrent, en dernière minute, sur la position thorézienne - exigea la publication du testament de Lénine. Cette revendication - que le très « réaliste » commentateur du Monde qualifie de « secondaire » - est à nos yeux essentielle. Elle témoigne, de la part de ceux qui l'expriment, de la volonté révolutionnaire de liquider définitivement le stalinisme. En corollaire, chez ceux qui la combattent, elle dénonce une soumission incurable au palotin Thorez. Question personnelle à Yves Buin : Etes-vous de ceux-ci ou de ceux-là ?
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Océanie je t'embrouille
Le nommé Jean Guiart est assez mal connu. Il ne s'était guère signalé que par les accents inimitables qu'il avait trouvés pour parler de la mission qu'il accomplit aux Nouvelles Hébrides, « seul et sans moyens d'action ou de répression ». On disait qu'il avait mis au service de M. Malraux les talents qu'il déployait jusque là dans l'ethnographie politique et policière. Il faut croire que l'ethnographie à coups de fusil est révolue et que les arts adoucissent les moeurs non moins que la fréquentation des Big-Nambas : M. Guiart a changé le képi pour la casquette du garde-chasse. N'entreprend-il pas, débordant tout à coup d'attentions touchantes, de défendre les Océaniens contre les entreprises non scientifiques et pour tout dire malsaines des littérateurs. Pauvres hères qu'il confondrait plus sûrement en évitant d'écrire des livres. On a beau évaluer les risques qu'on encourt, il ne suffit pas pour triompher de se guinder dans la dignité d'un grimaud de collège qui vient de découvrir Auguste Comte. Le discours de distribution des prix dont les Océaniens font les frais précède un palmarès bibliographique qui attribuant l'excellence à la corporation dispose pour chacun d'une formule définitive et précipite dans les ténèbres extérieures braconniers et maraudeurs.
Nous sommes en mesure de rassurer ces derniers. Qu'ils considèrent d'abord que les Océaniens ne sont pas mieux traités. Puis le trébuchet de Jean Guiart est tenu d'une main si parkinsonienne que les notions les mieux circonscrites prennent des contours tremblants, passant les unes devant les autres pour s'occulter. Un magasinier de génie ne s'y retrouverait pas. Jean Guiart ne se laisse pas écraser un instant par la perplexité devant les six placards entre lesquels il distribue l'art océanien. Les étiquettes méritent d'être citées ; objets usuels ; art séculier ; art magique ; art rituel ; art religieux ; art : traduction du mythe. Sans surprise on voit le religieux tantôt absorber le magique, tantôt exclure le séculier, catégorie sous laquelle sont aujourd'hui répertoriées les sculptures des Nouvelles Hébrides antérieurement décrites par le même auteur sous le nom d'effigies religieuses. Ainsi les pédales d'échasse des Iles Marquises sont prestement rangées avec les échalas au milieu des instruments aratoires. Les Ulis de Nouvelle Irlande sont présentés comme des hermaphrodites dans le corps du volume ; mais l'hermaphrodisme leur est finalement dénié par le commentaire des illustrations. Il n'est pas jusqu'aux classifications de l'histoire naturelle qui ne s'estompent, l'iguane confondu avec l'igname dont les épluchures servent de peau de tambour. La géographie elle-même n'échappe pas au ballet des fiches qui errent de tiroir en tiroir, comme les Papous Asmat depuis la Nouvelle Calédonie jusqu'à leur vraie patrie retrouvée sur le tard. L'Océanie tout entière passe au jeu de la couverture pour le vertige propice à l'écoulement de la fausse monnaie.
On devait attendre en effet d'un livre de grande ambition comme Océanie, entouré des
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cautions les plus officielles, qu'il nous livre au moins le dernier état des travaux des spécialistes, qu'il présente, au lieu du bric à brac sortant d'un chapeau bien agité, des analyses stylistiques d'où ressorte la nécessité intérieure qui a suscité en tout lieu une expression spécifique. Une étude en profondeur n'aurait pas manqué d'éclairer d'un jour nouveau les caractéristiques formelles de chaque style si elles avaient d'abord été comprises par ce sociologue de corps de garde dont la contribution photographique, mis à part le flou dont il agrémente un tambour des Nouvelles Hébrides, se borne à quelques chromos bucoliques. L'illustration qui fait amplement appel aux publications récentes sur le même sujet ne sort des sentiers battus qu'en faveur d'objets jusqu'ici négligés en raison de leur trop basse qualité ou d'objets sciemment mutilés par la reproduction ou enfin d'objets aveugles dont le photographe n'a pas su lire le regard. Leur désignation régulièrement indigente est soit tautologique soit erronée montrant à l'évidence que Jean Guiart n'en a jamais vu de pareils. Ce triste rodomont de la science ethnologique à qui l'Ile de Pâques n'évoque que les camps de concentration sera-t-il rappelé à la décence ? Gribouille s'est noyé.
Vincent BOUNOURE.
Grande peur cléricale à Caracas
Des fragments de Ecr l'inf (voir La Brèche, n° 4) publiés dans un journal de Caracas par les soins du groupe Le toit de la baleine ont eu la fortune de déchaîner la fureur des prêtres et des évêques de la capitale du Venezuela. Le chapitre s'est réuni, a lancé des anathèmes et des excommunications contre les auteurs de notre anthologie et contre leurs éditeurs à Caracas et a prescrit des processions pour demander à Dieu de bien vouloir oublier ces outrages et des prières pour l'âme des blasphémateurs. Dans toutes les églises du Venezuela, les curés en publiant du haut de leur chaire les instructions de leur hiérarchie se firent ainsi les propagandistes des suppôts de Satan. La presse, en pleine campagne électorale fit de même écho à cette affaire en titrant, quand elle était le moins inspirée : Le plus grand outrage fait à l'Eglise dans notre pays.
Le journal Clarin dans lequel avaient paru les textes incriminés est l'organe de l'Union Républicaine Démocratique (U.R.D.), parti d'opposition modéré, dont le leader, Jovito Villalba, se présentait aux élections présidentielles. Les proportions du scandale et le caractère politique de la campagne déclenchée par la hiérarchie catholique contre l'U.R.D. amenèrent celle-ci à tenter de limiter les dégâts. La rédaction de Clarin affirma que les textes antireligieux avaient été publiés à son insu ; le nommé Jovito Villalba en personne se précipita aux pieds de l'archevêque de Caracas et implora l'absolution.
Cet épilogue humoristique que la presse diffusa depuis Cuba jusqu'en Argentine ne saurait faire oublier les intentions de nos amis du toit de la baleine qui, en assurant une large publicité aux citations d'Ecr l'inf, luttaient contre un système d'asservissement plus redoutable qu'ailleurs en Amérique latine, et plus subtil qu'autrefois depuis que le paysan bergamasque Roncalli, dit Jean XXIII, lui a donné des apparences de libéralisme.
Xavier DOMINGO.
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L'oeuf et eux
L'humanité risque-t-elle de devenir plus bête ? demande Gabriel Véraldi dans Planète n° 14. Elle le risque, assurément, lorsqu'une revue aussi tissée de fariboles et de billevesées peut encore faire illusion auprès de certains esprits sérieux qui, bercés dans leur microcosme individuel, se fourvoient périodiquement dans cette rue des Morillons.
Si le jeu du sottisier n'était vite lassant, on l'alimenterait à fort bon compte en lisant de préférence à haute voix et en public, les éditoriaux effarés de M. Louis Pauwels, ce bedeau de la technicité, ce notaire de la jobardise, cet annuaire du canard.
M. Pauwels est chaque jour ravi de constater que tous les spécialistes de ce monde connaissent assez bien leur sujet pour l'entortiller délicieusement dans leurs chiffres et leur jargon, dont il fait de si fameuses ratatouilles. Il s'éblouit de ne rien comprendre, il remercie d'avance tous ceux qui voudront bien l'abasourdir, et nous savons qu'ils sont nombreux. Qu'on lui serve une bonne série d'affirmations hâtives et nébuleuses, mais fort catégoriques : par exemple qu'un homme « a mille fois plus d'énergie extérieure à sa disposition que son grand-père » ou que « les Africains noirs sont plus doués pour la biologie que pour la physique » (1) et le voilà dans l'euphorie. Je veux dire dans cette version lugubre et stupéfaite de l'euphorie qu'il a fait sienne inimitablement.
(1) Cette dernière phrase est de Haldane (J.B.S.).
« On économiserait de l'encre, si au lieu de se connaître soi-même on interrogeait ceux qui savent, et qui font, affirme-t-il. Ce n'est pas en nous-mêmes que nous trouverons les réponses, c'est dans les faits. C'est la réalité qui nous renseigne sur le réel. » Et dans une débauche superbe de Waterman, ce Lapalisse torturé réclame qu'on fasse le deuil définitif et rituel de son sens critique pour lire J.B.S. Haldane, maniaque des mutations délibérées (« Fabriquerons-nous une race supérieure ? », Gabriel Véraldi (« la fécondité différentielle dégrade l'intelligence »), Aimé Michel (Peut-on quitter son corps ?) ou Jacques Bergier, patriote des Tournesol (le fils de Sambre-et-Meuse, cruel tourment, n'a pas pu donner à la France son accumulateur léger).
M. Pauwels est chagriné de ce que Raymond Borde, dans L'extricable, « libelle surréaliste décadent » puisse placer tout son espoir « dans une révolte individuelle par l'érotisme » et revendiquer le contrôle des naissances. Nous comprenons sa bouderie. Planète n° 14 est un bréviaire de couvaison : des poupons y gigotent à chaque page, têtant ou en plein rot, des marmailles gymnastes sont finement juxtaposées à des multitudes d'oiseaux de mer, et de sublimes accoucheurs dévident les cordons ombilicaux comme autant de câbles téléphoniques. M. Pauwels a-t-il au moins donné l'exemple, dans la secrète attente que le Supérieur Inconnu puisse (qui sait ?) l'appeler papa ? On n'ose pas se poser la question. Dans l'attente, Planète repeuple avec furie.
Sous condition, toutefois, que l'on ne pousse pas « à la multiplication des individus les moins bien équipés intellectuellement » et qu'on ne freine pas « inconsciemment la natalité chez les individus les plus utiles à la société. » Mais j'y songe, dans laquelle de ces deux catégories les « ingénieurs en humanité planétaire » rangeront-ils les Louis Pauwels ?
R. B.
A PARAITRE INCESSAMMENT
CRAMPONNEZ-VOUS A LA TABLE (Petite suite Surréaliste à l'affaire du Bazar Charpentier) UNE PLAQUETTE SOUS COUVERTURE DE MAX WALTER SVANBERG EDITIONS DU TERRAIN VAGUE PRIX : 3 F
LA POÉSIE SURRÉALISTE anthologie établie et présentée par JEAN-LOUIS BÉDOUIN
ARAGON - ARP - ARRABAL - ARTAUD - BRETON - BRUNIUS CESAIRE - CHAR - de CHAZAL - CREVEL - DALI DESNOS - DUPREY - ELUARD GRACQ - LEIRIS - MANSOUR - MAYOUX - PAZ - PERET - PICABIA PICASSO - PIEYRE DE MANDIARGUES - G. PRASSINOS PREVERT - QUENEAU - SCHEHADE - SOUPAULT - TZARA - UNIK et vingt cinq autres poètes
1 volume 135 x 210 de 366 pages, relie sous jaquette laquée couleurs 18,50 F ttc SEGHERS, éditeur