LA BRÈCHE N°5, OCTOBRE 1963
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Né au Caire dans l'Illinois en 1928, Ted Joans est le seul authentique surréaliste noir qui appartienne à la génération “ hip ” américaine. A l'âge de dix ans il découvre les revues surréalistes que sa tante domestique ramène de chez ses patrons blancs, et se consacre sur l'heure à la peinture. A New York il rencontre les dieux du jazz, Charlie Parker, Thélonious Monk, et les abstraits expressionnistes, expose des tableaux Mau-Mau et réhabilite, b'en avant Dali ou Ionesco, son animal-fétiche, le rhinocéros. Il lit ses poèmes dans les cafés, joue de la trompette, lance la plaisanterie “ Louez un beatnik ” et entame un long périple européen, puis africain (Ghana, Mali, Haute-Volta). Il habite Tombouctou, puis Tanger, compose en collages décontractés son Alphabet Surréaliste, et prénomme son dernier-né Tor Lumumba, La mère de Ted Joans vient d'être emprisonnée à Clarksville, Tennessee, pour avoir voulu acheter un cocacola et un hamburger aux oignons. Mais l'activité insolente, joyeuse et hautement tonique de notre ami annonce la fin d'un ordre odieux, que pétrifie le rire noir. R. BENAYOUN.
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LA BRÈCHE ACTION SURRÉALISTE 5 octobre 63
André Breton 1 Perspective cavalière Joyce Mansour 3 Le désir du désir sans fin Gérard Legrand 7 De l'Histoire, de la Volupté et de la Mort José Pierre 18 Les babouches sont cuites (illustrations de Mimi Parent) Guy Selz 23 La cuillère et le couteau M. et V. Bounoure 27 Les Pouvoirs perdus Pierre Alechinsky 38 Titres Alain Joubert 43 Les rivages de la Pornographie Hervé Delabarre 46 Poème à Louise Lagrange Jacques Lacomblez 49 Un cahier d'Eugénie Marie-Josèphe 51 Poème Jean Malrieu 54 Dans les fibres du bois Claude Dumont 56 Passez mines terribles Jean Schuster 59 Réflexion du creux de la vague Alain Joubert 62 Le fer dans la plaie Ted Joans 66 Fragments de lettres Radovan Ivsic 69 Perspective du couple Achille Chavée 71 Juste ciel José Pierre 72 Aux sources du regard Gérard Legrand 74 Quelques aspects de l'ambition surréaliste José Pierre 81 Il n'y a pas de poésie pour les ennemis de la liberté XXX 86 Des coups et des sous Jean-Claude Silbermann 89 Du sous-réalisme à la “ méthode ” automatique Philippe Audoin 91 Nouvelle Histoire de l'Oeil ou le merveilleux préféré
Illustrations de Catherine Seghers, Hervé Télémaque, S. L., Mimi Parent, Anselmo Francesconi, Max Walter Svanberg, Toyen, Veyron La Croix, Jean Terrossian, Ted Joans, Horacio Leyva, Isabel Castellanos, Angel Hernandez, Alberto Anido, Luis Arnaiz, Jean-Claude Leboucher, Alberto Gironella. Couverture : Dessin de S. L.
Direction André Breton Comité de rédaction Robert Benayoun, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster Administration Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). C.C.P. 13 312.96 - Paris.
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PERSPECTIVE CAVALIÈRE
André Breton
Les mots “ Vingt ans après ” (que dire du double !) devant la sensibilité populaire comme on la façonne, retiennent beaucoup plus de la cape que de l'épée. Non seulement on la fait s'attendre à trouver changés, voire méconnaissables, en tout cas assagis et calmés ceux dont furent contés les exploits, mais encore on la presse d'admettre qu'entre temps l'histoire s'est mise à tourner comme une girouette, cessant de leur offrir toute prise. Ainsi de strictes limites de durée seraient assignées à une intervention telle que l'intervention surréaliste. Au-delà le maintien de la volonté qui l'inspire, de la part de ses promoteurs, témoignerait d'une insistance abusive. De la part de ceux que le rouage des générations, par paliers successifs, a appelés à appuyer ou relayer les précédents, l'acte de faire leur cette volonté pour la porter toujours plus loin, grâce à une nouvelle irruption de sève, est sourdement donné pour anachronique, intempestif et a priori frappé d'inanité. Contre ces derniers, ceux qui à tous les étages régentent l'opinion n'ont pas trouvé de plus sûre défense que de faire comme s'ils n'existaient pas.
On est convenu de fixer en 1830 la première explosion romantique (réserve faite de certains phénomènes prémonitoires : Rousseau, Sade, le roman noir, Novalis). A cette date Chateaubriand a passé soixante ans, âge auquel ne fait depuis longtemps que se survivre Hölderlin et qu'est près d'atteindre Fourier ; Stendhal qui si lucidement prendra parti dans Racine et Shakespeare approche de la cinquantaine, ainsi qu'Arnim, alors que Bertrand, Nerval, Borel, Musset, Forneret, Gautier fêtent presque à la fois leurs vingt ans.
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Quarante années plus tard, qu'en a-t-il été et qu'en est-il ? Hugo, tout compte fait, ne vacille pas trop. La pensée et l'expression romantiques ont eu le temps de culminer et d'émettre leurs plus lointains prolongements chez Baudelaire, qui est mort. Sur le seuil qu'il leur entrouvrait, Rimbaud se lève, en puissance de moyens jusqu'à lui insoupçonnables intéressant la vie dans son ensemble, cependant que, ce même seuil, Lautréamont l'aborde prophétiquement à la mine, quitte à s'y fracasser.
Est-il besoin de faire observer que le romantisme, en tant qu'état d'esprit et humeur spécifiques dont la fonction est d'instaurer de toutes pièces une nouvelle conception générale du monde, transcende ces façons - elles très limitées - de sentir et de dire qui se sont proposées après lui et que les manuels s'évertuent à situer sur le même plan, de manière à le faire tenir pour caduc (et à conjurer ce qui couve en lui de subversif) ? Ainsi en va-t-il du dérisoire “ parnasse ” au grelottant “ fantaisisme ”, comme de l'impressionnisme ou du “ fauvisme ”, aussi “ bas de plafond ” l'un que l'autre. Par-delà la jonchée des oeuvres qui en procèdent ou en dérivent, notamment à travers le symbolisme et l'expressionnisme, le romantisme s'impose comme un continuum.
Continuum aussi, qu'on le veuille ou non, le surréalisme en tant qu'au départ aventure obéissant à une irrésistible impulsion et projet à objectif illimité : quelques jeunes hommes se découvrent armés des mêmes refus catégoriques envers l'“ ordre ” imposé et ardemment sollicités par un appel venu des lointains. On sait ce qu'il en fut alors. En 1924, Lautréamont, Rimbaud, Jarry pointent à leur zénith. Disparus déjà depuis six ans Apollinaire (en dépit des grandes réserves qu'il appelle) et Vaché, d'une brillance inaltérée, conservent leurs pouvoirs. L'astre de Freud, qui se lève sur Paris avec un retard considérable - il a alors soixante-huit ans - aux yeux des nouveaux venus y fulgure, arrachant la psychologie à son ornière. Les énigmes les plus exigeantes, les plus propres à aiguillonner l'appétit de l'esprit, prennent alors les noms de Roussel (qui, à quarante-cinq ans, se tient toujours calfeutré dans sa machinerie), de Chirico et de Duchamp, d'une dizaine d'années moins âgés.
Mais depuis lors ? L'approche de l'année 1964 impartit au surréalisme une marge équivalente à celle que postule la considération du romantisme en 1870. Sa vitalité est fonction non seulement de l'approfondissement de ses vues et intentions initiales mais encore du niveau d'effervescence où il est fait pour se maintenir par rapport aux problèmes qui se posent au gré des heures.
Le surréalisme est une dynamique dont aujourd'hui le vecteur n'est pas à chercher dans la Révolution surréaliste mais dans la Brèche.
André Breton.
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JOYCE MANSOUR
LE DESIR DU DESIR SANS FIN
Je te croyais roux Bouc lippu de ma tendresse Indifférente Matière gommeuse aux lignes fuyantes Et arides couchants d'opium Le froid augmente dans la clairière Mes poumons refleurissent D'un sanglot flamboyant Plus glacé qu'une gravure Plus sérieux qu'un helléniste Au Panthéon Tu m'observes Et quelque chose de dominateur Pétrit mon épiderme de ses volontés convulsives J'ai ouvert mes bras Ma grande plaie saline Sous la passerelle de l'hiver Et aussitôt l'objet remua Craintivement dans sa cage Et le violoncelle tapi Dans l'oreille triste de l'escalier A la manière d'une flèche brisée Dans une bouteille d'encre de Chine Hoqueta une note teintée O industrieuse Isis De souffrances orientales
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Serai-je un jour déçue Le vent renouvellera-t-il L'herbe pure du canapé Saurai-je flotter sans baromètre Ni flasque pylône Autour des jarres du crépuscule Serai-je un jour ruisseau Quant tout en toi crie feu Il m'est difficile de penser à la mort Quand sur mon ventre hésitent de grands oiseaux Aux pâles retards de sperme Et habiletés d'écume Je ne saurai suivre la trame Des tortures mythologiques Ni dénombrer les gémissements Des coléoptères de salon Quand sur l'épaule de la tumultueuse girafe Ta chemise vient cracher son ombre Je ne crains pas la colère des chambres secrètes Ni la mâchoire féconde de l'armée carnassière Aucun homme avec moi ne place son pied Sur la pente calcinée de la haine L'arbre immergé passe aux sons de l'enjôleuse cithare Je me vengerai de ta racine aux narines empourprées La Veuve Noire fermera ses lèvres de pierre Sur ta grande nervosité Chaste trouée de sommeil Tu ne sauras m'échapper Qui connaît le profil de ma voluptueuse rosace Plus frénétique encore Que l'anémone frileuse Elle trempe sa tige étroite Dans l'onde de l'autre Seine Pourquoi mes doigts portent-ils De petites têtes de mort A leurs douces extrémités Ces brûlants serpents aux onglées exquises
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Flattent ton orgueil sans jamais en démordre Que de calamités sous les tréteaux de la banquise Etirée comme l'horizon dans un hublot de fourmilière Défenestrée comme lui J'enjambe ta bouche Ta balustrade J'étale Ma lourde frisure En filigrane Sur la cascade de ta vigne Ici un lapin passait naguère Sa vie errante souple et flottante Sur le candélabre de l'inaction Aux sept branches de supplices Aux homélies anciennes Sauvez-moi cria-t-il du haut de sa passion Personne n'entendit le brûlot amarante Ta bouche se montre vorace de jouissances enfantines Tu te souviens des monts velus de l'Angleterre De ses figures de boue Piquées Au flanc de la semaine Comme des mots proclamés Trop fort Dans le vent envenimé de la tombe Il y a des morts qui respirent dans la profusion tropicale D'avant-hier Des mères comme la mienne Qui toujours des anniversaires Se souviennent Beaux et clairs présents Cheveux et dents salés Mamelles concaves Tristes échos de cimetière J'attends oui j'attends Me croyant délivrée
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Des notes musicales assoiffées de paperasse De ces yeux de basilic Dans leur pagode de verre Qui cuvent des cauchemars sous leurs jupons noirâtres Et qui crient Est-ce bien nécessaire Sur une carte de visite De jurer la fidélité Quand le temps dans sa niche Fait l'école buissonnière Je sais que sous le pont Tes yeux fous se sont noyés Notre-Dame entrebâille ses savantes cuisses gothiques Plus puissantes et plus fières Qu'échafauds et belladones Elles enferment ton roux visage Dans le losange de vendredi Je vois Un petit lit de fer Aux tentures douceâtres Et volutes de léproserie Un vaste choix de boursouflures Sur ta poitrine incrustée De joyaux exclusifs Je sens ton sexe gouaché de parfums Féroce cache-pot de porcelaine Plonger dans ma rétine Eclats et arrachements du spasme vaginal Il faut empêcher le pendu D'avaler sa langue Je sens sur mon coccyx Un battement douloureux Je voudrais couler pensive Dans la blanche crème de tes artères Glisser ma main nue sur l'échine moite de ta corolle Mater ta plante cuivrée aux barbares cornets de neige Je suis le tourbillon de Gomorrhe
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GÉRARD LEGRAND
DE L'HISTOIRE, DE LA VOLUPTÉ ET DE LA MORT
Sept projets de thèses en l'honneur de Sigmund Freud et de Norman O. Brown
Il faut tenir Erôs et Thanatos, de Norman O. Brown, pour l'un des livres les plus importants de l'après-guerre : par ce qu'il rappelle, par ce qu'il annonce, et aussi par son honnêteté. L'auteur se présente sans détour : il signale qu'il doit à sa première éducation (protestante) le souci de faire servir l'activité intellectuelle au mieux-être humain, et qu'une crise de conscience l'a éloigné du marxisme, sans qu'il se croit en droit de le déclarer “ dépassé ”. Cherchant du côté de la psychanalyse la solution de problèmes qui lui tiennent à coeur, loin de feuilleter hâtivement les manuels “ freudiens ”, il lit Freud, et le médite.
De sorte qu'il évite la confusion mentale propre aux suiveurs de Bergson et de C.G. Jung. Lorsqu'il applique une hypothèse freudienne à l'éclairement du domaine littéraire (en l'occurrence l'oeuvre de Swift) il se garde de rabaisser l'écrivain en “ expliquant ” son génie par ses hantises “ obscènes ”. Enfin, qu'à maints égards le dernier mot reste aux poètes, ne paraît pas l'effrayer.
Avec un courage qui tient de bonne source, Norman O. Brown retrace la genèse des ouvrages “ spéculatifs ” où sont inscrits les ultimes théories de Freud, dont il montre bien qu'elles procèdent non d'une rature, mais d'une correction d'angle sur les cartes dressées dès 1900 pour l'exploration de la face inconnue de l'esprit : “ Il est facile de trouver des arguments ad hominem contre un système métaphysique, (...) de démontrer que Freud a projeté la névrose de l'homme sur tout le monde organique (...). Il est moins facile de voir comment l'exploration psychanalytique de la névrose humaine pourrait conduire à une conclusion théorique ou à une proposition instinctuelle différentes. ”
Les considérations qui suivent, - et dont les termes même sont plus d'une fois empruntés à Freud ou à son commentateur, - se veulent d'abord invite à la lecture d'un ouvrage qui, à un degré rare sur le rayon scientifique des bibliothèques, m'a donné le précieux et durable ébranlement d'une rencontre.
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I
La description par Freud du “ péché originel ” (la “ fiction ” du meurtre du Père par les fils membres de la horde primitive) implique un dilemme dont le surréalisme seul affronte toute l'ampleur, en s'obstinant à suspecter toute amélioration économique de la condition humaine qui ne serait pas accompagnée (sinon précédée) d'une refonte morale singulièrement plus radicale, et liquidative, notamment, des cadres sexuels de la société chrétienne.
L'exactitude “ ethnographique ” de cette “ fiction ” importe peu au regard de ses conséquences. En effet :
Si le “ péché originel ” n'est qu'une superstructure sécrétée par les forces oppressives qui se sont relayées au long de l'évolution historique, c'est une humanité vraiment débile qui se traîne depuis des dizaines de milliers de siècles “ des clans aux Empires ” et des Empires à la civilisation “ planétaire ”, sans paraître se soucier autrement de secouer ce joug.
Si le “ péché originel ” a des racines plus profondes en l'homme que l'oppression, ce n'est pas le “ coup de baguette ” d'une révolution sociale, si complète soit-elle, qui le fera disparaître. Si l'on ne suppose point une mutation biologique telle que l'avenir devienne inintelligible, il faut expliquer pourquoi l'homme, innocent, s'est cru coupable : cette illusion comportait en effet, forcément, une part de vérité, - et l'homme y a survécu.
Pour l'humanité d'aujourd'hui, le problème ne cesse de devenir plus concret. A la fin de Malaise dans la Civilisation, Freud écrit : “ Peut-être un jour (...) cette tension du sentiment de la culpabilité atteindra-t-elle un niveau si élevé que l'individu la trouvera difficile à supporter ”. Sous l'euphorie relative de l'ère du confort, point la lueur noire de l'époque qu'envisageait Georges Bataille, époque où, craintes et espoirs relatifs à une “ vie future ” ne jouant plus leur rôle de soupape, “ l'intérêt immédiat s'opposera sans moyen terme à l'intérêt futur, - où le désir brûlant s'opposera sans plus au calcul réfléchi de la raison ”, celle-ci étant tournée vers l'amélioration de l'avenir, c'est-à-dire en fin de compte le progrès de l'espèce (1).
(1) Cf. Les Larmes d'Erôs. J.-J. Pauvert, éd. 1961.
C'est donc en vain qu'on objecterait à la psychanalyse, en tant qu'instrument de connaissance, le fait qu'elle participe à la civilisation qu'elle met en mesure de critiquer. Pas plus qu'on ne saurait écarter le marxisme, et d'un manière générale, l'analyse des facteurs économiques, sous le prétexte (pourtant correspondant à une évidence), qu'au vingtième siècle, ces facteurs se colorent eux-mêmes des reflets de l'analyse. Cette évidence est analogue aux modifications de la matière dues au seul regard du microphysicien. Et, comme de la “ relation d'incertitude ” on
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ne saurait, croyons-nous, conclure à l'impossibilité radicale de la certitude dans les sciences physiques, on ne doit pas davantage conclure de la relativité de la psychanalyse, ou de l'imbrication de la théorie révolutionnaire dans la société même qu'elle entend détruire, à un scepticisme sans bornes, générateur assuré de l'indigence intellectuelle et de la lâcheté morale. Au contraire, cette analogie décelable dans la plasticité du “ réel ” physique et du “ réel ” non-physique en présence de l'esprit doit, indépendamment même des diverses options philosophiques, accroître en l'homme une confiance surréaliste en “ l'arme vengeresse de l'idée ” (1).
(1) André Breton, Second Manifeste du Surréalisme.
II
La relation entre la vie diurne et la vie nocturne, entre le système conscient et le système inconscient, si elle est envisagée dans les termes d'une métaphore spatiale, ne doit pas être tenue seulement pour une différence de niveaux entre strates, mais pour un va-et-vient de signaux échangés.
On peut en effet étendre à “ l'inconscient ” ce que dit du subconscient - en tant qu'il communique avec la conscience “ normale ” par certains phénomènes d'automatisme - le Dr Joseph Maxwell :
“ L'affaiblissement de la conscience personnelle dans l'automatisme a conduit certains savants à le considérer comme une désintégration, une dissociation psychique. L'observation ne confirme pas cette théorie. Il n'y a aucune association entre la conscience organique et la conscience personnelle dans la vie normale, au moins d'une manière générale. Il n'y a pas davantage de synthèse. Le phénomène observé n'est donc ni une désintégration, ni une dissociation : c'est un changement d'équilibre relatif entre deux systèmes différents, allant du simple changement d'humeur aux variations de la personnalité ” (2).
(2) La Magie, Bibliothèque scientifique. Flammarion, 1931.
Pour reprendre le vocabulaire psychanalytique, le ça (ou le soi) n'est pas “ au-dessous ” du moi (bien que la formule de Freud garde son efficacité provocante), il est encore moins “ à l'intérieur ” du moi comme une amande dans un fruit négligeable (Jung), il est “ à côté ”.
La relation entre les deux systèmes peut être décrite, et d'un point de vue philosophique, il se pourrait qu'elle fût elle-même une perpétuelle “ description ” : contentons-nous d'envisager, au passage, cette relation comme un jeu réciproque de miroirs.
La tradition hermétique nous avertit que, dans ce cas, l'image renvoyée par le miroir est inversée : par exemple, la volonté de l'initié est adverse de la “ Providence ” ou du Destin qui l'a créée
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“ à son image ”. Une “ optique mentale ” généralisée pourrait ainsi étudier la mémoire à l'intérieur du rêve comme équivalent du “ pressentiment ” diurne, et ainsi de suite.
Le seuil commun des deux systèmes est “ bien connu ” - et parfaitement négligé - : c'est l'imagination “ qui est l'appétit ” (Paracelse), c'est-à-dire le Désir. Norman O. Brown, qui illustre bien le rôle de l'imagination “ à l'intérieur ” de l'inconscient (pp. 198 sq.), s'étonne du contraste entre la tradition platonicienne pour qui le bien suprême de l'homme réside dans la contemplation, et l'autre courant occidental pour lequel il réside dans “ l'activité pratico-sensuelle ” (Marx) donc dans le travail et aussi dans l'amour, qui est toujours conquête en quelque manière. Ce contraste avait été liquidé d'avance par Spinoza : “ L'appétit qui produit les passions est le même que celui qui dérive de la raison. ” (Ethique IV, 18, scolie). Cette analyse de “ la servitude humaine ” appelée dialectiquement à se transmuter en liberté, est complétée par Freud, qui dénonce dans le refoulement le produit du conflit entre principes “ instinctuels ”, et non seulement le produit d'une ignorance guérissable par la seule volonté éclairée.
III
“ L'histoire est façonnée, au-delà de nos volontés conscientes, non par les ruses de la raison, mais par les ruses du désir ” : non par la guerre, puis par le travail, - mais par la sexualité.
On oublie trop souvent qu'à léna, Hegel faillit donner pour base à la Phénoménologie non la dialectique du Maître et de l'Esclave, mais une dialectique du couple amoureux : il est permis de rêver sur ce qui fut advenu s'il avait persisté dans ce dessein. (Dans son beau commentaire du chapitre IV de la Phénoménologie, Alexandre Kojève a souligné l'origine commune des deux dialectiques : l'appréhension du Désir en tant qu'il ne peut que désirer un autre Désir) (1).
(1) Cf. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard, éd. 1947.
Il ne s'ensuit nullement qu'on doive “ interpréter ” tout le détail des phénomènes historiques par la psychanalyse : Norman O. Brown proteste avec vigueur contre les excès simplistes de C. Rattray Taylor (2), qui n'aboutissent qu'à remplacer l'Histoire par une fantasmagorie reposant sur l'aternance de deux éléments, le “ matrien ” et le “ patrien ”, et qui néglige entre autres le fait que chacun des deux éléments est double, et d'abord en lutte avec lui-même (la Mère terrible est plus “ phallique ” que le Père châtré, etc.).
(2) Sex in History, trad. fr. : Une interprétation sexuelle de l'histoire.
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Or la sexualité humaine est par essence “ frustrée ” : Freud assigne à cette frustration, non seulement le champ des fantaisies refoulées et des écarts interdits par le cadre d'une civilisation particulière, mais l'activité sexuelle de l'enfant lui-même, qui n'accède à la phase génitale qu'au prix d'une auto-frustration de sa sexualité antérieure, qu'on pouvait qualifier de ludique. Cette “ mutilation ” modifie sans appel le plan de la réalité extérieure : au “ réel joué ” succède un réel névrotique, dont le deuxième pôle instinctuel se révèlera peu à peu à Freud. “ L'infantilisme n'est pas une solution ”, dira Norman O. Brown, car si l'enfance est l'âge du jeu et de l'absence d'angoisse directe, elle est aussi l'âge de l'angoisse indirecte, - celle des ténèbres illimitées.
C'est l'examen de ce réel névrotique qui permettra de résoudre ce que j'appellerai “ l'antinomie de Fourier ” : celui-ci en effet, soutient avec une égale force que les destinées humaines ont un sens, - et que l'Histoire, telle qu'elle s'est faite, n'était pas nécessaire.
La supériorité (en tout cas la différence sans espoir de retour) de l'homme à l'égard des autres animaux réside dans le fait qu'il est sujet à la névrose : cette sujétion est le revers de son aptitude au développement culturel. Culture et coercition sont les deux pans d'une “ névrose commune ”, et le problème qui se pose est celui de la fin de l'Histoire.
IV
La fin de l'Histoire serait-elle la fin de la névrose ? Il est permis d'en douter : il a déjà existé des sociétés “ sans histoire ” (dites un peu sommairement “ cycliques ”) et leur participation, même par récurrence, au développement culturel suppose, en ce qui les concerne, d'autres avatars névrotiques (du côté de ce que Freud nommait “ le mysticisme ”).
Admettons toutefois que la fin de l'Histoire ait lieu, non par la catastrophe thermo-nucléaire, mais par une “ civilisation de l'abondance ” (1) telle que le complexe du lucre infâme et l'idée de “ dette ” infinie qui, en circuit capitaliste, en est inséparable, se soient évanouis. Admettons en même temps un relâchement maximal des “ tabous sexuels ” (lesquels actuellement s'accommodent fort bien de la publicité “ à rebours ” que leur font, par exemple, les exploiteurs de la pensée surréaliste). Nous déboucherions sur ce que Dionys Mascolo appelle “ le communisme ”,
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c'est-à-dire le monde de la satisfaction intégrale de tous (1).
(1) Civilisation qu'aux dernières pages de son livre, Norman Brown - qui cite Keynes avec éloge - semble prévoir : son optimisme “ à l'américaine ”, d'ailleurs un peu forcé, l'apparente alors à certains sociologues ou économistes européens “ de gauche ”, qui dissimulent sous des vaticinations beaucoup plus hasardeuses leur renoncement à tout idéal révolutionnaire.
(1) Laquelle risque de promouvoir “ l'idéal chinois ” de Nietzsche : le “ citoyen inactif ” abruti par une sécurité sans limites (Le Gai Savoir, I, 24). Kojève, qui ne cache pas ses attaches avec le marxisme, hésite devant la fin de l'Histoire : tantôt il affirme que dans le monde post-révolutionnaire, il sera (selon Hegel ?) “ impossible d'écrire une tragédie ou de construire un bel édifice ”, tantôt qu'à la fin de l'Histoire, “ le jeu, l'art, l'amour ”, continueront dans la société des “ Sages ” : mais il faudrait qu'une telle société fût réalisée en un clin d'oeil, et c'est un paradoxe encore plus étrange que le paradoxe de Hegel proclamant qu'avec lui, l'Histoire se terminait effectivement.
On sait qu'ici Marx suppose que le travail s'annule lui-même, mais que pour ne point interrompre le cours “ matérialiste ” de l'évolution humaine, il admet le surgissement indéfini de besoins nouveaux. (Le “ besoin d'infini ” agité par les religions ne serait que la sublimation d'un nombre virtuellement infini de besoins : mais cette dernière expression a-t-elle un sens ?) Le besoin et son contentement s'engendreraient alors sans cesse l'un l'autre. Encore faudrait-il que cet engendrement fût médiat pour que l'homme en garde conscience à travers “ le saut ” de “ l'ère de la nécessité ” à “ l'ère de la liberté ”. Dira-t-on qu'un nouveau cycle naîtra de cette contradiction ? J'avoue quelque lassitude devant cette noria où ce n'est jamais la vérité qui sort du puits, et où pourtant murmure la voix la plus monotone, celle des prêtres.
Tout se passe comme si la connaissance diffuse de la névrose générale de l'humanité, loin de la liquider, l'aggravait : le progrès se révèle comme “ cauchemar ”. Pour l'homme moderne, dit en substance Otto Rank, la sexualité n'est plus ressentie : elle est utilisée comme élément volontiers masochiste, d'un conflit de moins en moins latent entre la culpabilité et la conscience-de-soi (2).
(2) Otto Rank, La Volonté du Bonheur, tr. fr. Grasset, éd. 1936. Il est hors de doute que certaines civilisations antiques ou orientales appréhendèrent la volupté comme objet de culture au-delà du “ biologique ” ou du “ social ”, mais sans développer la névrose manifeste de l'homme moderne. Au sens le plus étroit du terme, l'érotisme apparaît alors comme un effort douloureux pour renouer avec la conscience érotique “ innocente ” attribuée à ces cultures “ païennes ”, par-delà la découverte de la névrose, découverte liée à l'interdit de type judéo-chrétien.
Rien désormais, en bien comme en mal, ne peut plus être oublié. La vitesse de l'indifférence, en surface, dissimule une accumulation de chocs dont ne pourrait résulter que la folie, - si les chocs en retour se produisaient tous à la fois... La bibliothèque d'Alexandrie a vu sombrer dans ses flammes des secrets irremplaçables, mais aujourd'hui subsiste de tout une cendre grossière, qui suffit peut-être à fixer la braise.
Cependant, s'il est vrai, comme l'affirme Freud, que les névroses particulières tentent d'accomplir ce qu'accomplit par ailleurs le “ labeur collectif ”, il est juste d'ajouter qu'elles “ réussissent ”
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quelquefois mieux : au point de faire rêver à l'explosion de ce labeur en un mouvement de divergence généralisée au profit des névroses individuelles jouant librement (Sade paraît avoir esquissé cette solution “ utopique ”). Inversement, “ la religion est une névrose qu'on adopte pour s'épargner la peine d'en construire une ” : et ce que Géza Roheim dit de la religion s'applique à presque toutes les activités sociales d'aujourd'hui.
V
Si, précisément aujourd'hui, “ l'instinct génital ” est un besoin comme un autre, épuisé par sa satisfaction, c'est la vie culturelle toute entière qui est incompréhensible. Il faut accepter ce scandale, relever ce défi : Freud postule en nous une tendance invincible à être insatisfaits. Non seulement “ un obstacle est nécessaire pour que surgisse la libido ”, c'est-à-dire pour que la conscience ne défaille pas en la brève lueur qui accompagne une “ fin de tension ” mécanique, mais dans la profondeur même de “ l'instinct sexuel ”, il est probable que quelque chose “ n'est pas favorable à une entière satisfaction ” (1). Que cette non-satisfaction soit encore une “ ruse de l'espèce ”, n'est pas suffisant pour que l'homme s'y résigne.
(1) Cité par Herbert Marcuse, L'Amour et la Mort, dans Arguments n° 21, 1er trimestre 1961 : “ L'Amour-problème ”.
Maintenons-nous donc dans le présent, c'est-à-dire dans l'individu (2). La tendance hypothétique à être insatisfait est inséparable du caractère sur-individuel du désir, mais ce caractère n'est pas intégralement fonction de l'être biologique : il est aussi l'expression d'une certaine objectivité de la prise de conscience érotique (une “ logique du Désir ”, et un ensemble de valeurs y afférent, peuvent se concevoir à partir de là). Dès lors que je me la représente, elle est la clé dialectique de ma liberté dans l'ordre du désir (possibilité du choix, et, à la limite, de l'Amour). Cette objectivité s'exprime aussi dans le principe de répétition, par laquelle, remarque Freud, le Désir se nie lui-même (3).
(2) Ceci pour ménager la possiblité d'une société harmonieuse, où une véritable communication entre les êtres aiderait à la solution de leurs problèmes personnels (sans jamais, pensons-nous, y suffire seule).
(3) Cf. Freud, Essais de psychanalyse : Au-delà du principe du plaisir, pp. 23-24.
La conscience que j'ai de ce phénomène, - disons pour résumer de la nécessité de l'insatisfaction - est liée à la conscience du combat en moi d'Erôs et de l'anti-Erôs : le principe de mort de la dernière théorie freudienne. (Notons au passage que la sublimation, si elle reste mystérieuse, cesse d'être une simple hypothèse dès lors que le désir comprend aussi le désir de ne pas être “ satisfait ”, qui est la condition de son “ immortalité ” ou, si l'on préfère, de ce renouvellement, de ce “ grandissement ” sans fin qui fascinait Baudelaire).
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VI
“ Ce n'est pas le refoulement qui produit l'angoisse, comme je le croyais auparavant ; en réalité, c'est l'angoisse qui produit le refoulement ”. Dans cette phrase de Freud se trouve la jointure de la bipolarité “ plaisir-réalité ” à la bipolarité “ Erôs-principe de mort ”. Très finement, Norman Brown distingue le nirvanâ, “ simple désir d'anéantissement ” du Thanatos, principe actif de mort, source de l'agression. Et, ajouterons-nous, source du voeu d'immortalité. Le “ devoir mourir ”, objet d'une connaissance effrayée, et violemment écartée par l'individu, se transmute en volonté magique de ne pas mourir, au moins de ne pas mourir tout entier : le “ charme de la mort ” le cède au vertige de passer au-delà de la mort (1).
(1) Cf. A. Castiglioni : Les aventures de l'Esprit : Incantation et Magie. Paris, Payot éd. 1951.
L'angoisse dont parle Freud est certes “ existentielle ” et irréductible, mais elle est analysable : elle ne tient pas à un caractère “ opaque ” ou “ visqueux ” de la réalité, caractère qui n'a jamais existé que pour ceux dont l'imagination est elle-même “ opaque ” ou “ visqueuse ”. Elle est le produit de toute une série de phénomènes, qui vont du trauma de la naissance à la découverte de la mort, en passant notamment par l'extrême sujétion objective où le “ petit d'homme ” se trouve vis-à-vis de ses parents, sujétion exceptionnelle chez les animaux et rançon de sa liberté subjective également exceptionnelle (Freud) : cette dépendance s'exprime sexuellement par la nourriture par la mère, ou un substitut de la mère : “ la mère ”, dit Hegel en une formule saisissante, “ est le génie de l'enfant ”. Chez les Primitifs, il arrive que l'enfant, à la veille de la puberté, dorme sous sa mère jusqu'aux cérémonies d'initiation (Australiens étudiés par Géza Roheim).
En dernière analyse, le point de vue freudien sur Thanatos comme “ précipité ” de l'angoisse concrète, n'est pas tellement éloigné de celui de Hegel, pour qui les ruses de l'histoire, y compris la guerre et le travail, - demain le “ loisir forcé ” et organisé - ne seront jamais que des tentatives pour répondre à l'unique obsession de l'homme occidental ou “ historique ” - c'est-à-dire bientôt de l'homme quelconque, - qui est la Mort. Ce n'est pas un vain jeu de mots que d'affirmer qu'une “ dialectique de la psychanalyse ” s'avère superposable à une psychanalyse de l'hégélianisme : le “ risque de mort ” accepté chez Hegel apparaît comme l'ultime transfert du vieil “ instinct de mort ” freudien, et Hegel lui-même a avoué que la considération du “ devoir mourir ”, ressenti jusqu'à la tragédie, avait été l'élément décisif du déclenchement de sa propre “ bataille d'léna ”. On peut prévoir dès lors les grandes lignes d'une généralisation analogue à la théorie des physiciens sur “ le champ unitaire ”.
P.16
VII
Si l'inconscient est le refoulement de ce qui est conscient, ce refoulement se refabrique à l'infini.
Le poète idéaliste Novalis et le psycho-physiologue Ribot se trouvent d'accord pour dire que “ le besoin sexuel est l'analogue du besoin nutritif ” et l'agression sexuelle une forme d'appétit relevant du “ cannibalisme ”.
Mais, dans l'une des plus sombres évocations que je sache du cannibalisme universel des êtres vivants, Hugo écrit : “ La haine est au fond de la faim ”. Un entrelacs vertigineux fait se succéder et collaborer l'instinct de vie (Erôs) qui “ tend à établir toujours de plus grandes unités afin de les conserver ” et l'instinct de mort qui cherche “ à réduire toutes les tensions, à briser tous les rapports ”, à ramener tout ce qui est au statut inorganique. La dissipation de la névrose universelle ne saurait donc, affirme Norman O. Brown, se limiter à “ identifier la libération des instincts et le retour à la santé d'esprit avec (...) la libération sexuelle, au sens ordinaire de l'expression ”.
Nous pouvons dire que l'instinct de vie de l'espèce “ s'accomplit ” pour un individu donné par la mort individuelle, malgré la résistance de “ l'instinct de conservation ”. Réciproquement, l'instinct de mort général, abstrait, de l'espèce, ne peut-il, par un acte de conscience individuelle, devenir le principe d'une vie érotique concrète ?
Ce n'est pas moi qui le suppose, mais Géza Roheim (1) : cet auteur remarque, en effet, qu'“ on parle toujours des rêves où la mort signifie la castration, mais moins de ceux où la castration signifie la mort ”. Le principe de mort, tel que Freud l'a entrevu, trouve son expression typique chez le magicien : la Magie est “ le règne permanent du principe du plaisir, une érection sans fin ”, mais du même coup “ l'acte qui donne la vie s'y transmute en un acte qui donne la mort ”, non seulement en ce sens ordinaire que l'Erôs aboutit à la mort de l'individu au profit de l'espèce, mais en ce sens contraire que l'individu, en annulant l'alternance “ tension-satisfaction ” et sa répétition, tente de refonder un érotisme sur le principe de mort, à l'image de ces Dieux australiens qui sont unis dans un coït sans fin, donc sans accomplissement (2).
(1) Cf. surtout. Animism, Magic and the Divine King. Londres, 1932.
(2) Un phantasme de même ordre se heurtant à la réalité biologique me paraît avoir joué un rôle essentiel dans l'alternance “ passions cruelles-philosophie ” exposée par Sade.
La solution de cette impossibilité consiste à tenir la relation anaclitique de Freud (tendance à la possession) pour une variante de la tendance narcissique (tendance à l'identification : l'homosexualité reposant sur un blocage pré-conscient de cette tendance).
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Hervé Télémaque : Portrait de Famille.
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Hervé Télémaque : Baron Cimetière.
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S. L. : Dessin sans titre. (Collection Guy Selz.) Voir page 23.
S. L. : Ballo Angelico. (Collection Guy Selz.)
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P.17
C'est le narcissisme qui est fondamental en l'homme, comme l'avaient pressenti les poètes (1).
(1) Lorsque “ l'obstacle ” n'est tenu que pour un miroir, le développement sexuel est possible. “ Le miroir signifie l'homme à la femme, et à l'homme, la femme ”, disent les anciennes Clés des Songes.
Mais, en passant dans le système conscient, la tendance à l'identification se dédouble : elle se reconnaît conscience-de-soi et en même temps conscience d'autrui. Cette “ deuxième conscience ” est à l'origine des fardeaux de culpabilité, de “ dette ancestrale ”, aperçus par Freud. Dans la partie la plus discutable (mais l'une aussi des plus passionnantes) de son livre, Norman O. Brown relève sans pitié les traces de ces fardeaux, qui se multiplient eux-mêmes, dans la civilisation urbaine et dans les structures du capitalisme. En pénétrant dans l'Histoire “ consciente ”, la névrose y suit le même processus que dans “ l'inconscient ” le refoulement. La névrose est le début de la guérison de ce qui est névrotique, mais cette guérison est interminable, à moins de “ s'incarner ” par la sublimation, qui est son exigence d'issue.
Aussi y a-t-il péril d'épuisement pour une culture quand les névroses qui lui donnèrent naissance ont été “ perdues de vue ” par leurs métamorphoses sublimées. Et il y a risque de “ survie artificielle ” (je n'hésite pas ici à parler de “ fascisme ” pour le monde actuel...) quand les névroses ressurgissent au sein des sublimations exténuées. On sous-entend que ceci pourrait bien s'appliquer à cette culture subconsciente, en miniature, qu'est l'existence d'un individu déterminé. A plus forte raison à ce début de civilisation incarnée qu'est un couple.
S'il est vrai que c'est “ l'instinct de mort ” qui est au fond de la névrose humaine, même lorsqu'elle prend le masque d'Erôs, il n'est pas moins vrai que c'est Erôs qui, dans la coulisse, mène le spectacle jusqu'à la sortie du personnage unique. C'est lui qui, sous son double visage destiné à survivre à cette humanité dont il prépara l'apparition, règne, diaprant la terre de rosée et de tombeaux (2). Une fois franchie, par la reconnaissance loyale de la dualité et de son contraire, la passe redoutable que constituent tout à la fois l'horreur de vivre et la peur de mourir, l'insidieux vertige de la mort et le consentement enthousiaste à la vie, - c'est au couple qu'appartiendra de réinventer le sens de ce qui veut échapper à la mort et aussi à la peur de la mort : le sacré.
(2) Victor Hugo : Dieu, Le Vautour.
....
Mais peut-être enfin, pour conquérir et modeler le Futur, une civilisation surréaliste n'est-elle pas totalement inconcevable.
G. L.
P.18
José Pierre
A BENJAMIN
Lorsqu'on découvrit le crime - une pelle à charbon dans un verre à dents ensanglanté -, une vague d'émotion déferla sur les campagnes et vint mourir dans les faubourgs de la capitale.
L'enquête établit qu'à l'heure approximative du forfait une flaque d'eau dans laquelle baignait un vieux soulier avait été aperçue dans les parages. Aperçue par qui ? Par un marsouin retiré des naufrages qui s'était découvert sur le tard un irrésistible penchant pour la fraîcheur veloutée des sycomores.
La flaque d'eau fut retrouvée non loin de là mais en fort piteux état : diminuée de moitié, ou peu s'en fallait. Et le vieux soulier semblait très très fatigué. Aussi ne survécut-il pas aux formalités d'un interrogatoire serré. Il rendit l'empeigne en murmurant cette parole sibylline : “ Remember ! ”
Quant à la flaque d'eau, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même et semblait, d'ailleurs, frappée d'amnésie. Aussi la remit-on en liberté surveillée.
Du coup, les soupçons se portèrent sur un guéridon Louis XV dont les allures évasives n'en parurent que plus suspectes. Ne l'avait-on pas entendu fredonner, la veille du crime, sur un air à la mode, les paroles suivantes :
Les moustiques du Mexique Sont les moins moustachus Les cerises de Trévise Fendent la brise La logique de Belgique Ne pique plus Les crotales détalent Vers la capitale.
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Le ton égrillard de cette chanson frappa les enquêteurs. Et dès les premières questions, en effet, le guéridon Louis XV se couvrit de roses rouges. Etait-ce un aveu ? La confrontation avec l'auteur de la déposition accusatrice - une modeste boîte aux lettres - devenait inévitable. Mais la boîte aux lettres, sommée à nouveau de rapporter les paroles de la chanson, se troubla et dit :
Les moustaches des crotales Pédalent dans la logique La cerise des capitales Est la risée des moustiques Les frises du Mexique brisent Le coeur de la Belgique Mille bises de Trévise La clique est épique dans le pique-nique.
A quoi le guéridon Louis XV rétorqua imperturbablement : “ Il y a plus de tendresse dans le regard du réséda que dans celui du phylloxera. Mais pour l'élégance des manières, l'anaconda l'emportera toujours sur le tapioca, même en colère. Et qui prétendra égaler en suavité le chant des turquoises à la pleine lune ? ”
Tout ce que la boîte aux lettres trouva à répondre, ce fut : Une pipe dans un bois Chantait une tyrolienne Mais le roi de ce pays Préférait les écolières Un Deux Trois Hautbois Quatre Cinq Six Cassis Sept Huit Neuf Elbeuf
Alors retentit une grande rumeur, le ciel devint mordoré et les charrettes arrivèrent de partout en aboyant : “ On veut des petits Chénier ! On veut des petits Chénier ! ” La corporation des marchands de gaufres et de charbon défilait au grand complet, précédée par des banderoles sur le calicot desquelles on pouvait lire :
TOUT ce qui a trempé dans l'affaire du VERRE A DENTS ENSANGLANTE est signé : LE RHUME DES FOINS ! NE MANGEZ PAS DE GLACES SUR LES VOLCANS ETEINTS ! Les MOUCHOIRS DE BATISTE sont des JAUNES et des FRIPONS !
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Un grand vent de panique faisait cliqueter les réverbères, les confetti se changeaient en balles de revolver roses et vertes, il poussait de la dentelle dans la crème Chantilly : la révolution était en marche sur l'asphalte printanière.
A la demie de sept heures, le gouvernement tomba, ce qui fit un petit bruit assez désobligeant pour que le Congrès International des Fumées de Cigarettes, qui tenait sa séance de clôture, croie de son devoir de faire tenir à la presse le communiqué suivant.
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Comme on peut s'en douter, cette déclaration obtint un grand retentissement dans l'opinion publique et le gouvernement d'Aurore Boréale et d'Union Printanière qui se constitua sur ces entrefaites fut amené à en tenir le plus grand compte. En effet, et pour la première fois dans l'histoire parlementaire, plusieurs portefeuilles - notamment celui des Vents et Marées, celui de la Circonspection Intérimaire, celui des Mouvements du Coeur... - allèrent à des membres du Parti des Jardins en Friche (P.J.F.), du Front pour les Loisirs Voluptueux (F.L.V.) et même du Regroupement des Promeneurs Solitaires (R.P.S.). Peu à peu, la confiance revint et les sourires refleurirent aux boutonnières, le long des trottoirs abandonnés et jusque sous les portes cochères aux heures douces du crépuscule.
Le chèvrefeuille tenait le haut du pavé et l'on était sur le point d'oublier la scabreuse affaire d'où avaient surgi tant de complications redoutables lorsqu'un coup de théâtre se produisit, accompagné du tintement caractéristique d'une petite cuillère d'argent contre une flûte de cristal.
Un beau matin, à l'heure où les talons aiguille ont ce beau regard las qui plaît aux connaisseurs, on trouva une paire de lunettes noires fracassée posée sur une borne-fontaine. Une carte de visite accompagnait ce sinistre spectacle et en donnait la clef - une clef qui, en vérité, ouvrait bien d'autres mystères !
Le texte imprimé sur la carte de visite était celui-ci :
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Mais on y lisait aussi cette inscription manuscrite, d'une écriture désordonnée :
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On respira, certes, puisqu'enfin l'énigme était résolue, mais on pleura surtout la jolie Béatrice, celle qui ondulait si langoureusement d'un tilleul à l'autre, les soirs d'été, tout au long de l'avenue des Suaves-Etre<?>
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III. Mimi Parent
J. P.
28 avril 1963
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LA CUILLERE ET LE COUTEAU
GUY SELZ
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S. L. en été 1961, au bar “ Jamaïca ” à Milan.
Portrait tracé de mémoire en mars 1963, par Anselmo Francesconi.
C'est parce qu'il connaît mon goût des objets incompréhensibles, ces objets “ fermés ”, qu'Anselmo Francesconi (1) me rapporta de Calabre, visiblement façonnée par un paysan, une cuillère en bois, banale. Mais la partie intérieure de cette cuillère ne fut pas creusée. Elle est pleine de son propre bois. A-t-on omis de l'achever ? Elle est pourtant fort usagée et a certainement beaucoup servi. A quoi ? (2)
(1) Anselmo Francesconi, sculpteur italien, répartit son temps entre Panarea (îles Lipari) et Milan. Il vient d'exposer des bronzes (Galerie Lacloche) où il cherche à supprimer cette sorte de frontière existant entre l'intérieur et l'extérieur des corps. Il “ écoute ” les formes par le dedans.
(2) Possibilité rationnelle : le “ tassage ” du lait caillé dans les moules où il devient fromage.
Reposant cet objet de ménage et de perplexité sur la table d'Anselmo, plus exactement sur des feuilles de papier (papier à dessin ? une vingtaine, entassées), je vois sous la cuillère une phrase tracée au crayon : “ Ballo Angelico ”. J'en demande la signification.
Prenant la feuille, Anselmo la retourne pour en montrer la vraie face : un étrange dessin apparaît. Des femmes nues, au sexe écarquillé, entourent, seins découverts, des joueuses de violon et de harpe ; un couple accouplé semble exécuter une danse “ sur place ”, pris entre la tête d'un diable et un ange très féminin.
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Au sol, des personnages accroupis sont piétinés. Tous les visages sourient. Ce “ bal angélique ” avait été signé S.L.
C'est au cours de l'été 1961 qu'Anselmo rencontre S.L. au Bar “ La Jamaïca ” à Milan... et me le décrit aussitôt ainsi : “ Ceux-là, quelquefois on les jette aux cochons... ”. Dans certaines régions, on hésite peu à supprimer, dès leur naissance, les demeurés, les mal-formés, ces “ cadeaux du diable.... ”
Voici S.L. raconté : il est grand, assez maigre, brun, des yeux noirs, un regard aigu, équivoque et peut-être méchant.
Sa main, avec insistance, enferme son oreille droite, comme s'il souffrait de la tête ou voulait ne pas entendre...
Il se tient toujours légèrement courbé.
Sa voix est rauque, précipitée, pas très claire. Bavard, il se répète beaucoup, semble hanté par les femmes, les jardins publics, le couteau. Phrases retenues :
“ Les jardins publics, c'est le bordel de l'humanité... ” “ Voyez les jardins publics, c'est ça les jardins publics... ” “ Dans les jardins publics, même la lune se masturbe... ” “ Il faut employer le couteau, avec ces femmes... ” “ Les femmes, il faut les b..., puis les tuer... ”
Malgré la violence de ses expressions, il ne semble pas vouloir mettre ses menaces à exécution.
Ses dessins sont étalés sur une table du Bar “ La Jamaïca ”.
Accompagné par son père, c'est celui-ci qui les montre. Un père un peu brusque, mais très “ maternel ”, très tendre avec lui. Le traitant comme on traite un être difficile, un malade vivant dans une demi-brume.
Il montre les dessins pour essayer de vendre, et d'intéresser les gens au cas de son fils, “ hors du coup ”, indifférent, un peu absent, et lancé dans ses monologues agressifs. De petites peintures un peu “ pointillistes ” et de grands tableaux très colorés sont entassés sous la table. Le père, menuisier ou petit artisan, avec un mauvais goût parfait en fit les cadres.
Ils sont tous deux très étonnés, très satisfaits lorsqu'Anselmo en choisit une vingtaine, les paye et s'en va.
Dans tous les dessins que nous avons vus, obsession et invention sexuelle. Des sexes d'hommes pénètrent quelquefois dans une ouverture de la cuisse-femelle comme des couteaux ou des poignards, tracés, eux, sur d'autres dessins et placés dans une poche ouverte sur la hanche ou le ventre.
Des pointillés noirs, pustules ou taches, sont souvent répandus sur les visages et les corps, compliqués de maquillages ou tatouages dont on retrouve les signes comme de secrètes marques.
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S.L., atteint d'une manière secrète, invente des maladies, des blessures, des cicatrices.
Il veut ouvrir ce qui est fermé, traverser d'un bord à l'autre ce qui n'a ni rive ni autre bord, percer les zones de chuchotements, composant cette masse un peu obscure, cette région un peu délirante et par moment précise où il épie, écoute, note, menace et organise ses razzias.
Il nous prend par les yeux, comme on prend par la main, car nous, dans un sens différent des réalités, nous sommes, sans doute aussi, des malades incapables de voir ce qu'il voit, des ignorants à qui il faut enseigner ce nouveau langage sans lequel il n'existerait pas.
Anselmo ne l'a jamais revu. Il a oublié nom et prénom, et les initiales S.L. n'aident pas sa mémoire. Il ne connaît pas son adresse. Il est à peine certain du métier exercé par le père. Il est sûr, dit-il, de le retrouver un jour à Lucca (3) et de rapporter d'autres dessins.
(3) Lucca (Lucques), petite ville au Nord-Ouest de Florence.
Nous, nous attendons, et avons confiance dans une certaine magie de l'événement, qui “ n'y va pas toujours avec le dos de la cuillère... ”, qui mêle, quelquefois, la cuillère et le couteau, mais connaît, mieux que nous, la “ chasse et la cueillette ”, les détournements majeurs obligatoires, les détours de la solitude et de la lumière, traçant les chemins compliqués de l'un de nos plaisirs : mettre un peu de regard sur ces oeuvres d'ombres en perdition.
G. S.
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Max Walter Svanberg : La Coquille de l'Irrationnel.
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MICHELINE ET VINCENT BOUNOURE
LES POUVOIRS PERDUS
L'ART ET LA FETE EN NOUVELLE IRLANDE
(EXTRAITS)
Pour s'inscrire dans une sculpture de bois, les êtres ne sortent pas de la vie équivoque et multiple qu'ils mènent à l'état sauvage. Leurs quatre faces irradient en tous sens et se prolongent en antennes. L'ombre d'où ils sortent est celle de la forêt comme celle de la nuit sans lune sur la mer. Les troncs d'arbre sur les montagnes et dans l'atelier du sculpteur obéissent à des processus parallèles, pour constituer dans l'un et l'autre cas des produits relevant d'un même système d'interprétation. Au processus d'élaboration et à leur devenir ultérieur près, les formes revêtues par la matière au même degré dans les deux cas font office d'éclateur, l'étincelle manifestant tour à tour dans la vie secrète de l'objet l'organisation de la forme selon des structures étrangères les unes aux autres, appartenant à tous les règnes de l'histoire naturelle. Or l'examen du produit n'est pas sans donner soupçon que le processus de l'art, pour nous livrer des formes ambiguës obéit à un parti délibéré. Les formes animales, de loin les plus nombreuses, sont envisagées de ce tournant du chemin que fréquentaient les paysagistes du XVIIe siècle flamand quand ils modelaient les rochers et les arbres selon les accidents d'un visage. Les préoccupations d'ordre ésotérique qui
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portaient des artistes comme Momper et Grimmer à la réalisation de ces peintures diplomatiques sont attestées par les gravures à double entente qui illustraient à la même époque certains ouvrages de caractère mystagogique. On entend assez de quelle part les sculptures diplomatiques de Nouvelle Irlande reçoivent leur véritable lumière. Le réalisme de la vision doit se porter à son suprême degré pour qu'une ambiguïté d'abord lisible dans les objets de nature se fasse jour dans les produits de l'art. Se manifesterait-elle sans que soin en fût pris ? Le visage paranoïaque interprété par Salvador Dali, à défaut des intentions précises explicitées sous le nom d'activité paranoïaque critique serait resté un paysage, ou un portrait. Toutes les précautions étaient nécessaires pour ne ralentir aucun des glissements possibles, pour en libérer l'énergie. C'est ainsi que dans les sculptures de Nouvelle Irlande, une accélération du sens perceptif laisse l'oeil d'un requin s'enchasser dans son ouïe : aussitôt autour de chaque commissure apparaît la tête d'un calao. La multiplication du contenu résulte autour d'un même signe non d'une dépersonnalisation des formes naturelles, mais d'un luxe de l'interprétation comme si elles étaient imitées au stade de la sensation, avant que la perception les aient infléchies ou spécialisées. Ou du moins si leur origine dans la faune ou la flore suffit à les désigner, leurs mutations sont tenues pour si essentielles que le répertoire des formes sculptées présente plus de formes ambiguës que de formes simples.
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Dans le livre qu'il a consacré à la Nouvelle Calédonie Luquet propose une terminologie très remarquable pour l'étude typologique des arts sauvages : il y a synonymie entre deux motifs différents qui représentent un même objet naturel ; il y a homonymie lorsque un même motif est susceptible de représenter deux objets naturels. On constate immédiatement que la synonymie n'offre aucune possibilité à la pensée créatrice, tandis que l'homonymie lui ouvre, à l'intérieur d'une oeuvre plastique déterminée,
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un champ inépuisable. Si le vocabulaire philologique de Luquet est éclairant, c'est en raison du parti que la poésie a toujours tiré des rencontres entre homophones quand bien même elle ne s'en occupait que contrainte par la rime. Mais depuis qu'elle s'est affranchie de conventions qui ne mettaient en jeu que la virtuosité, la poésie a repris possession des pouvoirs que lui impartit la cabale phonétique : ce langage d'hermétistes qui fait la part la plus large à l'homonymie phonétique est probablement le seul équivalent occidental du langage malangan.
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L'utilisation des motifs homonymes est des plus subtiles. La similitude plastique du soleil rayonnant et de l'oeil cilié permet de faire rayonner le soleil sur la joue. Mais l'oeil figuré par le motif du soleil sur une sculpture malangan ajoute à l'homonymie du motif. Le personnage sculpté ne réside dans le soleil que pour regarder les spectateurs à la façon d'un miroir. Sommés d'envisager non point l'oeil comme soleil ni le soleil comme oeil humain, mais les relations qu'entretiennent à travers la mort et le pays des ombres le personnage désigné par son oeil et le soleil rappelé par le motif vavara, les spectateurs eux-mêmes les établissent de toute leur volonté active derrière leur rétine. L'homonymie se complète d'une métonymie. Chaque motif désigne tous les ensembles naturels dont il fait partie, au gré des correspondances poétiques (ou mythologiques) que retrace le légendaire. L'accent marqué sur l'une ou l'autre de ces formes autour d'un même motif permet au sculpteur d'organiser l'espace malangan selon les diverses catégories de la statuaire, soit que dans la dimension verticale se déploie toute la stature humaine, soit que le visage des hommes se déploie horizontalement sur une grande largeur jusqu'à sa réduction indéfinie en ses éléments premiers (face et profil par exemple).
Quand les requins fleurissent, leurs grandes ailes se déploient en éventail devant des porcs très nobles. Tout se passe comme si
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le sculpteur de Nouvelle Irlande était détenteur d'un savoir sombre qui tient la métamorphose pour le critère de la vie. La face du monde est sujette à des altérations ricanantes, qui forment le langage propre aux entités dont le vagabondage sème la forêt d'embûches et la mer d'écueils blancs. Il se pourrait cependant que des procédés de pensée aussi réalistes que ceux qui ont été évoqués aient conduit la cohorte immémoriale de ces artistes à un équivalent animiste de cette proposition de Hans Bellmer selon laquelle dans la sphère du désir “ l'objet identique à lui-même reste sans réalité ”. Or si l'enclos malangan n'est pas assimilable à la sphère du désir avant qu'aient été explicités les modes et les cheminements de sa sublimation, son ornementation n'est entreprise qu'à partir d'éléments de grande plasticité destinés à manifester, grâce au délire des facultés interprétatives, l'architecture du monde tel qu'il est dans la sensation pure. L'exacerbation de la perception conduit à restituer la virginité des choses à l'aube du premier regard. Les serpents tournent autour de divers soleils. L'un d'eux est un jeune initié. Est-ce l'esprit de ce tout jeune homme, hier encore confié aux femmes, ou celui de son grand-père de clan que l'on voit sculpté debout dans la coquille du grand bénitier ? Au bord de l'enclos les crânes sont déposés au milieu des festons de nacre. On a oté le couvercle, ou peut-être les ressacs l'ont-ils arraché.
Ancêtres protecteurs du clan, ou sans doute protecteurs domestiques dont la qualité d'ancêtres s'est obscurcie dans la mémoire des hommes, les esprits masili qui hantent le lieu sacré du même nom y sont en compagnie avec la cohorte des doubles ou gas, qui forment un reflet animique de la communauté vivante. Des morts, il ne subsiste là que l'esprit de ceux qui ont péri de mort violente. Dans les hautes branches, la nuit leur présence est attestée par le bruit des tempêtes, les abattis de fûts et l'essor houleux des grands oiseaux. Ceux qui ont subi l'exception dans leur mort, la portent
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au delà de la mort sous forme de virua comme une sorte de puissance redoutable que les magiciens parfois savent utiliser. Si les esprits masili sont liés à une même espèce animale fixe qui évoque une parenté primordiale, ceux qui ont véritablement traversé la mort au lieu de s'assoupir conservent parmi les attributs de leur sombre royauté le protéisme de leurs doubles animiques, qualité que la crémation même ne garantit pas à qui meurt couché. Une conception réaliste qui refuse de distinguer la substance et l'accident pour n'accorder d'intérêt qu'à une présence qui se fait assez reconnaître, affirme avec insistance l'unité de l'esprit et de la nature, de l'esprit et de ses productions. Peut-être à l'époque mythologique les Grecs ont-ils eu communication d'un tel univers, si dans la fable de Protée, dieu marin, le don de la prescience qui lui est conféré paraît évoquer une simultanéité temporelle de ses diverses formes. Le grand présent où évoluent les doubles animiques et les virua sans doute en Nouvelle Irlande ne règne que sur des versants nocturnes. Mais les hommes quotidiennement les franchissent et y pratiquent leurs avenues. C'est dire que les animaux et les fleurs qu'ils en ramènent pour les sculpter ne dépouillent pas un instant les redoutables privilèges qu'ils tiennent de l'enclos où vagabonde le rêveur.
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Celui où sont rassemblées les sculptures pour la célébration des morts, et où ont lieu les cérémonies d'initiation des jeunes gens, est un piège où sont attirées des espèces jamais domptées. Le calao fait cimier sur la tête du sage, un oiseau qui pourrait bien être celui du tonnerre referme ses ailes de cygne sur la face d'un esprit dont les yeux diagonaux roulent tout glauques vers la naissance des ailes que nous nommons les ailes du nez. La hampe d'un long col s'élève en guise de nasal jusqu'au bec de l'ancien. Rien apparemment d'aussi fortuit, et pourtant rien sans doute de plus nécessaire que le choix des animaux sculptés. Un art dont
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la sauvagerie se manifeste dans un expressionnisme constamment féroce risque ainsi d'apparaître quelque peu conventionnel. La liberté des formes dans le lacis de lianes agitées par les trombes et tendues à l'extrême serait-elle un leurre ? Il est de fait qu'une emblématique stricte préside à l'apparition en collage des éléments naturels dans la sculpture. Le degré de liberté de celle-ci est limité par la présence obligatoire de l'animal totémique du défunt, et par celle des esprits principaux de la lignée maternelle. En outre un thème sculptural est imposé à l'artiste, après avoir été acquis à grands frais, avec l'ensemble du rituel qui doit l'accompagner. Les règles étroites auxquelles est astreint le sculpteur ne semblent dès lors laisser que peu de marge à l'invention plastique. Or on constate au contraire une inépuisable prodigalité des formes qui révèle le rôle véritable des types : autant de damiers pour faire jouer les esprits, mais dont ils ont eux-mêmes distribué les cases. Les sculpteurs n'en sont que les interprètes émérites. La stylisation qu'ils imposent aux objets de nature consiste à les plier à ces jeux, mais les objets s'y soumettent d'eux-mêmes puisqu'ils ne sont importés du monde naturel que dans la mesure où celui-ci est le monde des esprits. C'est leur mouvement véritable qui les insère dans la sculpture, et leur assigne les valeurs multiples sous lesquelles ils nous apparaissent. Dans le thème, les partenaires sont toujours nouveaux. Leurs positions respectives, qui forment l'expression spatiale de la situation d'un esprit dans le monde, évoquent une fin de partie, dont les derniers coups reconstituent un échiquier nu où se poursuivent d'autres débats.
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L'invention d'un tel espace, sa spécification, les lois fixes qui en règlent l'économie sont rapportés à un univers mythique qui exprime une structure d'ensemble susceptible de spécifications diverses. Le cadre traditionnel des fêtes autorise bien plus que des licences, il donne lieu à la multiplicité des rituels dont à peine on peut dire si l'un
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Case Malangan photographiée en Nouvelle Irlande Septentrionale.
Trois Ulis photographiés en Nouvelle Irlande Centrale.
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Peinture sur bambou - Nouvelle Irlande Septentrionale.
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Statuette de craie (Kulap). Nouvelle Irlande Centrale.
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est plus que l'autre honorable. La légende selon laquelle Moroa inventa les Malangans, ne précise pas lesquels. C'est qu'il en inventa l'ordonnance générale. Dans un autre récit légendaire, le même héros, sous le nom de Marruni, après avoir donné naissance aux douze subdivisions claniques engendrées chacune par un segment de sa verge, institua les fêtes malangan sans autrement en préciser le contenu. Libre cours était donné à l'invention en un champ clos d'où partait le mystérieux chemin dont parle Novalis. Car cet intérieur vers quoi l'on s'achemine, est l'intérieur d'un monde conçu comme esprit. Au soleil des lames le feu de l'éblouissement court jusqu'aux cavernes sacrées, abri des initiatrices et de leur oiseau fidèle. A telle femme historique ou non, la qualité d'initiatrice qui lui a été conférée témoigne de la qualité de la réponse qu'apportait sa présence légendaire. Le jour qu'elle jetait dans les grottes de la falaise montrait les architectures d'un corail aux arêtes plus blanches que l'écume des rêves. Avec elle, familière des lieux sans nom, elle-même innommable comme les mères et les dieux, on savait où déposer sa terreur. Qu'ailleurs un héros ait ouvert les mêmes pistes, de toute manière un certain style spirituel était défini avec son équivalent plastique, et avec ce style les voies nocturnes de sa particularisation.
Le tumulte des arboricoles, la prodigalité du ciel, les épaules mouvantes de la mer au cri du pygargue dans l'enclos malangan d'une certaine manière s'ordonnent aux coups de l'herminette comme le bois obéit aux injonctions des esprits. Une contraction des êtres engendre des chimères. Les mixtes recueillent le double héritage de leurs parents, avec l'accroissement que procure la conjugaison. Et chez les hommes, parents du mort ou de même clan, ceux que l'on connaît pour leurs trafics avec les esprits n'ont-ils pas longtemps débattu du nombre des sculptures, de leur forme et du rituel approprié ? Des hérauts ont été délégués pour traiter de l'achat des droits, du choix
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du sculpteur et du séjour du vendeur auprès de cet artiste. Pour chacun des morts qui donnent lieu à célébration commune on a supputé en assemblée la puissance spirituelle, laquelle rendrait vaines des cérémonies par trop sommaires. Les navigateurs interrogent longuement les cartes où leurs ancêtres ont reporté les signes de leur savoir. Le départ dont les mythes rendent compte est un point fixe d'où les relais pourront repartir à chaque génération, une sorte de port d'attache intellectuel où les nomades reviennent trouver l'aiguade et les paquets de vivres. L'invitation à l'aventure prend ici un sens explicitement onirique, le rêve seul, sur l'échine pâle qui fait crête entre les morts et les vivants, livrant la formule d'une récupération énergétique convenable. Parmi les miracles de la faune et de la flore, l'on s'est collectivement pourvu d'une parenté. Entre les hommes, on a choisi les orang, les maîtres d'un parler efficace, experts sur le lieu sacré et dans l'interprétation de signes infimes. Les phalangers dans l'écheveau sombre où les fleurs se dilatent à chercher vie se sont choisis des interprètes familiers. Un langage est né, traduit par ceux qui se sont acquis réputation de rêveurs. C'est ainsi que si l'on n'a en définitive aucune raison de tenir le mythe qui rend compte de l'invention des malangans pour antérieur à leur rencontre plus précise lors des voyages nocturnes, le mythe pourrait prendre figure de critère grâce auquel se mesurerait le caractère révélatoire du rêve lors du récit qui en est fait en assemblée par l'un des orang. Quoique rien ne permette de démontrer un tel schéma, pourtant très vraisemblable, il faut convenir que sa logique interne lui rendait difficile de parvenir jusqu'à nous. Le mythe aurait alors formé l'exemplaire d'un ordre de réalités dont le noyau restait incommunicable. Il en définissait la dynamique propre, pliée aux allers et retours de l'énergie à travers les hommes et la nature, il formulait une loi évolutive, à laquelle il était bon de donner un tour de
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roue quand l'occasion s'en présentait. L'aspect dégradé des mythes qui nous parviennent n'est pas sans s'expliquer par le caractère inquisiteur d'investigations conduites sans souci que de science et de petits faits. Si le mythe se survivait autrement que comme légende, il n'est pas douteux qu'il exprimait cette rotation centrale à partir de laquelle il était aisé de rêver en toute liberté. Or on n'ouvre pas son coeur aux chiens. Aussi les mythes extraits de leur contexte, privés de l'indispensable grille de palmes et d'ailes éployées d'où résultait leur interprétation vernaculaire, nous arrivent-ils à l'état de fragments livrés au peu d'habileté des traducteurs. Au complexe mythique pourtant appartenait aussi cette manière de consulter les esprits du rêve pour spécifier les cérémonies. Prévenance assez naturelle, quand ils étaient impliqués dans les sculptures, dans les danses, dans les chants et la course des doigts sur les tambours, dans les festins, quand ils étaient présents et agissants dans les scènes apparemment le plus livrées au hasard ou à la licence.
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Et cette confrontation est enseignante. L'élection par laquelle quelques oiseaux, deux ou trois poissons, au total une trentaine d'espèces animales ont été chargées de véhiculer beaucoup plus que leur apparence sensible répond aux critères premiers en vertu desquels s'élaborent les aspects visibles de la Nouvelle Irlande. C'est dans l'exercice d'une même respiration originelle que la vie se donne son armature sociétaire, ses règles éthiques, ses coutumes et son art. Au creuset que les alizés approvisionnent de nouvelles feuilles quand sont consumées les premières, les opérations de l'art font suite à la prodigalité de nature comme la systole à la diastole dans une série harmonique qui fait écho à la parole de Baudelaire : De la vaporisation et de la centralisation du Moi, tout est là. Ce qui siffle dans les branches, ardemment se fond dans une nuit qui est un chaos. Les phalangers ont des jeux étrangers, aux règles inhumaines.
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Les esprits du songe se rient de vous, et narguent la naissance du jour. Leur cohorte vous enlève en vol, non pour la grande chevauchée nocturne, mais pour vous briser dans la chute au travers des futaies. La force primitive de l'être a passé dans des statues de bois. Et l'on entend bien que ce n'était pas pour la seule beauté des formes. Celles là retenues entre mille autres qui animent la grève, le goût du décor les eût vite asservies. Le grand art des malangans se fût réduit à un style, justiciable d'analyses formelles, mais récusable comme malhabile. C'est que l'on n'a pas très souvent souci de la grande habileté, laquelle est à portée du premier sculpteur venu. Mais les secrets du métier sont autres ; l'élaboration d'une sculpture exige non seulement l'utilisation la plus subtile de la fluidité que revêtent en rêve certaines formes naturelles, mais leur mise en oeuvre aux fins de sublimation qui caractérisent la civilisation tout entière. Ce n'est pas en deçà de cette scène illuminée de tous les phares que l'homme ait jamais braqués sur son désir que les mythes entrouvrent leurs valves de nacre. Leur valeur exemplaire jalonne un itinéraire intérieur au long duquel se renouvellent sans conciliation définitive les débats de l'homme et de ses démons le moins réductibles. Les malangans sont là comme les traces obscures d'étincelles qui ont guidé l'homme vers l'une des cimes qu'il puisse atteindre. Dans les serres de l'aigle, il revient du pays noir et rouge.
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L'indifférenciation de la nature en soi était toute merveilleuse. Il fallait que l'homme entreprit de s'y regarder pour en faire un chaos. Les algues tournent autour du noyé qui rêve de lianes ; la nuit abat les cocotiers. Les cascades ont cessé de scier leur banc de chaux. Les chapeaux de pandanus errent à l'horizon, comme un vol de frégates. Il n'y a plus que l'homme à songer sur l'extrême pointe d'une terre toute en incitations et en invites. Mais l'érotisation du monde est redoutable quand les troupes de porcs sauvages mènent tel train à la
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limite des hameaux. L'art pourrait être une transfiguration qualitative d'un monde mortel. Et le mythe ne peut naître que de cette subversion totale par laquelle la poésie est introduite dans le monde. Subversion, parce que l'effusion se conforme à une volonté opérative, qui déborde amplement les enjeux d'une contemplation unitive. Il va de soi que les miroitements de la nacre et des élytres n'étaient pas de trop. Il en fallait tout l'émail pour que l'on en rêve et que les fleurs fassent des calices de soie. Mais à la liberté d'invention, il n'est pas de légalité qui s'oppose définitivement dans un rythme où la concentration ne fait écho à l'effusion que pour favoriser notre marche entre les merveilles des forêts. Les actes traditionnels de l'existence, les gestes de grande portée dont on sait que l'usage exige les précautions d'une technique, c'est aux licences extrêmes du rêve qu'il est expressément demandé d'en renouveler l'efficacité, comme si la vie diurne était trop habituelle, comme si elle opposait à l'action dont il s'agit quelque irrémédiable opacité. Or si l'on a idée de la fluidité syntaxique qui permet aux objets nocturnes de se transvaluer sans cesse en quantité et en espèce, on peut voir combien leur intervention se justifie électivement dans la pièce qui nous est jouée. Le langage lui-même se répète en canon à l'oreille du beau parleur. Qui en douterait ? Il veut dire bien plus qu'il ne dit. Avec les mots d'ici, il parle la langue des oiseaux.
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M. et V.B.
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TITRES
PIERRE ALECHINSKY
Faire des tableaux, lancer des bouteilles à la mer. Quand j'étais petit, je ramassais les bouteilles rejetées, dans l'espoir de découvrir le message d'un naufragé. Comme il n'y en avait jamais, j'en écrivais moi-même pour mettre de l'ordre dans tout cela. Plus tard, je pris l'habitude de me promener au bord d'une autre mer : le marché aux puces. C'était pendant la guerre, je ne faisais pas encore de tableaux ; j'allais là pour chercher des vêtements à mon goût, admirer des restes de beauté, vestes usées de travailleurs, chaussures militaires,
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imperméables marins. Maintenant, l'habitude aidant, je connais le marché aux puces. Il faut le bien connaître : c'est l'avenir. Je m'y prépare. Je m'y promène régulièrement. Depuis que je fais des tableaux, j'en vois beaucoup, il y en a partout, aussi nombreux que les vestes de travailleur. Ils sont signés de noms pareils aux nôtres. Peu sont indemnes. Mités, écaillés, moisis, ils rejoignent lentement l'ordure originelle ; vides comme les bouteilles de plage, trop intimes comme les cartes postales qui font épaisseur sur quoi marcher et qui tentent une dernière fois de plonger d'une masse dans la mémoire : un fond d'images se meurt. Encore une pluie et cette dame à l'aquarelle deviendra une grosse tache rose et saleté, encore un été et ce tableau (rose, tache et
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saleté) deviendra poudre de rien. Un premier stade d'altération et c'est le titre qui disparaît. Les tableaux perdent rapidement le leur. Cela se passe souvent en innocence, dans un salon, lorsque le maître de maison déclare pour rassurer : “ La peinture doit se suffire à elle-même ”.
Les tableaux, il est vrai, n'imposent pas leurs titres. Il faut les retourner face au mur (donc ne plus les voir) pour lire ce qu'au verso le peintre a inscrit (1). Et l'amateur d'images, le consommateur immédiat, lit peu aujourd'hui, c'est bien connu. Il a la mémoire visuelle de ce qu'il possède, il fera de grands efforts pour décrire son tableau avec des mots divers mais ne l'appellera jamais par son nom. Ça ne l'intéresse pas, il ne le
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reconnaît pas, c'est son tableau, c'est lui. De même, les chiens en se perdant perdent leur nom, ils deviennent tous des Médor, de beaux et de vilains Médor. Ainsi disparaissent les tableaux sous le mot composition avant de gagner la décomposition. Mais tous ces noms, ces titres de tableaux perdus, que deviennent-ils ?
(1) Au Danemark, le châssis du tableau se nomme le cadre aveugle.
J'ai fait, pour ma part, beaucoup de tableaux et dessins depuis les années que je peins et dessine. Je les sais perdus comme le reste, comme vous et moi. Dans un tiroir se recroquevillent un tas de leurs photographies ; vieilles ombres sans couleurs, je les ai rangées à côté de ces cartes postales très intimes et très stupides que je ramène de chacune de mes visites au marché aux puces. Prennent leur distance l'idée que nous
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nous sommes faite du tableau et l'image qu'évoque, désormais seul, le titre.
Avant la disparition logique et définitive, acceptée donc acceptable, les voici étendus les uns en dessous des autres, fiches volantes d'une morgue imaginaire, ici sans référence ni fil qui conduit, pour les revoir, ces vieux titres, en un lot une nouvelle fois inutile, avec patience, simplement pour les goûter puis les relancer sans bouteille, pour briser l'ennui. En pure perte.
Extrait d'un livre “ Titres et Pains perdus ”, illustré par Reinhoud. A paraître aux éditions Fratelli Pozzo, à Turin.
Les bras en l'air Personne Le vieillard attentif Sans miroir Les choses en sont là Tu parles L'un puis l'autre Par où Trois visages Minable La parabole des aveugles Dans la coquille Le lieu du délit Individu troublé Visage hésitant De l'un à l'autre Petits monstres Puces de métro Les attributs du sujet On ne se voit pas Mur d'oiseaux Le protégé Profils interdits Devant l'un, l'autre Le monde perdu Disparaître Fait divers Noyé La pluie bleue Délit Les causes Les suites Les conséquences Les associés Prenez la porte “ On tue bien les chevaux ” Près de la bête Vent personnifié Lourdeur paysanne Vieux thème Les voilà à nouveau Tête à tête Enfant Debout Nage Dr Livingstone, I presume N'anticipons pas Manière de lointain Avant-veille Champ libre La proie Qui-vive Muette Ailleurs Le noir bien porté Je ne dirai pas tout Chapeau Soutien de famille De mémoire trouble Le dos au fleuve Toute la matinée Encore vert Un jour, la nuit Pas d'explication Une spirale Qui, ils ? Quelques yeux Les ethnographes Les vulnérables Etranger de métier Dans la cage Hors la cage La vie ensemble Charme rompu Exemple Vue Figure Double Positif Vous dites ? Négatif Veilleur De deux choses l'une Nobody knows Ce bruit qu'on entend Un peu dénaturé Réprimande Nageur survolé Triste comme Petite tête L'immédiat solitaire La vie en société Le mauvais oeil Le rose habité Zéro de conduite Groupe d'isolés Le Nord Le passe-montagne Cheval-vapeur La marche Trois isolés La femme assise En abîme Orientaliste désorienté Pilori La leçon de choses Tireurs de langue La voie des aveux Les ovipares Religieuse portugaise Quelques-unes Les rampants Salut le Nord, salut le Sud Hors jeu Malheureuse Music when you work Parole donnée Protecteur Le tombeau d'Ensor Beaux parleurs Perdu La parole aux enfants Envol Sans protection Mes pays La mort du soleil Crise de croissance Vieux solitaire Regard oblique Le vert naissant Un vilain coup de bec Médaille du mérite Les inquisiteurs La responsabilité Dernier acte Le mauvais goût Seul Tristesse limpide C'est comme ça Le pli est pris Terre brûlée Incompétence manifeste La proie pour l'ombre Couleurs mortes Larmes refoulées Conciliabule Le jaune envisagé Le don de la réplique Un bon moment Parfois c'est l'inverse Le secret Haute surveillance Les sociologues Pas de réponse Ailleurs, donc ici Revenu de loin Les enfants sages Les points d'appui L'air peuplé A whale of a good time Nous disions donc Mutation Une situation sans illusions Comme avant Encore une petite chanson La parole est à la défense Changement de régime Instinct de conservation Sous l'arbre Le vert et ses sentiments Et des restes de beauté Le langage des liens Question d'habitude Association d'idées Un peu de fraîcheur Qui tournent au plaisir Petit coeur Petit vieux Le cadet de mes soucis Restons-en là Hors du troupeau Les attributs du sujet Rebrousser chemin Et ta soeur ? Avec plaisir Deuxième personne du singulier Vieille connaissance Situation normale Que vois-je ? L'un Mère sans enfants L'autre Les pleins et les déliés Ultime coquetterie Sous le manteau Les couleurs du spectre Loin de tout Harnais Consolateur Voilà pour ta gueule Jour de sortie Dernières recommandations Les trous de mémoire Agitation proportionnée La gorge sèche Cherchez l'erreur Tiède Bonnet lapon Sans habitation Les polyglottes Réponse poussiéreuse Trois petits tours L'arrière-pensée Antique cafouillis Une grande figure disparaît Délicat délinquant Mangeur de grenouilles Le fond de l'air est frais Dragon terrassant le petit Michel La courte échelle La mort dans l'âme Ailleurs La part d'invention Défigure Beaux masques Sombre histoire Introduction Idem Une Une pesante journée Dernièrement Couple à la parade Grave erreur Couple à bout de course Pareil Je disais, etc. Une solution Toute idée écartée Image en veilleuse Cher fossile C'est possible Dans certaines circonstances A perte de vue Déjà vu Déformation professionnelle A prévoir Le bleu d'Auvergne Changeons de sujet Au pays du papier Aucune maison Avance Rentrée en scène Son pied mignon Alice grandit Perdu dans l'orchestre Madame la Mort Stupide printemps A proprement parler D'une courte tête Comme à vingt ans Le proche éloigné On dit ça Les plis de la mémoire Couple d'habitués Le désarroi du confident Noeud d'un problème et son dénouement La tête lourde Un peu de fraîcheur Insécurité Morsures Vieilles lettres Vieilles cartes Le point mort En blanc : inexploré Prix de consolation Villa “ Mon Repos ” La culture murale Par simple correction Par courtoisie Toute l'ombre écartée Par inadvertance Manière de dire Tout bien considéré N'avouez jamais Détruite Le fard Mademoiselle de Fontanges L'odeur des journaux Comme une fleur De plein fouet Entre les lignes Que dites-vous ? Oubli Volontiers Les larmes On vous demande Palabre célibataire Tiens, un mythe
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LES RIVAGES DE LA PORNOGRAPHIE
ALAIN JOUBERT
Les romans ont ceci de particulier que ce qui détermine leur existence offre, le plus souvent, les meilleures raisons possibles qu'ils auraient de n'en point avoir. Que nous importent, en effet, les aigreurs psychologiques ou les raccourcis sentimentaux de personnages arbitrairement fixés dans un temps sans épaisseur par des polygraphes en quête de gloriole littéraire ou assoiffés de tirages himalayens. Les “ prix ” sont d'ailleurs là pour sanctionner leurs dérisoires appétits et mieux laisser à portée de notre découverte les livres qui signifient, ceux qui font basculer les valeurs traditionnelles pour leur substituer toutes celles de l'esprit qui cherche, toutes les inquiétudes de l'être à proximité des abîmes de la connaissance sensible.
Ainsi, l'apparition de “ La Pornographie ” (1) au ciel des redoutables dépisteurs du chemin de nos espoirs secrets, marque, comme au fer rouge, cette dernière décade en ce que W. Gombrowicz, qui a conçu ses sortilèges vénéneux, semble l'un des plus fascinants parmi les lanceurs de bombes dont nous attendons tout.
(1) Les Lettres Nouvelles.
L'idée dominante de ce livre est que l'homme, contrairement à ce qu'un certain “ humanisme ” nous a jusqu'ici mené à penser, ne vise pas à l'accomplissement, à l'absolu, à la plénitude, mais bien plutôt au non-achevé, à l'imperfection, à l'infériorité de la jeunesse. Dans une préface presque aussi importante que le texte lui-même, Gombrowicz nous remet solennellement les clefs de toute son oeuvre en rappelant “ Ferdydurke ” (1), un autre trait, combien délectable, de son activité ; il souligne de la sorte sa véritable raison d'exprimer un sentiment si peu clair jusqu'alors et nous permet de vérifier par quels détours de l'esprit il compte atteindre l'extrême précision des gestes et des paroles qui le mènera aux limites mêmes de la conscience. Touché ce but, il ne cessera de réinterpréter le comportement des êtres qui l'entourent, et son attitude propre, afin d'en souligner les contradictions internes, les pudeurs excessives, les manques insolents qui sont, à ses yeux, la preuve flagrante d'une perpétuelle tension vers l'immaturité. Pourquoi donc notre façon d'agir est-elle parfois aussi éloignée de ce que nous souhaiterions qu'elle fût si ce n'est, justement, en raison du combat qui nous est imposé par d'autres forces, dont
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la fraîcheur et l'agressive spontanéité ne laissent jamais de nous surprendre par leur fulgurance ? Toute réponse risquerait de se perdre dans le désolant marécage des réserves si “ La Pornographie ” n'était présente pour débusquer, sans coup férir, ce qui domine notre sensibilité : à “ l'homme veut être Dieu ”, Gombrowicz substitue définitivement “ l'homme veut être jeune ”, et le prouve.
(1) Les Lettres Nouvelles.
L'anecdote qui sert de support à sa démonstration tient en peu de mots : “ Le roman de deux messieurs sur le retour et d'un couple d'adolescents ; un roman sensuellement métaphysique. Quelle honte ! ”, souligne l'auteur dans sa préface. C'est en effet Gombrowicz lui-même, et un personnage étonnant nommé Frédéric, qui vont entreprendre la réalisation d'une union dont ils ont séparément pressenti l'existence latente et que les intéressés semblent vouloir ignorer, par jeu peut-être. Le regard aigu que les deux hommes portent sur chaque geste, voire sur chaque ébauche de geste, et le sens qu'ils leur donnent en fonction des sollicitations profondes qui les animent, va leur permettre de créer l'être fictif, jailli de la part la plus secrète de leurs désirs projetés hors d'eux-mêmes, dont la présence, constamment ranimée pour peu qu'elle menace de s'éteindre, finira par s'imposer au couple qui se dédaignait. “ Quel admirable système de miroirs, s'écrie Gombrowicz ; Frédéric se réfléchissait en moi, moi en lui, et ainsi, tissant chacun des rêves pour le compte de l'autre, nous en arrivions à formuler des intentions qu'aucun de nous n'aurait osé reconnaître pour siennes ”.
L'apparente gratuité des propos tenus par les acteurs de cette quête multiple est à tout moment contestée par deux intelligences étonnamment subtiles qui trouvent, en elle, l'éventail complet des ressources indispensables pour provoquer le rapprochement qui les libérera du poids de leur maturité et entraînera sa prise en charge par les adolescents au charme déroutant.
Lorsque Frédéric disloque une messe, à laquelle assistent les principaux personnages du livre, c'est par le simple mécanisme gestuel, sans contenu aucun, qu'il arrive à ses fins. Il force tant ce qui constitue l'attitude du croyant que l'église finit par résonner ainsi qu'une outre creuse et le cérémonial se dérouler à vide, comme un mouvement d'horlogerie qui s'épuise faute d'avoir été retendu quand il le fallait. Les ténèbres estompent alors la messe routinière, tandis que la réalité présente de Henia et Karol, “ idole terrestre, sensuelle, faite de deux êtres mineurs mais qui forment un cercle fermé ”, envahit le narrateur qui touche au degré extrême du sensible. Ainsi naissent les mythes intimes que nous tentons, lucidement ou non, de faire endosser par ceux qui nous entourent ; le déclic est ténu, mais l'enjeu est si grave qu'à chaque fois il nous faut convaincre, sous peine de rester prisonnier de nos propres chimères.
Gombrowicz et Frédéric feront donc surgir sous les pas du
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jeune couple un érotisme délié, provoquant dans ses rapports des réactions à double sens dont ils mettront, par petites touches, l'évidence en valeur, et réalisant enfin leur union par un triple meurtre rituel qui les délivrera de leurs fantasmes, la jeunesse prenant sur elle, avec toute sa légèreté, l'énorme fardeau de la mort. Irradiés par cette lumière, sentant flotter autour d'eux, l'espace d'un instant, le parfum enivrant de l'immaturité, les deux esprits avides, dont l'intelligence sur-sensible leur aura, paradoxalement, permis d'atteindre les rivages de la spontanéité, souriront alors en même temps que les adolescents, la fraîcheur de leurs gestes ayant enfin retrouvé son éclat. L'apologue est frappant, qui soutire aux motivations de la vie courante la substance immédiate dont la distillation donnera, sous une forme arrogante, l'alcool fort des ivresses sensuelles. Grâce à l'intense communion du meurtre, deux corps d'hommes, menés par une flamme dévorante, entrent enfin en contact avec deux autres corps que l'animale souplesse attirait comme un aimant.
Si je me suis passionné pour ce livre, le hasard n'est pas seul responsable. On retrouve, en effet, dans “ La Pornographie ” cette soif incessante des apports rayonnants, oeuvre de la jeunesse, qui a toujours dominé l'activité des surréalistes. Libérer le regard par la recherche constante de la beauté dans ce qu'elle a de provoquant, de naturellement révolté, de terriblement gênant aussi, puis mettre en flèche le pouvoir destructeur qui anime les êtres aux portes de la vie rationnelle - ne pas entrer, sous peine de mort ! - le Surréalisme l'a voulu, le veut encore avec un appétit sans limite. De même, la tentative de décrassage des mots faite par Gombrowicz recoupe un autre point de nos recherches. Le vocabulaire dont nous usons est faible, mais chacun des éléments qui le composent possède une multitude de significations que seul un mystérieux décalage nous fera découvrir ; lorsque l'auteur met entre parenthèses les termes “ garçon ” ou “ fille ”, et déclare qu'il lui faudra un jour donner ses raisons, sans jamais les livrer, il charge ces mots de tout un poids inattendu, qui nous sollicite et nous dérange pour mieux nous entraîner vers ces zones inquiètes où notre pensée risque de vaciller.
Enfin, l'apparente sécheresse des descriptions due à la phrase courte, interrogative parfois, l'agilité mentale qui fait passer d'une sensation à son contraire les personnages mis en place, la signification générale donnée au moindre mouvement des corps, tout cela situe l'oeuvre de Gombrowicz au niveau déroutant des quelques grands livres qui s'impriment dans notre sensibilité ; dites-vous bien qu'il s'agit là d'une façon très “ actuelle ” d'exprimer la pérennité de nos vertiges et que la littérature, au sens noble du terme, y trouve largement son compte : rien de moins sophistiqué, en effet, que le désir profond de livrer la conscience à sa propre interrogation, surtout si l'on y parvient en virtuose.
A. J.
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HERVÉ DE LA BARRE
Poème à Louise Lagrange
dont la photographie rencontrée par hasard est pour moi un merveilleux privilège Mes folles vignes battues sur le revers des trottoirs Léchées sur les chaussées sanglantes par les roues des voitures Mes cils d'ailes en tempête sur le désarroi d'un visage Dans une nuit en ouragan où l'orange a souri marquise Mes marches solitaires au long des rues désertes Vos regards m'attendent dans les débris de torches d'une boutique hantée Sur des escabeaux déteints parsemés des soleils détachés de vos robes Mes nues d'arrière-boutique Vous brassez l'air de vos bras Quand se noient les hommes en cagoule Vos lèvres tachées Vos lèvres peintes Soigneusement tracées au crayon Vos regards tristes Mouillées d'araignées mauves sous des parasols blancs Surgissent dans l'une de ces rues Où je suis la LIGNE DE COEUR La grande Pâle sous ses cheveux châtains L'aventurière de 1925 Soudain déshabillée sur la photographie Ses yeux espèrent je ne sais quoi Le réveil du matin Un déshabillage d'ongles dans un coquetier en bois où pépient les oiseaux L'émotion du désir Fait refluer le sang du visage Les narines pincées sous l'étau des yeux des hommes Vous essayez de découvrir Sous le déferlement noir des oiseaux de proie Sous les ailes séchées des corbeaux et des papillons carnassiers Le tableau peint de toute éternité dans le midi du noir Quand le glaive y descend pour entr'ouvrir les fruits Où dorment emprisonnées des femmes Je vous reconnais à votre tristesse Depuis le temps que je vous porte
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Visages flous battus Images Images de vous-même Héroïne d'un cinéma muet Vos lèvres ne peuvent s'ouvrir Ne peuvent murmurer le sang des oiseaux tués Ne peuvent s'ébattre avec les otaries Dans l'eau brûlante et savonneuse où flambent les coraux Où mille voix découpent des rasoirs Où mille lèvres déchirent les armures en sel gemme De ce lointain Paris de 1925 L'éclair retenu a jailli Illuminant les mannequins déshabillés qui l'attendaient pour vivre La transpiration ravie des lames de parquet a soulevé les cachalots L'éblouissement des coquilles d'oeufs s'est répandu sur des tableaux en sucre candi Les ailes des mouettes se sont jetées contre les rochers creux Où jonglaient les têtes des poupées aveugles Sur les dés à coudre éblouissante neige Ont déferlé les cloches noires qui broient les tympans La rue s'amincissait entre les porte-plumes d'os Aux pointes convergeant vers son visage Je froissais les doigts d'une morte Et sous mes mains ils revivaient De l'arrière-boutique d'un fou ELLE venait alors De ton suaire S'envolent des rêves en ballons d'enfants Et sur Paris Eclate le feu d'artifice des chairs décapsulées de tes bouches Les collisions d'automobiles Les cris des moribonds et des amants Des femmes en rut livrées aux gardiens des cimetières Le rire des machines à coudre déchirées de couteaux Dans un Paris soudainement muet Où s'attardent les ombres Je me retrouve près de la Seine A la devanture de cette boutique Etablie là pour les survivants du Graal Construite pour les vampires Spécialement élevée pour l'amour que je cherche
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Je vous découvre A travers la poussière et les papiers jaunis Brûlante Sous le feu noir des larmes Vous souriez pourtant Sur les dômes des cathédrales où glissent des skieurs en maillot de bain Sur une Tour Eiffel en ivoire étreinte par un fou au-dessus du vide Quand un piano à queue joue au milieu du fleuve Je traverse l'eau à la nage Je vous mange contre des coquilles d'huîtres Je vous bois sur les vitrines de la Samaritaine Je vous porte en cachemire Dans les soleils en soie des grands magasins Entrent par la fenêtre Brisent les opalines sur les fresques murales Dessinent du Miro sur le cachou des draps Où pleuvent les soleils des oiseaux lumineux Dans la misérable boutique du vieux triste Du vieillard aveugle De l'homosexuel en jaquette blonde Vous sévissiez depuis toujours Visages du cinéma muet Mon héroïne de 1925 Vous soufflez contre mon torse les volutes de vos songes Vous établissez l'empire du mystère Le règne de l'aventure et de l'inconnu Je n'espère pas vous perdre Je veux vous retrouvez sans cesse Dans un Paris d'Extrême-Orient Vous habitez mes nuits Vous célébrez mes rêves sur l'autel de vos soies Vous me brûlez en plein jour Vous m'empêchez de mourir Vos lèvres et vos yeux peints Figés Comme un peu tristes Sont trop lourds d'espoir Trop riches d'avenir Pour interrompre les mystères
H. D. 12/62.
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Toyen : Le secret des lieux - 1961. (Collection Raymond Borde.)
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Veyron, La Croix - Le dur désir
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JACQUES LACOMBLEZ
UN CAHIER D'EUGÉNIE
A André Breton
Fille d'un volcan méthodique, Eugénie se reconnut en ce verre d'eau posé devant elle, comme un cri. Ses ailes s'y éployèrent avec de secrètes précautions. Le ménagement des bulles.
Une certaine neige se mit à sourdre du bas.
La luge d'Eugénie est encore un peu d'espace.
On a désoiselé le fond de la mer, Eugénie se promène au miroir.
Elle s'y voit très loin de la chambre, se dénudant les seins au passage des soldats. La ville brûle et lui sèche la bouche.
Demain, on lui coupera les cheveux, la tête sous des bras tranchés. Des milliers de bras tranchés pour le repas des officiers.
Quand Eugénie sommeille, Eugénie écarte les jambes.
Le rêve lui vient plus vite.
Cette nuit-là, ce fut un long tracteur soyeux, hérissé d'étincelles, toutes dents dehors, qui pliait les draps avec une minutieuse précision.
Eugénie mouillée d'essence à la table de famille.
Cette femme à la laideur si belle à mesure d'être inattendue qui, les yeux frottés de sel marin, descend d'une berline égarée sur une piste de course, n'est-ce pas l'image d'Eugénie multipliée pour elle seule par la science exacte d'être peu dans ce siècle et la frange aussi de cette brume d'immobilité tournoyante qu'on ose à peine NOMMER l'amour, pour la somnolence de très érectiles cendres volcaniques ?
Tant nous est aisé d'habiter cette brume que l'indifférence nous vient de juger si les minuscules éclatements de pollen en suspension dans sa roue sont l'orée d'une femme offerte ou la première douane de notre désir. Car il s'agit d'habiter ce lieu impalpable ici (et notre cheminement spirituel y comprend une hantise certaine), sans résistance aux suscitations étonnamment vierges, comme le poète qui tenait demeure sur les fûts de l'entrepôt des sucres indigènes à l'écume de la grande cité et, surpris par une flânerie d'Eugénie, dissimulait gauchement sous ses gants beurre frais les cartes postales des contrées inconnues, comme cet adolescent encore, compagnon nocturne des femmes mortes enfants, qui logeait aux fosses fraîches pour offrir sa tiédeur fervente à leur jeune cadavre et que la chambre familiale ne pouvait plus contenir, à l'étreinte des rideaux.
Demeures sans murs au-dessus de l'haleine de la mer,
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demeures vitrifiées par le bris de la raison au versant d'une chevelure ou d'autres brocéliandes, demeures désolées où l'absence fixe ses icebergs rapides ainsi qu'en ces itinéraires impérieux d'Yves Tanguy où Eugénie se donnait les jours blêmes de fertiles dévastations, nous vous reconnaissons éternité de l'homme.
Lorsqu'Eugénie fut chassée de sa “ place ” - la manière tendre et enveloppante qu'elle avait de considérer les machines inutiles devait la conduire à cette exclusion - elle ne put s'accommoder d'une nouvelle recherche de travail. Il est bien question, en effet, d'une recherche là où le voile ne peut se fendre ou s'entr'ouvrir même au détour d'une rue par les noces soudaines d'un paon de nuit effaré avec les yeux d'une femme trop pressentie. Ce travail, invoqué par certains pour la reconduction d'une vie qui plonge son baromètre au fond de l'estomac, lui apparaissait, maintenant qu'elle laissait derrière elle la grille de l'usine et un instant de son existence, comme une des méprises humaines les plus conséquemment éternelles.
Des visites clandestines aux jardins publics, ces expédients qui mimaient seuls jusqu'à ce jour une vie biffée par le prurit quotidien de la fonction sociale, elle ne savait plus extraire cette gemme découvreuse où sans la moindre courbe de vacillement la disponibilité jaillit à toutes les rencontres. Dès lors, la résolution lui naquit facile de “ quitter le bateau ” dans un naufrage où ce furent les rats cette fois qui restèrent à bord.
Et lorsqu'elle aperçut le Hangar aux Charbons, bardé de plaques de tôles disjointes et bruyantes dans le vent, ce fut en elle une longue coulée d'alluvions tièdes ; elle sentit contre toutes ses muqueuses jusqu'aux interstices des membranes les plus enfouies de son corps, de calmes fleurs océanes s'ouvrir comme des mains. Les mots CHARBONS-MAZOUT peints noir et vert sur le mur chaulé à neuf lui caressaient les paupières du plectre de leur rythme. Car ils étaient musique dans la chaussée, et Eugénie les définit fugue avec une certitude que pouvait lui permettre seule son accoutumance à ne plus les lire. Chaque soir de son ancienne condition, elle s'était arrêtée devant cette inscription alors délaissée et vouée à l'effacement, avec le souhait, qu'elle savait absurde et puéril, d'une réapparition éclatante des mots indistincts, perspective d'autant plus vaine que la bâtisse devait sans nul doute entamer une désaffectation prochaine.
Et voilà qu'en cette journée d'ouverture sur le monde, les deux termes issus de la plus navrante banalité et renouvelés sans autre motif, semblait-il, qu'une précieuse négation de toute nécessité, s'imposaient à Eugénie comme le signe d'une intervention mystérieuse, posé en puissance de trouble sur le paysage familier avec l'arrogance lumineuse de la liberté.
J. L.
Avril 1959.
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MARIE-JOSEPHE
POEME
Je suis un fameux résultat de prétendue mystique et de mécanisation brute mais je refuse Dieu et je suis étrangère à toute pesanteur.
Jadis je glanais dans des champs obscurs : les Sociétés Savantes m'ont dévastée.
J'ai cru à la voyance, à certains égards envers moi, à la magie des mots (j'ai trimé !), à de hautaines pensées, à la nécessité d'un scandale (expliquer l'Evidence), au renouveau, au spleen, voire à un idéal,
m'ont épuisée le calvaire des Nombres, les philosophies concertées, l'anthropométrie de N.S.J.C. (auréole comprise), le symbole des apôtres, la communion des saints, le subtil mystère des trinités ambiguës, les mathématiques pernicieuses, la main sur le coeur et la fleur au fusil.
J'ai traversé des âges ingrats comme on traverse un désert : la gorge en feu.
Hérédités ! J'ai subi toutes leurs folies, saluant du nom de Père un Fils que ma mère parfois appelait mon Frère, et me prosternant devant des idoles au sourire confus.
Rites ! J'ai confessé tous mes instincts, et soigneusement tu mes troublants appétits.
Rites ! J'ai fait du verbe déglutir un verbe abstrait en sa résultante.
Rites ! Une espèce d'homme en tenue de cirque m'a souffletée au nom des cathédrales et de L'ANONYMAT.
Rites ! J'ai blasphémé,
refusé,
renié,
déserté,
vomi,
et j'ai somptueusement sacrifié à tous mes démons.
J'ai connu mon reflet en d'étranges épousailles
J'ai insulté les morts avec des mots-clés tel que Liberté.
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J'ai voulu parfaire un certain penchant et j'ai bu des vins précieux, la nuit, avec des femmes tranquilles comme des bêtes et lasses infiniment.
J'ai ri de désespoir et pleuré du bonheur de désespérer.
J'ai crapulé le long des villes avec à mon bras quelque victime toujours satisfaite de mon outrecuidance.
J'ai dansé sur des charniers, contente, contente, à cause d'un ciel de lune sur des reflets de sang.
Je me suis installée dans des chapelles ardentes et là j'ai souillé d'étonnantes vérités.
J'ai brûlé, sorcière, sur le fagot serré de fautives voluptés.
J'ai applaudi ceux qui jetaient leurs armes et poussé au crime ceux qui les ramassaient.
J'ai bousculé le verbe être en étant double un vendredi saint.
J'ai vu, à marée basse, des bateaux abandonnés, noirs et gluants, tragiques
et les ai détachés pour des féroces naufrages.
Aujourd'hui,
J'ai perdu la nostalgie des perfections suspectes.
Je crache au sang sur mes raisons d'être
Je ne sais plus m'expliquer
Je végète, affabule, improvise, mange et dors
Je tourne en rond dans mon propre ventre
Je me PORTE, je me fais
Je suis ce que je n'étais pas hier
Je m'invente, je me prétends, je me regrette
Je et tout ce qui n'est pas JE m'importune
Est-on plus ordinaire ?
Avril 63
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Dans les fibres du bois
Dans les fibres du bois j'ai touché ton coeur ivre Elles se croisent, s'enchevêtrent, palpitent d'un élan prisonnier et se dénouent. Dans la haie, peut-être, tes cheveux verts
- o éparse - tes yeux dans chaque feuille, ta voix dans la poussière de la route Car l'âge n'y fait rien et je suis hanté comme un paysage Sous mon aisselle est ta chaleur, redevable de l'émoi habité d'un amour et de ta grâce comme un verre embué d'été Et dans mon sang - ton sang - comment savoir ? - passe, repasse la sirène dans sa chasse d'années, image noyée, corps en couleurs de la douceur, de la beauté Ah ! qu'elle émerge ! L'amour n'est pas la mort, mais son frère de vérité et tant parfois je suis lié qu'il me faut aux agrès d'un chant monter comme au plus haut du chêne non pour me libérer des veines et du lierre mais d'un torse bruissant leur toison dominer Avec toi j'ai porté Soleil, avec moi tu naquis espace Ensemble et sur lèvre expirée avons laissé le souffle Racines emmêlées dans le chevauchement des lits des draps épars des chaumes où les rêves surpris reprennent course Comme un chevreuil de sang l'oreille écoute Comme l'eau noire dans une vasque à l'heure ou la forêt tombe dans la nuit L'or dans la pierre qui roule s'est évanoui, cheveux défaits Un ciel le suit dans son exil, une épaule se dénude car nous fûmes ces prospecteurs insatisfaits, ces défricheurs Le bonheur comme arbre à abattre était marqué Secouant la vie à bras le corps agitant le tamis des poussières à la poursuite de l'empreinte, de la morsure, en quête de la graine nouvelle du mythe inconnu de la fortune désespérée Donne-moi le temps, je retournerai à la herse le langage de l'amour ce champ battu. Sous quelque feuille doit bien se trouver un fragment de l'été oublié Son buste est meurtri par la pioche. Il y a de l'airain dans l'air buriné Dans tes yeux une campanule tinte du bleu Donne-moi le temps. J'arrêterai les rivières.
Jean MALRIEU.
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Claude Dumont
Passez mines terribles
PROLÉGOMENES A UNE ETUDE DE L'ENCYCLIQUE DE JEAN XXIII
Les premières lignes donnent le ton du texte entier, où chaque phrase prend une allure généreuse et même parfois anarchiste, mais oui, où il est demandé “ que chacun agisse suivant une détermination consciente et libre ”, où est prôné le rôle essentiel, “ dans la vie de société, des décisions personnelles ”. Mais le verbe s'y fait cher : “ La dignité de la personne humaine EXIGE... ”, “ l'individu DEVRA y être mû par une conviction personnelle ” ... Et surtout chaque affirmation de ce texte, dont il est clair que l'auteur a voulu faire une oeuvre de propagande susceptible de racoler les “ bonnes volontés ”, de plaire à tous, et pour lequel il a fait collecter tous les lieux communs, chaque affirmation se reporte à des postulats camouflés ou différés selon la célèbre méthode de la poudre aux yeux, quand cette même affirmation n'est pas aussitôt soumise à des restrictions qui ne manquent pas de sel : “ Tout homme a aussi le droit, MOYENNANT DES MOTIFS VALABLES, de se rendre à l'étranger et de s'y fixer ”. Dieu seul sait, probablement, (et ses serviteurs) déterminer la VALEUR des sus dits motifs.
L'auteur de ce texte interlope entre tous se réfère constamment aux notions de liberté et de vérité. Mais de quelle liberté s'agit-il ? De celle dont “ Dieu est le fondement objectif ”. (Admirez le qualificatif !)
Pour légitimer l'autorité, il est dit que “ ses détenteurs doivent faire appel, en premier lieu, à la conscience, au devoir qui incombe à tous de servir avec empressement les intérêts communs ”. N'est-il pas clair que la conscience est ici exclusivement et abusivement assimilée au “ devoir... de servir... les intérêts communs ” ? N'y perce-t-il pas le son sinistre de trop récentes aventures historiques ? Qui décidera de ces “ intérêts communs ” ? Rien de plus limpide : “ S'il arrive aux dirigeants d'édicter des lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre moral et PAR CONSEQUENT, A LA VOLONTE DIVINE, ces dispositions ne peuvent obliger les consciences car “ il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ”. Nous assistons à la renaissance ouverte et proclamée d'une sorte de fascisme chrétien, qui se justifie par “ l'origine divine de l'autorité ”, si bien que l'auteur éprouve le besoin de conclure cette analyse de la “ nécessité de l'autorité ” par une de ces pirouettes familières : “ Ainsi la DOCTRINE que Nous venons d'exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique ”. Nous aurions plutôt attendu : théocratique.
Il n'y a pas jusqu'à certains rappels de la Déclaration des Droits de l'Homme : “ c'est donc un devoir fondamental des pouvoirs publics d'ordonner les rapports juridiques des citoyens entre eux, de manière que l'exercice des droits chez les uns n'empêche ou ne compromette pas chez les autres le même usage et s'accompagne de l'accomplissement des devoirs correspondants ”, qui, prolongés, n'éveillent pas l'écho brûlant des problèmes actuels (censure, enseignement...) : “ Il s'agit enfin de maintenir l'intégrité des droits pour tout le monde et de la rétablir en cas de violation ”.
La dictature chrétienne explose enfin dans une pensée aussi réactionnaire que celle-ci, digne de l'increvable Bossuet : “ On ne peut certes admettre la
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théorie selon laquelle la seule volonté des hommes - individus ou groupes sociaux - serait la source unique et première d'où naîtraient droits et devoirs des citoyens et d'où dériveraient la force obligatoire des constitutions et l'autorité des pouvoirs publics ”.
Dans une troisième partie, où le pape étudie les rapports entre les communautés politiques, nous retrouvons la même volontaire confusion. Sans cesse une réadaptation s'avère nécessaire sur le sens des mots galvaudés : “ Les communautés doivent harmoniser leurs relations selon la vérité et la justice, ... et dans la liberté ”. Voici plus franc : “ La même loi morale qui régit la vie des hommes doit régler aussi les rapports entre les Etats ”. Or le pape a commencé par affirmer que l'ordre propre aux communautés humaines est d'essence morale et que Dieu en est “ le fondement objectif ”. Ce préambule de la troisième partie se termine d'ailleurs par la plus belle : “ Dès lors il n'est plus permis (aux gouvernants) de trahir la loi de nature, qui est la loi morale ”, laquelle est bien sûr la loi chrétienne. D'aussi surprenantes équations se développent au cours de ces pages indigestes qui n'ont d'autre but que celui, fabuleux, de l'encre de seiche.
L'auteur de cette encyclique fond, dans une même constatation, des éléments absolument irréductibles : “ L'expérience nous montre les différences souvent notables de savoir, de vertus (!), de capacités intellectuelles et de ressources matérielles qui distinguent les hommes les uns des autres ”, comme s'il existait des liens de causalité entre eux. Il ne cherche nullement à expliquer l'origine des différences de savoir et de ressources matérielles. Quant aux vertus, il appartient évidemment aux seuls chrétiens de rendre les hommes vertueux malgré eux, selon les lois de la morale chrétienne cela va sans dire. Ici filtrent des odeurs de chairs brûlées.
Ce qui n'empêche pas de juxtaposer à cette observation “ expérimentale ”, cette proclamation : “ Il ne peut certes pas exister d'êtres humains supérieurs à d'autres par nature ”. Et passez muscade !
On aurait plaisir, ne changeant qu'un qualificatif à retourner cette phrase à son auteur : “ Les communautés religieuses ne peuvent légitimement se développer en causant un préjudice aux autres ou en exerçant sur elles une pression injuste ”. Il est vrai que ces phraseurs me répondraient que la justice émane de Dieu...
Enfin, pour rétablir l'équilibre compromis par certaines phrases insuffisamment significatives sans doute en dépit des “ toutefois ” et des “ cependant ”, voici les Directives pastorales.
Elles marquent nettement le devoir de tout chrétien d'influencer la vie publique. Oyez jobards qui refusez d'entendre ! Ce chapitre implique un postulat que nous ne saurions accepter : “ ECLAIRES PAR LEUR FOI, et mus par la charité (connu, le refrain !) ils s'efforceront aussi d'obtenir que les institutions relatives à la vie économique, sociale, culturelle ou politique ne mettent pas d'entrave, mais au contraire apportent une aide à l'effort de perfectionnement des hommes, tant au plan naturel qu'au plan surnaturel ”. Nous sommes prévenus : le “ bon temps ” va revenir ! Quand on se souvient ; quand on connaît tant soit peu les manoeuvres de ces gens, leur effarouchement devant toute recherche loyale de la vérité, leur âpre prosélytisme, on ne peut que frémir lorsqu'on les entend se décider à renverser les obstacles, à briser les “ entraves ” au “ perfectionnement des hommes, tant au plan naturel qu'au plan surnaturel ”. Nous sommes prévenus, le chrétien doit “ déployer son activité comme une réponse fidèle au commandement de Dieu, comme une collaboration à son oeuvre créatrice et comme un apport personnel à la REALISATION DE SON PLAN PROVIDENTIEL DANS L'HISTOIRE ”, “ SOUMETTRE les conditions
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sociales aux exigences de la justice ”. Devinant ce qu'il faut entendre par là, n'y a-t-il pas de quoi sonner l'alarme ? Et nous ne sommes qu'à l'aurore de cette résurrection moyenâgeuse : “ et voilà, précise le pape, qui interdit à nos fils de s'imaginer qu'il leur est permis de s'arrêter, contents du chemin parcouru ”. On croirait entendre, comme en écho camouflé, un appel à une nouvelle inquisition.
Dans ce passage consacré aux rapports des catholiques avec les non-catholiques, le pape parle “ des hommes qui vivent en dehors de toute foi chrétienne, mais qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle ”. J'avoue ne pas avoir très bien compris puisqu'il décrit l'athée comme étant l'homme égaré dans l'erreur, dont on peut toujours espérer que s'ouvre pour lui un chemin vers la vérité (perpétuel abus des mots) grâce au “ secours providentiel de Dieu ”, non sans avoir au passage ordonné à ses sujets de “ n'admettre AUCUN COMPROMIS nuisible à l'intégrité de la religion ou de la morale ”. Car, il faut le répéter, qu'est-ce que la vérité dont on nous rebat les oreilles ici ? Il suffit de lire que seules “ empêchent de croire ou d'avoir une foi complète (?), des conceptions erronées ”.
Et puis la vérité et la liberté pour les chrétiens eux-mêmes, qu'est-ce que c'est ? Le pape nous répond en toute loyauté : “ Quand il s'agit des catholiques, la décision... appartient avant tout aux hommes les plus influents sur le plan politique et les plus compétents dans le domaine en question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel (?), ils suivent la doctrine sociale de l'Eglise et obéissent AUX DIRECTIVES DES AUTORITES ECCLESIASTIQUES ”. Il est impossible de mieux exposer la démission des individus ! Quelle condamnation !
Stimulants à cris de corps roués, à odeurs de bûchers, je vous repousse !
Ce beau texte de portée mondiale se termine ou presque par un impudique raccrochage à l'égard des “ Mouvements ayant pour objet les conditions concrètes et changeantes de la vie ”.
Nous assistons à l'enterrement des généreuses doctrines du XIXe siècle, “ tâche noble entre toutes ”, d'ailleurs, “ puisqu'elle consiste à faire la paix véritable, DANS L'ORDRE ETABLI PAR DIEU ”.
Que l'ensemble de la presse, y compris la “ grande presse de gauche ”, fasse l'unanimité sur l'espérance que fait naître cette fallacieuse “ largeur de vue ” montre assez le danger que court, un siècle après Fourier, Stirner et Marx, l'avenir de l'individu menacé par la plus terrifiante des coalitions, celle des puissances coercitives les plus importantes que l'homme ait jamais connues.
12 avril 1963.
C. D.
Meurtre dans la cathédrale
COLOGNE. - Après avoir passé la nuit dans une maison close de Cologne, et se retrouvant le lendemain sans un sou vaillant, un déséquilibré de 24 ans a décidé de tuer un catholique.
Jeudi il est entré dans une église et a poignardé une femme de 80 ans, la seule personne présente dans l'édifice.
“ Je voulais tuer quelqu'un, n'importe qui, pourvu qu'il y ait un catholique de moins sur terre ”, a déclaré l'assassin.
Libération, 18-19-5-63.
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RÉFLEXION DU CREUX DE LA VAGUE
Jean SCHUSTER
Le mot de Révolution circule aujourd'hui comme une monnaie verbale sans répondant-or. L'idée de Révolution est dissoute. La Révolution n'a pas de présent. Entre le mot, signe survivant aussi bien dans les esprits ingénus que dans les discours des traîtres, et le fait, il y a l'abîme laissé par la dissolution de l'idée. Le mot plane sur ce vide et résonne ironiquement. La discrétion - voire l'honnêteté ou la simple pudeur intellectuelle - consisterait, pour ceux qui s'en réclament, à ne plus dire ce mot tant que cette idée n'aura été rendue à la vie dans toute sa grandeur philosophique et dans toute sa rigueur pratique.
Le monde de 1963 n'est pas plus confus ni chaotique que les précédents. C'est l'image qu'en donnent ses témoins qui reste brouillée à l'extrême. La confusion résulte surtout d'une pluralité d'attitudes simplistes et contradictoires qu'à défaut d'une vision synthétique élaborée et actualisée, on est bien obligé de tenir pour agissantes. Rien n'empêche d'y déceler, comme seul terme les conditionnant toutes, la passion déçue et comme lieu d'élection, les ruines d'Octobre. Si le regard consent à rencontrer l'événement, c'est pour le soumettre à cette passion et le cadrer dans ces ruines. Les “ énergies ” révolutionnaires se déchirent alors à belles dents.
D'un côté, la passion déçue a durci l'exigence au point que l'événement, quel qu'il soit, devient la négation de l'“ Absolue Révolution ” : il comporte toujours une composante, sinon plusieurs, qui contredit à un principe fondamental. Ce qui permet de constater qu'entre un principe fondamental et un dogme il n'y a que la distance d'un bond d'épigone.
De l'autre, au contraire, la même passion déçue, avide de s'alimenter pour effacer sa déception, se satisfait avec une étrange facilité : la Révolution est à tous les coins de rue, chaque matin la lutte finale commence dans un secteur du globe.
Il y a, je l'affirme, usage de faux dans la manière dont ce mot de Révolution est confronté à l'événement. L'idée qu'il est
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censé recouvrir est soit rejetée vers un absolu sans prise sur la réalité historique, soit enfermée dans un relatif réduit à cette seule réalité. L'Histoire se développe alors sans elle, dont c'était pourtant le propos exclusif que d'en être le moteur. C'est en ce sens, dans le sens où depuis trente ans l'idée de Révolution a cessé d'animer l'Histoire, que je tiens cette idée pour dissoute. Mais l'organe existe - la pensée révolutionnaire - qui, pour tourner présentement à vide, ne saurait différer plus longtemps la re-création de sa fonction.
Il siéra de braver tous les préjugés, à commencer par les préjugés marxistes. La dialectique de l'Histoire n'obéit pas à un évolutionnisme aussi primaire qu'on voudrait bien nous le faire croire ; la notion d'irréversibilité, dans l'acception radicale qui a cours aujourd'hui, peut être un piège destiné à paralyser la réflexion. Le marxisme a transformé le monde : en donnant naissance à un super-capitalisme et à un super-impérialisme - enfants indignes et dévoyés, soit, mais enfants tout de même -, et en contraignant le capitalisme et l'impérialisme traditionnels non, comme le voulait la prophétie, à la mort par contradictions internes, mais à une adaptation intelligente qui autorise la prospérité de l'un, l'expansion de l'autre.
Ce monde transformé, il nous incombe de l'expliquer.
Les thèses sur Feuerbach, lors de leur formulation, correspondaient, entre autres, à une nécessité historique de la pensée. Après un siècle, admettrons-nous que cette nécessité s'est elle-même transformée, et que le monde est redevenu objet d'explication, selon un rythme de diastole-systole qui s'inscrit dans un processus dialectique ?
Si la Révolution n'est pas accomplie, la pensée marxiste n'en a pas moins bouleversé, directement ou indirectement, les structures sociales et les structures mentales : l'idée de Révolution, dans sa formulation marxiste, revue par Lénine et Trotzki, ne s'appuie plus aujourd'hui que sur des structures effondrées. Il serait tout de même confondant de croire que cette idée, en tant que telle, aurait eu pour but de mouvoir l'ensemble de l'univers à condition de demeurer elle-même figée en son expression initiale.
Le ralliement de Fidel Castro à la doctrine marxiste-léniniste après la prise du pouvoir n'est-il pas significatif d'un complexe historique où l'idéologie n'est plus en mesure d'ébranler les masses ni d'accomplir les faits ?
Sans perpétuer le débat académique sur les chances de Révolution dans les pays où le prolétariat est le plus évolué, notons que depuis le triomphe - tout provisoire qu'il fût - de la Révolution bolchevique et l'échec de la Révolution allemande, le démenti à la thèse de Marx s'est réitéré avec une étonnante constance. En Espagne même, il semble bien que le prolétariat marxiste ne soit jamais allé aussi loin dans le sens de l'abolition de la
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propriété privée que les paysans anarchistes d'Andalousie. Ceci n'invite-t-il pas à marquer une certaine distance à l'égard d'un socialisme dont les prétentions scientifiques, souvent justifiées, rendent précisément compte des limites de la science dans le domaine de la prise et de l'organisation du pouvoir par les classes opprimées ?
Une analyse, fût-elle parfaite, de la lutte de classe dans une circonstance donnée, n'éliminera jamais les facteurs empiriques constants qui interviennent dans le schéma lui-même, en deçà de la marge d'incertitude prévue par les stratèges.
Le propos n'est autre, ici, que de suggérer un dégel des idées. Aucune réflexion n'est possible si le parti n'est pas pris de la division actuelle du monde en deux forces d'asservissement, entre lesquelles il ne s'agit pas de choisir, ni de louvoyer, mais contre lesquelles il s'agit d'être. C'est ainsi que la sédition intérieure qui les met tour à tour en péril est à inclure dans une perspective révolutionnaire. Pour floue que puisse paraître cette dernière expression, elle n'en est pas moins préférable, dans l'état actuel de la réflexion, à toute qualification hâtive (révolutionnaires, contre-révolutionnaires) des mouvements d'opposition.
Les scrupules sont vains qui interdiraient de situer dans cette perspective le castrisme, sous prétexte que Moscou y trouve son intérêt ; n'auraient-ils pas été vains, à propos de Budapest où, de fait, le Département d'Etat Américain avait tout à gagner d'une réussite de l'insurrection ?
Les insurgés hongrois, comme les insurgés cubains, sous couvert, notons-le au passage, d'une revendication manifeste de caractère national, légitimée par la nature étrangère de la tutelle, ont voulu, avant toute chose, l'émancipation de leur peuple. Que les uns et les autres aient servi les desseins des impérialismes antagonistes, qui se le dissimule ? Mais qui, d'un tant soit peu sérieux, imaginerait aujourd'hui un conflit sans effet sur l'équilibre des blocs ? Et qui, à l'opposé, enfermerait d'emblée tout soulèvement populaire dans la seule stratégie des grands rivaux ?
Rompons avec les obsessions religieuses. Le Kremlin et la Maison-Blanche n'abritent ni Dieu, ni Satan - qui marqueraient de leur sceau toute révolte de l'esclave contre le maître. Au Kremlin et à la Maison-Blanche, il y a deux forces colossales qui projettent sur le monde une même ombre purement historique.
Ce monde, nous avons le devoir de le comprendre. Dans cette ombre, quelques incendies, furieusement allumés par une misère qui continue, en dépit de toutes nos analyses, d'accabler les hommes, ouvrent parfois des brèches. Le nier, ou croire que soudain c'en est fait de l'ombre, c'est pratiquer le désespoir pour le désespoir, ou l'espoir pour l'espoir. C'est pétrifier la conscience dans l'un de ces abîmes, elle qui ne vit et ne nous fait vivre qu'à l'humaine, trop humaine frontière de l'espoir et du désespoir.
J. S.
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LE FER DANS LA PLAIE
ALAIN JOUBERT
Nous sommes plusieurs ici à tenir le cinéma pour l'un des grands révélateurs de nos angoisses et de nos espoirs, malgré les innombrables contraintes financières et morales qui brisent la libre expression de ceux dont nous pourrions tant attendre, les forcenés de l'image en mouvement.
Or, s'il nous est impossible de faire souvent état des films qui nous sollicitent, la distance séparant ce que nous souhaiterions qu'ils soient de ce qu'ils sont réellement en est la cause. Comment, en effet, rendre un compte exact des parcelles de notre satisfaction alors que celle-ci se dérobe sans cesse pour mieux renaître à la faveur de nos regrets. Objectiver les ressorts mystérieux qui nous meuvent serait vouloir expliciter le caractère magique de la moindre projection, autrement dit rendre palpables les raisons qui emportent fréquemment l'adhésion, même furtive, du drogué des salles obscures ; mais là se révèle l'incertitude, parfois complète, de nos motivations quant au plaisir que nous venons de prendre. En l'absence des critères habituels à notre justification profonde, il nous est donc interdit de commenter certaines réalisations dont la valeur tient essentiellement à notre subjectivité et à ses facettes innombrables.
Aussi, lorsque le cinéma vient tout droit à notre rencontre, il ne s'agit pas d'esquiver le contact. Trop rares sont les films qui exaltent totalement notre enthousiasme pour que nous puissions
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manquer le passage des “ Abysses ” et ne pas souligner en quoi cette oeuvre doit bouleverser la sensibilité de ceux qui assistent à son déroulement frénétique.
A l'origine, un fait divers déchirant dont voici la substance : “ Les soeurs Papin furent élevées au couvent du Mans. Puis leur mère les plaça dans une maison “ bourgeoise ” de cette ville. Six ans, elles endurèrent, avec la plus parfaite soumission, observations, exigences, injures. La crainte, la fatigue, l'humiliation, enfantaient lentement en elles la haine, cet alcool très doux qui console en secret, car il promet à la violence de lui adjoindre, tôt ou tard, la force physique. Le jour venu, Léa et Christine Papin rendirent sa monnaie au mal, une monnaie de fer rouge. ” (1). “ Chacune s'empare d'une adversaire (les patronnes, la mère et la fille) ; lui arrache vivante les yeux des orbites, fait inouï, a-t-on dit, dans les annales du crime, et l'assomme. Puis à l'aide de ce qui se trouve à leur portée, marteau, pichet d'étain, couteau de cuisine, elles s'acharnent sur les corps de leurs victimes, leur écrasent la face et, dévoilant leur sexe, tailladent profondément les cuisses et les fesses de l'une, pour souiller de ce sang celles de l'autre. Elles lavent ensuite les instruments de ces rites atroces, se purifient elles-mêmes et couchent dans le même lit ” (2). “ La foudre était tombée, le bois brûlé, le soleil définitivement éteint. Sorties tout armées d'un chant de Maldoror... ” (1).
(1) Paul Eluard et Benjamin Péret : Le Surréalisme A.S.D.L.R n° 5, 15 mai 1933.
(2) Dr Jacques Lacan : Minotaure n° 3-4, décembre 1933.
Pour arriver aux sublimes débordements de ce drame, les réalisateurs des “ Abysses ” ont dû en passer par toutes les raisons secrètes d'un cérémonial qui nous échappe dans son développement afin de mieux nous éblouir par les éclats qui nous en sont livrés.
Nous saisissons bien vite le motif apparent de la révolte qui se prépare, mais les rapports des deux soeurs entre elles, des deux soeurs avec leurs maîtres, ne sont pas aussi simples qu'il pourrait paraître d'emblée. Comme un regard que l'on esquive, les gestes de Colette et Francine Bergé, dont la beauté tragique distille un érotisme très particulier touchant plus à l'équivoque qu'à la sensualité, expriment à la fois l'inquiétude propre à la condition misérable
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de celles qui les accomplissent et quelque préparation à un sacrifice encore diffus, devant trouver son sens profond à mesure que se précisent les formes externes de son apparition.
“ Les bonnes ”, inspiratrices par ailleurs d'une pièce de Jean Genêt, aux reflets multiples et déroutants, ce qui n'est pas forcément un défaut, manifestent leur hostilité à la fille de leurs maîtres en fonction même de la sollicitude dont elle feint de les entourer pour mieux séduire la plus jeune par ses sophismes inspirés du célèbre “ aimez-vous les uns les autres ”, et nous sentons alors frissonner en nous toute l'horreur que peut provoquer ce verbiage infantile, créateur évident de nos justes colères. Il s'agit sans doute là, pour la première fois depuis “ L'âge d'or ”, de la remise en question directe, et combien efficace, des critères imbéciles ayant donné naissance à la morale traditionnelle, et à ses dérivés teintés de “ progressisme ”, tels qu'ils nous sont infligés depuis bientôt deux millénaires. Nous sommes définitivement solidaires des deux soeurs lorsqu'elles administrent une superbe raclée à toute la chrétienté en la personne de cette pauvre fille au sourire satisfait qui redemande de la soupe à la grimace alors qu'elle en connaît bien la recette. Force est de reconnaître la complicité active que nous aimerions avoir pour leur geste qui nous délivre soudain d'une bonne part de cet humanisme religieux si prisé depuis que Jean XXIII lui a donné ses lettres de bassesse.
Reste cependant à percer le noyau singulier des rapports intimes existant entre les deux amazones vengeresses, chaque élément de leur attitude semblant tenir aux autres par des liens très secrets que la seule homosexualité incestueuse ne saurait expliquer. Ces cris, ces rires et ces larmes, ces caresses et ces coups viennent en droite ligne du double de Christine et Léa et se veulent la matérialisation fulgurante de leurs instincts inassouvis. L'accumulation des temps forts exalte l'ultra-sensibilité de leurs corps, de leur esprit, et leur permet d'appréhender la signification réelle des objets et des êtres. C'est en quelque sorte une préparation initiatique à laquelle nous assistons, dont le cérémonial unique est imaginé au fur et à mesure des besoins de l'instant, selon une méthode qui relève de l'automatisme psychique pur.
Le dernier geste des deux soeurs, avant l'explosion du meurtre, est, à ce titre, d'une rare intensité. L'apparition de ces robots qui jouent, avec terreur, le rôle dans lequel on a tenté jusqu'alors de les enfermer, celui de “ servante ”, et qui chargent leurs personnages du poids grotesque de l'humiliation, leur fait assumer d'un
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Léa et Christine Papin.
AVANT
APRES
“ Sorties tout armées d'un Chant de Maldoror. ”
(in “ Le Surréalisme au service de la Révolution ”, n° 5).
Ci-dessous et pages suivantes : Colette et Francine Bergé dans Les Abysses.
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Ted Joans : X, Extrait d'Alphabet Surreal.
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seul coup tout le dérisoire de leur condition, grâce aux reflets perçus dans le regard des autres. Passé ce cap, elles sont libres, et le prouvent. Leur crime, le plus juste parce que le plus inévitable, est né des forces de la colère, de la découverte du “ mystère de la vie ” (3) et des déchirements cruels provoqués par un choix sans rémission. Ses conséquences nous broient le coeur car nous connaissons le sort qui sera réservé à ses auteurs. Toute notre pitié, toute notre émotion sont centrées sur le terrible foudroiement qui va s'ensuivre, tandis qu'agonisent, comme des chiens, les symboles exécrables de l'ordre et de la soumission.
(3) Formule employée par Christine Papin devant le juge qui lui demandait ce qu'elle avait cherché en mutilant ses victimes.
Quant au Père, abominable et prudhommesque créature, contre-point parfait de l'action que nous venons de vivre, il se voit maltraité publiquement par les suppôts idéals de la société mise en cause, en raison de sa faiblesse et de son aveuglement. Ses discours et les leurs, s'ils nous font parfois sourire en grinçant des dents, nous les entendons chaque jour de notre vie, nous luttons à tout moment contre la somme fabuleuse d'hypocrisie qu'ils supposent. C'est un peu notre vengeance aussi de vérifier que les loups - devrait-on dire les pourceaux ? - se mangent bien entre eux.
Que Nico Papatakis et Jean Vauthier soient donc remerciés pour nous avoir fait pénétrer au centre même de la démesure lucide qui permet aux êtres assoiffés de liberté d'exprimer, enfin, par le suprême degré de la violence, toute la révolte qu'ils renferment.
Le premier sabbat poétique, dans la pleine fureur du terme, auquel nous ayons été conviés d'assister, marquera d'un trait de soufre l'histoire de notre cinéma.
A. J.
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TED JOANS PARLE...
(fragments de lettres à André Breton)
Qui suis-je ? Je suis Afro-Américain et mon nom est Ted Joans. (...) Sans le Surréalisme, j'aurais été incapable de survivre aux vicissitudes abjectes et aux violences raciales que l'homme blanc des Etats-Unis m'imposait tous les jours. Le Surréalisme devint l'arme que je choisis pour me défendre, et il a été et il sera toujours mon propre genre de vie. (...)
Je naquis en 1928, l'année de Nadja, du Traité du Style, de L'Esprit contre la Raison, etc. J'habitais alors le Kentucky, dans une ville à ségrégation raciale. Je n'avais pas le droit de me servir de la bibliothèque publique, et je ne pouvais non plus aller à la seule école de la ville qui enseignait le français. (...) En 1941, j'entrai en relation avec un admirateur de Dali qui me donna l'adresse de ce dernier. Je lui écrivis pour lui confier mon besoin d'aide et je lui envoyai quelques dessins. Je dis aussi à cet enculé de voleur intelligent quelle était mon obsession : le rhinocéros. Ni lui ni son représentant ne donna signe de vie, mais en 1951, Avida Dollars fit une conférence en Sorbonne et proclama “ sa découverte du rhinocéros ”. C'est un animal africain et asiatique. J'ai dessiné mon premier rhinocéros en 1939. J'aime les rhinocéros parce qu'ils sont des rhinocéros. (...)
... J'allai vivre à New York en 1951, après avoir obtenu mon diplôme de l'Université d'Indiana. Je rencontrai beaucoup de gens isolés qui aimaient le Surréalisme, mais vous-même et les autres nous aviez quittés. Il n'y avait plus d'activités groupées et beaucoup des artistes de New York étaient hostiles au Surréalisme. J'écrivis à Julien Levy, Tanguy et Ernst. C'est seulement Levy qui répondit pour me conseiller. Je travaillai seul et j'exposai avec les expressionnistes-abstraits (...)
Enfin, je vins en Europe en 1960 et je vous rencontrai le 6 juin 1960. Je partis pour Londres le lendemain. Mon ami à Londres, Watson-Taylor, me conseilla de ne pas me laisser entraîner par les surréalistes de Paris parce que la plupart étaient des communistes. Je quittai Londres pour le Nigéria, puis retournai en Amérique. J'ai lu mes poèmes surréalistes avec les protagonistes de la Génération Beat-niks. J'obtins beaucoup de publicité chez les Beat-niks. Ce qui fait que je décidai de m'exiler de l'Amérique et des Beat-niks en restant en Afrique. L'Afrique est ma mèrepatrie, et j'ai une petite maison à Tombouctou, Mali. Je projette
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d'écrire et de peindre en Afrique jusqu'à ce que l'Amérique se débarrasse de sa violence raciale et de sa pauvreté morale.
Aujourd'hui, le soleil perçait au-dessus des montagnes du Rif et m'a éveillé. J'ai lu sept strophes des Chants de Maldoror (je le fais tous les jours) ; puis j'ai embrassé l'épaule de ma femme, puis j'ai regardé mon nouveau fils. Il est né le 10 février à Gibraltar. Il vint au monde irrité et actif. Nous l'avons appelé TOR (Dieu norvégien du tonnerre) LUMUMBA (1) (martyr africain et bête noire des N. U.). Tor Lumumba Joans, mon fils du soleil, mon jeune cygne noir avec du sang blond. Mon cygne noir avec une antique enclume viking plantée sur le dos, mon jeune rhinocéros qui danse en kilt devant les rois du Bénin. Tor Lumumba, avec l'épée de blé des U.S.A. dans son bec d'or, en pleine liberté vers le merveilleux...
(1) Prophète de la négritude et de l'espérance africaine, Patrice Lumumba restera sans doute un homme très controversé par les blancs MAIS les multitudes afro-asiatiques le reconnaîtront désormais comme le martyr de leur histoire.
Peut-être ne savez-vous pas exactement ce qu'est un hipster ? (2). Eh bien, un hipster est, à l'heure actuelle, un surréaliste tant dans son activité intérieure qu'extérieure. Il est au courant des choses (hip) et par conséquent non-conformiste.
(2) Ted Joans, The Hipster, New York 1961, Corinth Books Inc.
Le hipster rêve mais passe la plus grande partie de son temps à faire passer son rêve dans la réalité. Parfois même il crée le merveilleux sans rêver. Beaucoup de mes amis afro-américains des ghettos d'Amérique doivent mener une vie de hipster par simple nécessité. Les poètes blancs de la Beat génération ont emprunté l'attitude hispster aux noirs américains. Ils ont adopté leur argot, leur comportement et la musique de jazz. Tout ceci est un point de vue surréaliste. La Beat génération doit presque tout au Surréalisme.
J'ai discuté sur ce sujet avec Kerouac, Corso et Ginsberg. Mon cher ami, je dois venir à Paris cet été chercher une galerie pour exposer mes peintures. Mais en automne je reviendrai en Afrique. J'espère vous voir, vous et les autres. Ce sera la réalisation d'un rêve (...) Je suis l'un de vos plus ardents disciples.
Ted JOANS 41, rue de Fez - Tanger (Maroc)
P. S. :
Sur la brèche Au premier défaut du cyclone Savoir qui reste la lampe au chapeau
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CORRESPONDANCE
d'une lettre de Claude Tarnaud à Robert Benayoun
Franklin Rosemont et son ami Larry De Coster sont venus à New York la semaine dernière. Nous avons eu de longues conversations avec eux. Ils sont parfaitement au courant de l'évolution de la démarche surréaliste jusqu'à la guerre, mais manquent évidemment de références au sujet de tout ce qui s'est passé depuis. Nous avons été soumis (Granell, Carlos, Luis et moi) à un feu croisé de questions qui nous ont laissé quelque peu pantelants. Comme ils ne connaissent pas le français, nous avons dû leur traduire, de vive voix et le pied levé (if you will pardon me this way of mixing hirsute metaphors), quelques textes clés (notamment “ Signe ascendant ”, “ L'un dans l'autre ”, “ Main Première ” et l'admirable préface de Legrand et Goldfayn aux “ Poésies ”, pour vous donner une idée de l'orientation que nous avons dû donner à la discussion) qui semblent les avoir quelque peu troublés. Une certaine confusion existe à première vue dans leur esprit entre les deux “ après-guerre ” et ils n'échappent pas à cette nostalgie du dadaïsme (ou, plutôt, de cette image tristement émasculée du dadaïsme qui prévaut ici) qui est la source de bien des malentendus. Les sophismes de Calas (nécessité pour l'artiste américain de se faire reconnaître et “ aimer ” ; le Surréalisme est devenu un nouvel académisme et doit maintenant se concevoir “ sans rêves ” (???) ; Jasper Johns est un révolutionnaire parce qu'il peint les cibles et les drapeaux avec des couleurs autres que celles qui leur sont assignées ; bref toute cette misérable dialectique) les ont impressionnés. C'est dire que leur conception du “ scandale ” demeure assez primaire.
Ceci dit, je ne crois pas qu'il existe entre nous de désaccord profond. Cet aspect que je viens de souligner est loin d'accaparer leur pensée et je crois que nous devrions rester en contact étroit avec eux. En ce qui concerne leur revue, qu'ils doivent commencer à publier en automne, leurs projets sont encore assez vagues sur le plan matériel. Ils ont à leur disposition une presse et les services d'un ami imprimeur. Ils espèrent couvrir les autres frais au moyen d'annonces publicitaires. Ils ont, pour le moment, renoncé à publier la revue en trois langues.
Le premier numéro comprendrait une déclaration préliminaire et des traductions de plusieurs textes surréalistes récents, pour faire le point. La déclaration a été rédigée ici, sur notre demande. C'est un texte assez général auquel il n'y a, je le crois, rien à redire. Ils doivent y apporter certaines précisions, puis nous en enverrons, ainsi qu'à vous, le texte définitif. Quant aux autres textes, que nous devrons leur recommander, nous verrons cela ensemble aussitôt que vous aurez pris une décision quant à l'opportunité de collaborer à leur revue. La partie “ américaine ” de la publication n'est pas clairement définie. Ils pensent utiliser des reproductions de certains peintres de leurs amis - je ne connais rien d'eux -, des “ aphorismes ” de Calas (du genre “ Dali est le seul authentique faux Vermeer ”) etc. Je leur ai suggéré de demander un article à Matthews. (Ma correspondance avec Matthews a pris des proportions considérables. C'est visiblement un personnage charmant. Qu'en pensent Brunius et Mesens qui, je crois, l'ont rencontré ? Il m'a annoncé en une seule phrase que son fils s'appelait Gregory et que la seule de ses élèves à avoir jamais lu “ The Monk ” était une nonne...). Enfin, du point de vue politique, Rosemont et De Coster sont nettement orientés vers une forme de marxisme anti-stalinien. Aucune équivoque ne me paraît exister à cet égard. Ils ont, d'ailleurs, l'intention de reproduire le texte sur Siqueiros.
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PERSPECTIVE DU COUPLE
RADOVAN IVSIC
“ Les hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien et c'est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre des deux “ puissances célestes ”, l'Eros éternel, tente un effort, afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son adversaire non moins immortel. ”
FREUD (1934).
Un livre sur l'amour écrit par une femme, enfin ! à plus forte raison si elle se nomme Suzanne Lilar, qui est loin d'être une inconnue pour nous : son dernier ouvrage (1), bien mieux qu'une oeuvre d'érudition, est d'abord un appel passionné :
(1) Suzanne Lilar : Le Couple (Ed. Grasset, 1963). - Sur “ Le Journal de l'analogiste ”, du même auteur, cf. J.-L. Bédouin, dans Médium n° 4 (1955).
“ ... Il s'agit de reconstituer autour de l'amour, une ferveur, un climat de respect et d'honneur de manière à justifier ceux qui le prennent au sérieux et de montrer que, rien qu'à tendre déjà vers lui, il y a une vraie grandeur au lieu d'un ridicule. ”
Dire que le Couple de Suzanne Lilar est admirable, n'entraîne pas que l'on partage toutes ses vues sur l'amour, sur la sexualité ou sur le mariage. Est-ce bien nécessaire, d'ailleurs ? Si, par exemple, ses analyses de l'érotique de Platon ou du mythe de l'androgyne sont à souhait passionnantes et convaincantes, si rien ne se peut objecter à sa condamnation d'Aristote et autres ennemis de la femme et de l'amour, on peut déplorer que Baudelaire et Sade soient traités par elle avec trop peu d'égards. Plus décevant encore, à beaucoup près, est de se voir renvoyer, dans une note du dernier chapitre de son ouvrage, à telles pages “ véritablement révolutionnaires ” (!) sur le “ Sens Sexuel ” du jésuite Teilhard de Chardin, qui exorte, nous dit-elle, “ ... à préférer à l'univers à deux, l'univers à trois ” - soit “ l'homme, la femme et Dieu ”. Félicitons-nous qu'il ait omis la Vierge !
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Non, Suzanne Lilar, d'autant qu'à la même page vous dites vous-même très justement :
“ Si l'amour conjugal est à refaire et à repenser (et je souhaite que sur ce point ce livre, qui n'a pas d'autre ambition, ait réussi à emporter la conviction du lecteur), c'est en dehors de tout confessionalisme. ” (C'est moi qui souligne.)
Personne avant Suzanne Lilar n'a sans doute si bien montré la pauvreté du “ couple des associés ” par rapport au “ couple des amants ”. Comment déconsidérer à jamais le premier ? Pour cela, il faudrait savoir comment faire durer le couple-amour, comment empêcher qu'il ne se transforme en couple-association, ce qui marque indubitablement une chute. La proposition “ ... l'union conjugale fondée sur la conception féminine de l'amour, à savoir l'éros confronté avec l'épreuve de la durée... ” - ce qui implique “ une réévaluation de la fidélité pour l'homme comme pour la femme ” (p. 287) - ne paraît guère satisfaisante, car rien n'invite à admettre - conditions sociales mises à part - que la pérennité de l'amour réponde à une exigence uniquement féminine (1). Il est aussi absurde de tenir tous les hommes pour des Don Juan que toutes les femmes pour des Messaline... D'autre part, dans le couple des amants, l'attachement, donc la fidélité est au moins présupposé alors que, dans le couple des associés, le lien est d'emblée synonyme de chaînes.
(1) “ Les hommes ne peuvent pas, à moins de sérail fermé, avoir vingt femmes consécutivement sans que les femmes n'aient vingt hommes consécutivement ” : on regrette que Suzanne Lilar n'ait pas porté attention à l'amour “ pivotal ”, que décrit Charles Fourier.
Oui, bien sûr, comment peut-on prôner la durée en 1963, quand tout autour de la terre - planant sur toute la terre - rôde la Mort ?
Une phrase qu'on pouvait lire dans le numéro 12 de la Révolution surréaliste (15 décembre 1929) ne peut qu'y gagner une plus grande portée :
“ Si une idée paraît avoir échappé jusqu'à ce jour à toute entreprise de réduction et, loin d'encourir leur fureur, avoir tenu tête aux plus grands pessimistes, nous pensons que c'est l'idée d'amour, seule capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l'idée de vie. ”
R. I.
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JUSTE CIEL
A Freddy Plongin et Max Michotte.
Il s'agissait d'une clepsydre gigantesque d'une clepsydre magique qui sans fatigue aucune mesurait cent mille ans d'histoire humaine. Il s'agissait d'une clepsydre unique dont chaque goutte d'eau était conscience souffrance était était voyance dont chaque larme alimentaire était mille litres de sang humain coagulé sans parler de celui des oiseaux des poissons et des mammifères. Il s'agissait d'une clepsydre métaphorique d'une incroyable soif que de mon coeur infatigable que de mes mains pensives manipulant les astres et les désastres j'avais construite solitaire et puissant dans l'empire de mon Sahara dans l'Atlantide redécouverte des mes planètes d'horoscope. Il s'agissait d'une clepsydre à l'échelon sacré que d'une seule pensée accréditée que d'un seul geste ayant tranché ses mains je pouvais transformer au gré de ma conscience en fusée métaphysique à ogive inconditionnelle susceptible de percer le misérable rideau mité de la science du bien et du mal Et à l'exemple de Benjamin Péret le pur je fis le geste nécessaire et je pus voir se détachant du ciel tomber sur la plaine immense du silence semblable à une fine pluie d'automne pour la fertilité du grand désert le cadavre de Dieu redevenu poussière.
23-5-63.
Achille CHAVEE.
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AUX SOURCES DU REGARD
Un arte de mirada entera. Samuel Feijóo.
Du coeur d'un buisson de dentelles, un doux visage nous contemple. Plus loin, la même femme s'enveloppe d'un châle long tout tissé de profils... La prolifération végétale, d'un raffinement sans égal, que brode à l'infini la plume d'Horacio Leyva (né en 1904) se souvient-elle du temps où la main qui lui donne le jour coupait la canne à sucre ?
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Robuste paysanne de vingt-cinq ans, Isabel Castellanos métamorphose paisiblement les êtres et les choses selon la loi d'une héraldique où la moindre fleur devient ostensoir, où les automobiles sont prises d'une envie d'aboyer, où la femme cependant pose le pied sur un univers bien à elle.
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Par la grâce d'Angel Hernandez le cordonnier (né en 1900), l'arbre généalogique devient une
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forêt de têtes. Quelle surprise de se découvrir habités de tant de locataires : on se sentait si seuls, pourtant !
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Alberto Anido (né en 1938) nous introduit dans un monde luxuriant où le concours enthousiaste de la tribu des colibris suffit à peine comme vêture à de très-hauts seigneurs cousus dans leur puissance. Mages fascinants, empereurs d'impossibles empires...
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Tels sont, avec tant d'autres, ces artistes inspirés que nous présente Samuel Feijóo dans son ouvrage, Pintores y dibujantes populares de Las Villas (Universidad de Las Villas, Santa Clara, Cuba, 1962). Devant pareil éventail, c'est peu de dire que l'adjectif “ naïf ” reste frappé de dérision. Ici, le regard “ à l'état sauvage ” est tout naturellement surréaliste et, de naître chez de très simples gens - cultivateurs, couturières, petits artisans -, n'en affirme que mieux les durables prestiges de l'imagination triomphante.
J. P.
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GÉRARD LEGRAND
QUELQUES ASPECTS DE L'AMBITION SURRÉALISTE
CONFÉRENCE PRONONCÉE A LA MAISON DES LETTRES, LE 26-3-63
On m'invite à vous parler du surréalisme. Rien de plus facile en apparence : je suis un peu devant vous comme un ingénieur que vous interrogeriez sur une usine construite avant lui, dont il assure parmi d'autres le fonctionnement actuel, et qu'il espère laisser en état de marche pour ceux qui viendront après lui.
Cependant, il s'agissait, il s'agit, il s'agira encore et toujours d'une ambition infiniment plus haute, assurément l'ambition la plus haute (et donc, non entièrement dévoilée à elle-même) à laquelle puisse accéder la fierté, ou la modestie, des passants terrestres que nous sommes : l'émancipation intégrale de l'esprit.
....
Considérons un instant les deux positions philosophiques apparemment les plus extrêmes : celle qui ne voit dans la pensée qu'un produit du cerveau - au dix-neuvième siècle on disait une “ sécrétion ”, je crois qu'actuellement les références vont du côté de l'électricité ou des connexions cybernétiques, - et celle pour qui la pensée est l'unique “ réalité ”. Il est frappant que ces deux positions aient en commun ceci, qu'elles emploient des mots pour se décrire. Nous utilisons les mots pour “ nous exprimer ”, et à cet égard la pensée semble n'être qu'un ensemble d'indices explicités par le vocabulaire. Pourtant nous croyons que nous nous exprimons, et dès lors la pensée devient une réalité plus “ concrète ” que cette table, par exemple, puisque nous ne nous servons pas de cette table pour désigner notre “ état ” psychique, ou plus simplement le statut de notre vocabulaire, mais de notre vocabulaire pour désigner cette table.
Un pénible philosophe que l'on exhume à toutes les périodes de misère morale et de régression intellectuelle, Leibnitz, mettait en garde ses élèves contre la tendance à prendre “ la paille des mots pour le grain des choses ”. Querelle oiseuse, puisque notre moisson et notre mouture des “ choses ” ne se transmettent que par les mots. Si l'on a pu contester l'existence d'une pensée sans images, c'est-à-dire sans représentations mentales sensibles, fûssent-elles aussi furtives et inactives que l'on voudra, à plus forte raison faut-il tenir pour impossible que
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la pensée émerge et se manifeste hors d'un langage, c'est-à-dire d'un système de signes approprié. Certes, tel de ces systèmes de traduction, dans les sciences physiques, par exemple, se passe de mots (1). Mais c'est qu'il n'introduit entre les éléments qu'il entend traduire que des relations de mesure, qui subsisteraient telles quelles, nous le savons par l'exemple des géométries non-euclidiennes, même si les éléments considérés n'existaient pas. De toute manière, le langage constitue donc un monde supérieur au monde qu'il “ transcrit ”.
(1) Ce n'est que par “ métaphore ” qu'on parle du langage des fleurs ou de l'écriture d'un peintre. Il n'y a pas d'exemple historique d'un peuple muet. Il est évident que, la chronologie n'ayant rien à faire ici, logiquement, le langage articulé “ précède ” toute autre forme d'expression pour l'ensemble de l'humanité.
Ecoutons un penseur et poète, Villiers de l'Isle-Adam, dont voici quelques mois, lors d'une reprise, l'admirable pièce Axel a démontré une fois de plus l'infirmité de la critique littéraire en présence des idées générales :
“ ... Le Réel a ses degrés d'être. Une chose est d'autant plus ou moins réelle pour nous qu'elle nous intéresse plus ou moins, puisqu'une chose qui ne nous intéresserait en rien serait pour nous comme si elle n'était pas, c'est-à-dire beaucoup moins, quoique physique, qu'une chose irréelle qui nous intéresserait. Donc, le Réel, pour nous, est seulement ce qui nous touche, soit les sens, soit l'esprit ; et selon le degré d'intensité dont cet unique réel que nous puissions apprécier et nommer tel, nous impressionne, nous classons dans notre esprit le degré d'être plus ou moins riche en contenu qu'il nous semble atteindre, et que par conséquent, il est légitime de dire qu'il réalise. Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c'est l'idée. ”
En un sens, le surréalisme ne tend qu'à donner à cette “ idée ” le maximum d'étendue, en rappelant sans cesse à l'homme qu'elle ne saurait être fonction que de l'intensité de son intérêt (je n'emploie ce mot que parce que Villiers l'a employé) s'affrontant aux chocs de surprise du “ monde extérieur ”, et en élisant le terrain où cette idée, indéfiniment réfractée à travers la collection des consciences individuelles, puisse se retrouver et, comment dire, se re-multiplier sans cesse en se rechargeant de ses propres forces.
Ce terrain, c'est d'abord celui où germe, fructifie et fait rage comme une forêt le langage : non seulement le langage poétique, mais le langage “ philosophique ” lui-même est un produit de l'imagination. En effet, la connaissance la plus banale consiste à rapprocher deux choses sous le sceau d'un “ jugement ”, c'est-à-dire à rapporter l'inconnu au déjà connu, l'impossible au probable en lui attribuant à son tour “ l'existence ”. Cette existence est ce qu'il y a de plus vide et de plus nul au monde, puisqu'elle se ramène à un constat. Mais supposons l'esprit entièrement libre de sa démarche, de son regard : il cherchera à embrasser la totalité du Réel, et bien loin d'avoir même à se dire : “ Cela est ”, il partira de ce constat, soit pour dissoudre la réalité en vision, soit pour la répéter en duplicata, soit pour en exalter le brillant, soit pour en hâter la précipitation dans le cycle incessant des métamorphoses naturelles ou autres, qui “ dépassent ” l'homme. Dans chacun de ces cas, il voudra atteindre le plus concret. Cette “ négation ” du Réel, commune aux grands poètes et aux grands révolutionnaires, notamment à ceux que l'on qualifie avec un dédain persistant d'utopiques, cette “ négation ” ne conduit qu'en apparence à l'irréel : car l'imagination ne se satisfait pas davantage de poser sur tels de ses “ produits ” l'estampille de l'irréalité. Sans plus d'effort elle les dépasse, et dès lors le réel et l'irréel sont moins “ confondus ” qu'ensemble surmontés.
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L'imagination, ou si vous préférez, cette intelligence “ sur-rationnelle ” dont l'amour de la poésie est la forme la plus spontanée (puisqu'on la rencontre parfois sur les bancs d'un lycée, avant toute étude théorique), cette intelligence ne se repaît jamais de ses produits au point de cesser de fonctionner : tout au plus lui arrive-t-il de s'y mirer, de s'y suspendre, le temps d'y apercevoir, selon le mot d'Apollinaire, “ un bel éclair qui durerait ”.
Il importe de souligner qu'entre les opérations philosophiques de l'imagination, et ces opérations encore plus libres que l'on nomme lyriques, il y a une différence d'ouverture d'angle et d'orientation du compas, davantage qu'une différence de champ. Voilà pourquoi, dès avant la mise au point de l'écriture automatique qui, au moins en tant que méthode d'expérience idéale, visait non seulement à piéger, mais à apprivoiser, ce qu'on nommait jadis l'inspiration, - le surréalisme naissant s'était préoccupé du rêve, et notamment de ce produit verbal qui lui est spécifique, les “ phrases de demi-sommeil ”. Le phare tournant de la vie diurne et de la vie nocturne cessait de réserver la parole au jour : des messages en direct arrivaient d'une province de la conscience qui était en général tenue pour une terre de silence, de chaos et d'exil.
A la lumière incomparable des découvertes de Freud, il est devenu évident que le rêve et la pensée de veille ne se “ distinguent ” qu'à l'aide de repères extérieurs, notamment sociaux. Nous passons toutefois avec une relative facilité d'un jardin dans l'autre. Mais il faudrait en venir à assurer une communication parfaite, non hérissée de pancartes, non suivie de la fameuse phrase : “ Ce n'était qu'un rêve ”. Jusqu'au surréalisme, l'abolition de ces frontières se faisait par en bas, dans le cas d'un effondrement du terrain mental, pouvant aller jusqu'au séisme de la folie. Cette annulation dramatique du contraste entre “ conscient ” et “ inconscient ” n'a pas pour moindre inconvénient de retrancher celui qui l'expérimente de toute communauté humaine, du moins dans l'Occident actuel (les Orientaux tenaient au contraire l'insensé à respect, pour peu qu'il prophétisât). Le surréalisme se propose d'unifier le terrain par en haut. On voit comme il est erroné de lui attribuer autre chose qu'un vif intérêt pour des égarements révélateurs qui, en tout état de cause, ne suffisent généralement pas à soulever une existence particulière au-dessus de la médiocrité ambiante.
Si, en vous parlant de Freud et du rêve, je parais m'attarder à des notions connues de tous, c'est que la France continue à opposer une résistance tenace à la pénétration des idées les plus éclairantes de la psychanalyse, tant sur la sexualité que sur la vie onirique. Un ouvrage capital, comme celui de John W. Dunne, Le Temps et le Rêve, n'a pas reçu en 1947 l'accueil qu'il méritait : un silence complet est vite retombé sur Erôs et Thanatos, de Norman O. Brown. Par contre, lors d'une récente émission de télévision, il s'est trouvé un neuro-physiologue, le professeur Jouvet, pour affirmer que l'on rêvait “ normalement ” deux heures sur une nuit de huit heures, et pour préciser que ce rêve était exactement débité en quatre phases mensurables. Cette discontinuité introduite, à grands renforts d'électro-encéphalogrammes, dans ce qui bien évidemment, ne cesse pas - un être humain qui cesse de penser, consciemment ou non, étant évanoui ou mort -, serait burlesque, si elle ne témoignait de la plus répugnante terreur devant “ l'inconnu ” (1).
(1) En même temps que de la persistance du préjugé qui “ réifie ” le temps, préjugé auquel John W. Dunne n'échappe pas toujours. Le temps n'a pas plus d'opacité dans le rêve que dans la pensée de veille.
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La circulation conquérante de l'esprit en lui-même révèle le caractère illimitable de la connaissance, et en même temps, fonde la liberté humaine en ce qu'elle a de plus irrépressible. Le surréalisme, qui refuse de jamais sacrifier l'une de ces possibilités à l'autre, hérite à cet égard d'une tradition accidentée. Je songe au moine espagnol Raymond Lulle, qui, au XIIIe siècle, crut fonder définitivement le Savoir en construisant une série de roues concentriques et indépendantes, portant des tiroirs, dont la superposition donnait directement la conclusion de n'importe quel syllogisme ou agrégat de syllogismes. C'est le même qui déclara : “ Quand un homme parle seul, sa parole le substitue à tous ”, phrase qui pour le dire en passant, nous paraît de nature à ruiner les interprétations tendancieuses qui ont pu être faites du caractère collectif de certaines activités surréalistes, et à plus forte raison de la passionnante énigme que continue de poser telle injonction de Lautréamont dans Poésies.
Il faut surtout se rappeler le Romantisme allemand, qui unit chez la plupart de ses représentants l'ambition encyclopédique à l'espérance révolutionnaire, sans que jamais cependant ils n'y engloutissent le penchant de chaque homme à résoudre, par ses moyens propres, le drame de sa propre existence.
Plus tard, l'anarchiste Bakounine ne craindra pas d'écrire : “ En ne reconnaissant l'autorité que de la science absolue, nous n'engageons aucunement notre liberté individuelle ”, puisque cette science, en tant que système achevé de la représentation du Réel, ne peut être qu'une asymptote de l'histoire. Réciproquement, le surréalisme peut reprendre à son compte l'admirable formule de Jules Lequier : “ Chaque homme introduit dans l'histoire du monde quelque chose qui ne peut plus ne pas en faire partie. ” Si le caractère illimité de l'histoire devient ainsi garant de la liberté individuelle, on comprend que le surréalisme ne puisse se rallier à ceux qui, au “ sens de l'Histoire ”, n'ont retenu que l'écrasement perpétuel de tous au profit de quelques-uns. Rappelons enfin que, du seul fait que pour chaque homme, un événement incompréhensible qui sera sa mort, est inscrit d'avance dans sa vie, il est en droit d'opposer à la relativité de sa propre existence, l'égale relativité de tout ce qui prétend s'étendre en deçà et au-delà de son passage sur la scène.
Le sentiment de cette précarité n'est pas une rançon indigne des possibilités offertes à l'esprit. Il fut un temps où la folle envie, pour un homme, de tout savoir n'était pas tellement déraisonnable. Aujourd'hui, l'Univers est découpé en tranches à l'usage des spécialistes, et ceux qui limitent l'exercice de la connaissance sont souvent les mêmes qui limitent l'exercice de la liberté. Toute l'activité des planificateurs, des technocrates et, hélas ! de beaucoup d'enseignants, tend, en gros, à obliger chacun à porter des oeillères de sécurité, celles-ci étant brodées par ailleurs et coquettement décorées d'allusions à “ autre chose ” par des vulgarisateurs plus ou moins frénétiques, ceux-là même dont les publications Planète offrent le type parfait. “ L'exigence ingénue ” dont parle Breton (Ode à Charles Fourier) devient un luxe, au même titre que l'investigation sérieuse dans les divers domaines qui n'ont pas l'heur d'importer aux yeux de “ ces Messieurs de l'Avenir ”. A eux aussi il convient de rappeler que la poésie est “ le souffle même de la connaissance humaine ” (1) et que celle-ci défaille dès qu'à celle-là on entreprend de mesurer sa place.
(1) Benjamin Péret, Le Déshonneur des Poètes.
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L'opposition entre “ matérialisme ” et “ idéalisme ” est analogue à celle qui prépare le passage du monde des signes ordinaires au monde des significations. Plus loin que le système des signes, dont on admet qu'il est d'origine conventionnelle, le système organique, extensible à l'infini, des significations, prouve qu'il existe une cohérence universelle d'un autre ordre que la cohérence toujours plus ou moins étroitement rationaliste des diverses philosophies.
Le Surréalisme ne s'assigne pas, en effet, la mission d'explorer un “ surréel ” différent du réel-irréel évoqué tout à l'heure, et le mot “ surréel ” même a été rarement employé par les surréalistes. Il se contente de vouloir présider, à la manière d'un appareil enregistreur, aux transmutations d'un langage à la fois raréfié et enrichi, où le système des signes, placé sous le règne d'une “ hypothèse d'identité ” en dernière analyse toute formelle, cède le pas au système des significations, c'est-à-dire au règne d'une autre hypothèse d'identité qui se prouve elle-même. A l'identité logique que la dialectique hégélienne elle-même ne peut que ruiner sans rien lui substituer, le surréalisme substitue en quelque sorte une “ identité symbolique ”. Pour ceux d'entre vous qui sont familiers avec les mathématiques, je dirai qu'on peut poser la comparaison :
Symboles/signes = (fonctions composées)/(équations du premier degré.)
La signification n'est jamais ni absente, ni réductible à zéro. Mais elle n'est jamais non plus entièrement épuisable : là gît le commencement d'une connaissance poétique de l'Univers où s'annule le fameux paradoxe de Meyerson, selon lequel toute connaissance se détruit en se construisant, puisqu'elle ne tend qu'à se perdre dans son objet de mieux en mieux cerné. C'est ainsi, à ne le considérer que du point de vue de ses résultats écrits, que le “ jeu de l'un dans l'autre ” (1) annexe à la connaissance les propositions “ absurdes ” que Hegel appelait infinies, du type : “ Le lion n'est pas une table ”, et que les poètes n'avaient pu jusqu'à présent retourner qu'à titre de provocation, qu'ils fussent Rimbaud (“ Trouve des fleurs qui soient des chaises ! ”) ou Arp (“ - par conséquent - le lion est un diamant ”). Au passage, qu'il me soit permis de dire que la fameuse phrase de Jacques Vaché : “ Il est dans l'essence des symboles d'être symboliques ”, s'éclaire d'un jour singulier, dès lors qu'on s'avise, par-delà l'humour, d'y voir autre chose que la tautologie académique A = A. Les signes n'ont pas d'essence, ils renvoient sans intermédiaire à autre chose, alors que les symboles, avec leur signification et le résidu de celle-ci, renvoient aussi à eux-mêmes, et non seulement à leur “ traduction ” en langage “ clair ”.
(1) Cf. Breton, L'Un dans l'Autre, “ Médium ”, nouvelle série n° 2 (1954). Je relèverai seulement ici la première “ équation ” développée par ce jeu : L'oeuf est une partie de cartes.
Il serait imprudent d'attendre de découvertes scientifiques la résolution du conflit “ matérialisme-idéalisme ” : nous tendons à libérer le langage, de sorte qu'entre le monde des signes et le monde des significations s'instaure un système de va et vient qui peut s'étendre, croyons-nous, entre le matérialisme et un idéalisme également renouvelés et rajeunis. Tandis que l'appel à certaines notions microphysiques récentes (“ anti-matière ”, etc.) et même à la fameuse relation d'incertitude de Heisenberg, semble bien à l'expérience ne profiter qu'aux tenants de “ la vieille âme ”. Et, pas plus que la destruction de l'humanité par une bombe thermonucléaire ne prouvera que la conception du monde d'Einstein était la plus
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“ élégante ” et la plus “ correcte ” possible, le Surréalisme n'a à se croire lié, même sur le terrain philosophique, par un “ perfectionnement scientifique de l'Univers ” que les poètes ont pris depuis longtemps l'habitude de regarder d'un oeil de pilleurs d'épaves.
A cette occasion je rappellerai que l'athéisme, constante irréductible et scandaleuse de la pensée surréaliste, n'a rien d'un dogme qui s'opposerait à d'autres dogmes : comme l'avait aperçu Shelley, c'est une nécessité. L'émancipation de l'esprit exige que Dieu, et singulièrement le Dieu du christianisme, dont une ruse est de se crucifier sous des traits d'homme, n'ait pas l'existence, ou si l'on veut “ l'être-là ”, et donc, qu'il ne puisse être défini comme un support éventuel de l'Etre, de l'essence absolue, cet Etre fût-il qualifié de non-existant ou d'égal au “ non-être ” par une ruse inverse et complémentaire.
“ Le Surréalisme est foncièrement anti-mystique, puisque le mysticisme suppose un monde second et le transfert d'un monde à l'autre : la négation du mysticisme évite le déchirement de l'homme et rend l'individu cohérent dans un monde cohérent. La valeur religieuse n'est plus attribuée aux seules notions irréelles (...) Elle est replacée dans l'objet réel en lui-même, aperçue dans sa poétique et mystérieuse réalité. ” (1).
(1) Philippe Van Tieghem. Histoire des doctrines littéraires en France.
“ Valeur religieuse ” est certes une maladresse de langage, mais qui recouvre un problème hautement préoccupant pour tels d'entre nous : celui de la renaissance du sacré dans le monde moderne, ou si l'on préfère, d'une valeur (et d'un mythe sans dieu qui lui soit lié) capable d'emplir l'espace vide laissé par l'effondrement des anciennes valeurs et des anciens mythes, afin que cet espace ne soit pas envahi par le chiendent mortel des valeurs fallacieuses et des mythes sanglants qui sont, d'avance, la marque des plus abominables dictatures.
En effet, si dans l'ordre intellectuel l'appel à la liberté et l'appel à la connaissance, loin de s'opposer, finissent par s'épauler, dans l'ordre moral tout reste à faire. La liberté, ici, n'a plus le sens obscur qu'elle garde chez les philosophes : nous savons tous ce qu'est la liberté pratique, dans la mesure même où toutes sortes de contraintes nous la restreignent : elle n'est autre que la “ négativité ”, la Révolte même, à son plus haut degré. Il en résulte qu'elle risque de s'éparpiller, de se dissoudre, de s'épuiser dans sa propre colère, si elle ne voit pas surgir devant elle, non une barrière, mais une force différente, quoique convergente, avec laquelle elle entre en un équilibre périlleux mais fécond. Cette force, c'est celle qu'un grand occuliste Schwaller de Lubicz (2) avait entrevu comme le sens du “ respect ”, lorsqu'il faisait valoir par exemple qu'au sein même de la liberté érotique, si certaines formes extérieures de décence sont toujours appelées à disparaître, le respect d'autrui doit demeurer vivace en son principe, sans quoi le couple risque de se briser en sombrant dans la souillure. Et le couple est bien l'une des rares promesses de sacré qui vaille justement que l'esprit s'y éblouisse, s'y perde et s'y retrouve.
(2) Cf. Adam l'homme rouge, St-Maritz, 1927.
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Il n'y a pas à se tromper sur la volonté d'ascèse qui préside à l'état d'esprit surréaliste. Le fait même d'y écrire un poème a une portée “ métaphysique ” et morale radicalement différente du fait d'écrire un poème en alexandrins. Aussi bien le surréalisme ne s'est-il cru admis à revendiquer (partiellement) le fameux
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“ legs culturel ” tour à tour gonflé ou exténué par les diverses tendances de “ la gauche ”, que dans le dessein authentiquement révolutionnaire de dépouiller le génie de ses oripeaux sociologiques et sentimentaux. Les diverses “ contradictions ” que certains prennent plaisir à relever sur notre trajectoire culminent dans l'antithèse entre la définition du surréalisme comme “ automatisme psychique pur ” et “ dictée de la pensée ”, et sa pratique qui l'a amené à “ donner un nouveau visage à la beauté ”, (André Breton) et à tenir la morale pour “ l'objet constant de nos préoccupations ”.
Pour résoudre cette contradiction, il suffit d'observer que le fait de vouloir déceler le “ fonctionnement réel de la pensée ” est déjà une démarche morale, car cette démarche est entreprise au nom de cette “ sincérité envers soi-même ” sans laquelle il n'y a pas de loyauté possible dans les rapports humains.
La révision complète de la “ condition humaine ”, elle-même élément déterminant, mais non suffisant, de l'émancipation de l'esprit ne paraîtra donc entraîner un “ nihilisme ” esthétique et moral qu'aux yeux de ceux qui veulent rester aveugles : loin d'être “ la négation de tout ” (à supposer que ces mots aient un sens) le surréalisme est aujourd'hui pour ainsi dire le seul porteur de santé dans le monde. Jamais la “ vie donnée ” n'a cessé d'être tenue pour nous à la fois comme objet de contestation radicale et comme unique tremplin de nos espérances. La “ Préface ” de la Révolution Surréaliste était déjà explicite sur ce point. L'activité onirique y apparaissait comme équivalent (au sens où les médecins parlent d'un équivalent psychique de l'épilepsie) de diverses perversions : “ Le surréalisme est le carrefour des enchantements du sommeil, de l'alcool, du tabac, de l'éther, de l'opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne prisons pas, nous ne nous piquons pas, et nous rêvons, et la rapidité des aiguilles des lampes introduit dans nos cerveaux la merveilleuse éponge défleurie de l'or ”.
Que cette image m'amène à conclure : j'appartiens, comme on dit, à une génération où des esprits mal intentionnés aiment nous reprocher de perdre notre temps dans le surréalisme. Tant mieux si cette activité ne jette même plus au regard distrait des chroniqueurs la poudre équivoque de “ l'avant-garde ” : ce n'est pas tout d'être en tête, encore faut-il savoir qui nous suit. Ce temps, de toute manière, je ne cherche qu'à le perdre, à le “ semer ” - si cette expression n'était encore trop hagarde - comme on “ sème ” un poursuivant, et aussi de loin en loin, une graine recueillie au vent des jours.
La révélation freudienne de la psyché humaine comme fondée sur le désir, la révélation philosophique du rapport réellement infini que le monde entretient avec la pensée, apparaissent comme superposées dans le surréalisme, moins comme des étages différents, que comme deux calques différents, tracés d'autres couleurs, d'un même repérage. Ce repérage nous est rendu sensible par la poésie, par le “ Merveilleux ”, clé de voûte de l'édifice surréaliste, dont Artaud disait qu'il était “ à la racine de l'esprit ”. Il importe de dire qu'avec le surréalisme, pour la première fois, le monde et l'existence ont changé pour certains êtres : ceci par la seule vertu de la poésie, non en tant que moyen d'expression, mais en tant que moyen d'accession à un ensemble de conduites où s'exerce déjà ce qui, tôt ou tard, sera la seule “ dictature ” capable de réconcilier l'homme avec lui-même : la souveraineté concrète, à la fois passionnelle et rigoureusement lucide, de l'esprit.
G. L.
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Luis Arnaiz : Arrabal combattant sa mégalomanie.
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Jean-Claude Leboucher : Les maigres bêtes de la nuit.
(Photos Y. Hervochon.)
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Gironella : Chien dévorant à la Reine Mariana - 1962.
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JOSÉ PIERRE
IL N'Y A PAS DE POÉSIE POUR LES ENNEMIS DE LA LIBERTÉ
L'extraction de minerai et de charbon augmente... MAIAKOVSKI, Conversation avec le camarade Lénine (1929).
Lorsque, en 1923, Maïakovski fonde la revue “ Lef ” (1), peut-être commet-il l'erreur la plus tragique de son existence. Le “ Lef ”, c'est en somme, le Futurisme (russe) ou service de la Révolution. Un Futurisme qui, depuis plus de dix ans, a développé ses recherches propres, affirmé son originalité tant sur le plan poétique que sur le plan plastique et qui, après avoir accueilli chaleureusement la Révolution d'Octobre, se dévoue entièrement à l'édification du socialisme en U.R.S.S. “ Contre l'esthétisme et le psychologisme en art ”, “ pour la désesthétisation des arts appliqués ” : ce sont là des positions que ne désavouerait pas, l'année suivante, La Révolution Surréaliste, qu'approuverait en 1930 Le Surréalisme au service de la Révolution, si cette attitude de refus ne s'accompagnait du programme positif suivant : “ pour la pièce de propagande, le journalisme qualifié, la chronique, le constructivisme... le poème d'agitation économique, la réclame ”.
(1) Dont le sigle signifie : Front Gauche de l'Art.
On peut se demander si la confusion dramatique qui s'établit, lors de la création du “ Lef ”, entre l'inspiration personnelle d'un poète aussi authentique que Maïakovski et l'art de propagande ne contient pas le germe des malentendus et des déboires répétés que rencontre actuellement la jeune poésie soviétique (2). Car, si l'on est en droit de considérer que l'audace toute relative des thèmes comme du style d'Evtouchenko ou de Voznessenski représente le maximum de ce qui est concevable aujourd'hui en U.R.S.S., il n'est pas interdit de penser que, sans la caution apportée naguère à la poésie officielle et à l'art “ de service ” (comme il y a des “ escaliers de service ”) par l'auteur du Nuage en pantalon, non seulement le mythe de la “ culture prolétarienne ” aurait fait long feu, mais la fiction misérable d'un “ réalisme socialiste ” se serait effondrée sous le poids du ridicule. Or, Staline déclarant en 1936 Maïakovski “ meilleur poète de l'époque soviétique ”, c'est, ne nous y trompons pas, un hommage rendu à celui dont l'exemple autorisa la formulation, deux ans auparavant, des théories jdanoviennes.
(2) L'usage de cet adjectif n'implique, faut-il le dire, aucun jugement tacite sur la qualification “ révolutionnaire ” du régime existant en U.R.S.S.
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Car la politique culturelle du “ Lef ” relève tristement du comportement de Gribouille. Maïakovski et ses amis entendent lutter contre le sectarisme étriqué du Proletkult puis du RAPP, associations d'écrivains prolétariens qui prônent une sorte de populisme de commande. Le “ Lef ”, lui, veut sauvegarder toutes les conquêtes de l'avant-garde... mais en les faisant servir docilement, aveuglément à la défense des mots d'ordre sociaux et politiques du régime. A cette date, presque tous les grands personnages de l'avant-garde russe viennent de s'exiler (Chagall, Kandinsky, El Lissitzky, Pevsner), se taisent (Malevitch) ou disparaissent (suicide d'Essenine en 1925, succédant à la mort de Blok et de Khlebnikov en 1921). La responsabilité de “ l'engagement ” de Maïakovski - qui entraîne avec lui Eisenstein, Pasternak, Dziga Vertov, Meyerhold - n'en est que plus considérable. Unique “ vedette ” désormais d'une avant-garde dont il est le vivant symbole, il permet que se donne pour viable et légitime un art de propagande qui ravale l'artiste et le poète au rôle d'hommesandwich (3), il accrédite même la thèse selon laquelle le ralliement à La ligne générale (4) constituerait pour un créateur véritable le stade suprême et logique de son évolution, le couronnement d'une certaine générosité créatrice. Dans quelle mesure n'assume-t-il pas la responsabilité des fallacieux arguments par lesquels on tente régulièrement de magnifier l'avilissant reniement d'un Aragon ou d'un Eluard, parmi beaucoup d'autres ? Arguments de la valeur desquels les intéressés se sont d'ailleurs aisément persuadés...
(3) Le sens de la publicité, chez Maïakovski, et un certain penchant à l'exhibition en public, le prédisposaient à ce rôle.
(4) C'est le titre caractéristique d'un film d'Eisenstein (1928).
En se suicidant, Maïakovski n'a-t-il pas aussi tenté de mettre fin à l'insoutenable gageure dans laquelle il avait précipité l'avantgarde russe ? Nous ne le saurons sans doute jamais (5). Une chose est sûre : son geste est la dernière manifestation d'une avant-garde qui se confond avec son propre destin (6). Le “ réalisme socialiste ”, lors de sa promulgation en 1934, fait figure d'un arrêt de mort placardé dans un cimetière. D'ailleurs il s'agit d'une arme destinée à l'exportation, et qui permettra de mieux jauger la “ fidélité ” des intellectuels communistes de par le monde : sont-ils prêts ou non à tout abdiquer de leur talent, de leur personnalité entre les mains du Parti et de son Chef bienaimé ?
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Le péché d'orgueil aura paru rarement plus suspect que dans ces circonstances.
(5) Et ce n'est pas la très prudente et très conforme étude de Claude Frioux, Maïakavski par lui-même (Ed. du Seuil) qui nous l'apprendra !
(6) Pasternak réduit au silence, Meyerhold déporté, seul Eisenstein mettra sa virtuosité au service, non pas même du socialisme russe, mais du nationalisme stalinien : Alexandre Newski, Ivan le Terrible.
Mais aujourd'hui, en 1963 ? Une certaine euphorie, consécutive à la “ déstalinisation ”, qui s'était emparée de l'intelligentsia soviétique a tellement inquiété les autorités qu'une offensive extrêmement brutale, inaugurée en décembre 1962, a voulu y mettre un terme. La violence, l'ampleur et la durée de cette réaction officielle montrent assez l'importance du phénomène, et sa résistance aux tentatives de “ liquidation ”. Car un débat comme celui qui se poursuit était impensable il y a quelques années encore, par exemple lors de “ l'affaire Pasternak ” en 1961. Certes, ce problème n'est qu'un aspect de la “ déstalinisation ” et tant que celle-ci n'aura pas été achevée, il est normal qu'une des conséquences directes du stalinisme comme le “ réalisme socialiste ” demeure virulente. D'autre part, la logique interne du système veut que les moindres déboires politiques se répercutent sur tous les points sensibles. Or, s'il est, dans la Russie d'après Staline, un point d'extrême sensibilité, c'est bien la jeunesse intellectuelle de ce pays.
Très sensible, cette jeunesse, à toutes les formes d'expression plus ou moins interdites dans la période précédente : poésie lyrique (et non plus l'épopée du socialisme ou de la guerre contre l'envahisseur), art non-figuratif (et non pas les illustrations calquées sur le calendrier officiel), jazz (et non pas les chants folkloriques), cinéma américain (et non pas des films sur les amours kolkhoziennes) ... Sensible en raison de son dynamisme propre, de son niveau élevé de formation intellectuelle (même si l'on préfère parler de “ déformation ”), de la place déterminante qui est la sienne dans les réalisations actuelles du régime. En effet, la “ course à l'espace ” et les résultats obtenus dans ce domaine ne s'expliquent pas si l'on ne fait pas état d'une émulation scientifique et technique parmi des milliers et des milliers de jeunes gens des deux sexes. De là, un ferment de curiosité et un certain goût de l'audace et du nouveau qui tendent à ouvrir une brèche dans une éducation doctrinaire (formation civique et politique) et déséquilibrée (formation scientifique et formation littéraire dogmatiques au détriment de l'esprit critique et de la sensibilité). En résumé, les succès mêmes de la formation universitaire soviétique entraînent la condamnation des principes sur lesquels celle-ci se fonde. De même, cette jeunesse dont dépend, intellectuellement et matériellement, la survie du régime représente la menace la plus sérieuse contre cette survie.
C'est ce qui apparaît à maintes reprises, par exemple lorsque les autorité refusent d'entendre parler du “ fossé ” qui séparerait la nouvelle génération des précédentes. Avouer une telle rupture, ne serait-ce pas la précipiter ? Et lorsque Voznessenski prononce son “ autocritique ” devant l'Union des Ecrivains en ces termes :
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“ Pour moi, le plus important aujourd'hui est de travailler, de travailler et encore de travailler ”, cela peut s'entendre, bien sûr, comme le désir, à la suite des critiques formulées par Krouchtchev, de perfectionner son métier d'écrivain. Au delà, le verbe sur lequel le censeur comme la victime insistent tant trahit une inquiétude précise : que la jeunesse soviétique oublie au profit des loisirs, seraient-ils culturels, les nécessités économiques et la discipline “ socialiste ” du travail.
Lorsque, pour écouter ses poètes, la jeunesse soviétique se presse en foules enthousiastes comme seuls en obtiennent ici les chanteurs de twist et de rock'n roll, il n'y a pas de doute : ces poètes, cette poésie expriment les aspirations profondes d'une importante fraction de la jeunesse. Rappelons au passage que cette forme “ orale ” de la communication poétique, si étrangère à nos goûts, est une tradition de la poésie russe d'avant-garde. Et pour son compte Maïakovski, des cabarets futuristes de 1912 jusqu'à peu de jours avant son suicide, n'a pas cessé de déclamer en public, de sa voix tonnante, ses propres poèmes. Cette tradition, qui implique une part déterminante faite aux vertus auditives de la poésie, confère cependant aux rencontres poétiques entre les jeunes soviétiques et leurs porte-parole une portée très particulière. “ Ces assemblées, ce sont déjà des meetings où s'affirment des courants différents, opposés même, sur des problèmes qui intéressent l'histoire et la vie en U.R.S.S., c'est-à-dire des problèmes politiques ” (7). Raison de plus pour que le pouvoir s'en inquiète et s'efforce de brider la popularité de ces leaders lyriques.
(7) Pierre Frank, Quatrième Internationale, n° 18, mars 1963.
A la tension sur le plan culturel, David Ellimer a proposé une autre explication. Il suggère que le caractère religieux du “ culte ” de Staline a provoqué un transfert des fonctions liées au sacré du clergé de jadis, aux écrivains et aux artistes, “ en raison de leur capacité incantatoire ”. “ Dès lors, quoi d'étonnant si la société communiste, comme la société chrétienne à ses débuts, retentit de ses querelles internes entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ? ” (8). De cette pénétrante suggestion, nous retiendrons que la menace d'une trop grande autonomie du “ pouvoir spirituel ” détenu par les écrivains et les artistes représente pour le “ pouvoir temporel ” une éventualité inacceptable, même si le régime est en voie de désacralisation.
(8) France-Observateur, 14 mars 1963.
Pour enrayer la menace, les dirigeants du Kremlin tentent de faire jouer des mécanismes manichéistes singulièrement voyants dans le cas du professeur de physique Rudolph Friedman, “ devenu espion en raison de son amour de l'art abstrait ” (9). Le professeur Friedman regardait “ avec un air critique ” des tableaux réalistes socialistes exposés à Leningrad, lorsqu'un espion américain
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engagea la conversation avec lui, lui fit parvenir par la suite des livres sur l'art abstrait et, de fil en aiguille, en fit un agent au service des U.S.A. L'énormité de l'anecdote ne doit pas en dissimuler la signification, des plus menaçantes : non seulement le fait d'écrire (et de réciter, à plus forte raison) des poèmes, de peindre (et d'exposer) des tableaux contraires aux doctrines officielles est une activité coupable, mais le seul fait de s'intéresser à de pareilles choses est dangereux pour la collectivité, pour la société soviétique, et aussi certainement pour le communisme international. Et l'on peut remarquer que la réaction officielle dérive en droite ligne, lorsqu'elle concerne les jeunes artistes et écrivains, du traditionnel paternalisme bourgeois lorsqu'il s'aperçoit, au comble de l'horreur, qu'il a “ couvé un monstre ” : il menace alors de “ couper les vivres ”, c'est-à-dire de condamner à la mort économique le monstre qui écrit, qui peint ou qui pense. Ainsi lorsque Tito, prenant le relais de Krouchtchev, déclare à propos des peintres abstraits : “ Que des particuliers achètent leurs oeuvres, nous n'y voyons pas d'inconvénient. Mais nous ne donnerons plus d'argent de l'Etat, des millions, pour de tels tableaux : je m'y opposerai énergiquement ! ” (10).
(9) Le Monde, 25 décembre 1962.
(10) Conversation du 6 février avec un groupe “ d'éminents journalistes yougoslaves ”. Le Monde, 16 février 1963.
Ce n'est pas un hasard si, au cours de l'offensive contre la “ libéralisation ” culturelle, Krouchtchev a été entraîné à une réhabilitation partielle de Staline. La liberté poétique et la liberté tout court se confondent dans le même élan, et qui condamne l'une condamne l'autre. Moins que quiconque, les jeunes poètes russes ne s'y tromperont. Eux-mêmes, à plusieurs reprises, ont clairement laissé entendre, et c'est tout à leur éloge, qu'ils frayaient la voie, qu'ils préparaient le terrain. Ils en sont sensiblement arrivés au point où Maïakovski, un pied dans le Futurisme, l'autre dans la Révolution, s'essayait à marcher sans boiter. Au delà, il n'y a plus que l'éclatement, à jamais irréversible, de l'idée d'art engagé (mais Evtouchenko, mais Voznessenski, d'autres encore, que seront-ils devenus d'ici là ? Cette seule question m'enlève tout désir de me livrer à une étude critique de leurs poèmes). Au delà, il y a aussi la perspective, curieusement avancée par plusieurs observateurs, d'une “ troisième révolution socialiste russe ” (11).
(11) “ Nos adversaires sont le capitalisme et l'impérialisme, pas les peintres abstraits... ” : nous espérons que, tout au moins en ce qui concerne Cuba, Fidel Castro ne reniera pas de tels propos, les seuls proférés au sein du bloc socialiste à ne pas contenir une menace de mort contre l'art et la poésie. (Le Monde, 23 mars 1963).
Paris, 19 mai 1963.
J. P.
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DES COUPS ET DES SOUS
Le 18 juin 1963, a eu lieu devant la dixième chambre correctionnelle de la Seine le procès intenté par Georges Hugnet à Vincent Bounoure, Jehan Mayoux et Jean Schuster ; ils étaient accusés, Bounoure, de coups et blessures volontaires et de violation de domicile ; Mayoux et Schuster, de violation de domicile.
Dès l'ouverture des débats, le Président note qu'un article de Hugnet a “ déclenché l'affaire ”, tout en signalant que cet article ne figure pas au dossier (1) : lecture est donnée par Me Théo Bernard du passage où Hugnet traite Péret d'embusqué, de tire-au-flanc et de pousse-au-crime.
(1) Pas plus que n'y figure le deuxième article où Hugnet annonçait son intention de porter plainte, et dénonçait les soi-disant “ abus ” que Péret aurait commis à Barcelone en tant que dignitaire du P.O.U.M. : cette absence permettra d'orienter les débats sur le rôle supposé de Péret à Mexico, jamais sur sa conduite en Espagne, et donc d'escamoter l'important témoignage de Juan Andrade, qui avait défié Hugnet de prouver un seul point de ces nouvelles calomnies (nous l'y attendons toujours).
Au cours de leur interrogatoire, les trois prévenus gardent une attitude calme : Bounoure s'élève contre le terme d'expédition punitive employé par le Président, et Schuster insiste sur le fait que la porte du domicile d'Hugnet avait été librement ouverte et laissée ouverte par l'épouse du plaignant (laquelle, dans sa propre déposition, se contredira sur ce point). A une observation concernant “ l'heure tardive ” à laquelle les trois amis étaient allés demander une explication à Hugnet, Mayoux répond en signalant au Président que Hugnet lui-même eût pu témoigner que l'habitude parmi nous est de se séparer à quatre heures du matin plutôt qu'à quatre heures du soir.
La lecture est alors donnée des lettres d'André Breton, Jacques Prévert et Robert Lebel en faveur des accusés.
Selon Georges Hugnet, premier témoin, arrivé vacillant et autorisé à parler assis, “ il y avait du sang partout ” à l'arrivée de Police-Secours. Il recouvre apparemment la santé au fur et à mesure que l'audience avance, car il grommelle et interrompt à son aise les dépositions des témoins. Il insinue, en voyant “ les mains de bureaucrate ” de Bounoure, que celui-ci l'avait frappé avec un objet contondant. Cet objet, personne ne l'a vu, et d'ailleurs selon Hugnet, la “ sauvagerie ” de Bounoure était telle que “ l'agressé ” n'a pas distingué son agresseur. (Celui-ci a d'ailleurs tenu, en fait, à se nommer : procédé habituel,
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n'est-ce pas, aux “ gangsters ” et aux “ nazis ” auxquels on tentera à plusieurs reprises d'assimiler les prévenus.)
Le Président lui demandant s'il pensait que son article était injurieux, Hugnet se lance dans une diatribe contre Péret, coupable d'avoir écrit le Déshonneur des Poètes alors que lui-même militait dans les maquis (?) de la résistance française. Comme il fait allusion à la “ sécurité ” de Péret à Mexico, Mayoux lui crie : “ Tu sais très bien qu'il risquait sa vie chaque jour en travaillant aux côtés de Natalia Trotsky ! ” Ce cri reste évidemment sans réplique.
Georges Hugnet : Il (Péret) m'a craché à la figure, je le lui ai rendu.
Me Théo Bernard : Monsieur Hugnet, vous avez connu Benjamin Péret, vous avez eu depuis 1945 l'occasion de le rencontrer. Avez-vous craché sur lui ?
Georges Hugnet (levant les bras au ciel) : Bien sûr, bien sûr...
Me Bernard : Où et quand, Monsieur Hugnet ?
Cette question insistante n'arrache que de nouveaux râles à Hugnet, et l'avocat peut conclure : “ Vous avez donc attendu que Péret soit mort pour lui cracher à la figure. ”
L'intention de nuire à Péret est tellement forte que Hugnet prend soin d'avertir le prétoire que le poète avait désiré donner à son fils le nom de “ Déserteur ”, ce qui, dans la perspective “ historique ” où s'oriente le débat, constitue une véritable délation.
Le témoignage de Mme Hugnet consiste à dire qu'elle fut maintenue par deux hommes tandis que le troisième frappait son mari, puis au contraire à reconnaître qu'elle “ se cramponna ” spontanément au bras de Mayoux.
Le témoignage de Juan Andrade amènera Hugnet, hors de ses gonds, à dire : “ Pourquoi témoignez-vous pour ces gens-là ? Vous n'êtes pas surréaliste ! ” - reconnaissance explicite de la fidélité de “ ces gens-là ” à un idéal trahi par Hugnet. La réponse d'Andrade : “ Non, mais je suis très près d'eux en l'occurrence ”, relève d'un ordre d'idées où Hugnet est incapable d'accéder.
Bien que s'étant excusé par lettre, Robert Lebel tint à paraître : il répéta l'essentiel de sa déposition écrite, - à savoir que l'Association des Amis de Benjamin Péret se déclarait entièrement solidaire de l'indignation des prévenus.
André Pieyre de Mandiargues évoqua d'abord avec émotion la dette morale de sa jeunesse envers Péret et l'amitié qui le lia au poète dans les dernières années de la vie de celui-ci. Il raconta comment il s'était trouvé récemment “ bousculé ” dans une galerie de peinture par un jeune artiste qui, se jugeant offensé par l'un de ses articles, lui avait déjà adressé une lettre de menaces. “ Je n'ai pas cru devoir déranger pour si peu l'appareil de la justice, ni porter plainte dans le but d'obtenir des dommages-intérêts. ”
A l'apparente stupéfaction du Tribunal, Hugnet déclara alors qu'il n'en voulait à Péret que pour avoir écrit le Déshonneur des Poètes et qu'il cotiserait volontiers à l'Association : le public, qui a déjà manifesté son indignation devant un tel comportement histrionesque, le conspue.
Pour l'accusation, Me Le Mée réclame 5.000 F de dommages, en faisant valoir les “ quinze jours d'incapacité de travail ” de son client. Selon lui, il ne s'agit pas d'un procès politique : il n'en est pas moins le premier à parler de “ procédés dignes de l'O.A.S. ” (rumeur prolongée : le Président menace de faire évacuer la salle). S'agit-il d'un procès littéraire ? Bien qu'il s'en défende, il exhibe une série de certificats décernés à Hugnet, dont certains signataires appellent une toute particulière attention : Georges Ribemont-Dessaignes, Valentine Hugo, le sieur Cocteau, enfin MM. Pierre Berger, Jean Bouret, Henri Parisot.
Ces trois hommes ont connu Péret depuis son retour du Mexique : jamais l'un d'entre eux n'a exprimé la moindre réserve quant au Déshonneur des Poètes, jamais l'un d'entre eux ne l'a insulté de son vivant. Henri Parisot a encore signé, en 1951, le tract surréaliste Haute fréquence aux côtés de Péret et de deux des
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prévenus d'aujourd'hui. A présent, leurs lettres sont pour célébrer le “ patriotisme ” d'Hugnet et l'opposer à “ la fuite à Mexico ” de Péret, insulteur de la Résistance nationale et “ absent de la lutte contre les Nazis ”. Ces coups de pied de l'âne ne comportent pas non plus de droit de réponse.
Ces singuliers témoins de “ moralité ” en faveur d'un accusateur et au détriment d'un disparu furent relayés par le substitut, pour qui Hugnet, âgé, malade, aurait été la cible d'un véritable complot, et qui n'hésite pas à fustiger les méthodes d'une “ O.A.S. surréaliste ”.
Les plaidoiries de Mes Bourdelle, Théo Bernard et Dechézelles firent l'écho le plus sensible aux déclarations parfaitement sereines qui, face à l'agitation de Hugnet, avaient été celles des prévenus.
Ainsi Me Bourdelle fit remarquer que Mayoux n'avait pu manquer d'être ému des propos de Hugnet contre Péret, auquel il venait de consacrer une importante émission radiophonique. Puis il revint sur le Déshonneur des Poètes pour dire en substance : “ Je me suis demandé pourquoi Hugnet reprochait ce texte à Péret. Je vais vous dire pourquoi : il y a une phrase, une seule, que Hugnet ne pouvait lui pardonner, c'est celle où énumérant les écrivains engagés, Péret dit que parmi eux un seul avait été vraiment poète, c'était Eluard. ”
Me Théo Bernard situa, comme il convenait, l'article de Hugnet hors des limites de la simple critique littéraire. Il fit à cette occasion un éloge circonstancié du caractère et de la conduite de Péret. Puis il s'attacha aux aspects purement juridiques du problème, et démontra que l'article du Code énonçant le délit de violation de domicile précisait qu'il fallait qu'il y ait eu violences préalables.
Enfin, Me Dechézelles souligna la distance entre les faits réels et la déposition outrancière de Hugnet, dont la fuite devant Bounoure rendait toute discussion impossible et ne pouvait qu'éveiller la colère. Sur la remarque qu'il fit que Hugnet, de notoriété publique, collectionne les autographes, le plaignant éructa : “ C'en est trop... ” et sortit en reprenant la démarche claudicante qu'il affectait en arrivant.
Me Dechézelles ne pouvait pas ne point parler de sa propre amitié pour Péret : l'accent avec lequel il évoqua la générosité, la rigueur morale, l'indomptable courage du poète rendait éclatant le point auquel les accusés avaient été justement indignés par les imputations calomnieuses de celui qui, comme ils le dirent dans leur lettre (non publiée) à Arts, ne prend l'offensive “ qu'au bout d'une plume et contre les morts ”.
Là était, là reste en effet le noeud du problème, - si tant est qu'il y en ait un. Car de toute manière, M. Georges Hugnet est certain de passer à la petite histoire “ littéraire ” comme celui qui a offert trois surréalistes à l'appareil répressif : ce qui ne s'était jamais vu.
Trois, et même quatre : Benjamin Péret se trouve rétroactivement exposé à l'examen soupçonneux de la justice bourgeoise, pour avoir commis le Déshonneur des Poètes qui fait encore hurler de rage certains, aujourd'hui.
De 18 juin en 18 juin, la France continue.
Le 2 juillet, le tribunal, en délibéré, a rendu son verdict : trois mois de prison avec sursis et 300 F d'amende à Vincent Bounoure, quinze jours de prison avec sursis et 200 F d'amende à Jean Schuster, 200 F d'amende à Jehan Mayoux. Vincent Bounoure devra payer à M. Hugnet 2.000 F de dommages-intérêts.
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JEAN-CLAUDE SILBERMANN
Du sous-réalisme à la "Méthode" automatique
La mode, en art, est à l'immondice.
Tandis que les enfants des terrains vagues, armés de bâtons, cherchent et découvrent parmi les détritus l'objet qui, n'ayant plus cours dans le monde utile des adultes, pourra être réhabilité au paradis sauvage des jeux, c'est à main nue et “ comme ça vient ” que les artistes en vogue puisent dans les ordures. Rien n'étant plus contraire à leurs intentions que de montrer les voies par lesquelles ce qui est en bas est aussi en haut, ils se chargent, à défaut de pourriture, de salir tout ce qui, s'inscrivant dans la banalité quotidienne, n'a besoin que d'une tache de graisse pour basculer dans le déchet.
Dans la mesure où des “ amateurs ” auxquels un compte en banque bien approvisionné évite d'avoir à descendre eux-mêmes leur poubelle, sont prêts à payer très cher pour mettre sur leurs murs les reliefs de sous-réalité dont ils se sentent frustrés, nous ne pourrions discerner dans ces artistes de voirie que d'habiles escrocs si, quarante-cinq ans après Dada dont ils refont les gestes sans aucun risque, - c'est-à-dire dans le bien-être intellectuel que Dada, précisément, se proposait de dynamiter - si, loin de s'inscrire en subversion contre l'apathie et le désarroi intellectuel en cours, ils n'en profitaient, sous couvert de visées narquoises en porte-à-faux, pour remuer cyniquement un peu plus de boue.
Le procédé qui consiste à faire mentir ceux dont on prétend se réclamer à seule fin de mieux les trahir est la règle d'or de tous les arrivismes. Les sous-réalistes n'y échappent pas : l'indifférence sérieuse qu'ils affichent à l'encontre du jugement n'est que le reflet esthétique de l'indifférence humoreuse qu'au-delà de Dada, Duchamp et Picabia ont témoignée à l'égard du bon comme du mauvais goût. C'est ainsi, par exemple, que dans la phrase de Duchamp : “ Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ”, les sous-réalistes ont pris délibérément au pied de la lettre le verbe “ faire ” : les regardeurs se sont mis à fabriquer des tableaux et des tableaux de regardeurs dont tout l'art consiste à retenir tel quel (1) un coup d'oeil qui, pour se vouloir sans discernement n'en procède pas moins, dès lors qu'il se fixe sous prétexte d'art ou d'anti-art, d'un choix et d'un choix qui juge ceux qui le font.
(1) Toute modification, tout titre qui vienne requalifier par le lyrisme ou par l'humour ce qu'ils se proposent de montrer ayant pour effet de transformer le regardeur en un acteur ambigu.
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Dans l'optique révolutionnaire de l'art qui est la nôtre, c'est à la réaction qu'appartient ce sous-réalisme qui trompeusement se pare de ce qui naguère a fait figure de révolte et qui, répété aujourd'hui à la satisfaction générale, constitue un acte d'asservissement aux mots d'ordre avoués ou secrets du décervelage policier.
A tenir compte, par delà ces objections morales, des ambitions intellectuelles qui se font jours à travers les écrits des artistes ou des préfaciers de service du sous-réalisme, il n'y aurait qu'un peu de temps à perdre, un peu de ce temps nul qu'ils s'acharnent à vouloir récupérer, si nous n'avions affaire à des manoeuvres qui, venues d'horizons différents, mettent fallacieusement en cause le principe d'errance dans ses rapports avec le hasard et la nécessité, la liberté et le destin ; et convergent toutes, comme nous l'avons vu, pour porter atteinte à la notion même de jugement, dans son sens le plus général qui est celui du choix, de ses possibilités et de ses limites. C'est une véritable culture de l'indifférence que les sous-réalistes entendent promouvoir.
Attendre quelque chose de l'indifférence ne vaut pas mieux, du point de la vanité d'exister, que d'attendre tout du parti-pris comme le faisait l'art traditionnel. Du point de vue de la liberté, c'est pire : la prison est la même mais, sous prétexte que l'on ne cherche plus à s'en évader, on veut nous faire admettre que les murs en ont été abattus. S'il se peut que la volonté d'indifférence marque dialectiquement le point de départ de l'errance et de la chance de vivre dans l'instant qu'elle appelle, c'est à la seule condition qu'elle se dissolve en chemin, à la faveur du chemin que l'on trace et qui se referme derrière nous comme la vie. Choisir de ne pas choisir, c'est encore choisir. A tomber dans ce piège les sous-réalistes - comme il y a peu, mais avec moins de nostalgie masochiste, les informels - aliènent leur vacuité en la forçant à devenir la cause d'une quête réduite à se prendre pour son propre but et à se griser d'absence. L'instant est absent, il passe, et il passe inaperçu. Les instantanés des sous-réalistes jauniront sur les commodes de l'esprit.
En poésie, en art, c'est de la volonté qu'“ il faut ” se passer, de toute volonté, y compris de la volonté de ne pas vouloir. L'insouciance est la méthode sans adepte où vient mourir, en un cri ou en un rire, l'obligation dans laquelle nous croyons être d'aller ici plutôt que là, ou de rester où nous sommes.
J.-C. S.
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NOUVELLE HISTOIRE DE L'OEIL OU LE MERVEILLEUX PRÉFÉRÉ
PHILIPPE AUDOIN
J'en crois mes yeux. Puis-je, dois-je en croire mes yeux et qui sait, d'ailleurs, si le réel n'est pas imaginaire ? On en revient vite à des questions de ce goût pour peu que par mégarde (une fois de plus) on s'interroge sur ce qui distingue la perception d'un objet et la représentation qu'on en a. La plupart quittent avec l'adolescence le souci naïf mais égarant au possible de ce que voit une mouche, par exemple, et celui de prendre parti dans la querelle des universaux. Le sens commun exige que l'objet “ réel ” soit tenu pour adéquat à l'objet perçu (il faut bien vivre) sans que toutefois son extériorité souffre d'être mise en doute. Dans ces conditions la relation, résultante du couple sujet-objet, ne peut être que dramatique et l'on s'empresse ordinairement de n'y plus songer.
Mon propos est d'en venir aux modes d'expression qu'on désigne aujourd'hui sous le nom de “ nouveau roman ”, en lesquels le drame évoqué se noue précisément de façon exemplaire et, semble-t-il, au seul détriment du sujet. Ce détour préliminaire n'était donc pas tout à fait superflu : mettons qu'il corresponde au choix du terrain. De même il importe de rappeler - d'affirmer au besoin - que le réalisme moniste est la seule attitude d'esprit qui permette de concevoir l'issue du débat, donc de ne pas désespérer d'une connaissance vraie, en ce sens qu'elle n'isole pas la pensée de l'objet. A-t-on du reste assez proclamé qu'elle soustend toute l'expérience surréaliste aux prises avec ces dualités séculaires qui prétendent ne laisser à l'homme de choix qu'entre les diverses mutilations idéalistes et le sommeil d'un empirisme résigné ?
Le recours aux Mystères à l'Antique étant exclu - délibérément plutôt que par nécessité - on convient qu'au grand jour pareille entreprise soit malaisée. Du moins une orientation a-t-elle été proposée, seule compatible avec cette double aspiration à la liberté et à l'unité dont on prend toujours soin qu'elle soit “ perçue contradictoirement ”.
Je tiens pour ma part que le nouveau roman marque, par rapport à l'intention surréaliste qu'invoquent à l'occasion certains promoteurs de cette forme littéraire, une alarmante régression
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Vers un nominalisme désenchanté et, en fin de compte, un consentement plus ou moins voilé à l'hétérogène et au servile.
Julien Gracq, dès 1960, fait un sort à “ ces curieux romans en zinc qui semblent voués à je ne sais quelle assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre, et qui par ailleurs font redescendre par un certain côté à la littérature, tout le chemin que la peinture a dû remonter de Meissonier et de Detaille à Picasso. ” (1). Le propos est plus que sévère, mais il y est encore question “ d'assomption ” et nul après tout ne dédaignerait tout à fait pareil phénomène quand l'objet en serait le plus dénué d'attrait. Du reste, lorsque parurent voici dix ans ou davantage, Les Gommes, Passage de Milan, voire Molloy, on fut au point de parler d'un “ frisson nouveau ”. C'était à croire que le regard myope ainsi porté sur les choses ou sur des êtres “ chosifiés ”, n'était indifférent qu'en apparence, que l'insignifiance provocante des collections inventoriées voilait quelque tragique secret. Au delà d'une banalité proprement écorchée à force de précision, un monde insolite se laissait deviner, hanté de présences d'autant plus redoutables que leurs contours n'apparaissaient que furtivement et comme “ en creux ”. Tout humanisme écarté, les Grands Transparents affleuraient : je l'ai cru un moment et d'autres avec moi. Depuis il a fallu déchanter. Le crépuscule de la Forêt n'était nullement impliqué, à ce qu'il paraît, dans cet alignement de papillons gris, soigneusement piqués et étiquetés sous d'irréprochables vitres.
(1) J. Gracq. Pouquoi la Littérature respire mal - In “ Préférences ”.
Ou l'ambition de ces auteurs et de leurs écoliers a tourné court, ou l'on s'était mépris sur sa nature. La technique a tout recouvert, la forme-pour-la-forme est venue à bout de ce que le contenu avait encore de miroitant et de glissant. Reste à s'expliquer que ce qui séduisit à l'origine (et n'a pas tellement changé) laisse aujourd'hui ce goût de cendre, et qu'une littérature qui paraissait propre à nous jeter dans la rue, en belle humeur de lever tous les voiles, de forcer l'envers des choses, abandonne désormais ses lecteurs à l'inertie, à l'exil : ne cherchez pas surtout - nous dit-on - il n'y a rien d'autre et voilà justement ce qui est beau... etc... Oedipe contourne soigneusement les énigmes et n'a plus d'yeux que pour son destin.
Toute promesse trahie suppose une ambiguïté fondamentale non surmontée, esquivée. A l'état naissant le nouveau roman procède d'une expérience privilégiée - Georges Bataille dirait mieux d'une opération souveraine - qui est celle de l'objet perçu dans sa singularité, de l'objet soudain irréductible aux sens qu'on lui prête, étranger, vu par une mouche, perdu - et retrouvé. Le privilège tient en effet à ce que, dans une même transe de
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l'esprit, l'objet perdu est simultanément “ sauvé ”, rendu à lui-même autant qu'au sujet et que l'un et l'autre ne s'annulent (ne meurent) qu'au profit d'une totalité active, orientée, un nouvel être peut-être éphémère mais en pouvoir de jeter entre l'existence et l'essence cette chaîne fragile qui est la Chance de toute vie. Tel semble avoir été le rôle attendu de l'objet dans le Surréalisme et dans les improvisations qui l'ont précédé : dévoilé, le porte-bouteilles donne la mesure du choix, du bon plaisir de Marcel Duchamp ; “ ce sont - prononce-t-il - les regardeurs qui font le tableau ” : pareil regard peut certes prendre appui sur l'ustensile le plus trivial s'il éclaire, pour en être lui-même ébloui, un point de l'horizon. Le porte-bouteilles est en relation avec les propos saugrenus ou les bastonnades dispensés par les Maîtres du Zen. Oculatus abis ! Rarement objet fut à la fois plus et moins isolé.
La crise de l'objet dans le Surréalisme ou dans son voisinage suppose une relation de type dialectique entre le regardeur et le regardé. On sait comme elle s'est affadie dans les romans “ phénoménologiques ” de Jean-Paul Sartre, en ceci que l'opération est enrayée au point de la crise - je veux dire du sentiment à la fois déchirant et morne d'une radicale “ altérité ” - puis déviée vers un consentement somme toute assez complaisant à l'insignifiance réciproque de l'objet et du sujet. Il est bien question d'être “ au monde ” quand ne survit qu'un Je épais mais négatif, perdu dans les chemins d'une liberté qui ressemble par trop à la liberté d'indifférence !
Au fait, ce relent d'humanisme était encore de trop et la nouvelle école a tôt fait de s'en délivrer. L'oeil n'a que faire d'idéologie et le Je déchu se loge comme il peut entre le cristallin et la rétine, de préférence au voisinage de la tache aveugle. C'est, pour emprunter une heureuse expression au récent éloge que M. Bruce Morissette a fait des romans d'Alain Robbe-Grillet “ le paroxysme du Je-Néant ”. Ajoutons : sans espoir de résurrection ! Les objets ont tout envahi, tout médusé et font interminablement la retape dans un monde mort. Les plus “ naturels ” ont l'air manufacturés, abdiquent leur sens, leur charme, se laissent compter, mesurer, soupeser (ce qui est une façon de prendre définitivement leur distance) et lorsqu'on en a fait plusieurs fois le tour, renvoient sèchement à eux-mêmes, dont c'est apparemment l'orgueil de n'être rien. Concédons-leur, dans le meilleur cas, une certaine présence insolite, un pouvoir de fascination qu'ils partagent à l'occasion avec les cartes de voeux et les monumentsaux-morts des petites villes. De toute manière, pas de relation possible avec ces “ êtres-là ”, sinon fermée : l'opération privilégiée avorte furtivement, avec abandon de privilège.
On notera que ces propos sont outrés : aucun des romanciers de l'école “ du regard ” n'a poussé l'ascèse à ce point de perfection.
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Il n'est pas même assuré qu'ils l'aient en vue. Si leur règle commune est plus sévère que celle des Trois Unités, les humeurs, les routines, les talents, ne se font guère faute de la tourner. D'où quelques frémissements hérétiques, quelques lueurs. D'autre part, M. Bruce Morissette met de remarquables dons d'analyste et de mythographe à prouver que les livres d'Alain Robbe-Grillet se réduisent à la transposition de processus psychologiques tout aussi “ humains ” que ceux dont l'ancien roman se nourrissait. Le Nouveau Roman est donc un humanisme, lui aussi ; nous en revenons à la substantielle “ tranche de vie ”. Seulement plus délicats, plus rigoureux aussi, nos romanciers ont resserré le Lieu et le Temps et pris soin, après quelques hésitations, que tout se passe à l'intérieur d'une seule tête. On se flatte même, cette fois, d'en avoir fini avec la subjectivité de l'auteur qui infecte, comme on sait, la littérature d'autrefois. Et qui nous empêcherait en effet de le croire ?
Convenons donc de bonne grâce que le public aurait tort de s'alarmer et attendons-nous seulement qu'un lecteur s'écrie de loin en loin : “ Tiens... je la trouve mauvaise ! s'il doit en être ainsi, que la Marquise ressorte - et je suis à ses pieds : son heure sera la mienne. ”
S'il doit en être ainsi, en effet, le mal n'est pas grand. Qu'importe à tout prendre, si le roman se survit en telle ou telle forme ? si ses avatars contemporains sont plus ou moins “ chosistes ” qu'on ne l'a dit ? si un humanisme nouveau ou résiduel s'en déduit ? Qu'importe, à la fin, le roman ?
J'aimerais partager ces vues optimistes - et, dans le désoeuvrement d'un voyage en chemin de fer, saluer le talent de ces nouveaux romanciers. A dire vrai, loin d'ennuyer, ils divertissent. Je m'inquiète même qu'à les lire, chacun se sente obscurément flatté dans d'intimes dispositions et, en quelque façon, se reconnaisse.
Autrement dit, cette obsession d'objets distincts, opaques, rarement déplacés, encore moins modifiés, cette contemplation légèrement hébétée d'un monde qui ne se laisse décrire que pour mieux se refuser, flatterait en nous plus qu'une connivence d'ordre sentimental ou esthétique : un inclination à cette sorte de “ bonheur ” dont s'accompagne tout affaissement de la conscience individuelle ou collective. Revenons-en au rapport du signe et de la chose signifiée. Il est de mise de déplorer que celle-ci ne survive pas à celui-là. Faut-il rappeler que les signes veufs sont inoffensifs ? Si nos contemporains sont de plus en plus mal à l'aise avec un monde rempli par les objets ou les images des objets, ce n'est pas que ceux-ci aient perdu tout sens, mais plutôt que leur sens avoué ne correspond plus à leur sens réel, singulièrement plus borné. A l'instar de ce qui se passe pour le langage, il y a déviation, détournement ; une voiture automobile se donne
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encore pour le signe concret de l'évasion, de l'accès à l'inconnu : on en photographie le prototype parmi de tentantes frondaisons. En fait elle agit en divinité du mouvement ou de la puissance et reçoit comme telle l'hommage d'une foule sans pouvoir qui se donne, chaque jour plus malaisément, l'illusion de bouger. De médiatrice efficace du désir, elle devient l'objet même de ce désir. C'est ce que j'appelais plus haut un rapport fermé - disons : formel - et c'est bien un rapport de ce type qui tend à s'établir de nos jours entre le public et les choses qu'il apprend à convoiter - non en tant qu'elles seraient le moyen de ses passions, mais seulement leur support, leur miroir. Les techniques de la publicité, entre autres, donneraient l'exemple le plus frappant de ce détournement généralisé, notamment par l'association qu'elles suggèrent entre la rêverie érotique et l'objet proposé. Le procédé a été maintes fois dénoncé ; ce n'est pas le lieu d'y revenir. Mais il n'est pas sans intérêt de souligner que l'opération réussit avec n'importe quel objet, pourvu qu'il soit regardé (“ voyé ”) d'une certaine façon. D'où sans doute le souci d'isoler l'objet ou son image, d'en faire cette idole lustrée, propre à susciter en le réfléchissant, puis à détendre au prix d'une satisfaction substitutive, donc à mystifier, le désir diffus de l'acquéreur.
Point n'est besoin de pousser plus avant le procès de cette civilisation de l'image-piège pour que le nouveau roman en apparaisse comme une expression déjà adéquate. Si l'on garde quelque doute on pourra se reporter à la théorie de l'objet-support développée par M. Bruce Morissette à partir d'une déclaration d'Alain Robbe-Grillet : “ [l'homme] voit [les choses] mais il refuse de se les approprier. Il n'éprouve à leur égard ni accord ni dissentiment d'aucune sorte. Il peut [...] en faire le support de ses passions comme de son regard ”. On sait où conduit cette neutralité des objets. Au mode classique de l'absorption de l'objet par le sujet (dont la conquête de la matière fut historiquement l'expression) se substitue un processus inverse.
A la façon d'un personnage fameux de J.-L. Borges, l'homme ignore encore qu'il est rêvé par les objets dont il croit se servir mais dont il a fait en vérité, les légataires de sa sensibilité. La dépossession est doucereuse, indolore, d'autant plus séduisante que toute responsabilité s'y dissout. Et qui douterait que le regard qu'appelle, qu'impose la civilisation technocratique en voie de constitution ne soit celui même du voyeur, un voyeur passif - et comblé ? C'est du reste Alain Robbe-Grillet qui se flatte d'annoncer la littérature “ d'une société réconciliée avec elle-même ”.
Nous sera-t-il encore loisible de demander de quelle société il s'agit ? Gageons que l'Harmonie de Fourier en serait l'exact contremoule. Et d'ailleurs, celle qui se fait sous nos yeux déjà complices et avec laquelle la nouvelle école offre une telle conformité de vues, paraît bien en voie d'organiser l'aliénation la plus réussie
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qui se soit imposée depuis l'esclavage. L'antique Destin se donnait du moins pour ce qu'il était et suscitait quelques rebelles. Mais le temps vient que les Spartacus sonneront d'eux-mêmes à la porte des asiles. Quant au feu dérobé, il servira à l'entière climatisation d'un sommeil qui aura toutes les apparences de l'éveil : c'est la tentation majeure de ce temps.
A ce prix, qu'il nous soit permis de nous refuser à toute “ réconciliation ” - lisons : soumission - et puisqu'il s'agit ici de littérature, de ne tolérer que les oeuvres qui font preuve d'un minimum de mauvaise volonté. Ceci est encore insuffisant : il s'agit moins de préserver, ici ou là, quelques îlots d'air libre, que de hâter un total renversement de signe. Repoussons en passant l'alliance de ceux qui rêvent d'en revenir au solipsisme humaniste d'hier ou à je ne sais quelle cosmognie théophanique replâtrée par les soins des Jung et des Teilhard. Plus que jamais il est urgent de conquérir l'Imaginaire et s'il se peut, d'en reculer les bornes. L'homme n'a pas à être ré-investi de problématiques pouvoirs perdus, mais investi de nouveaux pouvoirs. Le désir est ici le ressort, le Merveilleux, l'épreuve. Dans son mouvement souverain, l'expérience du Merveilleux nous rend seule la conscience d'une relation active entre l'objet, le sujet - et le monde. Elle seule permet l'accès d'une totalité où, selon Pierre Mabille, il n'existe “ aucune différence fondamentale entre les éléments de la pensée et les phénomènes du monde, entre le visible et le compréhensible, entre le perceptible et l'imaginable ” - d'une totalité qui ne serait plus à la mesure dérisoire des dieux mais à celle de la liberté - si la liberté se mesurait.
P. A.
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