René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( L’Université de Paris, n° 240, mars 1922.)

 

VIEUX COLOMBIER
Amour, Livre d’or
La mort joyeuse

 

Une princesse recluse au fond d’une campagne par un mari jusqu’au ridicule attaché à la routine des coutumes locales, a reçu l’almanach à la mode : Amour, Livre d’or. Elle y a lu l’éloge de la politesse raffinée, des propos galants et de l’amour. Exaspérée d’ignorer la passion et de n’être pas au milieu d’un monde artificiel et mythologique, elle cherche à créer autour d’elle le mirage d’un rêve ; puérile précieuse, elle a baptisé satyres et nymphes ses paysans et ses paysannes, et par la vision de ses chimères jolies, a cru se venger de la mesquinerie antérieure de sa vie. Bien entendu le prince la traite de folle, menace de lacérer le livre et va même jusqu’à lever sur elle son bâton de merisier. Tour à tour impertinente et habile, elle échappe à sa tyrannie, et comme elle apprend la visite prochaine de l’impératrice, s’amuse à lui montrer combien il est grotesque : s’il veut se tenir dignement devant la souveraine, qu’il étudie les choses tendres et délicates dans ce recueil tant méprisé.

Arrive un courrier de la capitale. Il est beau et de bonne noblesse ; la petite jeune femme s’évertue à lui montrer qu’elle connaît Amour, Livre d’or ; son partenaire continue la conversation et le mari jaloux surprend un baiser échangé dans un bosquet. La souveraine fait alors son entrée, suivie d’une majestueuse dame d’honneur. Elle réconcilie les deux hommes, mais n’épargne point, dans un tête à tête, les remontrances à l’ambassadeur trop séduisant, au reste son favori pour l’heure. Cependant, quand elle voit la sincérité profonde d’un amour au travers de tant d’enfantillages, elle sacrifie son propre caprice : le vieux mari, grâce aux conseils mis à profit d’Amour, Livre d’or, a obtenu les complaisances de la suivante ardente et empanachée ; l’impératrice l’attache au cortège, et la petite princesse, libre enfin, vivra l’amour qu’elle a rêvé.

On pourrait facilement croire d’un auteur de chez nous ce conte galant, nuancé, sous la mièvrerie su peu rare dans les oeuvres qui se veulent élégantes. Mais ce seigneur ridicule n’est pas du Périgord, ni le livre galant d’une précieuse scudérisante ; les détails, les noms et la mise en scène nous ont appris que nous étions en pleine steppe, au fin fond de la Russie, mais d’une Russie où l’influence française du beau langage et des sentiments un peu maniérés s’épand des villes dans les provinces. Les décors de Mlle Nathalie Boutkowsky mettent une tonalité couleur locale très pittoresque.

À chaque scène ils donnent une allure d’estampe stylisée ; on se souvient des révélations artistiques de la Chauve-Souris et le plaisir est grand pour les yeux. Le Vieux-Colombier ne s’est pas trompé en renonçant à son fond de scène. La troupe, excellente à son habitude, n’attend plus les éloges. Répétons un fois de plus, le charme de Catherine Jordaan, la princesse, et le grand talent de Valentine Teissier, vraiment impératrice en sa simplicité.

Une arlequinade finissait le spectacle, qui a déçu. L’auteur, Nicolas Evreïnov, est grand amateur de commedia dell’arte, prévient le programme. Nous aussi ; mais nous demandons tant d’élégance et de finesse aux Pierrot, Arlequin et Colombine, que ceux de M. Evreïnov, en dépit de leur bonne volonté, ont semblé bien indifférents.

 

 

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