René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le S.A.S.D.L.R., n° 6, mai 1933 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

DES SURRÉALISTES YOUGOSLAVES

SONT AU BAGNE

On sait comment — pour s’opposer au mouvement de l’histoire, à son plus irrésistible élan, la révolution prolétarienne — Foch et Clemenceau, qui n’en étaient point à un assassinat près, poignardèrent dans le dos les spartakistes allemands et les soviets hongrois.

Le professionnel de la tuerie et le vieux bouffon, dignes représentants de l’impérialisme vainqueur, dans une Europe divisée jusqu’à la décomposition, implantèrent la terreur blanche. Si, de temps à autre, ici ou là, cette terreur blanche s’est engrisaillée, aujourd’hui, partout, elle a retrouvé son plus féroce, son plus stupide éclat. De surenchère en surenchère les nationalismes vont s’exaspérant. L’hitlérisme est l’enfant maudit du traité de Versailles. Voilà qui est incontestable. Mais il n’est pas moins incontestable que jamais fils ne ressembla tant à son père. Aussi reconnaîtrons-nous aux trois mégères France, Angleterre et États-Unis d’Amérique, le droit de s’indigner contre l’antisémitisme des nazis, quand la première aura renoncé à la pacification du Maroc et aux massacres d’Indochinois, la seconde à sa rage de persécuter les Hindous et la troisième à son sport favori, le lynchage des noirs.

Non moins que le fascisme allemand il convient de dénoncer la réaction, prodigue d’horreurs, dans les divers pays d’Europe orientale qui servent d’alliés à la France, de clients à ses marchands de canons.

Tandis que, dans l’espoir d’une nouvelle union sacrée, nos bourreurs de crânes plus ou moins officiels nous ressortent des bobards qui puent leur 1914 à plein nez, M. Titulesco, au nom de la Petite-Entente, vient supplier la grande soeur de ne pas changer un iota au traité de Versailles. On voit la grosse malice et l’on voit aussi (ce qui n’est guère réjouissant), aux actualités du cinéma de ce printemps vraiment français, la face et l’on entend la voix d’eunuque de ce M. Titulesco qui, soit dit entre parenthèses, appartient à une secte religieuse dont les membres se font couper les couilles, après s’être assuré une descendance. Pour avoir subi cette petite opération M. Titulesco n’en apparaît, à la grosse poufiasse de classe exploiteuse, que plus apte à lui servir de gardien du sérail. La bourgeoisie de l’Europe occidentale ne conçoit en effet l’Europe orientale que comme le corps de garde de la flicaille, d’où les mamours que la grande presse fait sans compter à la Sigurantza roumaine, par exemple, — qui doit servir de cloison étanche entre le prolétariat de plus en plus misérable du monde capitaliste et le prolétariat libéré, libérateur de l’URSS, — d’où le couloir de Dantzig visant certes moins dans l’intention des dépeceurs de 1918 à donner à la Pologne un accès à la mer qu’à mettre un fossé de fascisme entre l’Allemagne et les Soviets.

La Yougoslavie récompensée par les vainqueurs d’avoir, jadis, sous le nom de Serbie, été le théâtre de l’attentat de Sarajevo, cette provocation policière qui fournit le prétexte de la guerre mondiale, la Yougoslavie devait bien à ses protecteurs de détraquer et torturer, mieux que nul autre pays de l’Europe orientale, ouvriers et intellectuels de convictions communistes.

Mais une réaction appelle sa réaction. La réaction de la réaction c’est l’action. Aussi, à Belgrade, un mouvement surréaliste, parallèlement à celui de Paris, se développait, agissait. Une importante revue Le Surréalisme aujourd’hui et ici contrevenait efficacement à la défense de penser qui est de règle culturelle, dans tout pays fascisé. Le courage intellectuel sous-entend, exige l’autre courage. Depuis un an les surréalistes yougoslaves en ont fait l’expérience.

Un jeune universitaire, Oscar Davitcho, fut, le premier, arrêté à Bihatch (Bosnie) où il était professeur de français.

Son crime : avoir organisé un centre d’études marxistes. Pour mener l’instruction, on envoya de Belgrade un certain Vouïkovitch spécialisé dans la torture des communistes. En Yougoslavie, tous ceux qui sont soupçonnés de militer, tous ceux dont la police veut tirer des aveux ou des renseignements sont passés à tabac jusqu’à ce que perte de connaissance s’ensuive.

Tel fut le sort de Davitcho, tel fut le sort de son ami Djordjé Kostitch qui, après plusieurs mois de prison fut relâché sans jugement, ce qui prouve que, avant même d’avoir réussi à trouver matière à inculpation, les bourreaux yougoslaves n’hésitent point à infliger les pires traitements à ceux dont il leur plaît de se saisir.

Davitcho, lui, fut avec vingt-cinq de ses camarades (ouvriers, paysans, étudiants) traduit devant le tribunal pour la défense de l’Etat. Il fut condamné sans appel à cinq ans de travaux forcés. Les peines étaient pour les autres de trois, deux ans, un an, six mois.

Quelques jours après ce jugement, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre les deux surréalistes Kotcha Popovitch et Djordjé Yovanovitch sont arrêtés. Et, depuis ce temps, ils attendent en prison d’être jugés.

Ils n’ont ni le droit de communiquer avec leurs amis, ni celui d’avoir un avocat pendant l’instruction. Leur sort dépend de l’arbitraire d’un gouvernement qui n’est pas tendre pour qui tente d’exprimer librement sa pensée.

Les étudiants de Belgrade se sont affirmés solidaires des surréalistes persécutés. Ils ont manifesté contre le régime.

La police yougoslave se vante d’être une des plus fortes du monde. Donc elle arrive presque toujours à trouver ce qu’elle désire trouver pour faire des exemples. Il est à penser qu’elle ne va pas s’arrêter en chemin, car elle est couverte dans sa besogne répressive, par le silence officiel de la France. Mais, s’il est dans la tradition de ladite république bourgeoise de tolérer que tel ou tel de ses petits royaumes vassaux sévisse (et avec quelle violence !) contre les intellectuels qui ont lié leur devenir à celui du prolétariat, le front unique contre le fascisme doit être un front unique contre l’hypocrisie de ces nations prétendument libérales qui permet, encourage chez ses alliés et ses clients ce qu’elle ne dénonce chez ses ennemis ou ses rivaux commerciaux qu’à ces fins les plus abominablement capitalistes dont la suprême est toujours la guerre.

 

 

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