René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le Disque vert, 1925, n° 2 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)

RÉPONSE A UNE ENQUÊTE SUR LE RÊVE

 

Châteaux forts de carton-pâte, comme ceux qu’offrent à leurs clients-calicots les samedis de semaine anglaise, les photographes des faubourgs, tous les ustensiles et accessoires des voyages et des rêves tels que se complaît à les figurer une prétentieuse paresse quasi universelle, ne sont point ce qui donne aux avenues du sommeil leur mystère.

Je rêve sans mots, sans images. Ou plutôt, les rêves qui m’influencèrent et décidèrent même parfois de ma vie consciente furent sans mots, sans images. Un état sourdement triomphe de mon âme dans la nuit. Et c’est au réveil la mémoire décisive d’une exaltation dont en somme ne m’importe pas l’objet prétexte. Si je retrouve ou imagine les paysages ou les êtres qui provoquèrent mon extase ou mon angoisse, je perds jusqu’à la notion de cette extase ou de cette angoisse. Et alors, le souvenir de mes rêves ne vaut pas plus que la lecture du Baedeker. Plus rien ne demeure de cette surprise intime que me valut, par exemple, éveillé, la digue du Havre lorsque dans le bateau qui m’amenait de Trouville je ne comprenais pas l’assemblage de pierres dont elle était faite. Ce que je demande aux rêves (ce que d’ailleurs ils me donnent spontanément), c’est une stupeur qui m’occupe tout. Je ne suis pas un gourmet. Ivrogne, peu m’importe la forme du flacon. À la soûlerie je juge le vin.

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