René Crevel, L'Esprit contre la Raison


(Les Cahiers du mois, 1925 - L’esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

RÉVOLUTION, SURRÉALISME, SPONTANÉITÉ

Sans doute, lorsqu’il s’agit de parole ou d’écriture, l’affirmation prouve-t-elle moins une certitude qu’un désir de certitude né de quelque doute au fond. Le plus sûr et aussi le plus secret de nous c’est l’état qui se suffit à soi-même et ne demande point à s’exprimer. Au contraire l’instable, l’inquiet exige une proclamation, la pensée en mouvement ne désire rien plus que se figer dans une forme, car de l’arrêt marqué naît l’illusion de ce définitif dont la recherche est notre perpétuel tourment. Ainsi l’eau de la mer recueillie dans quelque bol se cristallisera, deviendra sel. Mais ce sel, comment le confondre avec l’océan ? S’il est tiré d’une masse livrée toute au tumulte des forces obscures, il ne nous appartient pas d’oublier que seule cette intervention qui contraignit au repos son élément originel lui permit de devenir ce qu’il est. Pour l’océan, je puis — usant d’une métaphore à tel point usée qu’elle possède enfin le mérite de n’être plus dangereuse par quelque pittoresque — le comparer à l’homme ; je prétends qu’il ne doit vouer aucune reconnaissance à ces parois qui, faisant prisonnier un peu de lui permettent à ce peu de se transformer. Ce qui revient à dire qu’un état premier se suffit à soi-même et ne demande secours ni à la philosophie ni à la littérature. Il se subit et n’a d’autre expression qu’un chant affectif interne et sans syllabes. Ainsi, une page écrite à plume abattue, sans contrôle apparent de ces facultés domestiques, la raison, la conscience auxquelles nous préférons les fauves, sera, malgré tout, l’aboiement argotique et roublard, mais non le cri assez inattendu pour déchirer l’espace. Les mots appris sont les agents d’une police intellectuelle, d’une Rousse dont il ne nous est point possible d’abolir les effets. Effets bons ou mauvais ? La logique, la réflexion n’existent que faute de mieux. Qui n’a point été déçu au plus profond de soi n’a jamais eu l’orgueil de l’ordre, de l’intelligence. Parce que certaine richesse qui faisait le lourd bonheur du sang et le poids de ce qui en nous est apte à percevoir et non à dire, parce que certaine richesse fut au long des siècles dilapidée, l’homme, en vengeance, a conçu l’amour des mots et celui des idées. C’est pourquoi, ce me semble, il faut parler ici de quelque faute de mieux. D’ailleurs, par l’effet d’une loi d’aller et retour, sans quoi l’humanité serait trop vite arrivée au bout de son chemin, l’intelligence parvenue à certain point ne semble avoir rien d’autre à faire que son propre procès. Débats sans indulgence. Elle-même se condamne. Et c’est une telle tragédie qui met le plus profond désespoir dans la vie des plus audacieux et des plus francs.

Spontanément spontanés, nous n’aurions aucune raison d’aimer la spontanéité, d’en faire l’éloge. Seul un être a l’instinct moribond enviera la brute. Joie des anémiques, des épuisés qui entendent expliquer les vestiges de leurs appétits par l’instinct vital. À la vérité, ce qui importe, ce n’est point une explication, mais le triomphe constaté, subi de l’instinct vital lui-même. Il me plaît qu’un homme tel que l’abbé Bremond accuse l’intellectualité de la littérature contemporaine et que Tzara, d’autre part, rappelle dans le même journal son rêve d’une spontanéité dadaïste qui devait s’étendre à tous les actes de la vie. L’intelligence a mangé la moitié de ses enfants. Ceux qui ont pu jusqu’ici lui échapper veulent prendre l’air.

Prendre l’air ? Je vois cette enveloppe qui m’apporte une lettre d’André Breton. Sur cette enveloppe à en-tête, au-dessus de mon adresse, je lis : Révolution surréaliste. À dire le vrai, peu m’importe que la Révolution soit surréaliste ou non. Pourvu qu’elle soit. Il ne s’agit point de se quereller sur des mots pour savoir qui a trouvé ou n’a pas trouvé le vocable en isme. Je répète : Révolution. Toute nouveauté dans notre vie intellectuelle ou sensible ne peut venir qu’après une Révolution qui a ses princesses de Lamballe, ses Robespierre, ses Marat et ses Charlotte Corday. Je ne me soucie plus de savoir si je serai victime ou bourreau, ou tour à tour l’un et l’autre, mais veux espérer en ce que Breton dans les Pas perdus nomme un appel d’air. J’imagine quelqu’une de ces surprises — pour l’ordinaire catastrophales — qui contraignent les hommes à devenir eux-mêmes, à se couper dans leurs phrases et dans leurs actes. Je pense, par exemple, à cette peste que Joseph Delteil déchaîne bénévolement dans les Cinq Sens et qui force les Parisiens à se faire hommes primitifs, j’entends non anthropoïdes, mais hommes incapables de n’exercer plus leurs qualités — bonnes ou mauvaises. Je note, chemin faisant, cette logique d’un certain genre, qui n’est plus synonyme de pauvreté, logique interne, secrète et plus vraie que celle dont les psychologues à bésicles font leurs choux gras.

Peste ou Révolution surréaliste ? Il s’agit en fait de retrouver nos cinq sens et non seulement nos cinq sens de peau, mais encore d’autres cinq sens qui font écho en nous, au plus secret de nous.

Pensant au surréalisme, je ne puis m’abstenir de voir un symptôme du besoin de cette Révolution dans l’empressement à répéter le mot. À la vérité, la colère des uns, l’enthousiasme des autres s’adressent moins au surréalisme qu’aux questions qu’il va peut-être soulever. Je répète — je suis sûr que de l’abbé Bremond à Tzara mille autres sont bien forcés d’en convenir — l’essentiel de tout ce qui flotte dans notre air c’est une volonté de réaction contre la joie desséchante du moindre bachelier à se dire qu’il est un roseau, mais un roseau pensant. Roseau primaire qui fait de la pensée un art d’agrément, quelque chose de distingué comme la peinture à l’eau, alors que notre grandeur, si elle est encore possible, viendra le jour où la pensée, l’imagination devenues spontanées et impérieuses comme le sens, n’auront plus besoin de mots mais s’épanouiront dans des états somptueux. Et je songe aux sens, aux instincts qui sont en nous plus troublants que les sens et les instincts du corps, car aussi réels que ces désirs de la chair se perçoivent des mouvements de l’esprit dont l’esprit lui-même n’est pas le maître. De tels réflexes me sont des raisons de m’ennuyer moins. Rêves, qui m’apparaissent rouleaux enregistreurs sur quoi les arabesques ne se trouvent gênées d’aucun quadrillage. Drôles de pays, cauchemars et parfois même l’absolu par le vide. Une nuit, j’ai rêvé que je ne rêvais pas. Cette paradoxale surprise m’engagea définitivement à penser que j’étais tissu de contradictions et que d’une pensée même strictement conduite je pouvais beaucoup espérer puisque le conscient et l’inconscient se trouvent mélangés. Il n’est pas en notre pouvoir de séparer l’un de l’autre, mais comment ne pas constater que nous ne désirons tant le règne des forces obscures que par la faute des disciplines étroites dont l’absolutisme soi-disant réaliste pousse aux réactions sans nuances.

Pour moi, à l’illusion réaliste rationaliste, je préfère l’illusion surréaliste. Mais n’est-ce point subir encore l’empire de la première que d’avouer la redouter si fort.

Les Cahiers du mois, n° 8, janvier 1925.

 

P.-S. : Cet article fut écrit au mois de novembre dernier. Aujourd’hui ce n’est plus en tête d’une enveloppe que je lis les mots Révolution surréaliste, mais d’une revue. On sait que cette revue a ouvert une enquête sur le suicide, qu’elle accorde toute son attention au récit et à l’étude des rêves. Parce qu’elle se refuse à tout pittoresque extérieur, j’ai confiance. Et le mouvement surréaliste, quoi qu’on en ait dit et dise encore, n’est pas un simple mouvement littéraire. Il dépasse ceux-là mêmes qui conçurent la possibilité de son expression. Oui, c’est bien un courant d’air.

 

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