René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Integral (Bucarest), n° 6-7, octobre 1925 - Détours, Pauvert, 1985.)

 

LA MODE MODERNE

Visite à Sonia Delaunay

Avec des amis nous montions Le Coeur à gaz(1) . Tristan Tzara nous avait convoqués pour une répétition chez les Delaunay. Dès l’entrée, ce fut une surprise. Les murs étaient couverts de poèmes multicolores. Georges Auric, un pot de peinture dans une main, s’appliquait de l’autre à dessiner une splendide clef de sol et des notes ; à côté de lui, Pierre de Massot traçait une phrase amicale ; le maître de maison conviait tout nouvel arrivant au travail, faisait admirer le rideau de crêpe de Chine gris, où Sonia Delaunay, sa femme, en arabesques de laine, avait, par le miracle d’harmonies indéfinissables, brodé à vif l’inspiration de Philippe Soupault, tout son humour, toute sa poésie.

L’entrain, la belle humeur sont des qualités rares ; lorsqu’elles résultent d’une activité intelligente on ne saurait leur vouer trop de respect ; après cinq minutes passées chez Sonia Delaunay, qui n’a pas été surpris de trouver en soi plus de conviction, du bonheur peut-être ? C’est que enfin il ne s’agissait plus de discours, de phrases, de l’inévitable leurre des discussions où un peu de sophistique triomphe si aisément de tout ce qui est direct ; vous entrez chez Sonia Delaunay : elle vous montre des robes, des meubles, des projets de robes, des projets de meubles ; les uns et les autres ne ressemblent en rien à ce que vous avez trouvé chez les couturiers, aux expositions ; en vérité, ce sont des choses neuves ; mais l’impression de jamais vu qui pour l’ordinaire s’accompagne de méfiance est ici simplement optimiste ; vous voyez des choses neuves et déjà vous les aimez comme des fruits inopinés dont la douceur, la substance, la forme ne peuvent que tenter le goût et la curiosité.

Donc, à ceux qui s’ennuient, las des systèmes, des poncifs ancien et dernier cri, des faux styles, des journées sans lumière, des vêtements en série ; à ceux qui s’exaspèrent dans leurs maisons banales trop définitivement rangées pour qu’un morceau d’étoffe, un coin de mur, une écharpe ou un gilet sur un meuble prennent cet aspect touchant, humain comme un sourire, simple comme un bel animal ; à ceux qui crient leur détresse, noyés sous des flots de lamé noir et or, écrasés sous les blocs d’une sculpture sans espoir ; à ceux qui ne peuvent plus support er l’incommode, le grotesque et tous les mensonges inutiles qu’on jette à la tête des promeneurs sous prétexte de modernisme ; à ceux qui se refusent à la vanité d’un verbiage esthétique ; à ceux qui veulent voir du travail, de la joie ; à ceux qui font du plaisir dans l’action le meilleur critérium d’une honnêteté sans laquelle rien ne se peut sérieusement entreprendre ; à tous ceux-là, je conseille : " Téléphonez chez Sonia Delaunay, Élyséen 10-88 et donnez-lui rendez-vous vous pour l’après-midi. " Si j’avais le sens de la topographie je leur ferais déjà la description des lieux ; hélas, je peux seulement dire que la salle à manger est à main gauche : j’ajouterai qu’elle est le domaine de Robert Delaunay, d’abord à cause de ce bel appétit que Philippe Soupault admire et aussi parce qu’il y range ses couleurs, y travaille. La porte du salon est juste en face de la porte palière ; c’est sur la porte du salon que Georges Auric et Pierre de Massot, lors de ma première visite, signaient leur passage dans la maison. Je les dérangeai sans pitié, pénétrai dans la pièce que s’est réservée Sonia Delaunay. Cette pièce n’était pas encore arrangée ; Sonia Delaunay n’en avait pas eu le temps, et certes, elle n’avait pas un instant songé à demander à d’autres de lui chercher des étoffes, de lui présenter des meubles ; créatrice, comment eût-elle bien voulu qu’un étranger dessinât ses tables, ses fauteuils. Des choses familières, des choses de la vie qui sont ses poèmes, et que, libre de préjugés hiérarchiques, elle ne juge pas inférieures d’essence aux tableaux, des choses familières, des choses de la vie, comment eût-elle accepté que d’autres se pussent estimer responsables ?

Quand j’entrai, Sonia Delaunay finissait de dessiner les costumes que nous devions porter au Coeur à gaz ; ces costumes étaient très simples, parfaitement raisonnables, allais-je écrire ; j’entends qu’ils n’étaient point faits, suivant l’expression courante, de bouts et de morceaux ; ils étaient nés sous le crayon, composés, définitifs ; ils étaient certes des costumes aussi peu ressemblants que possible à tous ceux qu’on avait jusqu’alors imaginés ; leur audace directe devait d’un seul coup les imposer. Ainsi, une fois de plus, fut-il prouvé que la spontanéité de l’inspiration lui vaut seule d’être objective ; je m’excuse de tant de vilains mots dans une petite phrase : parler de synthèse immédiate ne serait guère mieux, mais comment dire que, de chaque création, Sonia Delaunay fait un tout. Il y a la couleur, la substance et aussi les muscles et les os : ses meubles ont des squelettes, ses robes ne sont que les prétextes à embellir le corps. Sonia Delaunay habille et elle habille au sens le plus strict ; une femme sort de chez elle ; peut-on préciser si le corps de cette femme fait partie de ses vêtements ou si ses vêtements font partie de son corps ? Elle crée, mais ce qu’elle crée, c’est moins une robe, une écharpe, qu’une nouvelle créature ; l’on croirait qu’elle prend de je ne sais quelle armoire mystérieuse les parures destinées à telle ou telle ; d’où certaine noblesse et cette aisance surtout.

Les grandes époques n’ont jamais été celles des haillons, ni celles des fanfreluches d’ailleurs ; avant la guerre il y avait un mot abominable qu’on employait souvent, trop souvent : chichi ; un désir d’ampleur nous donne aujourd’hui la haine des inutiles détails et de leur sottise ; l’amour de vivre qui prouve, somme toute, que malgré certaines tentatives et des impatiences parfois un peu frénétiques nous sommes bien portants, s’accommode mal de chichis ; tous en conviennent ; il y a là entente théorique. Le malheur est que, trop attentifs à la politique, absorbés par des questions d’école, ceux qui nous avaient fait de grandes promesses ne les ont point encore réalisées ; peut-être est-ce qu’en dépit de bon vouloir manquait le sens du respect, ce sens du respect qu’un seul invoqua lors du procès Barrès ; or, Sonia Delaunay a le sens du respect.

Ce qu’elle respecte ? la belle santé, la lumière, la simplicité ; vous voyez alors qu’elle déteste les poses morbides, l’humidité, les complications ; ce qu’elle fait est raisonnable ; je l’affirme, prenant le mot raisonnable dans ce qu’il a de plus noble. Sonia Delaunay a connu bien des artistes, poètes, peintres, sculpteurs. Elle a vu bien des mouvements se former, des écoles se créer ; elle les a aimés, discutés, combattus ; jamais elle ne les a simplement et tout bonnement acceptés, c’est qu’elle ne pouvait qu’obéir à sa loi secrète, à son rythme intérieur. Encore une fois, jamais il ne s’est agi pour elle d’illustrer une théorie, de réaliser les prétentieuses promesses d’un groupe ou d’un autre.

Ses intentions alors, me direz-vous ? Elle n’en a pas, n’en a jamais eu, ou plutôt n’en a qu’une seule, n’en a jamais qu’une seule ! Travailler pour son plaisir et ne pas songer à flatter ni à scandaliser le public ; d’où son indépendance et son unité dans la création ; elle a le goût de la couleur et non le goût désordonné des couleurs ; les violences inutiles ne lui font point perdre son temps ; par exemple, elle imagine un sac ; pour obtenir l’harmonie définitive, il lui faut mille teintes ; or, ces teintes, elle les cueille en vérité aussi facilement que les simples fleurs d’un jardin qui serait bien à elle, à elle seule ; et parce qu’elle ne demande pas son avis au voisin, son sac a l’air d’une chose, d’un être tout naturel, d’une pierre précieuse ou d’un animal, mettons d’un scarabée : elle vous l’apporte dans ses paumes, et vous avez envie de le caresser, de le flatter, de lui parler ; n’est-ce point là exactement ce qu’on appelle faire de la vie ?

Nous en avons assez des lits où l’on n’a pas envie de faire l’amour, des salles à manger où l’on perd l’appétit, des fauteuils où l’on ne peut s’asseoir ; il faut remercier Sonia Delaunay de ses robes que nous voudrions offrir aux corps les plus chers pour nous consoler de ne point toujours les avoir adorablement nus auprès de nous ; il faut remercier plusieurs fois Sonia Delaunay car elle ne se contente pas de faire chanter autour des femmes les étoffes, les écharpes ; elle a dessiné de très beaux meubles, je veux surtout me rappeler une grande table carrée, on ne peut plus simple de forme et plus parfaite de proportion. Qu’elle m’excuse si je n’en sais point parler comme un peintre des couleurs, un poète des vers ; je veux encore la remercier d’avoir supprimé le préjugé hiérarchique, d’aimer suffisamment la vie, la vie magnifique, pour nous offrir des chefs-d'œuvre qui embelliront nos gestes quotidiens. Sonia Delaunay a beaucoup travaillé, depuis le jour où Apollinaire dans La Femme assise la félicitait ainsi que son mari de vouloir rénover le costume ; mais elle n’a pas commis l’erreur de quêter l’approbation de quelques esthètes ; elle n’a point pensé à Montparnasse, aux petits cénacles, elle va vers la foule ; je l’affirme, la foule insensible.

 

1. La pièce de Tzara Le Coeur à gaz, fut montée au théâtre Michel le 6 juillet 1923 dans le cadre de la soirée du Coeur à barbe, dernière manifestation parisienne de Dada.

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