René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 38, janv.-fév. 1925.)

SOLITUDE VARIÉE

 

Je suis seul ce soir. Voilà une aventure que j’ai longtemps désirée, doutant même parfois qu’elle pût être jamais.

Dans les théâtres d’ennui et de velours rouge, dans la rue où, pour me tenter, les maisons, le soir, illuminaient leur chemise de pierre d’une tunique compliquée jusqu’à l’irréel, dans les endroits où l’on boit, où l’on danse, et où j’allais, goulu d’alcool, de saxophone ou d’accordéon et de tout ce qui saoule, et me saoulant, ignorant de ce que je buvais, de ce que j’entendais, mais heureux de boire et d’entendre parce qu’enfin j’oubliais les autres qui m’avaient limité sans me secourir, partout, je n’ai fait que souhaiter des heures de solitude.

Or ce soir, je suis seul. Seul dans une chambre d’hôtel. Mais ce bonheur j’y ai trop rêvé pour le goûter comme il siérait sans la pensée des autres, mes amis, mes ennemis, au travers desquels je me suis glissé, perdu. Leurs yeux me hantent encore et me hantent comme des pensées. Leurs yeux, les miens, liquides aux densités différents qui se superposent et jamais ne se peuvent pénétrer vraiment, se mélanger ; leurs yeux j’ai accepté de les aimer, orgueilleux et naïf à la fois, tant que j’ai cru m’y voir en transparence. Et puis si longtemps je les avais désirés avec la certitude qu’ils me vengeraient du mystère insuffisant des glaces dans les rues de mon enfance. Il s’agissait de me noyer, Narcisse. Au long des murs une rivière figée n’avait pas voulu de moi. Boulangerie, annonçaient des lettres d’or, et sur le miroir une gerbe s’éparpillait. Le fleuve vertical des boutiques n’avait emporté ni les brins de paille ni les brins de rêve. Alors, — il y a déjà si longtemps — alors, pour la première fois, j’ai voulu mettre ma joie et ma douleur ailleurs qu’en moi-même, et certaines nuits, faut-il encore répéter l’illusion ? certaines nuits, ces yeux, les yeux des autres, j’acceptai de les aimer, orgueilleux et naïf, car je croyais m’y voir. Mais un jour ce que j’ai vu, et dans mes yeux, en transparence, c’étaient leurs yeux. Les yeux des autres. Dès lors, comment ne pas désirer la minute où, libre de toute pensée, il me serait possible de me débarrasser du souvenir même ? La minute est venue et je sens que ma fête va se trouver manquée. Je n’aime pas ce soir, ni ne me reconnais dans cette chambre d’hôtel. La chambre d’hôtel où je suis seul.

Moi, les autres ?

Dès qu’il n’y a plus que moi, ils me deviennent, ces autres, les autres, ils me deviennent indispensables. Et déjà je hais la chambre d’hôtel parce que je n’y trouve aucune trace de leur existence. Quel nettoyage par le vide a chassé le réconfort d’un peu de poussière et jusqu’au souvenir de la chaleur humaine ? J’ai passé mon doigt sur le marbre d’une cheminée. Il était nu comme le désert et si froid qu’il m’a bien fallu conclure que cette buée sur une glace ne s’était pas épanouie au souffle de quelque poitrine semblable à la mienne. Piètres fleurs d’humidité, fleurs sans racines, sans âme, sans couleur, voilà tout le jardin de mes rêves, ce soir. Je fais marcher les muscles du dos pour écraser les premiers frissons. J’ai froid d’être seul. Déjà. Entre les quatre murs de roses roses sur fond pâle j’organise une reconnaissance. Peine perdue. Mon vœu se trouve trop parfaitement exaucé. Il n’y a personne, et même à défaut d’être, rien avec quoi je puisse vouloir lier commerce d’amitié. L’armoire est en bois blanc et dans cette armoire pas même un de ces papiers que les voyageurs consciencieux disposent entre leurs chemises et la planche qui doit les support er… La commode a quatre tiroirs, quatre tiroirs réglementaires et dont l’indifférence a laissé s’envoler l’aveu léger des parfums. Aux vitres les rideaux, comme si jamais ils n’avaient été soulevés, tombent droit. Aucun sillage des présences antérieures. Aucune trace, aucun objet qui m’aident à imaginer un seul des voyageurs inconnus et dont la pensée permet de redouter moins l’obscurité sans sommeil.

Habillerai-je le souvenir de quelque essai d’amour selon la mode hypocrite des autres hommes ? Il ne faut point réincarner pour l’enlaidir ce que nous avons le mieux aimé. Si je veux encore trop savoir, trop me rappeler, que restera-t-il finalement, que restera-t-il devant la glace ? Moi avec une tête lourde de point d’interrogation, et sans même entre ce moi et la glace un halo doux pour voiler des traits que mon ennui retrouve toujours. Le halo doux c’est quelque histoire, une histoire qui déjà n’est plus vraie et dont je ne peux même plus penser qu’elle l’ait jamais été. Mais après la mémoire, avant l’oubli, c’est la paix et son clair brouillard, un voile à ne pas déchirer. Mes doigts saignent d’avoir compté des vertèbres, mes paumes sont meurtries d’avoir caressé des squelettes. Exactitude des os, des chairs molles, mais qui n’est pas la vérité. Les couleurs n’ont point été ressuscitées. Il faut que la mémoire se taise, entremetteuse des jours de pluie. Elle a vendu, hypothéqué toute chair, l’humaine et celle aussi des fleurs qui furent de nos jardins secrets. Et cela pour une petite rente viagère qui ne peut rien contre l’ennui.

Or, si j’ai pris la fuite avant de me mettre en ordre avec moi-même, le mieux n’est-il point de n’écouter plus la voix qui se plaît à répéter avec tous les détails cela même dont j’ai voulu me détacher. Il faut contraindre au silence cette maquerelle. À la cantonade, sans avoir l’air de rien, elle crie : "Ces dames au salon", puis vers moi, penchée à mon oreille, susurre : "Ces dames au salon, nues sous un tulle, léger, si léger, léger." La tête qu’elle fait lorsque je déclare : "Ce soir je veux le voile et non la femme, le nuage et non la chair." Elle ricane comme si j’étais ivre. Elle hausse les épaules : "Pauvre fou", essaie un geste qui me donne chaud, puis en fin me laisse en paix.

Flotte l’arc-en-ciel.

Alors qu’importe si dans la ville antérieure vinrent des hommes, des femmes aux mauvaises intentions. Un temps ce fut la tempête. Une tourmente majeure déracinait tout en moi que je n’osais nommer car le seul mot haine eût convenu. Poignets tordus, grands yeux qui m’imploraient, et mes dents réjouies de mordre, une canne levée certains soirs sur un dos nu et qui avait froid et des flammes d’un même feu qui ne s’éteignaient point, vacillant de l’un à l’autre des charbons rougis, leur sanglante nourriture. Puis il y eut surtout le petit matin, ce petit matin dont se givra l’incendie nocturne.

***

Toute la nuit, femme aux yeux couleur de fleuve, toute la nuit on avait dansé chez vous et vous aviez été plus pâle, plus bleue dans la pourpre d’un rêve. Or voici qu’il était parti celui qui avait régné sur la fête et qui ne savait marcher sans danser non plus que parler sans chanter. Il s’en était allé loin de vous, loin de moi, parmi les autres, sans rien savoir ni vouloir d’eux, comme un enfant, comme un fauve. Dehors c’était une nuit couleur d’iris noir et semblable aux tentations qui faisaient son visage triangulaire, son regard liquide et ses lèvres plus habiles à frémir que des ailes. Parce que, disiez-vous, l’heure avait sonné des pensées libérées, vous ne cachiez plus rien de votre angoisse et puis, tout à coup, grâce aux lumières, aux boissons, prétendiez qu’il ne fallait plus avoir peur, que vous n’aviez plus peur. À vous seule, vous essayiez une nouvelle création et au milieu d’une fusion que les autres ne percevaient point mais dont vous apaisiez les éléments, vous alliez, élastique et semblable dans votre impassibilité, à Dieu, le septième jour. Hélas, au petit matin, il ne restait que des verres à moitié vidés, nos frissons et des courants d’air. Vous redevenez la créature frileuse d’un monde dont tout à l’heure vous ordonniez la féerie. Vous me tendez votre main, me donnez à sentir comme elle est froide et soupirez :

Il est parti.

Oui, il est parti et nous sommes seuls, tous deux, seuls, la fête finie, seuls, seul à seul. Vous ricanez, car vous avez vu nos deux noms, deux murs parallèles et très proches, mais qui montent de chaque côté de l’impasse sans se toucher. Vous ricanez. Un jour commence qui ne connaîtra ni le repos, ni le pardon. Dehors il y a de longues raies roses dans le ciel. Qui donc a griffé l’aube ? Vous grelottez, femme, et affirmez en même temps : "Je n’ai pas froid." Puis vous m’interrogez — Lui, mais où est-il ?

Parti l’enfant qui sait danser et plaire, et morte la féerie dont il nous tenta. Les taches du ciel ne sont point celles de l’amour. Le jour n’a rien repeint. Notre vie sera couleur de courbature, de froid. Nous nous serrons l’un l’autre et lâches à ne pouvoir lutter. Un café de chauffeurs nous recueille. Et vous dites : "Il est parti, mais, écoute, pourquoi serait-il demeuré ? Moi aussi je partirai et toi de même. Je serai seule, tu seras seul, il sera seul." Je lui serre les poignets car je ne veux point qu’elle continue la plus triste des litanies, cette conjugaison du malheur des hommes. Mais elle ne sent pas l’étau de mes mains. Elle dit encore : "Nous sommes seuls, nous serons toujours seuls. Quelle obscène et monstrueuse membrane pourrait nous lier les uns aux autres, tu entends, nous lier à jamais ? La membrane de l’amitié, la membrane de l’amour ? Mais nous serions alors comme ces jumeaux qui naissent collés et que l’inévitable opération libère non pour la vie, mais pour la mort. Et ces jumeaux qui oserait les condamner au réciproque esclavage de toutes les minutes ? Il nous faut être seuls, seuls ; toujours seuls."

***

Une monstrueuse et obscène membrane ? Mais souvenez-vous, cette monstrueuse et obscène membrane nous l’appelions un doux lien lorsque, là-bas, très loin, du fond de notre ignorance et de nos quinze ans, nous rêvions d’amour, d’amitié. Déjà nous connaissions la solitude, mais cette solitude, nous cherchions des mots pour l’embellir, l’excuser et surtout la circonscrire.

Sa tristesse vague, nous la croyons mortelle. Or nous ne sommes pas morts. Nous ne sommes pas morts et après les jours et les nuits de poursuite, de fièvre, il nous faut encore inventer des tortures pour croire que nous vivons, aimons, et malgré la souffrance qui nous mesure, nous n’arrivons pas même à devenir un peu plus sûrs de notre existence puisque, du mal que nous nous faisons, nous ne nous contentons pas, puisque triomphants de nos dégoûts épisodiques, nous essayons d’autres expériences, frappons à toutes les portes, buvons à tous les verres, et au petit matin, condamnés à recommencer haines et tendresses provisoires nous nous rejoignons sans le goût de ces utiles mensonges qui pourtant retrouvent leur couleur avec le soleil. Et dans une salle embuée de soleil et de café au lait, ni la sueur humaine, ni le bourdonnement du percolateur ne peuvent alourdir notre angoisse. Seuls l’un et l’autre nous n’avons pas le courage de refaire nos âmes. Je me tais et vous, après l’insomnie des choses en vain tentées, femme, vos dernières forces arquées pour une minute lucide, vous pouvez tout juste proclamer votre solitude et la mienne parce que vous gardez l’espoir d’une consolation possible, la gorge rauque d’alcool et de malheur, douloureuse d’une boisson qui brûle sans réchauffer, le front las de chercher encore des raisons, tout de même vous continuez à vouloir vous persuader qu’il en est bien ainsi.

Mais dès l’après-midi recommencera la course aux sécurités.

Or, ce soir, seul dans une chambre d’hôtel, je ne regrette pas seulement ces compagnons de recherches que la similitude des joies et des douleurs me rendaient chers, mais tous les êtres et aussi les plus inaptes à me donner quelque illusion.

J’ai marché parmi les autres hommes.

En eux je n’ai trouvé ni bonheur, ni certitude, mais puis-je en moi espérer davantage ?

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