René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Cahiers idéalistes, n° 12, juillet 1925 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)   

LA RÉDEMPTION NOUVELLE

Qu’un système de gouvernement ou de morale ou d’esthétique s’institue, le fils de l’homme qui l’édifia ne saurait tarder à perdre jusqu’à la notion de ce qui en fut la cause. Aussi les règles souveraines nous semblent-elles le plus souvent dénuées de toute raison, et la marqueterie conventionnelle, après plusieurs mois, années ou siècles de civilisation, pour les nouveaux venus est non résultat logique, mais une manière de tirer parti de certains éléments à la fois gratuite et injuste.

Au milieu d’une route, pour prévoir le temps nécessaire à la marche et la fatigue et le moyen d’y remédier, il ne faut point que nous ignorions le lieu du départ. Aussi, lorsque pour les uns (ceux qui sont avertis du passé et se soucient plus de l’avenir que du présent), certains monuments représentent une suite logique et compréhensible et aussi pleine de possibilités, pour les autres (dont l’actuelle inquiétude ne permet aucun retour, aucune mesure de ce qui fut), les mêmes monuments ne les peuvent satisfaire.

Ces derniers (qui d’ailleurs permettront aux premiers de ne pas s’endormir dans la plus méprisable routine), ennemis des édifices habituels, réclament de vrais arbres et, entre les plus fatales des branches, la surprise du ciel.

D’où, par exemple, après des siècles d’architecture, le mépris des palais et des parterres, et ce goût de la nature et des paysages non composés à qui Rousseau le premier appliqua l’épithète de romantique.

À ce promeneur solitaire, dans chacune de ses rêveries, le chaos magnifique signifiait la vengeance que son orgueil inadapté se jurait de tirer des palais et parterres que nous avons dits.

Mais ce qui est vrai des arbres, des jardins et des maisons l’est aussi et plus terriblement de la pensée, de ses méthodes et de ses oeuvres.

Qu’on nous présente des esprits taillés à la manière des plus inoffensifs boulingrins, des esprits contre quoi il nous sera loisible de nous frotter sans nous piquer et, si nous ne sommes pas paresseux, nous souhaiterons aussitôt une matière intellectuelle rugueuse, voire même agressive. Car ce qui ne s’oppose point à nous ne saurait d’abord être remarqué, ni même — ce qui est plus grave — nous valoir la sensation d’être.

Les plus grands fleuves se perdent dans les sables. Au contraire une petite rivière demeure certaine entre des parois de rochers. Plus elle aura dû mettre d’obstination pour creuser son lit, plus elle aura de chances de durer. Ainsi de toutes les promenades humaines. Le chemin facile n’aura point enrichi le voyageur. Et Rousseau lui-même, s’il n’avait éprouvé que de l’agrément, eût-il deviné la résurrection romantique dont il vit les premiers signes dans la nature ?

Que de certain élan dont avaient manqué ses prédécesseurs, ceux qui le suivirent aient cherché le charme non dans les paysages (dont au reste Rousseau ne se servit que comme des symboles humains, peut-être sans plus de valeur que les mots), voilà qui en fait n’est qu’un détail. Ce qui importe, c’est le goût de l’élan et le refus d’émonder, en quoi je suis obligé de reconnaître une splendide pudeur.

Car si l’audace de qui cherche le salut dans l’exaltation fait peur aux partisans de l’ordre établi, comment ces derniers ne remarquent-ils pas l’outrecuidance de leurs moqueries ?

Aussi l’art de railler apparaît de l’espèce la plus argotique et le mépris qu’ont marqué pour Voltaire les poètes de 1830 me semble de la même nature (la plus louable) que celui qu’ont témoigné (au lendemain même de sa mort, dans le Cadavre) à Anatole France les plus audacieux et les plus libres des jeunes hommes d’aujourd’hui.

Ce n’est point seulement un appel aux forces dites obscures, mais à la force tout court que font par exemple les surréalistes. De cette force neuve, la force de notre inconscient, pourquoi n’espérerions-nous pas une rédemption d’un certain genre ? Le péché n’est pas dans le désespoir. Le péché n’est pas dans ce cri spontané mais dans le silence accepté, complice des plus anciennes lâchetés.

Et quel sentiment serait trop cruel pour l’opportuniste qui s’acharne à croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ?

Il ne s’agit point au reste de notre bonheur, mais de certaines sensations de grandeur qui seule semble propre à nous donner parfois l’orgueil de vivre.

Et les grands n’ont pas accepté de polir les travaux des autres.

Ils ont toujours commencé de nouveaux travaux.

 

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