René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( La Révolution surréaliste, 15 juin 1926 - Babylone, Pauvert, 1975.)

 

LE PONT DE LA MORT

Navigateur du silence, le dock est sans couleur, et sans forme ce quai d’où partira, ce soir, le beau vaisseau fantôme, ton esprit. Autrefois tu te contentais d’allumer de faciles chansons et seul l’incendie des pianos mécaniques éclairant ta nuit. Dans la rue perpendiculaire une négresse assise sur le seuil de sa chambre à coucher, de sa chambre à travailler, dès que le passant l’avait dépassée, renonçait à sa majesté vénale, et dans le ruisseau, unique souvenir d’un Congo originel, ramassait à pleines mains des débris de légumes, des papiers gras. Et ce n’était pas seulement pour se venger de son indifférence qu’elle bombardait l’homme, mais cette reine devenue mégère à la fin du compte se changeait en oiseau, voletant autour du promeneur, sa victime, roucoulait si gentiment que lui, oublieux des taches sur son veston, se demandait soudain si les colombes, au contraire d’une opinion professée, ne sont pas de couleur noire. Et elle, inspirée, tandis qu’elle nettoyait ce qu’elle-même avait gâté, trouvait de quoi séduire. Elle s’emparait de l’étranger, se pavanait à son bras et avec lui, revenue jusqu’à son taudis, montrait des dents si blanches, que dames putains, ses collègues, frissonnaient dans leurs chiffons roses.

Les marins qui avaient assisté à tout ce manège riaient à grands coups. Ils étaient connaisseurs en bons tours et, par exemple, savaient comment pour quelques centaines de francs, sous prétexte d’une traversée à prix réduit, on persuade aux Africains — qui apprendrait la peur de la chaleur aux fils du soleil ? — de se laisser rôtir près d’une chaufferie. Le bateau rendu au port, il suffisait de déboulonner les plaques de tôle qui tenaient prisonniers ces passagers spéciaux. Simple histoire. Des hommes bruns sont devenus des hommes bleus. Grâce à des pierres qui remplacent dans leurs pauvres poches l’arc-en-ciel plat des portefeuilles marocains, leur corps prend avec du poids une discrétion suffisante pour qu’on les laisse doucement, doucement glisser jusqu’au centre même de cette obscurité clapotante, qui dans quelques heures, à l’aube, pour les poissons et les navigateurs redeviendra la mer, la vie.

Or, quel soir ? Enfin, les prostituées ont compris que les pieds n’étaient pas faits pour des tortures de velours noir mais pour une nudité de peau à même une nudité de sable. Alors les talons, sur lesquels, depuis des siècles, elles chaviraient, tous les talons se sont brisés, et des fleurs sans semence ont jailli du macadam. Parce que nul mensonge ne pouvait plus être toléré, fût-il celui si mince des semelles de ficelle, les voyous ont jeté plus loin que l’horizon leurs espadrilles. Éclatez, couleurs. Les criminels ont les mains bleues. Et vous, filles, si vous voulez des bouches rouges, passez sur vos lèvres le doigt taché de vos dernières amours. Au fond des océans, tous les Africains crédules qui voulurent faire des voyages à bon compte et moururent près des chaufferies, ressuscitent. Sans doute bientôt seront-ils poissons, puisque déjà leurs jambes deviennent transparentes. Écoutez leurs chansons sans mot, à la lumière des monstres électriques. Les hippocampes appuient sur leur nombril, comme sur le bouton d’une sonnette électrique. Est-ce pour le thé ? Mais non. Des forêts d’eau, ils montent, points d’interrogation à tête de cheval, jusqu’aux yeux des savants européens, qui éclatent dans leur peau terrestre. Le vaisseau fantôme écrit sa danse en plein ciel. Les murs s’écartent entre lesquels on voulut enchaîner les vents de l’esprit. Derrière les plis d’un velours trop lourdement paisible s’allume un soleil de soufre et d’amour. Les hommes du monde entier se comprennent par le nez. Un geyser imprévu envoie au diable des pierres dont on a tenté d’habiller le sol. Il y a un pont de la planète minuscule à la liberté.

Du pont de la mort, venez voir, venez tous voir la tête qui s’allume.

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