René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 36, mars 1924 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)  

LES PAS PERDUS

par André Breton (N.R.F., éditeur)

Notre exception commune à la règle artistique et morale ne nous cause qu’une satisfaction passagère. Nous savons bien qu’au-delà se donnera libre cours une fantaisie personnelle qui sera plus dada que le mouvement actuel , écrivait André Breton dans un article intitulé "Pour dada".

Aujourd’hui, à la vérité, la fantaisie personnelle de Breton se donne libre cours ; pour ce, elle a choisi la critique du ton le plus grave. Réunis en un même volume nous sont présentés des manifestes, récits, analyses, études.

D’abord une Confession dédaigneuse comme si le véritable dédain consentait jamais au moindre aveu.

Il y a toujours certaine complaisance "exhibitionniste" à se confesser. Encore faut-il avoir quelque chose à montrer et ce n’est point une déclaration de principes qui permet à notre auteur de manifester son originalité ; lorsqu’il écrit : pour moi se dérober si peu que ce soit à la règle psychologique équivaut à inventer de nouvelles façons de sentir. Je traduis : Breton est individualiste (ni plus ni moins que les autres) ou plutôt Breton a la volonté d’être un individu. En a-t-il les moyens ? À la volonté il cherche une discipline, en essaie dix, n’en adopte aucune et finalement refuse de regarder devant lui : Je me suis toujours interdit de penser à l’avenir. Se mettre à la fenêtre, c’est penser à l’avenir. Pour Breton se mettre à la fenêtre, c’est se jeter par la fenêtre. Le tout métaphoriquement d’ailleurs.

J’ignore quelles sont ses intentions actuelles. Le bruit de la mer est-il fait de celui de toutes les gouttes d’eau ?

Dans sa masse la vague est une. Les responsabilités jusqu’alors éparses d’André Breton se réunissent en faisceau lourd, se précisent. Une vanité bâtarde fait semblant de fuir les plages trop humaines.

Marée sans cesse descendante ? Le bruit de la mer est-il fait de celui de toutes les gouttes d’eau ? Aucune humidité sur le sable. La vague n’a rien laissé, elle a beaucoup pris. Les simples hommes peuvent-ils l’aimer ?

Les Pas perdus  ? annales de la vie d’un littérateur, du dernier littérateur.

Victime des mots, Breton ne se rend point compte qu’ils ont un sens, une valeur, qu’ils engagent qui les prononce.

Il écrit

Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.
Lâchez vos espérances et vos craintes. Semez vos enfants au coin d’un bois.
Lâchez la proie pour l’ombre.
Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu’on vous donne pour une situation d’avenir ; partez sur les routes.

De ces conseils qui pourraient nous sembler émouvants si celui qui les donne les avait suivis, de ces conseils il a fait un petit poème en prose bien indifférent.

La suffisance d’un Breton rappelle celle d’un Montherlant. Pour Montherlant qui a de bons jarrets, il croit que tout le monde doit faire du saut en hauteur, en longueur, en profondeur. Quant à Breton parce qu’il est Breton, il croit que tout le monde doit être Breton, c’est pourquoi l’on ne peut à mon avis parler des Pas Perdus, sans poser la question de personne, sans rappeler que Tzara fut accueilli à Paris par Breton et ses amis qui le reçurent bien mais lui demandèrent ou tout au moins lui prirent davantage, que Jacques Rivière fut convié à prendre part au Congrès de Paris, et que des inimitiés qui n’ont rien à voir avec la marche des idées, la philosophie et la poésie ont entraîné Breton à bien des injustices. Querelles insignifiantes, dira-t-on, querelles d’homme de lettres. Oui, mais Breton qui les cherche veut faire figure d’homme, et d’homme uniquement. Enfermé au milieu des livres, des tableaux, je ne crois pas qu’il goûte jamais la joie dont il écrivit qu’il est impossible de la concevoir autrement que comme un appel d’air. À la vérité, de tous les appels d’air il fait de petits courants bien domestiques, bien littéraires. Je me rappelle certaines séances spirites répétées jusqu’à l’ennui où il ne sut trouver qu’un aliment littéraire.

Mais quelles étranges expériences pour qui n’aimant pas certains soirs le sommeil hypnotique facile à contrefaire, sentait Breton désirer la folie comme un appel d’air. Tout finit par des articles. Grâce ou disgrâce pour Breton, la folie n’est point venue.

L’auteur des Pas Perdus est un excellent critique, je veux dire qu’il sait fort bien fausser les valeurs et vendre pour de l’or son cuivre.

 

[Haut de page]