René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( La Revue Européenne, Paris, 1er juillet 1924.)

 

LES SOIRÉES DE PARIS

 

Ces soirées furent-elles bien, en vérité, des Soirées de Paris ? Que le comte de Beaumont qui demeure un des rares en un siècle si pressé à savoir encore organiser des fêtes m’excuse d’être si pédant et de citer déjà Condillac : une science est une langue bien faite. Avant d’épiloguer sur les soirées de Paris, peut-être conviendrait-il de définir Paris, de fixer d’abord ses limites, j’entends les limites du Paris qui pouvait être curieux des projets de M. de Beaumont. Ce Paris ne va pas de Saint-Ouen à Montrouge, de Belleville au Point du Jour, mais en vérité de la Madeleine à Montparnasse, du Boeuf sur le Toit au Strix, de la rue Boissy d’Anglas à la plage formée par l’estuaire du fleuve Raspail lorsqu’il se jette dans l’Océan Montparnasse.

Paris ? Quelles peuvent être les soirées d’un tel Paris ? Le titre que jadis Apollinaire choisit pour une revue, convenait-il aux spectacles qui devaient transformer un Music-Hall bon garçon, sans en faire d’ailleurs, comme le prétendit une certaine presse, un music-hall trop joli et trop facile garçon.

J’ai envie de parler de Louis II de Bavière. Le mot de Bavière, d’ailleurs, ne choque point évoqué à propos des Soirées de Paris puisque les plus Parisiens des Parisiens ne sont peut-être plus des Français. Paris, capitale de la France, capitale du monde, plutôt, dirons-nous, pour nous consoler de n’y être plus toujours comme chez nous. La Cigale tout ce printemps a chanté et dansé devant cinq continents, toutes les langues y furent parlées, et le voisin de droite ne perdait jamais la ressource de quelque dialecte insoupçonné pour dire ses secrets par-dessus votre épaule au voisin de gauche. Que le voisin de gauche soit Tchécoslovaque et réponde en petit prussien au voisin de droite il n’y a plus là de quoi étonner qui se trouve entre eux deux. Aurons-nous un jour les ressources de quelque espéranto sentimental ? Pour l’heure, que nous les comprenions ou non, tous nous avons l’impression que toutes les langues sont inutiles.

Tour de Babel ? Soirées de Paris ? L’élite de nos artistes et de nos écrivains doit mettre de la vie, de l’art, du goût, de la passion sur la scène ; l’autre élite (laquelle ?), meubler la salle.

Le spectacle commence le 17 mai et le 17 mai il y a tant de perles boulevard Rochechouart qu’on se croirait volontiers dans quelque coin de l’Inde. Dehors, sur le trottoir les gens du quartier, les promeneuses humbles, maquillées et professionnelles, les calicots et les midinettes qui profitent de leur samedi soir ne comprennent point. À l’intérieur, tout semble changé. Non point qu’on ait gratté les peintures, mais les péripatéticiennes, celles qui préfèrent la tiédeur aux intempéries, le calme à l’aventure, le promenoir au boulevard, ont déserté leur cloître nocturne. Il y a un bar ici et un dancing là et l’Amérique en deux jours trouvera que même en France le goût des drinks remplace peu à peu le goût des chairs, des bouches, de l’amour.

Il s’agit selon le comte de Beaumont de transformer le music-hall et d’y réunir des éléments majeurs. Le comte de Beaumont a réuni des éléments majeurs ; le comte de Beaumont a pris une salle de music-hall, le tout n’a point fait une transformation du music-hall. Les filles des femmes de Lautrec, qui, le premier soir regardaient interloquées spectateurs et spectatrices descendre de leurs limousines, oseraient-elles entrer dans ce lieu qu’elles ont toujours cru leur ?

 

Louis II de Bavière, vous dont j’ai prononcé le nom, vous qui pour les gens de théâtre demeurez le symbole et l’exemple de l’incompréhension, parce que seul, vous vouliez seul, absolument seul assister aux représentations des drames musicaux de Wagner, Louis II de Bavière n’aviez-vous pas raison ?

Cette Cigale où d’ailleurs je retournerai cinq fois, dix fois, toujours ému par la beauté de tels spectacles, la nouveauté de tel autre, la perfection d’un troisième, le mystère d’un quatrième, ému profondément en vérité, mais ému au singulier, cette cigale où se retrouvent tous les amis, tous les ennemis, où nous avons espéré des luttes, des injures, des discussions, des apologies, des rages, des éclosions de haines, d’amour, quelques rachats et peut-être des réconciliations majeures, cette Cigale, d’où nous pensions que sortirait enfin la surprise unique, nette, comparable à la surprise des Ballets Russes cette Cigale vient de nous donner un chant après une danse, une danse après le chant, et la gravité même de certains heurts par la faute d’un malentendu n’y fut point saisie comme elle eût dû l’être et comme elle l’eût été ailleurs ou en d’autres temps.

Mais ce malentendu, à qui la faute ? À la Cigale, au public du samedi qui, pourtant, n’était pas le même que celui du dimanche, à moi, René Crevel qui vais au théâtre avec moi-même, avec moi seul, et aussi seul que Louis II de Bavière ?

Évoquer les Soirées de Paris, c’est vouloir réunir en faisceau mille sensations, mille sentiments divers, ce n’est point avoir une impression d’ensemble, une impression totale. J’ai parlé de la Tour de Babel. À la Cigale, ce printemps, ce ne fut point seulement la Tour de Babel des langues, ce fut aussi la Tour de Babel des cœurs, des esprits, des yeux, des oreilles ; si nous y étions allés en simple quête de divertissements, sans doute nous serions-nous récriés d’admiration. Le mot Soirées de Paris était une promesse, or à la Cigale nous vîmes que Paris n’existait plus guère, que Paris était fatigué, que Paris, passé minuit, ne savait même plus boire ni danser dans une salle que Miss Loïe Fuller s’efforçait à rendre féerique.

Et pourtant… Et pourtant les spectacles furent en général fort réussis.

Le rideau de Picasso se lave sur un décor uniformément bleu où des projections reproduisaient la plus attendrissante des cartes postales en couleur. Mouchoir de nuages, la pièce de Tristan Tzara n’est point une manifestation dada, mais une tragédie dont les lignes se projettent aux pays du mystère. Tzara n’a point cherché la banale illusion théâtrale. Le poète dont le rôle fut confié à Marcel Herrand s’appelle dans la pièce Marcel Herrand. Mademoiselle Andrée Pascal conserve son petit nom, l’action compliquée comme celle des meilleurs films nous mène par les méandres des plus étranges destinées. Mais l’humour de Tzara fait corps avec son lyrisme, lyrisme qui dans le monologue fut la chanson des cloches, la chanson de toutes les cloches humaines, inquiètes et émouvantes. À quoi bon les médiocrités vraisemblables ? Au théâtre, de grands drames se jouent sur la scène et sans cesse nous espérons que d’autres drames se joueront dans la salle. Sur un praticable les personnages de Tzara vont, viennent, parlent, souffrent, aiment. Des commentateurs de chaque côté expliquent les mystères de leurs âmes et de leurs amours. Mais Tzara n’est victime d’aucune emphase et ses commentateurs prennent part à l’action. Ainsi se crée une étrange atmosphère. Sommes nous à Paris, sommes nous à Venise, sommes-nous au théâtre, sommes nous dans le rêve, sommes nous dans la vie ? Poésie-surprise, la poésie de Tzara glissait entre les mots, se fardait de leurs reflets. Beaucoup feignirent d’ailleurs de n’avoir point l’air étonné et parce qu’il y avait des commentateurs par exemple, on parla de Pirandello, avec le même à-propos que si l’on disait que Racine a plagié Corneille parce que Racine fit lui aussi des tragédies en cinq actes.

Venaient ensuite deux ballets de gris vêtus. Salade, contre-point dansé de Darius Milhaud offrait mille joies à l’oreille et Massine était un Arlequin de la plus jolie allure. La délicatesse de Braque dans son décor semblait presque de la pauvreté, je veux dire que ce décor si on l’imaginait hors de scène devenait la plus subtile des chansons grises alors qu’au feu de la rampe mourait son charme.

Après Salade, ce fut le Beau Danube. Joli ballet en vérité. Que le mot "joli" serve ici à la fois pour la louange et pour le blâme. Le Beau Danube reconstituait un ensemble Second Empire, et si des grâces jusqu’alors un peu ridicules ont vieilli au point de sembler, aujourd’hui, enfin, attendrissantes il n’y a là ni de quoi s’étonner ni de quoi se révolter. Mais que des grâces aussi fragiles et finalement aussi indifférentes nous aient été présentées comme des grâces neuves, qu’elles aient été trop bien accueillies dans des Soirées où par ailleurs nous fut donné d’admirer la poésie d’un Tzara, l’invention d’un Cocteau, l’art scénique de Jean et de Valentine Victor Hugo, la claire intelligence de Satie, la grâce de Marie Laurencin, la finesse de Darius Milhaud et la subtilité d’Henri Sauguet, n’y a-t-il point là en vérité de quoi surprendre. Le peintre Delaunay assistant au Beau Danube de s’écrier : "En voilà encore qui vendent la commode de leurs grands-parents !" Jugement brutal mais juste et que je me plais à répéter parce qu’il dénonce à la fois beaucoup de snobisme et plus de paresse encore. On parle partout de néo-clacissisme. Rien de souhaitable, en vérité, comme un nouveau clacissisme qui établirait les principes d’une éthique suffisante. Mais, le rajeunissement d’un siècle passé, qu’il s’agisse du Premier Empire ou du Second, de Nabuchodonozor ou de Marie-Antoinette, est forcément un parti pris et ne peut donner que dans des genres divers que des oeuvres monotones et académiques. Le Beau Danube et les Divertissements, en dépit d’une présentation parfaite, s’inspirent des principes qui pourraient tout aussi bien être ceux de n’importe quel ballet. Néoclassicisme ? Banalité tout simplement. Banalité et bonne éducation, si l’on veut. Banalité en tout cas. Et banalité qui triomphe, grâce aux lassitudes. Au lendemain de l’Armistice, on était sûr que dans les livres, dans les poèmes, dans les danses, dans les musiques, allait se manifester un esprit nouveau. Or on dut s’apercevoir que cinq années de malheurs physiques, d’abandon intellectuel et de désordre général n’avaient permis aucun enrichissement d’ensemble. C’est ainsi, par exemple, qu’au théâtre, la grande révélation d’avant-guerre, les Ballets Russes n’eut point de pendant. La guerre au milieu, comme une pendule sur une cheminée, les Ballets Russes à droite, que poser à gauche en réplique au premier flambeau ? Il ne faut point parler de Ballets Suédois. Mis à part L’Homme et son désir et Les Mariés de la Tour Eiffel, qui l’un et l’autre dans des genres différents furent de véritables révélations, la Compagnie suédoise, lourde de ventre et d’imagination, n’offrit jamais une surprise même de loin comparable à celle des danses géniales de Nijinski. Il y eut une atmosphère "Ballets Russes" ou tout au moins, tout se passa comme si il y avait eu une atmosphère "Ballets Russes", si bien que Bernard Faÿ, par exemple, dans un Panorama de la Littérature contemporaine, a pu intituler un chapitre "De Loïe Fuller aux Ballets Russes". Il n’y eut point une atmosphère "Ballets Suédois". Y a-t-il eu une atmosphère "Soirées de Paris"? Il faut bien répondre "non", mais ce n’est point encore à nous de dire si ce non est un blâme ou un éloge, et si le comte de Beaumont fit bien en réunissant les écrivains et artistes les plus divers, les meilleurs écrivains et artistes de notre Paris de 1924 où ne règne aucune règle artistique, aucune morale, aucune religion, aucune conviction mais des individus qui n’ont d’ailleurs ni la force ni le goût (ni la sottise peut-être) de tenter quelque dictature.

Un mérite des Soirées de Paris sera d’avoir mis en valeur le don scénique de Jean Cocteau, d’avoir montré combien l’auteur de Thomas l’Imposteur a le sens du théâtre. L’adaptation qu’il fit de Roméo et Juliette fut à la fois personnelle, exacte et neuve. Grâce à l’intelligente collaboration de Jean Hugo, le spectacle organisé par Cocteau fut de la plus parfaite unité. On a beaucoup parlé des costumes et des décors de Jean Hugo. On les a beaucoup aimés, en général, et ce fut toute justice, car ces costumes et décors étaient en tout point ce qu’ils devaient être. Panneaux mobiles que portaient des valets de scène et dont les fonds noirs s’ornaient des plus subtiles chansons de couleurs. Sur ces panneaux des dessins figuraient les divers lieux de l’action et les acteurs vêtus eux aussi de noir, leurs costumes ornés d’arabesques et de garnitures qui en faisaient de féeriques libellules allaient entre ces panneaux selon un rythme que Jean Cocteau avait senti, précisé, fixé. Stendhal, je crois, disait que lorsque la parole était impuissante ou impossible, un seul geste pouvait tout exprimer. Les gestes des acteurs, admirablement réglés, exprimèrent en fait les mouvements de l’amour, ceux de la haine, de la jeunesse, du désespoir, et du pardon enfin. En ceci, l’adaptation de Cocteau est une réaction contre la mauvaise littérature et le bavardage trop facile. Les muscles, leviers des membres, obéissent à l’âme invisible. Et mieux que les paroles, tel abandon de la main, tel fléchissement des jambes, peuvent montrer la tragédie qui se joue dans les cœurs. Cocteau nous rappela combien grande était celle dont moururent Roméo et Juliette.

Une véritable surprise, ce fut Mercure. Pour mettre en valeur l’intelligente musique de Satie, Picasso inventa des décors et des costumes fort curieux. La nouveauté de ces décors et de ces costumes était telle d’ailleurs qu’il faudrait créer des mots nouveaux pour la dépeindre. Gaîté, intelligence, ironie sans sécheresse, Picasso prouva une fois de plus que toutes ses découvertes valaient par des qualités majeures.

J’ai essayé de grouper mes souvenirs, de certains soirs de mai et de juin, mais, je le répète, si complexe est mon impression des Soirées de Paris que je ne saurais trouver une formule pour la résumer toute. Des oeuvres y furent en vérité réalisées, des oeuvres qui vivaient, sautaient par-dessus la rampe et méritaient même de susciter les plus vifs réflexes. Si les réflexes de la salle n’ont point eu la vivacité que nous avions désirée, la faute en est à l’apathie générale. Partout cette apathie ne veut voir que de simples divertissements et M. de Beaumont ne pouvait tout de même point lancer une bombe au milieu de l’orchestre pour émouvoir un public qui, systématiquement, fait fi de l’émotion et lui prouver que que, mon Dieu ! le jeu peut-être en valait la chandelle.

Soirées de Paris ? Qu’est-ce que Paris ?

Louis II de Bavière avait-il tort d’assister seul, absolument seul, aux drames musicaux de Wagner ?

 

 

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