René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( La Revue Européenne, n° 34, 1er décembre 1925 - Détours, Pauvert, 1985.)

LE MUSIC-HALL ET LES CIRQUES

Automne 1925 : nous retrouvons un Paris tout nègre et galuchat. À vrai dire, il n’y a guère là de quoi nous surprendre et j’ai beau me faire violence pour ne point me laisser glisser au plaisir des prophéties à retardement, je ne puis m’empêcher de constater que le triomphe de la " négresse par le démon secouée ", et celui aussi du précieux serpent de mer étaient non seulement à prévoir, mais inévitables. Libre donc à qui le voudra, de dénoncer comme arbitraire ou trop facile le symbole à tirer de ce double avènement, mais nul, j’en suis sûr, ne niera que si tout Paris a couru aux Champs-Élysées, y est retourné chaque fois séduit davantage par toute la troupe de la revue nègre et surtout les deux merveilles Joséphine Baker et Douglas, que si d’autre part, à toutes les chaises et tables sont préférées les plus simples, celles recouvertes d’une peau quasi humaine en dépit des fines écailles grises, c’est que le règne est fini des ersatz, de la pacotille, des divertissements conventionnels. Tout le chichi dont de très rares continuent à vouloir trouver touchants les ridicules, pour nous qui en sommes bel et bien dégoûtés, avec quelle joie nous l’oublions en faveur de la simplicité, et son superlatif absolu : la sauvagerie…

Pirouettes, verre filé, boîtes à musique, nacre et fanfreluches, voilà qui ne vaut pas trois centimètres carrés de la robe de certain lézard. Quant à la " négresse par le démon secouée ", pour elle j’ai renoncé à ma félicité éternelle. Oui, le lendemain même de la soirée, où Christophe Colomb de l’ennui, qui me croyais perdu en plein océan de tristesse, j’ai découvert le Ciel, auberge blanche et bleue du boulevard de Clichy, après avoir fait connaissance avec des Séraphins à grosses moustaches noires, des vrais anges avec des ailes, et dignes petits neveux de Lucifer, puisque tous les quarts d’heure, ils passaient dans une boutique voisine rouge et noir, l’Enfer, où ils devenaient démons pour la joie des provinciaux en goguette, le lendemain même de cette nuit, dis-je (à moi Bossuet, tes effets oratoires, tes citations… nuit fatale… et receperunt mercedem suam vani, vanam), au lieu de retourner dans ce lieu que j’avais résolu de déclarer surprenant, unique, tout comme l’amateur blasé se réjouit de l’abécédaire brodé rouge sur canevas par les petites filles de la bibliothèque Rose, je troquai ma place de Paradis contre un promenoir au théâtre des Champs-Élysées.

Que je me sois damné pour des filles et des garçons de couleur qui dansaient sur l’antédiluvien Tea for two, voilà qui me vaut enfin de constater que certain aimant sait encore m’arracher aux rues où je croyais trouver les dernières possibilités de miracles, de tentations. Au reste cette féérique bamboula des Champs-Élysées, il y a deux ans que j’en ai reçu la première promesse, lorsque certaine Florence à la peau couleur de perle noire, moulée dans un fourreau de satin blanc, toute fraîche de strass, de plumes roses, à deux heures du matin, se laissait flotter sur une musique dont les vagues se la lançaient et relançaient, poupée lascive, joli paquet lubrique, et docile dans le chant, la danse, aux injonctions perdues.

Mais un bar limitait la joie et la nostalgie de la jeune femme ainsi que l’acharnement des musiciens marrons. Un bar. Cadre rococo, avec d’inutiles macarons de tignasses au blond faux, des joies fausses, des roses fausses, des colliers de perles fausses, des saouleries en gaîté fausse, et désespoir faux, tout se trouvait gâté par l’esthétisme du cocktail dont on ne se rendait pas encore compte qu’il ne vaut, en soi, ni plus ni mieux que celui de l’orchidée d’Oscar Wilde, ou du boulon à la boutonnière de Picabia. Enfin nous avons été vengés de ces spectacles trop combinés et sur une scène l’essaim des danseuses, chanteuses et leurs noirs cavaliers ont été lâchés en liberté.

La Revue ? Comedia dell arte dont les paroles sont les soifs, roses ouvertes des bouches les plus innocentes et plus goulues que des gueules de petits animaux, des grands écarts qui s’achèvent en glissades vertigineuses, des cris stridents, des couplets plus dorés que citrons et plus tristes aussi, les déhanchements, les décors avec leur fond de toile cirée noire, les costumes et surtout certaine crinoline, des falbalas, plumes roses et vertes, et ces mitaines dont la plus savoureuse des négresses fait dès son entrée toute une chanson.

Troupe unique en vérité, du moins pour nous, qui n’avions jamais vu spectacle digne d’être comparé de loin ou de près à celui-là. Des fards clairs, de chaque figure, font un coquillage attendrissant sous la protection luisante des cheveux, et nous venons de découvrir que si toutes les Françaises ne sont pas rousses il y a des négresses qui n’ont ni la couleur du cirage, ni des tignasses de laine crêpée.

Mais, nous dira-t-on, les Parisiens sont bien faciles à contenter et à New York, dans ce genre on a vu beaucoup mieux. Mais qu’on essaie de gâter notre joie par des rapprochements peu flatteurs pour Joséphine Baker, Douglas et leurs compagnons, même si j’en viens à penser que cette Revue nègre n’est pas en soi tout à fait réussie, elle n’en demeure pas moins inoubliable. Une fois pour toutes elle m’a permis de constater que la perfection compte moins que la nouveauté. Et c’est pourquoi, tandis que je m’émeus du moindre entrechat des négrillonnes, un clown musicien du genre de Grock, a beau porter au plus haut point son art qui est de faire rire, dès l’instant où je me suis dit qu’il portait au plus haut point cet art, m’attendant de sa part aux plus cocasses acrobaties, mélodies, ou grimaces je n’en ai plus reçu de surprises capables de me dérider. Ainsi du brillant causeur, dont la conversation a trop de ressources pour ne point, purement et simplement, agacer.

Que cinq minutes de Grock trouent une revue semblable du " Paris voyageur " du Palace, ledit Grock, point brillant parmi les poufs de plumes et de chairs nues me donnera idée d’une géométrie bien nickelée, mettons d’un triangle dont chacun des trois Fratellini serait un sommet. Cette géométrie nickelée, ce triangle fratellinesque me vengent des odeurs d’aisselles, des oripeaux, des lambeaux de couplets, mais si je pense qu’ils doivent être objectivement parfaits, qu’on me permette d’avouer que je n’en ai point été touché. Grock, les Fratellini je vois trop leur art, leur talent, je ne les vois point assez eux-mêmes. Je ne reproche point à leur tour d’être trop bien réglé mais je regrette de sentir trop bien qu’ils sont réglés. À tel point qu’ils me paraissent marqués du sceau officiel plutôt que de celui de la fatalité. Peut-être penserais-je de même des revues nègres, si je voyais de sous-Joséphine Baker, de sous-Douglas, mais je ne cours point encore ce risque, tandis que le lendemain même du jour où j’avais vu Grock au Palace, j’assistai à l’Olympia aux calembredaines de deux clowns musiciens qui faisaient la moitié chacun du travail de Grock. Mes nègres, eux, ne travaillent pas, ils rigolent, ils ont peur, ils aiment ; ils se réjouissent de leurs habits multicolores. Grâce à eux nous avons été transportés dans un autre continent.

Où ça, où ça ?
À la cabane Bambou, Bambou,

 

comme chante Mayol aux applaudissements de tous les publics, celui de l’Empire, de l’Olympia, ou de cet Européen où vont les petits bourgeois des Batignolles, les petits voyous à chemise rose de l’avenue de Saint-Ouen, les élégantes du Wepler, et les marins qu’attirent la place, l’avenue de Clichy sans doute parce que les terrasses des cafés, les filles hauts chaussées, les marchands de mimosa, et des rues étroites et mystérieuses leur rappellent les villes méditerranéennes et ce Toulon d’où est venu, avant leur naissance, Mayol, le grand Mayol, le gros Mayol, qui chante les charmes de la cousine Hortense.

Cousine, cousine
On dirait deux mandarines.

Mayol, avec son ventre, son muguet et des gestes qui se moquent d’eux-mêmes sans romantisme, nous pourrions dire qu’il est tout un temps qui s’achève. Près de l’Européen, avenue de Clichy, est la taverne de Paris décorée par Willette, Steinlein. Horizontales empanachées, filles au cou blanc barré de velours noir, année de l’exposition, de celle de 1900, prévient Mayol, lorsqu’il nous chante sa chanson sur les nègres (déjà) : A la cabane Bambou.

Les nègres, toujours les nègres, encore les nègres. Plutôt que de dénoncer le péril oriental, je mettrai mes contemporains en garde contre les filles de couleur. Qui sait leur résister. Je ne connais qu’un petit garçon qui ait nié le charme des peaux d’ébène et ait demandé qu’on renvoyât sa bonne martiniquaise, " parce que, disait-il, il ne voulait pas être couché par une négresse ". Mais ce jeune homme de quatre ans ! sa négrophobie, j’en suis sûr, lui passera bientôt.

Le charme inattendu d’un bijou rose et noir, aujourd’hui n’est plus sensible aux seuls poètes. Rue de la Gaîté, dans un Music-hall où se joue une revue énergiquement intitulée : Entre cuir et chair j’ai vu le triomphe, sur la scène, d’une femme passée au cirage qui figurait une négresse dont étaient amoureux à la fois un capitaine genre Ramollot, son fils, et son ordonnance. Notre trio qui s’était partagé les grâces de cette beauté du nom de Malikaka, fort inquiet de certaine rotondité abdominale, de convoquer la sage-femme (pirandellienne) qui après avoir fait quitter la robe à cette belle d’ébène s’aperçoit qu’elle a simplement mis son corset de travers le haut en bas. L’ordonnance épousera la négresse, le capitaine sera parrain du premier-né et père du second.

Et la noiraude entraîne les trois hommes dans les coulisses, tandis que des girls essaient d’être éblouissantes sous leurs voiles et leur lamé argent. Mais du moindre morceau d’andrinople, les brunes soeurs de Joséphine Baker savent mieux se parer.

 

 

 

[Haut de page]