René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( L’Art vivant, 1re année, n° 14, 15 juillet 1925 — Babylone, Pauvert, 1975.)

 

LE MIROIR AUX OBJETS

 

Division du travail, pain béni des économistes, des sociologues, principe éternel à quoi nul n’ose contredire depuis le jour où Dieu, son monde achevé, se rendit compte qu’il faut deux moitiés pour un tout, et, de la côte de l’homme, passez muscade, fit sortir la femme.

Dès lors se trouvèrent partagés les travaux et les jours, si bien que, pour ne point faillir à la règle de sagesse, chacun a pris l’habitude de chercher qui l’aidera dans l’organisation de son chaos. Et c’est pourquoi le photographe, comme Dieu la femme de l’homme, fait sortir l’oiseau de la chambre noire.

Attention :

Un petit oiseau va sortir. Un petit oiseau est sorti, un petit oiseau apporte au nid des jolies filles, des fougères. Il ne dédaigne d’ailleurs ni les tire-bouchons, ni les jambes de la Tour Eiffel, ni les morceaux de sucre. Il les offre à quelque prestidigitateur amusé de nous voir à tel point stupéfiés d’un monde recréé.

Mais au fait, quel est le prestidigitateur ?

Après l’anthéopocentrisme, l’anthéopomorphisme, nous avons eu le machinocentrisme, le machinomorphisme. Des peintres ont voulu être amoureux des machines comme du corps humain. Ils ont voulu être amoureux des seules machines, d’où un système ennuyeux, ni plus ni moins ennuyeux d’ailleurs que n’importe quel système.

Certains photographes ont imité les peintres et ainsi, de prestidigitateurs sont devenus sources pétrifiantes, et alors qu’ils se croyaient les plus habiles, n’ont point su se servir de ce miroir aux objets dont un Man Ray, par exemple, a obtenu des miracles.

Man Ray, il est vrai, s’il sait poser des problèmes essentiels — j’entends ceux qui naissent du spectacle d’un monde dit extérieur dont on s’aperçoit tout à coup que les réalités, les formes, les couleurs ne sont peut-être pas si simplement réelles qu’on eût aimé à le croire — Man Ray, dis-je, s’il sait poser des problèmes essentiels, et à propos d’un tire-bouchon, d’une jambe de Tour Eiffel, d’un morceau de sucre, nous oblige à nous demander si les tire-bouchons, les jambes de Tour Eiffel et les morceaux de sucre, qui débouchent, bottent ou nourrissent nos rêves, ne sont pas moins contestables en fait que les tire-bouchons, jambes de Tour Eiffel et morceaux de sucre de tous les jours, si connus qu’ils en deviennent invisibles, donc inexistants, Man Ray, s’il a du sorcier, ne pose point au mage, et parce qu’il ne prétend point se borner aux seules attitudes troublantes, nous donne pour nous apaiser une fougère, un joli visage.

De son miroir aux objets, ce chasseur du mystère a su se servir. Et sans doute celui qui fit la première photographie s’étonnerait-il d’un tel cas, tout comme, d’ailleurs, l’homme qui le premier, sur des parois d’une caverne, avec son silex traça le profil d’un animal n’eût pu croire que son dessin, dont un animal était le prétexte, révélait l’homme, décrivait l’auteur plutôt que le modèle.

Et même ces photographies où nous retrouvons la grâce anonyme des femmes d’un temps passé, nous disent moins de ce temps, par les crinolines anglaises, tournures de celles qu’elles représentent, que par je ne sais quelle vapeur dont le mystère impondérable crée ce qu’on nomme atmosphère.

La peinture n’est pas de la photographie, disent les peintres. Mais la photographie non plus n’est pas de la photographie, c’est-à-dire n’est pas de la copie. Et certes, on pourrait donner de bien bonnes raisons pour dire comment le cliché ne reproduit pas exactement les objets ou les êtres dont pourtant il donne l’image, on pourrait dire aussi comment il se fait que les épreuves d’un même cliché ne se trouvent pas absolument identiques. Mais ce que je veux remarquer aujourd’hui, c’est que, s’il faut un miroir et des alouettes pour la chasse aux alouettes, pas plus que le miroir aux alouettes, le miroir aux objets ne peut à lui seul charmer.

Et c’est pourquoi, pas plus que le peintre ou le poète, le photographe ne se peut contenter d’une narration méticuleuse.

 

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