René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres , janvier février 1926.)

 

Jacob
par Bernard Lecache
(N.R.F., éditeur)

 

Le roman de M. Bernard Lecache résume en 250 pages l’histoire d’une famille juive, venue de Russie pour vivre à Paris, d’abord dans le Marais, en pleine odeur de travail, de vertu et de pauvreté, puis à Montmartre, déjà un peu sortie de la gène, mais en compensation moins unie, puis enfin, tout à fait divisée par la faute des uns, le scrupule des autres, la médiocrité de celle-ci, le vice de celle-là, mais surtout l’ambition du fils aîné, Jacob, par qui elle connaît les orgueilleux tourments de la puissance. Mais autour du tailleur Radausky, de sa femme Bettia et de leurs enfants, gravitent d’autres êtres qui, pour n’avoir pas la même importance dans le récit, le même éclat dans le regard, la même force dans les appétits n’en ont pas moins chacun son rôle.

A noter d’ailleurs que cette chambre où nous pénétrons dès ces premières lignes sont l’étoffe chaude, le fer, l’entraide et toute une intimité dont M. Lecache sait susciter jusqu’aux plus secrets parfums. Ses tableaux, ses dialogues sont toujours justes ; seul le raccourci qu’il s’impose peut donner un ton puéril à quelques pages. Seuls, des scrupules formels gâchent la dernière partie et toute une histoire de politique, de chantage qui eût demandé plus de détails. Mais les dons de vie, d’émotion et toutes les qualités de ce jeune auteur a tiré une première fois un très estimable parti, sans doute ne faudrait-il point qu’il en réitérât dans quelque autre livre les effets parfois hâtifs. Au reste, si je regrette que les caractères, les épisodes soient seulement ébauchés, c’est que la valeur du croquis me contraint à regretter le tableau qui eût dû en naître. Dans un livre, une vraie richesse émeut, alors que parfois une pudeur bégayante gène. Quoi qu’il en soit, il faut louer une œuvre aussi particulière d’avoir une portée générale, ce roman juif de n’être point régionaliste ; il faut louer son auteur d’avoir échappé à la tentation du Monsieur de la rue des Rosiers, d’un esthétisme facile. La valeur juive et documentaire de son récit et de ceux qui s’y agitent ne l’a point empêché de faire une œuvre humaine, et souvent même fort audacieuse. Je regrette, par contre, qu’il ne se soit pas libéré de certain préjugé réaliste, mais parce que je suis sûr qu’il s’en dégagera, déjà je suis impatient de l’œuvre qui suivra Jacob. Au reste, sans doute ne nous a-t-il donné ce premier livre que comme une préface et je ne serais pas étonné que nous vissions bientôt repris quelque héros ou quelque épisode de l’essai initial, pour une autre œuvre mieux creusée, plus libre.

 

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