René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Paris, N.R.F., collection. " Peintres nouveaux ", 1930 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

PAUL KLEE

Le plus brave des hommes, oserait-il regarder, en plein dans les yeux, un hippocampe, point d’interrogation à tête de cheval, tout droit jailli des profondeurs à la surface du rêve ?

Ce beau-fils des mers, plus vertical dans son ascension qu’un lift dernier cri, ce Centaure dont la simple présence trouble au point que tout doit être remis en question, quel autre symboliserait mieux l’œuvre de Klee ?

Or, comparés à ce fatal et solitaire petit Pégase, combien moins redoutables nous apparaissent les mastodontes pesamment affirmés.

C’est que toujours il y a eu, et toujours il y aura, une quelconque Réalité pour servir de bergère au monstrueux troupeau.

Paissent en paix les baleines parmi les plus glacées des steppes liquides.

Si j’en crois mes souvenirs du temps d’histoire naturelle, ces bonnes grosses mères, aussi peu fortes pour plonger que les dondons des plages petites bourgeoises, parce qu’elles n’ont point (telles ces dites dondons) l’hiver venu, la ressource des magasins où chiffonner rubans, soies et galons, crachent de grands jets qui métamorphosent l’eau en panaches jumeaux des plumes, d’un si bel effet sur les galurins régionalistes, au fin fond du fin fond des provinces, car, Dieu merci, les sous-préfètes, les notairesses, les colonelles n’ont point toutes, malgré le siècle, perdu le sens de majesté.

Baleine, impératrice des océans polaires, comme la rose est la reine des fleurs, et le poireau l’asperge du pauvre, aimable cétacé, souveraine sans prince consort, géante trop sage pour aller chercher midi à quatorze heures, entre vos banquises, vous vous pavanez, libre de toute crise de conscience, et vous engraissez plus et mieux qu’une reine batave, car les icebergs vous épargnent toute tentation, même de tulipes.

Parce que votre destin est d’apparat, persuadée que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, vous concluez : chacun son métier. C’est que vous avez plus d’un tour dans votre sac à main et vous aimez les dictons. Or, aussi mondaine et frivole avec vos proverbes que M. de La Rochefoucauld avec ses maximes, vous oubliez que les uns et les autres se retournent comme des gants. Parlez de métier. Les enfants des villes sont assez maigres pour avoir le droit de vous répondre qu’il n’en existe que de sots. Et, en fait, depuis que la science moderne a bien voulu nous apprendre que les vaches, elles-mêmes, étaient sujettes à la tuberculose, il ne nous importe guère qu’elles soient un peu plus ou un peu moins mal gardées.

Nous n’aimons ni les asperges du pauvre, ni les poireaux du riche.

Arraché le masque des métaphores faciles, nous trouverons de belles injures pour vitrioler la sagesse des nations.

Et surtout il ne faut plus de cette sensiblerie dont s’endimanchent les pseudo-intellectuels, les pseudo-artistes.

Nous avons déjà une belle vengeance, une belle joie positive puisque les gouffres que votre peur fait semblant de dédaigner, baleine, fleurissent de très subtils mystères.

Les scaphandriers d’Europe, il est vrai, ont les doigts bien lourds et les plongeurs polynésiens, qui échappent au martyre des semelles de plomb, n’aiment à cueillir, dans leur promenade entre les flots, que les perles douces, rondes, à l’image des paupières de leur sommeil ingénu.

Dès lors, comment ne point appeler miracle, Paul Klee, cette excursion au plus secret des mers d’où vous êtes revenu, avec, dans le creux des paumes, un trésor de micas, de comètes, de cristaux, une moisson d’hallucinants varechs et le reflet des villes englouties.

Tout ce que vous avez rapporté des abîmes se révèle digne, en transparence, des poissons dentelés. Les crabes, oui, les crabes eux-mêmes ont des ailes.

Un peintre a ouvert les poings et, d’entre les lumières de ses doigts, d’incroyables volières se sont échappées qui peuplent, maintenant, les toiles dociles, pour leur bonheur, à cette magie.

Et c’est pourquoi, pas une ligne, si ténue soit-elle, qui n’ait sa qualité frissonnante.

Les traits d’ongles qui écorchèrent, au gré d’un caprice cyclopéen, roches et galets, tous les graffiti de l’au-delà, les créatures d’hypnose et les fleurs d’ectoplasme ont été dessinées, photographiées, sans ruse d’éclairage, sans frauduleux romantisme, ni mensonge grandiloquent d’expression.

Et voilà bien la plus intime et aussi la plus exacte surréalité.

Un pinceau devenu aimant, le labyrinthe du rêve, soudain magnétisé, se déroule en longs anneaux.

Combien timide la légende qui faisait obéir à la voix d’Orphée les bêtes féroces, car, maintenant, plantes et pierres s’émeuvent, ne savent plus demeurer immobiles.

Monde en marche, univers de brindilles palpitantes, fourmilières libérées de toute police, de toute contrainte, parce que les yeux des squales en ont contemplé la naissance, un rythme souverain, hors des cadres, hors du temps, de l’espace, précipite les trois règnes de cette création.

Alors, écoutez-moi, baleines et vous aussi tout autres mégalomanes, écoutez-moi et rappelez-vous, ces animaux fabuleux qui se fussent volontiers nourris de ressorts à boudins pour croître encore en long et en large, ces monstres préhistoriques, niais à ne savoir que faire de leur peau, n’ont, et c’est toute justice, laissé sur notre globe que le souvenir de leur squelette.

Et pourtant, à l’aube des âges, la famille Diplodocus devait bien se croire destinée à régner sur ce globe, usque ad vitam aeternam.

Je ne suis ni prophète ni prédicateur, mais je puis vous dire qu’il y aura des puces jusqu’au jour du jugement, cependant que l’ultime rejeton de la famille Diplodocus qui devait si bien mépriser les cousins Mammouth, et, à plus forte raison, les éléphants, ses parents pauvres, le dernier et le plus colossal des fabuleux quadrupèdes, dis-je, si l’envie m’en prend, je n’ai qu’à me rendre au Muséum pour lui chatouiller les os.

Paul Klee, parce que vous avez libéré les infiniment petits cet hiver, les aoûtats chanteront à voix de sirène et l’Europe et les deux Amériques enfin rougiront de s’être laissé séduire par le système métrique. Il ne s’agit non plus de céder à la tentation du nébuleux Orient que les enquêtes de la grande presse et des revues distinguées, les paradoxes de la philosophie salonnière ont mis à la mode.

Cote de Bourse qui fleure l’encre d’imprimerie ou Nirvana parfumé au papier d’Arménie, c’est, sinon trop beau, du moins trop facile pour être honnête.

On connaît l’image chère à M. Maeterlinck, des deux lobes du cerveau, l’oriental et l’occidental, l’un à l’autre, comme de juste, impénétrables.

Cette métaphore, qu’on eût crue inoffensive en son aimable simplicité, fait qu’on exhorte l’Ouest à rêver de l’Est. Il paraît, d’autre part, que l’Orient achète à l’Occident des fusils, des chapeaux, des faux cols en celluloïd, des tire-chaussettes et des romans psychologiques. Il faut donc noter que ces impénétrables sont, quoique sans espoir, comme Héloïse d’Abélard, amoureux l’un de l’autre.

Europe, Asie.

Les plus optimistes en espèrent un couple, dont l’union pourrait être célébrée par une de ces chansons du genre de celle qui, après avoir gaillardement affirmé :

La gaine est faite pour le couteau,

conclut :

Et la fille pour le garçon.

Or, bien que Paul Klee, avec trois grains de sable, nous ait prouvé que les gratte-ciel de New York, les Galeries Lafayette de Paris, l’étonnante boulimie noctambule de Berlin, les enseignes lumineuses de Londres, ne sont rien pour les yeux de l’esprit, rien pour les oreilles de l’imagination, bien qu’il ait fait éclater des yeux illimités au front des plus minuscules créatures et, en dépit des algues, par lui libérées de tout roc, malgré tant d’êtres, de végétaux, de choses moins possibles à nier dans leur impondérable surréalité que nos maisons, nos becs de gaz, nos cafés et la viande des amours quotidiennes ou hebdomadaires, selon des ressources des tempéraments civilisés, tout le merveilleux qu’il dispense ne doit pas être abâtardi, perverti, utilisé pour l’une ou l’autre cause.

Nous nous refusons de voir en lui un de ces fakirs simplistes. Il est le contraire même de ces initiés de music-hall ou prophètes pour vieille vierge britannique et théosophe.

Libre donc au jeune Européen de chanter la toute neuve et déjà classique chanson de ses inquiétudes, libre à l’Adonis cosmétiqué de célébrer son amour des valises, du sleeping, de la vitesse, et que son frère bronzé des antipodes joue au Bouddha mort ou vivant, la phraséologie des journalistes rhéteurs, les distinctions des critiques et leurs propos sophistiques, tant d’architecture en plein vide ne saurait prévaloir contre une goutte de spontanéité.

Paul Klee, oriental ?

Oui, sans doute, puisque certains de ses tableaux semblent tissés en hommage aux plus fraîches visions des Mille et une Nuits.

Mais qu’il nous mène au milieu des parterres, conduit par des allées secrètes à la caverne dont l’âge de pierre anima les parois d’aurochs, de rennes. Et l’on revient les bras chargés d’un bouquet de fossiles, cueillis à l’ombre incandescente des arbres de sel.

L’œuvre de Klee est un musée complet du rêve.

Le seul musée sans poussière.

La cendre elle-même s’y fait prairie autour des villages en miniature, comme en bâtissent les enfants avec leurs jeux de constructions.

L’espace, ce vieux préjugé est enfin dénoncé puisque des cosmogonies serviront de rues, et, la Voie lactée de fleuve à ce paradis lilliputien et magnifique dont les animaux et leurs hommes, tout de nerfs, saluent l’incendie des poissons volants.

À cette lumière, il n’est point de cailloux qui veuillent encore faire la tête dure, la sourde oreille.

Partout ce sont des éclosions surprenantes.

Et parce que sur l’ongle de son pouce un peintre sut dessiner des murailles à faire rêver de Babylone et de Palmyre, au plafond de leur chambre, les malades qui ont lu dans ses toiles sauront pour se venger de la fièvre, du silence, de l’immobilité, découvrir des kilomètres et des kilomètres d’histoires. Un petit morceau de plâtre écaillé, il n’en faut pas plus pour que soient dévoilés les plus vertigineux secrets.

Paul Klee le sait que ne tentèrent ni les arabesques, ni la virtuosité.

La matière la plus simple, mots ou couleurs, sert de truchement entre l’au-delà et le voyant. La poésie est la découverte des rapports insoupçonnés d’un élément à un autre. Le peintre doué de poésie, dans la plus sèche géométrie saura trouver les échelles pour ses plongées. Il monte, descend, remonte et, au plus haut palier, parce que la clef a été perdue de cette porte qui devait s’ouvrir à même le ciel, à même le vent, Paul Klee n’aura qu’à regarder par le trou de la serrure, pour découvrir, dans deux centimètres carrés béants, un monde d’étoiles que les hommes croyaient perdu.

Il n’y a plus de mesure. J’entends que les unités de longueur, poids, capacité, ne sauraient servir de mesures. Nous ne croyons plus au système métrique. Nul ne saurait auner les rêves, les désirs.

Bien mieux, je ne crois plus même à ces lieux communs métaphoriques dont notre paresse avait coutume de se régaler sans craindre la surprise.

À vingt-neuf ans bien sonnés, je commence même à ne plus croire au corbeau, oiseau de malheur, depuis que, ce matin, un de ces nevermore, non au chambranle de ma porte, mais sur mon balcon est venu se poser.

Le sombre personnage avait un bec du plus beau jaune, dit serin. Il était si bien botté de rouge, que malgré moi, j’ai pensé à une paradoxale mariée, dont, parmi les tulles, le visage apparaîtrait maquillé d’émeraude et les pieds chaussés de violet.

Ce corbeau des altitudes répond au déconcertant surnom de Choucas, comme s’il n’était qu’une demi-mondaine cocaïnomane.

Décidément, les conservateurs exagèrent, et, s’ils ont le moindre sens de justice, enfin, ils ne s’étonneront point que Paul Klee méprise les montagnes à sommet de 4810 mètres, les chutes du Niagara et tous les animaux à réputation trop bien établie même s’ils passent pour féroces, tels les lions, ces commis voyageurs du désert à cravate lavallière.

Que le romantisme, au goût du jour célèbre ferrailles, ciment armé et toutes ces métallurgies qui prétendent au record du saut en longueur, Paul Klee, libre de tout vertige, suit un simple cheveu jeté entre ciel et terre. Son oeil a saisi le miracle des couleurs, tout le miracle de toutes les couleurs, dans une goutte d’eau, la simple, la fameuse goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’océan et, au jour de glorieuse colère, l’insondable résignation des hommes.

La peinture de Paul Klee s’affirme d’après le déluge, d’après celui que nous espérons, pour achever le travail si incomplet de l’autre.

Et vive l’inondation.

En hommage à un poète vous avez eu raison, Paul Klee, de dédier cette échelle rouge perdue au sein de l’éther tourterelle.

Cette échelle, voilà bien l’escalier, le seul qui puisse nous mener jusqu’au tremplin d’où nous sauterons, à pieds joints, dans l’impossible, puisqu’il s’agit enfin de décrocher la lune.

Mais, si la maison qu’habitent les poissons s’appelle aquarium, et, palmarium, celle qui abrite les palmiers, en souvenir des pêches miraculeuses, des grouillants poissons devenus bouquets d’astres, j’appellerai cielarium, le palais dont chacune de vos toiles est une chambre.

Alors, même exilé au pays de l’habitude, des hommes en chair et en os, des montagnes en pierre et en arbres trop véridiques, il n’y a qu’à fermer les yeux, comme au temps de l’enfance, lorsqu’on découvre que le noir c’est un mensonge, car, sous les paupières hermétiquement closes, mille feux minuscules et cependant plus grands que nos étoiles patentées, s’allument.

Touchante fraternité des poètes.

Pour illustrer la délicate et puissante magie de Paul Klee, chante ce vers de Saint-Léger Léger :
Et le soleil n 'est pas nommé, mais sa puissance est parmi nous.

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