René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 37, septembre-octobre 1924 - Détours, Pauvert, 1985.)

 

LES PINCENGRAIN

par Marcel Jouhandeau (N.R.F., éditeur)

 

Avec L’Homme de chair et l’Homme reflet, Max Jacob nous donna un premier spectacle de guignol humain. Je parle de guignol humain non que je veuille faire croire à quelque divertissement puéril, mais heureux au contraire à l’heure où tout est remis en question de trouver une réponse sans essai de conclusion postiche. Drame, tragédie, comédie sont de couleurs précises et trop de problèmes sollicitent notre attention pour que, sans rien mutiler, il paraisse possible de séparer les éléments tragiques, dramatiques ou comiques de notre existence. Or certains voisinages semblent l’ironie même. Ironie du sort, dit-on. À la vérité le mot ironie est bien faible, car l’humour même, expression de nos surprises et en quoi nous cherchons toute poésie, naît justement de notre franchise à contempler. Guignol, c’est en fusion l’humanité dans laquelle nous jetons un regard neuf, un regard naïf. Regard neuf, regard naïf, tel s’affirme le regard de Max Jacob, quoiqu’un demi-sourire entre les paupières engage à parler de ruse. Regard neuf, regard naïf, tel m’apparaît et pour sa louange, le regard de Marcel Jouhandeau D’un seul coup il voit et apprécie les cocasseries, les ridicules, les passions falotes et la grandeur des êtres. Des noms, insectes drôlement graves attrapés en plein vol ou cueillis sur de vieilles lèvres, quelques coquetteries minutieuses, des robes compliquées de pompe et de pauvreté, les détails de gestes et de pensées nous contraignent au sourire. À chaque nouvelle du recueil la présentation patronymique des héros est une joie. Voici : M. Pincengrain et sa dame Clorinde, Maman Lecoeur bien prise dans sa visite pailletée de jais sous son petit chapeau en taffetas, la Gerboise, Véronique, Prisca, Godichon, Godeau, Mlle Zéline et sa soeur Mme Georgeret, Mélanie Lenoir, Clodomir (comme ce nom va bien à un meurtrier, Clodomir est un assassin, Clodomir l’assassin qui tua l’amant de sa femme et de ce fait mérite la considération de toute la petite ville). Voici encore Noémie Bodeau, Paul Kraquelin, la famille Quinte, Mme Babet. Ecoutons grand-mère Quinte : Pour nos petites-filles encore, Madame Babet, vous les marierez. Ce ne sont pas des ménagères, mais elles n’ont pas l’air cavalier. Je sais bien qu’elles caressent le piano et c’est dommage. Marie et Jacqueline n’en ont jamais pu déchiffrer une seule note après des années de leçons chères. Elles se rabattent sur la mandoline. J’aimerais mieux jouer de la vielle ou du crin-crin. Marie use de l’eau comme une cocotte… etc. etc.

Max Jacob lui-même ne fait pas mieux parler les commères. Nous étions ravis d’entendre Guignol crier Gnafron, Gnafron ; il emmenait le pauvre Gnafron chez le marchand de vin tandis que Mme Gnafron égrenait un chapelet de doléances risibles. Or les marionnettes qui amusent nos journées, hantent nos nuits. Derrière leurs paroles et leurs gestes, c’est le mystère d’une humanité dont elles sont le symbole spontané, mystère accroché au carton des décors minuscules, aux chichis en ficelle de la concierge, au bicorne du gendarme, c’est lui qui mêle l’anxiété au rire sur le visage des enfants devant le guignol des Champs-Élysées ou celui plus modeste du Ranelagh. Marcel Jouhandeau se révèle humble et inquiet en face de l’énigme de notre destinée. Son livre est lourd d’anxiété, mais d’une anxiété multiple et jamais simplifiée jusqu’à la cruauté qui est, elle, un parti pris. Pour éclairer les fantoches, la conscience même de celui qui en tient les fils se fait plus nette, plus franche. Une angoisse pudique pousse Marcel Jouhandeau à prendre pitié des mesquineries, bigoteries, mais à n’être point d’ailleurs victime de sa pitié.

Le fait même d’avoir pris en épigraphes certaines phrases des Évangiles et des psaumes révèle entre l’auteur des Pincengrain et Max Jacob une ressemblance plus secrète et plus profonde que celle déjà notée de savoir prêter des mots savoureux aux petites gens. " Dieu éternel tourment des hommes…" écrivait Marcel Arland l’hiver dernier. À y regarder d’un peu près, c’est de ce tourment et non des pittoresques épisodiques que Les Pincengrain tout comme L’Homme de chair et l’Homme reflet prennent leur intérêt et leur grandeur véritable.

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