René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( La Revue européenne , 1er mai 1923.)

Drame de cinéma ,
par Louis Delluc, éditions du Monde nouveau.

Louis Delluc, dans Cinéma et Cie, il y a quatre ans constatait : "Le cinéma est une merveille. On s’est mis à l’appeler cinquième art, il n’est ni premier ni cinquième, il est soi et voilà tout." L’affirmation du principe d’identité paraît bien facile, et cependant, il fallait de l’indépendance et de l’audace pour en tirer l’argument d’une telle conclusion.

Soyons donc reconnaissants d’une vérité que l’habitude nous amènera sans doute à confondre avec l’évidence même. récapitulons : Jusqu’à ces dernières années, il n’y eut pas, à proprement parler, d’oeuvres cinégraphiques ; nous voyions des vaudevilles et des drames au cinéma ; Louis Delluc a présenté des drames de cinéma, et il ne s’est plus agi des transsubstantiations opportunistes et imparfaites – adaptations, disaient les affiches. Il nous offre aujourd’hui quatre scénarios réunis en un petit livre : La Fête Espagnole – Le silence – Fièvre – La femme de nulle part. Quelques réflexions servent de prologue. Cette introduction, suite de remarques judicieuses et bien au point, me semble la préface de Cromwell du Cinéma. Aucune décision a priori, mais les conseils de l’expérience, et, à la lecture des drames, tant le théoricien et l’artiste paraissent d’accord, on ne saurait dire si c’est de son œuvre même que Delluc critique tira des préceptes généraux, ou si, au contraire, cette œuvre ne fit que réaliser les divers points d’un enseignement dont son esprit avait déjà fixé les règles.

Après avoir prouvé la nécessité d’oeuvres cinégraphiques originales, Delluc se met en garde contre la déformation professionnelle, il évitera le jargon du studio, et il nous prévient que ses drames seront dépourvus de toute annotation technique, la lecture nous montrera qu’ils sont écrits dans une fort belle langue, d’autant plus belle, d’ailleurs, que visant moins à l’effet.

Mais laissons l’auteur de Fièvre se citer lui-même : "Il semble qu’après avoir lu ceci :

201 —…Nilitis explique que c’est sa femme,

202 — il l’a achetée un jour en Extrême Orient à de vieilles gens.

203 — un bonze couvert de pierreries a béni le mariage dans un temple de papier et de bambou où il y avait une idole géante d’or massif…

204 —…dont la petite a baisé l’orteil gauche.

205 — Avant de l’embarquer sur le gros paquebot avec son homme.

205 bis — Mouvement de Sarah.

… le réalisateur emploiera presque automatiquement les procédés de son métier comme l’écrivain met sa pensée sous forme de mots sans recourir à un dictionnaire."

Nous savons que le réalisateur ne s’est pas trompé, mais, tout en rendant hommage à un artiste du talent d’Eve Francis, par exemple, il faut reconnaître que la tâche lui fut singulièrement facilitée. Le récit exact, sans phrase inutile, a la puissance d’un poème créé avec le moins de mots et la plus grande émotion. D’un point de vue littéraire, je crois même que ces drames de cinéma, par l’exemple d’une si riche précision, donneront la haine de toute grandiloquence et de tout verbalisme, et que M. Delluc hâtera le règne des mystérieuses simplicités.

 

 

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