René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Première édition, Paris, Editions surréalistes, chez José Corti, 1931
- L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

DALI OU L’ANTI-OBSCURANTISME

 

Héraclite constate : " Tout existe et n’existe pas. " " Or, note Engels, cette manière de voir, bien qu’elle exprime le caractère général du tableau qu’offre à notre observation l’ensemble des phénomènes, laisse échapper les détails, en ne descendant pas dans leur étude spéciale. Pour connaître ces détails, nous serons obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique, de les analyser individuellement, les uns après les autres, dans leurs qualités, dans leurs causes et effets particuliers. "

Cette " obligation de détacher ", l’opportuno-individualisme a d’ailleurs tôt fait de la diviniser. Ce n’est pas pour rien que, vingt siècles durant, fut prêchée la résignation ou, au moins, conseillée par qui se donnait comme esprit fort, la soumission à la réalité. Double erreur, d’une part, concertée, odieuse ; de l’autre, pitoyable, soit que le Monsieur-qui-se-tourne-les-pouces reprît pour flatter le pas-Monsieur-qui-trime le couplet du poète romantique " O travail, sainte loi du monde ", soit que le pas-Monsieur-qui-trime écoutât, sans fermer de son poing la gueule à boniments du Monsieur-qui-se-tourne-les-pouces. En conséquence, fétichisme de l’instrument de travail, le procédé analytique de l’intellectuel, l’outil de l’ouvrier devenus la fin des fins, le fin du fin.

Cérébralisme et machinisme servent, dès lors, de couilles (en papier mâché, s’entend) au modernisme officiel, tout comme pâturage et labourage furent les mamelles de la France de Sully.

Le sceptique lui-même, celui qui, d’après la tradition méditerranéenne, incarne la libre intelligence, ne s’assied-il pas dans un fauteuil nickelé pour lire Proust, à l’ombre d’un tableau qui représente l’idylle d’un roulement à billes et d’un piston ? Et certes la psychologie du poil du cul coupé en quatre et le parti pris esthétique d’un tableau de Fernand Léger sont des échantillons de l’actuelle culture bourgeoise, d’essence aussi peu subversive que le furent, en leur temps, les récits d’adultères distingués ou les ciselures de n’importe quel bronze de chez Barbedienne, mettons ce fameux chanteur florentin, de si cossu effet, au milieu d’une cheminée de style plaine Monceau.

De tous ces obscurantismes satisfaits décident, non seulement la grossièreté d’appétits, mais encore l’orgueilleuse niaiserie du savant qui se laisse aller à croire (même hors de toute question d’intérêt matériel, honorifique) que la règle spéciale à son petit labeur peut devenir la panacée universelle.

Qui, de l’ensemble originel, détache, pour l’étude, un élément, de ce fait, en viendra vite à juger cet élément doué de vie, en soi, et ainsi lui accordera la priorité, sans doute même pouvoir absolu, sur l’ensemble dont il est extrait.

Ce qu’on offre, en fait d’idées générales, ce n’est donc le plus souvent que la dictature d’un détail, au gré de tel bon vouloir, à tel moment donné.

Il n’y a pas de technicien qui n’ait vu, dans la pointe de son minuscule savoir, le Cap, et, dans sa personne, le Phare de l’humanité.

Chacune de ses facultés que l’homme oppose l’une à l’autre, si fier de noter entre elles des différences essentielles, il ne faudrait pas croire que la manie d’analyse qui contre elles s’exerce, avant de s’attaquer au monde extérieur, en ait fait des corps simples, avec au moins des mérites de pureté, clarté, transparence. Mais, de même que la reine d’Angleterre avala son parapluie afin d’avoir la certitude qu’elle apparaîtrait aux yeux de ses sujets toujours incroyablement droite, donc majestueuse, ainsi chaque partie du tout mental fait corps avec le procédé, la méthode que la tradition déclare son attribut.

Et voila comment, sans l’ombre de ces prétextes, symboles ou au moins, à la rigueur, excuses de grâce, rapidité à la course, copieuse virilité dont eurent, aux temps païens, l’élémentaire politesse de se mettre en quête sirènes, centaures et faunes, le réalisme extravagant des siècles derniers nous a valu, nous vaut encore une mythologie de monstres hybrides. Les mieux estimés, parmi eux, les poissons-scies de l’intelligence, ont grincé tout leur soûl et détaillé tout ce qui s’est trouvé sur leur chemin.

Organisation du travail, système Taylor, comme si le passé était devenu synonyme de perfection, l’expérience est perpétuellement invoquée, avec, en pôle mystique donc flatteur, le concept de vocation selon quoi chaque individu naît doué d’un mode d’expression déterminé, par conséquent voué à ce mode d’expression, c’est-à-dire, au bout du compte, limité, sans droit de les outrepasser, à des recherches purement formelles, et cela, au cas où il serait un extrémiste et voudrait apporter du nouveau dans le petit carré assigné à son auto culture.

Ainsi, certaines superstitions familiales vouent les enfants au bleu et au blanc. Or ces enfants qui n’ont droit, en fait de couleurs, qu’à celles de la Vierge Marie, peuvent, sans abus de confiance métaphorique, signifier tout ce qu’il entre de restrictif dans l’idée de vocation puisqu’elle est, en fait, non la chance d’aller à quelque point de nouvelles vues par un chemin modeste, mais l’interdiction de regarder hors de ce chemin, lequel se termine d’ailleurs presque toujours en cul-de-sac.

Théorie de mort, mais d’une mort hypocritement maquillée aux couleurs de la vie et dont on vante la sagesse, comme si un cadavre pouvait avoir quelque mérite à ne point gambader. Dali est un des rares, mais d’exemple combien probant, dont l’activité surréaliste, au service de l’imminente crise de la conscience, au service de la révolution, s’oppose au momifia ge de ces momies qui ne sont ainsi momifiées que pour avoir, d’un accord quasi unanime, aux noms alternés de l’objectif et de l’introspection, choisi et fixé, jusqu’à ce que béat coma s’ensuive, un point du monde extérieur ou de ce que les petits analytiques appellent, sans modestie comme sans humour, leur monde intérieur.

Sans doute Dali est-il servi par des dons d’expression prodigieux, mais ces dons, dans leur ensemble, ne constituent point cette mosaïque de vocations que la psychologie traditionnelle aimerait sans doute à signaler, pour spécifier que le temps des Pics de La Mirandole n’est pas aussi définitivement, irrévocablement révolu qu’on le pourrait craindre.

Or, sans aller chercher des comparaisons dans la Renaissance italienne ou d’ailleurs, si Dali est à la fois peintre, sculpteur, poète, philosophe et orateur à l’éloquence on ne peut plus directe, s’il a collaboré avec Luis Bunuel au Chien andalou et à L’Age d’or, les deux premiers, les deux seuls films subversifs, c’est que la peinture (et merde pour les critiques d’art qui condamnent, parce que littéraire, celle qui n’accepte pas d’être bêtement gourmande), l’art de sculpter, poémifier, scénariser et celui de se faire entendre des spécialistes idéologues ou des réunions publiques, ne sont pas des fins, mais des moyens. Vérité de La Palisse, sans doute, mais à répéter sans cesse puisque, pour l’orthodoxie de son chant du cygne, la culture bourgeoise multiplie joutes parlementaires, anecdotes romancées, considérations plastiques, problèmes de grammaire et d’étymologie et, au nom de la clarté française, parmi le méli-mélo des soi-disant talents tire-bouchonnés sur eux-mêmes, laisse tomber la manne de ses Légions d’honneur. Et chaque polémiste de se piquer, bien entendu, d’impartialité littéraire ou artistique. En écho, les intellectuels répondent par un libéralisme qu’ils jugent la meilleure ruse pour ne point prendre parti, comme si ne point prendre parti ne signifiait point tolérer l’ordre actuel des choses, donc prendre parti pour cet ordre.

La psychologie a pour principe et tradition de considérer chaque faculté comme douée de vie propre. Extravagance analytique et bientôt prête à passer de l’abstrait au concret et, par exemple, voir dans les sens, non plus un éclairage à très variées et concordantes lumières, mais une marqueterie d’entités dont un point plus éclatant rendrait négligeables les autres, tant et si bien que les yeux d’un peintre mis sur un plat demeureraient toujours les yeux de ce peintre, et de même l’oreille d’un musicien, pavillon et arrière-boutique détachés de la tête pour être rangés dans un écrin ouaté.

S’agit-il de percevoir ou d’assimiler, juger ce qui a été perçu, la spécialisation a amputé son homme. Qui se trouve sans prise, sans action sur un monde, n’ira pas trouver ce monde intelligible. D’où obscurantisme, alors que chacun demande, avec espoir, aux bribes de soi, volontairement éparpillées, d’aller lui chercher des brindilles de sensations, des paillettes d’idées, en vue d’une synthèse qu’il rêve à l’image de la très classique fourmilière.

Dès lors, il se peut qu’apparaisse un jour comme n’ayant été qu’une hypothèse provisoire et contre-prouvée (et qui n’aurait eu de raisons que le meilleur exercice, pour un temps donné, de certains moyens d’investigation) la distinction que des millénaires auront cru fondamentale entre le monde matériel et le monde spirituel. Ce qui ne voudrait pas dire que les idolâtres matiéristes aient chance alors de trouver, noyau de la chair, cette âme qu’un chirurgien se vantait de n’avoir pas rencontré sous son scalpel, ni que telle ou telle superstition risque de faire repousser le bras d’un Lourdeux manchot.

En attendant, il importe de dire et redire que le défaut de connaissance se trouve en fonction directe du défaut de dialectique. Et c’est pourquoi, après avoir très équitablement constaté : " La décomposition de la nature en ses parties intégrantes, la séparation des différents phénomènes et objets naturels en des catégories distinctes, l’étude intime des corps organiques, dans la variété de leurs formes anatomiques, telles étaient les conditions essentielles des progrès gigantesques qui, dans les quatre derniers siècles, nous ont portés si avant dans la connaissance de la nature ", Engels non moins équitablement constatera : " Mais cette méthode nous a légué l’habitude d’étudier les objets et les phénomènes naturels dans leur isolement, en dehors des relations réciproques qui les relient en un grand tout, d’envisager les objets, non dans leur mouvement, mais dans leur repos, non comme essentiellement variables, mais comme essentiellement constants, non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand il arriva que, grâce à Bacon et à Locke, cette habitude de travail passa des sciences naturelles dans la philosophie, elle produisit l’étroitesse spécifique des siècles derniers, la méthode métaphysique. "

Étroitesse spécifique aussi de ce siècle, avec tout ce qui s’ensuit de misères spirituelle et matérielle. Bien entendu, tous les gagne-petit, ceux de l’intelligence et d’ailleurs, après tant de précautions et parcimonies, n’acceptent pas d’un coeur léger de se voir ruinés. Donc, à nous le concert des glapissements. Leurs lamentations, leurs " on avait pourtant bien tout prévu " sont aussi risibles que le désespoir de cet avare qui, l’été venu, cache son magot au fond d’une cheminée, puis part en voyage, mais le soir d’automne qu’il rentre à la maison trouve un feu allumé dans le foyer qui lui servait de coffre-fort.

En contrepartie de l’abominable fable de La Cigale et la Fourmi, cette histoire devrait être enseignée aux enfants avec, pour moralité, cet axiome de M. Paul Valéry (celui d’avant la période académique) : " L’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions de son esprit. "

Ainsi, l’optimisme n’est jamais que le beau nom, et encore plus fallacieux que beau, à l’ombre de quoi s’épanouit la fleur des parterres obscurantins : l’opportunisme, laquelle fleur ne se laisse d’ailleurs porter qu’à la boutonnière figurée par le moins réjouissant des symboles arithmétiques, je veux dire le signe moins, celui même de la soustraction.

La rage chrétienne du salut et l’acharnement que met, jusque dans ses plus laïcs efforts, toute conscience à chercher la paix, en conclusion aux calculs les plus abracadabrants, décident les gogos à s’amputer morceaux par morceaux. Et les abattis dont ils se réjouissent de voir que leur lèpre morale jonche le sol, ils les rêvent déjà glanés par des créatures célestes et invertébrées qui les mettront de côté, ex-voto, à la gloire de Dieu. Logés à la même enseigne, ces athées qui consentent à tel ou tel sacrifice en vertu d’on ne sait quelle prétendue mystique patriotarde et humanitarde, mais, à la vérité, par pure et simple soumission aux idéologies maîtresses de l’heure et du pays.

Dans ce cloaque (moral-intellectuel-physique) de volontés mutilatrices pour l’extase du devoir accompli, on ne sait plus où mettre les pieds, car c’est la pourriture universelle de tout ce que les petites prévoyances ont entassé, en vue de la satisfaction des vieux jours et des jours à suivre les vieux jours.

Et certes, le surréalisme n’aurait pu habiter les zones jusqu’à lui interdites s’il n’était parti de ce postulat : " Le salut n’est nulle part(1). "

Dali précise : " Idéalistes sans participer à aucun idéal. " Cette formule condamne les satisfactions idéalistes ou matiéristes qui endorment toute pensée. Balaie ce chloroforme le matérialisme dialectique, seul à rendre aux notions le mouvement dont l’analyse métaphysique les avait frustrés. Alors, images et concepts de s’enchaîner, se métamorphoser, de s’effondrer les cloisons étanches. D’où révolution de la connaissance, aujourd’hui prélude, demain (en vertu de la loi d’universelle réciprocité que contournaient les ergoteries causales et masquait l’ombre de détails amoncelés en obstacles) reflet-réflexe de la Révolution vivante, de la Révolution vécue.

Ainsi se trouvent interdits contresens et fraudes, à quoi excellent les messieurs bien-pensants de l’art, de la littérature, de la diplomatie qui feignent de s’intéresser à des oeuvres subversives pour, seulement, de leur moelle, les vider et leur flanquer, par exemple (ainsi en fut-il de Rimbaud par les soins de Claudel), un tuteur de bois mystique, donc complaisant aux volubilis du conformisme gloseur.

Alors l’idéal ne pourra plus (comme il advenait à la faveur-prétexte de l’individualisme et des chimères compensatoires dont aime à rêver cet individualisme) être pris pour une succursale extra-terrestre de ce que prétendirent réalité le réalisme à forme bondieusardementagressive, j’entends celui des thomistes et néothomistes, et tous les autres réalismes, de la passivité sceptique aux fanfaronnades conformistes. Le surréalisme gratifie d’une jolie petite pluie de charbons ardents le bazar de la Réalité qui a bien les mêmes titres à l’incendie que celui de la Charité, son jumeau en hypocrisie où, voici plusieurs lustres, trouva la mort la fine fleur de l’aristocratie.

Le bazar de la Réalité, comme le bazar de la Charité, aura eu ses profiteurs, ses victimes et aussi ses héros. Fils et filles soumis aux faits, vestaux et vestales d’un culte, hors des limites duquel ils se sentiraient perdus, moins que morts, ils voudraient nous faire croire que de tous ces décombres va renaître un temple Phœnix. Ils se brûlent les doigts, se rôtissent la plante des pieds et se laissent griller ce qu’ils ont de plus doux en fait de petite peau douce, qu’importe. Ils font leur purgatoire sur terre, avec l’espoir de sauver et leurs âmes et la classique, bornée, imperméable, pétrifiée notion de personne sans laquelle ils ne sauraient vivre.

Ainsi Breton nous avait-il conviés à l’Introduction au discours sur le peu de Réalité. Dali, lui, écrit, dès la première page de La Femme Visible : " Je crois que le moment est proche où, par un processus de caractère paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme et autres états passifs) de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité. "

Alors, au lieu d’une acceptation unilatérale, ce sera la liberté enfin rendue à l’esprit. L’imagination aura recouvré ses droits. La volonté de découverte rejettera les liens dont l’apriorisme didactique, depuis des siècles, l’avait entravée. L’homme sincère, cet automate qui arguait sans cesse de son humanité, bien que, en fait d’humanité, il ne valût ni mieux ni pis que son confrère l’homme normal, se disloquera, s’éparpillera à tous les coins de l’horizon, lui, ses scrupules sophistiques, ses démangeaisons confessionnelles. Desséchées les pleurnicheries de l’inquiétude, cette mare, la conscience n’aura plus où aller pêcher la grenouille. Donc elle n’agitera plus ses petits chiffons et son mâle, le conscient, ne piétinera plus d’angoisse pour émouvoir ou divertir les promeneurs.

L’on saura, enfin, que le spectacle est, non à même, mais par-delà, très loin par-delà les décors de la réalité. Pour cette commère, qu’elle impose, une fois au moins, silence à sa voracité et ne songe point à demander sa part de gâteau, car " les nouveaux simulacres que la pensée paranoïaque peut subitement faire apparaître, non seulement auront leur origine dans l’inconscient, mais aussi la force du pouvoir paranoïaque sera mise au service de celui-ci ". Serait à citer toute cette étude, L’Ane pourri, qui ouvre le livre de Dali. La reconnaissance de la paranoïa et, à sa suite, " une activité à tendance morale qui pourrait être provoquée par la volonté violemment paranoïaque de systématiser la confusion " ouvrent, dans l’histoire de l’homme et de sa pensée, plus large route à ce bouleversement dont Freud a donné le premier signal et à quoi n’a cessé de travailler le surréalisme par la métamorphose subversive du rêve, que la mollesse des poètes anglo-saxons avait laissé tourner en cravate nébuleuse. Libre au réalisme de se prétendre encore de tout repos, sa mesquinerie n’empêchera point que l’extravagance aujourd’hui soit reconnue son fait et non plus celui des états que la vieille psychiatrie, tout aussi peureuse qu’imbécile, croyait à jamais discréditer en les qualifiant au petit bonheur de démentiels.

Or, déjà, constate Dali, " tous les médecins sont d’accord pour reconnaître la vitesse de l’inconcevable subtilité fréquente chez le paranoïaque, lequel, se prévalant de motifs et de faits d’une finesse telle qu’ils échappent aux gens normaux, atteint à des conclusions souvent impossibles à contredire et à rejeter et qui, en tout cas, défient presque toujours l’analyse psychologique ".

Par ailleurs, dans L’Immaculée Conception, Breton et Éluard ont prouvé à quelle magnificence poétique pouvait atteindre la simulation de délires très nettement caractérisés. Toute la peinture de Dali, et pas seulement sa peinture mais l’ensemble de son œuvre, illustre ce fait nouveau. Nous sommes à l’antipode des crachats formels où aiment à se noyer les messieurs des Beaux-Arts. Procédés académiques ou anti-académiques, c’était tout un. Que la couleur, pâte, l’écriture, le galbe et tutti quanti ne sortent plus des greniers de l’esthétique, du fouillis des manières.

Dali, assez maître de ses moyens pour que ne l’aient jamais effleuré, même d’une ombre, les idolâtres du métier et de la matière, Dali, au contraire de tant de soi-disant créateurs qui ne parlent de leurs oeuvres que pour les défendre, et sans succès, à coups d’arguments plus ou moins spécieux, Dali peut reproduire au recto le tableau : Dormeuse, cheval, lion, etc., invisibles, et au verso écrire (le texte n’étant ni explicatif ni descriptif, mais tissé du même fil que la toile, en face, photographiée) : " C’est par un processus nettement paranoïaque qu’il a été possible d’obtenir une image double : c’est-à-dire la représentation d’un objet qui, sans la moindre modification figurative ou anatomique, soit, en même temps, la représentation d’un autre objet absolument différent, dénuée elle aussi de tout genre de déformation ou anormalité qui pourrait déceler quelque arrangement.

" L’obtention d’une telle image double a été possible grâce à la violence de la pensée paranoïaque qui s’est servie, avec ruse et adresse, de la quantité de prétextes, coïncidences, etc., en profitant pour faire apparaître la deuxième image qui, dans ce cas, prend la place de l’idée obsédante.

" L’image double (dont l’exemple peut être celui de l’image du cheval qui est en même temps l’image d’une femme) peut se prolonger, continuant le processus paranoïaque, l’existence d’une autre idée obsédante étant alors suffisante pour qu’une troisième image apparaisse (l’image d’un lion par exemple) et ainsi de suite, jusqu’à concurrence d’un nombre d’images limité uniquement par le degré de capacité paranoïaque de la pensée. "

Capacité dont pourraient bien se trouver éberlués messieurs les sceptiques, le jour, sans doute prochain, que les esprits n’accepteront plus d’être à chaque désir refoulés par le battoir des convenances, émasculés antenne par antenne au nom de la raison.

Alors, les images, en toute liberté, joueront et pas à la marelle, car le verbe jouer sera devenu autre chose que le doublet parent pauvre du verbe jouir. Rendus au mouvement les objets, à la dialectique les notions, la propriété, l’individualisme (deux masques pour la boule d’escalier qui sert de visage au dieu-terme obscurantisme) ne seront plus là pour les condamner à se tenir cois. Et quels dessins animés dans les vallées cervicales, à même la terre labourée, au milieu des rues, à l’ombre des oiseaux, sous les pieds d’un cheval. Desséchés les marais du relativisme, le temps et l’espace ne stagneront plus, ici engorgement des richesses pourries, là, flapissures par manque du strict nécessaire.

Le droit de la pensée à la paranoïa, quoi qu’en puissent dire nos Mussolini de l’hygiène mentale, est le même que celui d’un sexe à l’érection, à l’éjaculation. Donc plus de housses sur les objets, ni de capote anglaise sur les idées. Ils bandent et craquent les préservatifs, cuirasses contre la volupté, toiles d’araignée contre les risques.

Au temps des sommeils, Breton écrivait : " Les mots, les mots enfin font l’amour. " Aujourd’hui, s’il est affirmé que les objets bandent, ce n’est point caprice métaphorique. Et ils ne bandent pas dans le vide. Ils se caressent, se sucent, s’enfilent, ils font l’amour, quoi ! ces objets surréalistes dont Dali eut l’idée et supputa les chances, ressources, suggestions érotiques, à voir en action cette boule de bois que Giacometti marqua d’un creux féminin, pour qu’elle pût glisser sur l’arête d’un long fruit de la même matière mais de forme virile, l’un et l’autre à bout de nerfs et frénétiques l’un de l’autre, et faisant l’un et l’autre partager cette manière d’être affectés à qui les contemplait, ce qui n’eût guère, apriori, semblé possible de la part de deux morceaux de buis bien lisses, mais devenait indéniable, du fait d’une ficelle qui retenait la boule dans son élan, ne lui permettait point de tomber dans le nirvana des assouvissements. Dali a fait des objets surréalistes, d’autres en ont fait, mais ce n’est point par hasard (du moins tel que l’entend la passivité coutumière) que le plus émouvant fut l’œuvre de la femme que Dali aime. Au bout d’un fil de fer très flexible, Gala avait posé une éponge métallique dont la pointe se trouvait figurée par un osselet passé au carmin. La tige s’abaissait et la pointe du sein venait caresser la surface immaculée de la farine contenue dans un bol. Une impulsion donnée à la tige, et le sein, avec elle relevé, on se penchait pour lire son aveu. Mais la méfiance, la maladresse, séquelles de l’hérésie réaliste, mettaient des taies sur les yeux.

Ainsi, le bourgeois 1900, encouragé par l’if que son jardin banlieusard donnait pour un classique boulingrin, condamnait d’avance, sous le nom d’utopies, la pensée qui se réveillait, les audaces contemporaines du siècle et, très violemment surtout, le modern style parce que, disait-il, né de la fumée d’une cigarette. C’était pour lui folie que de vouloir imposer à la pierre, au bois les contorsions des volutes faites pour se perdre en plein ciel. Ceci se passait au plus beau temps de la culture (si l’on peut dire) officielle et salonnière, du vague et des contraintes, de la broderie anglaise et des corsets, de la musique avant toute chose, quand, de propos délibéré, on ignorait toute recherche et cela, au nom de l’art qui acceptait de n’être qu’une gourmandise. un prétexte à distraction, à opportunisme. Alors Lautréamont était ignoré, le petit Larousse feignait de ne voir dans Huysmans qu’un écrivain précis et distingué. Les fumeurs ne se doutaient certes pas que la fumée de leurs cigarettes était justement la première ombre, l’ectoplasme originel d’une machine à penser, à penser quoi ? Dali ? À penser comment ? Dali, cette machine que vous voulez construire, précise et bouleversante, soeur de l’objet de Gala, lui-même objet à penser amoureusement, puisque l’éponge métallique et l’osselet carminé qui figurent le sein n’ont qu’à se mouvoir, s’émouvoir pour libérer l’envol des simulacres. La réalité acceptée, dans sa platitude quotidienne, par la quasi-unanimité des intellectuels de tous les temps et de tous les pays — qu’ils fussent des sceptiques, donc prêts à s’arranger le mieux possible de ce qui leur était offert, ou qu’ils fussent religieux, c’est-à-dire soumis aux contraintes du présent dans l’espoir du futur —, cette réalité aura beau faire, son mythe caduc ne saurait dorénavant prévaloir.

Dali de constater : " L’acceptation des simulacres dont la réalité s’efforce péniblement d’imiter les apparences nous conduit au désir des choses idéales.

" Peut-être aucun simulacre n’a-t-il créé des ensembles auxquels le mot idéal convienne plus exactement que le grand simulacre qui constitue la bouleversante architecture ornementale du modern style. Aucun effort collectif n’est arrivé à créer un monde de rêve aussi pur et aussi troublant que ces bâtiments modern style, lesquels, en marge de l’architecture, constituent à eux seuls de vraies réalisations de désirs solidifiés où le plus violent et cruel automatisme trahit douloureusement la haine de la réalité et le besoin de refuge dans un monde idéal, à la manière de ce qui se passe dans une névrose d’enfance.

" Voilà ce que nous pouvons aimer encore, le bloc imposant de ces bâtiments délirants et froids épars par toute l’Europe, méprisés et négligés par les anthologies et les études. Voici ce qu’il suffit d’opposer à nos porcs d’esthéticiens contemporains, défenseurs de l’exécrable "art moderne" et même voici ce qu’il suffit d’opposer à toute l’histoire de l’art. "

Dali m’a montré à Barcelone ces " réalisations de désirs solidifiés " qui eussent encouragé le Huysmans d’À rebours dans la voie de l’artifice et de la subversion, loin du misérable pis-aller religieux où se laissa enliser son dégoût.

Parmi l’uniforme refoulement des quartiers riches et dociles aux contraintes d’un urbanisme sans imagination, elles étaient les laves enfin libérées du volcan de la colère. À l’enfance de Dali, elles avaient signifié non la révolte, mais la révolution permanente dont elles marquent un des moments à la fois les plus précis et les plus éloquents.

Ainsi en fut-il de la rue Vivienne et de la Seine pour Lautréamont, de la " très belle et très utile porte Saint-Denis " pour André Breton, du passage de l’Opéra pour Aragon, et pour Chirico, dans son bon temps, des places et des rues d’une Italie que le fascisme n’avait pas encore souillées.

Et que ces " réalisations des désirs solidifiés ", de leurs ombres abolissent les statues des héros nationaux et celles aussi des entités maîtresses en fait ou en parole, et des brimborions poreux et peureux qui s’accrochaient toujours à tes jupes, tu t’en souviens, grande pétrifiée, raison d’Etat. Là du reste, pas plus qu’ailleurs, l’œuvre de Dali ne prête le flanc à l’équivoque, puisque le tableau qui peut en être donné comme la synthèse jusqu’à ce jour s’appelle L’Homme invisible.

À cet Homme invisible né du paysage, corollaire des architectures de simulacres, s’oppose tout naturellement, sans le moindre procédé littéraire ni recherche d’antithèse romantique, la " Femme visible, dans l’image de laquelle, écrit Dali, tout ce que je pense, vit et se renouvelle car tout nous amène à penser que l’amour ne serait qu’une sorte d’incarnation des rêves, corroborant l’expression usuelle qui veut que la femme aimée soit un rêve qui s’est fait chair ".

Et parce que depuis des siècles qu’on ne cesse de parler, d’écrire de l’amour, le fantôme castré d’Abélard, grâce au prétexte dérisoire d’un petit talent épistolaire, symbolise encore la passion, Dali fait d’autant mieux lorsqu’il précise : " Analytiquement, j’aurais voulu trouver Stendhal également impartial devant les mesures du Vatican et en présence des fameuses et non moins mesurables "cristallisations". Quant à moi, j’aime à répéter à mon tour, mais cette fois devant le grand cristal de roche de l’amour, ce qu’il prononça devant Saint-Pierre de Rome : voici des détails exacts. " Et il donne pour lui des détails exacts.

Ainsi, parce que Dali ne laissera jamais les brumes sentimentales obscurcir sa vision, ni tourner au brouillard son contraire, ce " grand cristal de roche de l’amour ", ce bloc lumineux de détails exacts, pose-t-il son regard sur les fables que l’humanité croyait définitives, sera, de ce fait, brisée la vêture traditionnelle qui les avait, de temps immémorial, paralysées. Comme Freud ressuscita Œdipe, il a ressuscité Guillaume Tell.

Ce sylvestre personnage qui joue à l’arbalète avec une pomme sur la tête de son fils, et dont le sens paternel ne se révolte pas plus que celui d’Abraham sacrifiant Isaac ou Dieu le père Jésus-Christ, ce Guillaume Tell ressuscité dans des tableaux et des poèmes, couronné de roses, une poitrine de femme ballottant sur un torse contourné et la verge hors du caleçon, plus noueuse que ces branches, au long desquelles il grimpe, un pain entre les dents, parce qu’il mérite bien de donner son nom à quelque complexe, il aura le plus beau monument de simulacres au centre de la ville dialectique que les doigts, la plume, les pinceaux, la parole, les rêves, l’amour de Dali, à toute minute, métamorphosent.

1931.

1. Mais le surréalisme, en disant " Le salut n’est nulle part ", entendait que, non plus, la damnation n était nulle part Ainsi, dialectique dès sa première phase (dialectique d’une dialectique négative, comme il ne pouvait en être autrement à la suite de Dada), le surréalisme quoi qu’en aient voulu prétendre les truqueurs de la critique littéraire, s’est toujours opposé au romantisme, si bêtement unilatéral dans son exploitation littéraire du genre maudit, de l’antithèse par bravade, antithèse dans le vide, puisque sans thèse, donc sans la moindre chance de synthèse.

 

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