René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( L’Université de Paris, n° 240, mars 1922)

DU CÔTÉ DE CHEZ PROUST

"Le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est venu) nous apparaît différent de l’ancien, mais parfaitement clair." De Proust lui-même, cette opinion, qu’il confirme en son œuvre entière. Fenêtres ouvertes sans sortir de chez soi, il désigne à notre curiosité son "monde" précis et total, et la forme autobiographique du récit fait souvenir de ces tableaux, où les maîtres hollandais, feignant de peindre un intérieur, trouent au mur une porte, qui laisse pénétrer en la maison le mirage du jardin. La lumière du dehors devient celle de la pièce qu’elle baigne jusqu’en ses coins les plus familiers. Les tapisseries à peine écartées ont permis la révélation de tout un parc. Cependant, décoré précieusement de vieux Beauvais, des tableaux d’Elstir, et sur une table un livre e Bergotte, le salon de Proust a vue sur plusieurs et très diverses perspectives. À chaque fenêtre un aspect nouveau des réalités extérieures, mais à chaque fenêtre nos yeux ont aimé, très douce, nette, comme aux jours d’Ile-de-France après pluie, une lumière toujours la même épandue sur les gens qui marchent, se croisent, vivent et s’agitent en tous sens. D’une fenêtre nous avons aperçu la princesse de Luxembourg ; de l’autre Françoise, retour du marché, dans son filet une botte d’asperges qu’elle va "plumer"; d’une troisième, nous avons vu toute l’étrangeté du baron de Charlus, par son dernier regard trop tendre au giletier Jupien. Un monde nouveau nous est montré, complexe, mais en sa complexité même d’une belle unité. À Combray, Balbec, Doncières, Sodome et Gomorrhe, nous avons eu de tous individus l’impression qu’ils étaient d’une même chair, vivant par la grâce du créateur unique. A cause de ce "je ne sais quoi", qui fait d’une seule race les héros de Proust, je songe aux ressemblances découvertes chez les gens de telle ou telle ville, de tel ou tel quartier. Qui habite boulevard Saint-Germain peut se trouver tout à fait déplacé dans un immeuble des Champs-Élysées, où pourtant se rencontrent les types d’humanité les plus variés : parvenus, grande demi-mondaine, vieille bourgeoisie confortable et noblesse à principes, dont on comprend bien, malgré leurs dissemblances et l’animosité forcée d’en résulte, qu’ils aient un même toit. Entre eux un vague air de famille, et dont on ne saurait affirmer, a priori, s’il est dû à l’influence du lieu, ou au contraire, à des communautés natives dans le goût, grâce à quoi ils ont préféré certaine maison. Les êtres que Proust nous a montrés chez lui, détachés de tout lien d’idées ou de tendances, doivent au seul éclairage ce "je ne sais quoi". Devant chaque fenêtre une gaze transparente et si fine qu’on la subit sans se douter. Pour les yeux, elle a changé en plus subtile l’habituelle lumière, et ainsi de quelque côté que nous regardions et tant variées puissent être nos impressions visuelles, une tonalité générale demeure une.

Aucune diffusion, et à l’agrément de son ensemble il faut conclure que l’œuvre est une parfaite synthèse. Semblable au peintre qui obtient l’aspect définitif d’une large toile par juxtaposition de points colorés, il n’a usé du procédé d’analyse que pour (grâce au travail de réassociation effectué dans le subconscient) parvenir à des fins synthétiques. Le charme de l’analyse, il est vrai, induit certains à n’aimer en Proust que le détailliste savant. Il sait la valeur des infiniment petits, et si bien que les amateurs de miniatures ont tendance à considérer séparément les coins précis, sans chercher la cohésion en leur ensemble.

Pas de formule toute faite. Il ne dit point Oriane de Guermantes grande dame intelligente et désireuse surtout de le paraître, satisfaite de passer pour frondeuse tout en restant éprise de sa propre aristocratie. Il soulève une porte du salon ou elle reçoit, nous apprend à l’écouter et de ses mots et gestes à tirer le diagnostic ; et ainsi offrant la lecture de ses livres, pratique-t-il un peu la politesse suivant La Bruyère, qui aide l’invité à trouver une idée ou un trait dont il croira le premier avoir fait la découverte, alors qu’en cette affaire tout l’esprit dépensé fut d’amener l’invité à se trouver intelligent.

En cela Proust est très grand seigneur, trop fin pour croire à la valeur des étiquettes si facilement épinglées au dos de chacun, il laisse à notre choix le mot par quoi tant d’autres ont cru avoir jugé sans appel. Traitant des sujets communément réputés délicats, il n’a pas tentation de donner un précepte moral ; jamais non plus il ne tombe dans le défaut contraire : trop faciles déclamations contre les préjugés. Les héros de Proust — les vertueux et les pervers suivant les communes morales — nous vengent de tous ceux qui, pour avoir lu et mal compris Wilde où Gide, affirment en foule un mépris des règles ordinaires de vie, en vérité bien indifférent et vite ridicule à moins d’une extrême élégance à le porter. Le jeune Saint-Loup, beau, intelligent et sympathique, n’appartient point à une conférence de Saint-Vincent-de-Paul (comme il n’eût pas manqué de le faire dans un roman de M. Henry Bordeaux), ni ne s’attarde outre mesure en des bars équivoques où la perversité ne tarde pas à devenir moins jolie que grotesque. Sans prétentions normatives, indépendant, Proust ne se fait point une règle générale de voir chez ses personnages ses aspirations sentimentales propres ou ses tendances. Tant d’autres, d’avoir mis en leurs créations une de leurs goûts particuliers, ont présenté un monde affligé en quelque sorte de déformation professionnelle. Il y a des romans où l’on marche comme derrière le Saint-sacrement et d’autres où d’honorables douairières ne se meuvent qu’avec trémoussements de shimmy. Je sais tel livre de Paul Hervieu, dans lequel, sous prétexte de distinction, tous parlent un même langage ; les gens du monde y paraissent des laquais vêtus des habits de leurs maîtres ; une inspection des eaux de toilette sales identiquement d’un même parfum prétentieux, permet de connaître bien des scandales privés. Proust a notion du particulier. Ainsi, d’une phrase, il sait dire l’intimité amoureuse d’un couple ; au souvenir des fleurs arrangées timidement au corsage d’Odette, Swan a remplacé certain verbe trop précis par ces mots : "faire catleyas".

Le monde offert à notre curiosité est d’un artiste original et d’un psychologue ; il ne doit rien à l’hypertrophie d’une vision et on sent que l’œuvre n’a point été faite pour aboutir à telle ou telle conclusion, préconiser le mariage jeune, l’éducation sportive, l’opium, les habitudes de Sodome ou celles de Gomorrhe.

De sa pièce ouverte à tous les horizons — sans pour cela ressembler à une lanterne — il a compris combien tout devait demeurer relatif pour aussi demeurer réel. Malgré la banalité qu’il y a de le répéter, il faut affirmer sans cesse : Nous ne sommes point unilatéraux. Des vérités ne sont qu’en nous-mêmes, parfois, et, pour une seule minute. Passée la minute, le souvenir croit qu’il y a toujours eu mensonge. Pour qu’une conduite pût toujours être franche absolument, il faudrait que la demande sollicitât sans plus un "oui" ou un "non"; mais des articulations permettent la souplesse à nos corps, et nous pouvons passer par la porte basse que ne saurait franchir l’idéale statue marmoréenne et droite. J’aime Proust de le rappeler si bien, qui sans en faire des girouettes, sut placer en ses personnages la multiplicité des contradictions, telle encore cette Oriane "qui, antidreyfusarde, croit à l’innocence de Dreyfus, et passant sa vie dans le monde, ne croit qu’aux idées." Combien plus vraisemblable cette paradoxale duchesse que, si, renonçant au monde en faveur des idées, elle louait une chambre et une cuisine, portait des robes noires, tirait ses cheveux et allait étudier la philosophie en Sorbonne, ou bien au contraire, sacrifiait à la vie mondaine ses goûts intellectuels pour ne demeurer qu’une poupée sotte. Le cas d’Oriane est un exemple entre autres, car de chez Proust tout est complexe et complet, et un monde auprès duquel, remarque Ellen Fitzgerald, le monde d’un Balzac apparaît décousu et celui de Jean-Christophe une création très simple.

 

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