René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Philosophies, 15 mars 1924 - Babylone, Pauvert, 1975.)

THOMAS L’IMPOSTEUR
Histoire, par Jean Cocteau
(Nouvelle Revue Française)

 

De l’histoire de Thomas, Cocteau lui-même, dans une dédicace, notait qu’elle est un numéro de trapèze et de mort, et déjà, pour répondre à ceux qui lui reprochent une désinvolture de clown, d’acrobate, il avait écrit cette année : Peu importe, puissé-je avoir l’âme aussi bien faite que ces saltimbanques ont le corps.

Devant les oeuvres qui attirent, charment, triomphent, la plupart de s’écrier : " On en ferait autant ", ce qui revient à dire : c’étaient bien tels mots et non tels autres qui convenaient à cette histoire ; la couleur dont usa le peintre se trouve la couleur précise qu’il fallait au coin de cette toile ; si l’équilibriste levait un peu plus ou un peu moins le petit doigt tout serait perdu ; l’impression que dans un roman, un tableau, une danse, le plus infime détail ne saurait être changé sans catastrophe, nous permet seule de croire au caractère définitif, accompli du roman, du tableau, de la danse ; si j’affirme : Thomas l’Imposteur est un livre parfait, c’est que je n’y vois rien qui puisse être déplacé d’un pouce.

Le sujet ? Je prétends que l’histoire est trop bien contée pour qu’on en puisse omettre un mot sans trahir l’auteur ; il me faudrait recopier tout le livre, exactement. Alors ? Si j’annonce que le héros a seize ans, qu’il est imposteur comme certains sont blonds, bossus, jolis garçons, boiteux ; qu’il voltige d’imposture en imposture aussi facilement que d’autres, de trapèze en trapèze ; qu’il est un type pur et vaut d’être aimé par une sorte de franchise bien à lui, non moins différente de l’exactitude consciencieuse, humble et benoîte que des divers ordres de mensonges, si j’annonce avec cela beaucoup d’autres choses encore, pourrai-je croire parler dignement en vérité de ce Guillaume Thomas dit par lui-même de Fontenoy ?

Dans un de ses feuilletons Benjamin Crémieux notait que l’étude de la personnalité et ses problèmes préoccupent particulièrement nos écrivains, d’où ce qu’on nomme le subjectivisme de la jeune littérature. Le monde existe-t-il vraiment, et mon voisin, et Jean Cocteau et Benjamin Crémieux et René Crevel ? Et Thomas ? me demanderez-vous encore, car, à tout avouer, son imposture dépend un peu de ce que lui-même pensait de lui-même. Je cite les lignes qui décrivent sa mort : Il tomba, il devenait sourd, aveugle. " Une balle, se dit-il. Je suis perdu si je ne fais pas semblant d’être mort." Mais en lui la fiction et la réalité ne formaient qu’un. Guillaume Thomas était mort.

Oublions le débat métaphysique devant cette poésie sans chair, sans graisse, toute de muscles et de nerfs. Si j’entre à l’Olympia pendant le numéro d’acrobatie, j’ai une minute féerique ; le seuil du music-hall au moment du trapèze est le seuil de la poésie ; à ceux qui me permettent de le constater, de m’en réjouir, demanderai-je des détails sur leur état civil, le poids de leur corps, l’immortalité de leur âme ? La mode est pourtant à ces parenthèses physiologiques, psychologiques et métaphysiques dont on ne sait trop que faire ; la plupart du temps il s’agit d’ailleurs de constater l’évidence ; beaucoup s’étonnent, aussi candides que M. Jourdain parlant en prose depuis sa naissance, sans se douter de rien.

Mais à quoi bon le souci des mots, des définitions. Je veux surtout louer chez Cocteau cette pudeur, signe de la véritable aristocratie d’âme, qui néglige les précisions lourdement romantiques et qui d’une histoire au simple langage fait une histoire profonde, émue ; c’est dans le livre de Cocteau que je trouve la seule phrase digne de son héros : Né au nord il mérite l’épitaphe de l’enfant Septentrion : dansa deux jours et plut.

Certains diront de cette histoire qu’elle est un peu mince ; à ceux qui comptent les lignes, mesurent le tour de taille et s’en laissent imposer par un soupçon de ventre je donnerai la réponse de Cocteau dont j’ai déjà, plus haut, cité une ligne. Etre assez aigu, assez rapide, pour traverser d’un seul coup le drôle et le douloureux, c’est à quoi je m’exerce. Je sais que cela me vaut d’être pris pour un acrobate, pour un clown. Peu importe. Puissé-je avoir l’âme aussi bien faite que ces saltimbanques ont le corps.

Le cirque où évolua Thomas, c’est la guerre, une guerre vue des coulisses avec son camouflage de bouts et de morceaux comme l’envers des décors ; parce qu’il ne veut point, parce qu’il ne peut point quitter le lieu de son triomphe, Thomas du dernier trapèze saute dans la mort.

 

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