René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Cahiers du Mois, n° 16-17, octobre 1925 - Détours, Pauvert, 1985.)

 

RÉPONSE A L’ENQUÊTE

" LES LETTRES, LA PENSÉE MODERNE ET LE CINÉMA "

 

Encore qu’il faille toujours se résigner à choisir quelque mode particulier d’expression, les arts (moyens de montrer aux autres ou de leur faire entendre ce qu’on ne peut pas ne pas montrer ou faire entendre) sont des outils d’une certaine espèce mais des outils ni plus ni moins. Dès lors si des mots tels que littérature ont pris le sens péjoratif que nul n’ignore, comment ne pas dire que la faute en est aux artistes qui, maladroits, ou, au contraire, trop habiles à masquer une impuissance essentielle, ont voulu conférer une valeur en soi à des procédés dont le rôle est non de créer, mais de transmettre l’émotion que votre questionnaire appelle " poétique ".

Sans doute parce qu’il est d’une sensualité plus répandue, j’allais écrire plus vulgaire, de préférer aux mots les formes et les couleurs, et aussi de les respecter davantage, la sculpture et la peinture n’ont jamais été, que je sache, marquées du même mépris que la littérature. Au reste, quant aux arts arrivés, ce qui nous touche d’un tableau, d’une statue est moins susceptible d’analyse que l’impression reçue d’un roman ou d’un poème. La transparence des mots (qu’ils doivent sans doute, pour la plupart, à leur état d’usure) laisse ainsi presque toujours deviner les volontés artistiques.

Quoi qu’il en soit — et puisqu’il s’agit d’émotions, je parlerai des seules dont je puisse être à peu près sûr, les miennes — les oeuvres qui m’ont le plus frappé, et donc, sans doute le plus influencé — premiers tableaux de Chirico, Les Frères Karamazov, Le Rouge et le Noir — échappent, me semble-t-il, à ce qu’on appelle communément : l’art. Demandez à ceux qui font de la peinture-peinture, ce qu’ils pensent de Chirico. Ils commenceront par vous dire qu’il n’est pas un peintre. Pour Dostoïevski ses oeuvres brisent tous les cadres et même celui du beau style, et comme les traductions ont respecté son défaut originel d’écriture, ce n’est point l’art qui peut y séduire. Quant à Stendhal, dépassé par ses héros, il exprime moins qu’il ne laisse à chercher et à trouver.

Mais, se récriera-t-on, l’art comme l’élégance n’est parfait que s’il ne se remarque pas. Or, justement, Chirico, Dostoïevski, Stendhal se remarquent et, naturellement, non par l’outrance des gestes. Ils n’ont au reste jamais songé à faire leurs petits Brummels, ni confié à leurs valets de chambre — disciples ou imitateurs — le soin de porter leurs idées ou leurs rêves.

Tout ce préambule pour dire que le cinéma — septième art — et voué aux mêmes périls que les six autres, les arts arrivés, ne saurait avoir en soi aucune influence. Que les techniciens, metteurs en scènes, acteurs, etc., ne haussent pas le ton et se contentent de faire leur métier qui est de permettre à ceux qui, ayant quelque chose à dire, ont choisi le cinéma comme mode d’expression, de s’en servir le plus utilement, mais sans croire que la simple habileté, les trucs peuvent tenir lieu de poésie réelle intérieure.

D’autre part, rien de plus lamentable qu’une déformation systématique, dont beaucoup, obnubilés par le succès de Caligari ; semblent vouloir faire un style cinéma. Quoi de plus platement pénible par exemple que certain Crime et Châtiment où toutes les maisons étaient de guingois, comme si des murs de traviole pouvaient mieux révéler le désordre des âmes. Au lieu d’un drame nous avions tout juste une calembredaine et non des moins grotesques. Caligari par contre était une œuvre parfaite — à condition d’arriver au milieu du film et d’éviter la préface d’une sottise si raisonnable. Mais supposons qu’à l’inverse de ce qui fut tenté pour Crime et Châtiment un romancier s’inspire du Césare de Caligari pour décrire toutes les merveilles d’une folie et les surprises d’une petite ville recréée dans un rêve. Au lieu de ces magnifiques aventures de l’écran, sans doute aurions-nous une œuvre purement et simplement idiote.

Moralité : N’a rien à gagner et ne gagne rien qui croit se renouveler en renouvelant ses procédés ou en adoptant ceux d’un art plus jeune.

Ce qui ne veut pas dire que le cinéma ne puisse avoir et n’ait eu de l’influence sur les peintres, sculpteurs, poètes, etc. Pour ma part, n’était ce maudit début (qui me ferait croire que les cinéastes pensent toujours aux domestiques ou aux boutiquiers du samedi soir) j’ajouterais Caligari à ma liste des oeuvres impressionnantes. Mais de Caligari (pas plus que des autres oeuvres citées d’ailleurs) ne doit naître une inspiration directe, et le halètement d’une langue que certains critiques diraient marquée de l’influence du cinéma, c’est-à-dire dynamique, n’est pas de la vraie maigreur, et me semble signe d’impuissance plutôt que de virilité. C’est qu’il ne nous appartient pas de chercher consciemment et de trouver nos possibilités dans les autres, les personnes, leurs oeuvres. Qui s’y obstine et croit avoir enfin découvert la vraie source, finit toujours par être obligé de s’apercevoir qu’il n’a, pour étancher sa soif, que l’eau tiède d’un verre à moitié vidé.

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