René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Monde, 8e année, n° 339, 6 juin 1935 - Le Roman cassé, Pauvert, 1989.)

 

DU CHANTAGE A LA DEFAITE
VIA BA-TA-CLAN

 

Sous la protection d’une flicaille toujours prête à riposter par la matraque aux regards des journalistes et photographes, son minois de naufrageur derrière l’écran des suantes petites pattes ouvertes en éventail pour le mieux cacher, M. le grand-gros-bourgeois-patriote-à-tous-crins est allé chercher quelques briques d’or. Il s’est dépêché. Il a eu bien chaud. Ouf, il peut enfin respirer. En échange de deux cent vingt billets de mille, donnant donnant, douze kilos de métal lui ont été remis au guichet de la Banque de France. Vive la banque ! Vive la France ! Rentré chez lui, après avoir caché le magot, il a troqué l’anonymat contre une vertu fort personnelle et non moins tonitruante. Alors, il a pu rêver tout haut d’un ministère à pleins pouvoirs et réclamer à cor et à cri les mesures les plus propres à exaspérer la panique, sous prétexte de l’enrayer.

Rien ne creuse comme les heures historiques. Il n’a donc point perdu l’appétit, ce porc trop richement nourri. Et il entend ne pas rester sur sa faim. Déjà il se lèche les babines, car même aux temps les plus infâmes de sa chère union sacrée, jamais il n’eût osé songer à ce ragoût de ministres sans portefeuille que M. Buisson n’aurait su imaginer s’il n’avait eu cette longue pratique de la cuisine parlementaire.

Mais oyez plutôt, bonnes gens, la recette à Fernand le barbichu : vous prenez cette grosse tripe d' Herriot bien marinée dans un jus de petites combines et de grandes hypocrisies. Vous saupoudrez de raclures maringouines et ornez le tout d’un vieux croûton de Pétain tricolore rissolé dans la graisse de fusil que vous aurez eu soin de choisir très rance.

Avec un tel plat, il faudrait que la France et le franc eussent bien mauvais caractère pour s’obstiner à ne point reprendre du poil de la bête. Surtout si l’on pense que deux généraux viennent s’ajouter au menu gouvernemental. Un Pétain, un Maurin, un Denain, voilà qui ne se contente pas de faire trois vieux daims pour un effet de rime. Mais, scrogneugneu, ce brelan donne à l’ensemble un de ces petits airs d’épopée ! Dommage que Lyautey soit trépassé ; l’on aurait pu lui confier l’administration de la France d’outremer dont il avait été payé (et comment !) pour savoir qu’elle est aussi la France d’outre-mort. Par compensation, les Finances sont à nouveau sous le signe de l’artério-Caillaux-sclérose. Et le grand argentier se flatte de s’être toujours dressé, à la commission sénatoriale, contre ce qu’il appelle si joliment les dépenses démagogiques. Ceux qui n’ont pas de quoi manger n’auront donc qu’à arroser leur faim d’un petit coup de vinaigre de grande pénitence.

Mais les plus caducs déchets de la bourgeoisie ont beau faire leur possible pour nous ramener au bon vieux temps, le monsieur à la valise pleine de lingots d’or ne se sent plus capable d’agiter le spectre de l’homme au couteau entre les dents. Les mensonges classiques, les provocations de tout repos ne prennent plus guère. Les exécuteurs des hautes et basses oeuvres du capitalisme sont à bout de souffle. La Fédération nationale des contribuables elle-même en a été réduite à plaquer sur les murs de Paris un certain " Contribuables unissez-vous " incapable de faire le contrepoids au décisif " Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ".

Les spécialistes des histoires de maffia ont eu beau tenter de se rapprocher de Paris, en passant du conseiller Prince au Dr Dupêchez, de la Côte-d’Or à l’Yonne, l’apparition soudaine du Croix-de-Feu " M. Douceur " ne saurait servir de réponse aux énigmes que posent les récits contradictoires du très vertueux et très réactionnaire maire de Sens. Les soutiens du régime capitaliste ont perdu de leur superbe. Ils sont tombés en pleine calembredaine. Ils ont tenu à nous faire vivre une semaine qui ne fut que farce et traîtrise. Voyez plutôt L. 0. Frossard au Travail, Lafont à la Santé publique et Laval inamovible aux Affaires étrangères. Comment ne pas se rappeler que l’Alexandre, assez habile pour avoir fait de " Millerand " le synonyme de renégat, lança l’idée du Bloc national voilà seize ans dans un discours dit fort à propos de Ba-ta-clan.

Malgré les efforts de la grande presse, qui se prétend objective, mais se contente d’être objectivement aux ordres de la bourgeoisie, la discipline du front populaire n’a pas été brisée. Aux élections municipales, aux élections du Conseil général, grâce à l’entente des forces antifascistes, ce fut la défaite de tout ce qui spécule, matraque, exploite. Rien ne put l’empêcher, pas plus les manoeuvres en vue du naufrage monétaire que l’acharnement des valets de plume occupés jusqu’à ne plus savoir où donner de la pourriture qui leur sert de stylo. Qui donc eût bien pu prendre au sérieux un Kérillis osant réclamer la mise hors la loi du communisme, alors que Maurice Thorez, à la réunion des groupes de gauche, proposait d’organiser la défense des libertés démocratiques, grâce à des mesures efficaces telles que désarmement et dissolution des ligues fascistes.

 

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