René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( La Révolution surréaliste , 1er mars 1926 - Babylone, Pauvert, 1975.)

LE BIEN DU SIECLE

Le confortable dont la recherche apparaît fort légitime tant qu’il s’agit de l’installation d’un calorifère, d’une salle de bains, d’un W-C., on conçoit mal que puisse en avoir cure qui prétend se vouer à l’esprit. Et cependant des mots tels que Dieu, Amour, une boutade positiviste, des sourires épinglés, tous les artifices et précautions oratoires dont s’entourent ceux qui veulent être du débat et ne rien risquer, sont offerts comme autant de fromages à la fièvre grignotante des rats de laboratoire, de salon et de sacristie. Mais, à la vérité, elles ne manquent pas d’une lourde inquiétude les pirouettes de l’ours Bon Sens, et, déjà, la peur s’empare des plus prudents qui, avant l’inexorable " Rien ne va plus ", se hâtent de faire leurs jeux, tant et si bien qu’ils misent tout de traviole. D’où la terreur de cet honnête homme classique, accoutumé depuis des siècles à pratiquer la politesse selon La Bruyère et à chercher des voluptés (délicates ?) dans les bibliothèques, les musées, les villes en ruines.

Or aujourd’hui, parce que des descriptions bien balancées, un effet de soleil sur trois vieilles colonnes et tous les procédés de l’art ne suffisent plus à légitimer les tartuferies d’une soi-disant civilisation, qui veut se divertir et en même temps prendre bonne opinion de soi, trouve difficilement de nouveaux prétextes à des joies amphibies. Sans doute après avoir promis une pâleur de chromo romantique, des sourires mauves, une anémie rageuse et des masturbations derrière les piliers de cathédrale, un Octave Feuillet petit pied (à la tienne, Etienne), avait-il eu l’amabilité de constater l’existence d’un nouveau mal du siècle. Mais le mal du siècle, pilule bien dorée, mieux lancé qu’un produit pharmaceutique, offert, gros ou détail, aux courriéristes littéraires des quotidiens, aux critiques distingues des revues, son inventeur, en dépit de ses incantations, de ses cris, une main sur le coeur à Dieu, éternel tourment des hommes, n’a tout de même pas été capable de nous dire de quoi s’autorisait sa pharmacopée, non plus que de quel critérium il partait, pour accuser un mal dans la révolte des esprits qui ne croient pas et n’acceptent pas de faire semblant de croire que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il faut avoir un singulier amour du paradoxe et une outrecuidance capable des plus sinistres calembredaines pour parler de faiblesse dès qu’une pensée ne permet plus qu’on l’asservisse et s’oppose à la quasi universelle lâcheté.

Feindre de voir un malaise dans la colère d’un esprit qui brise les entraves quotidiennes et sociales, ce serait, par déduction, s’engager à déclarer des hommes tels que Rousseau, Luther, moralement et intellectuellement inférieurs aux cuistres pudibonds, aux critiques peureux auxquels ils ont accoutumé de donner la jaunisse.

Mais, tandis que des momies inoffensives se dessèchent dans les bandelettes du droit canon, se nourrissent du pain d’épice des musées ou de quelque vieille couenne conventionnelle, d’autres qui pourtant ont la fierté de leur jeunesse, avec des airs entendus dans la crainte d’être dupes du relatif, ne font qu’aider au triomphe du médiocre. D’ailleurs, sans doute ne parviennent-ils point à se convaincre eux-mêmes puisqu’ils blâment l’esprit de Révolution dans ce siècle, ils louent comme les meilleures d’aujourd’hui les oeuvres où cet esprit se trouve le plus parfaitement exprimé.

La grandeur de l’esprit s’arc-boutant pour briser ses chaînes les surprend, les effraie et trop profondément touchés par cette grandeur qu’ils voudraient nier, continuant ce sabotage des valeurs qui a fait nommer mal du siècle ce qui tout au contraire est le seul bien du siècle, ils essaient de voir l’origine de cette ascension, de cette soif d’absolu, dans des détails honteux. Ainsi avons-nous pu lire dans une Revue que le service militaire, la vérole, le manque d’argent étaient les trois causes du phénomène spirituel contemporain. Dès lors je me demande comment l’auteur de cette boutade (au reste, le seul qui ait dû s’y laisser prendre) peut faire pour daigner encore parler ou écrire pour une espèce qu’il juge si grossièrement terrestre qu’elle ne saurait selon lui avoir d’inquiétudes que dans les courants d’air d’un corps de garde, les taudis et les chancres ? A noter d’ailleurs que cette plaisanterie de collège est au fond un jeu verbal, du même ordre que l’invocation déjà citée à Dieu, éternel tourment des hommes, dont on a tenté de nous faire une scie rappelant un peu des phrases comme : As-tu vu Lambert ; ou Ils ont du poil aux pattes les Zomards. Il est décidément trop facile de se payer de mots. On met Dieu à la mode, mais, qu’est-ce que Dieu ? Quand Drieu La Rochelle interviewé déclare : " Dieu veut dire ce réalisme, cet optimisme, sorti du pessimisme " j’ai tout juste envie de répondre que pour qui se soucie de l’esprit, les notions de bonheur ou de malheur, donc de pessimisme ou d’optimisme, sont quantités négligeables. Sans doute les quatre lettres de Dieu sont-elles encore lourdes de tout ce dont on a voulu les charger au cours des siècles, pour qu’elles puissent projeter une ombre douce sur le sommeil de ceux qui en ont assez de se tracasser et tout de même conservent la manie métaphysique aussi française que le gigot aux haricots. Mais quand le même Drieu La Rochelle entend épiloguer sur l’Erreur des surréalistes et constate " on vivote " pour vanter, après cette jolie découverte, L’Amour et Dieu, je me rappelle une chanson de Morin où l’attirail religieux, qui prend aussi un sens réaliste et optimiste, paraît d’une signification plus haute, plus respectable, qu’on en juge d’après les quatre vers de ce couplet :

Je r’garde entre ses jambes
J’y vois le paradis
Je r’garde entre mes jambes
Et j’y vois Jésus-Christ.

Mais, pour en revenir à nos moutons, c’est-à-dire à nos critiques rationalisto-réalisto-positivisto-néo-mystiques, si en dépit de leurs efforts vers la pertinence ils ne décollent pas de cette terre où vivent d’ailleurs bien gras, bien luisants, des vers amoureux des étoiles, c’est que trop sensibles encore à certain esthétisme, dupes de quelques images et syllabes bien ronflantes, ils se paralysent sous des cuirasses de sens commun et d’une contre-suite imposée à ce brouillard, leur pensée, croient prendre la notion précise de soi. Ainsi, en est-il d’ailleurs depuis le trop fameux cogito ergo sum. Mais que ce soit à Descartes que nous devions d’assister à la revendication d’une propriété intellectuelle dont les droits ne sont pas plus justement fondés que ceux des possessions matérielles individuelles, en dépit du respect communément voue à la fameuse phrase je pense donc jesuis, comment ne pas condamner un individualisme qui méconnaît les phénomènes d’un échange impondérable mais réel, les richesses de nos domaines indivis en même temps que cette évidence communiste de l’esprit, une évidence que nul ne peut nier après certaines rencontres, et aussi les transmissions inexpliquées et inexplicables si chaque homme se boucle en soi-même, comme une vieille putain croulante dans son corset. A noter d’ailleurs que cet individualisme ne voit la liberté, le progrès que comme un égoïsme dont l’unité se gonfle. Ainsi avons-nous eu l’autre famille, l’autre patrie, l’autre religion. Mais finalement, comme ils manquent de véritable confiance en soi, tous ceux qui faisant semblant de se soumettre aux objets, au monde extérieur qu’ils disent objectif, en réalité construisent pour leur personne, dont ils ont un goût mesquin encore qu’exclusif, des prisons. Le mal du siècle n’est que dans l’ennui résigné et verbal de ceux qui renoncent et se vantent de renoncer, par bon sens ou esprit religieux. Le bien du siècle est dans ce principe même de révolution à quoi aboutissent les hommes dociles à l’esprit.

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