René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 35, janvier-février. 1924- Détours, Pauvert, 1985.)

TERRES ÉTRANGÈRES

par Marcel Arland (Nouvelle Revue Française)

Marcel Arland me donna un petit livre et nous allâmes tous deux au Ciné-Opéra voir un film systématiquement chaotique intitulé sans modestie Crime et Châtiment, où des maisons de guingois abritaient des crimes sans mystère et des tourments sans grandeur. Je me rappelai que Dostoïevski fait errer, entre des bâtisses droites et plates, le jeune étudiant avant et après l’assassinat, et, parce que certain ordre est dans la ville, le tumulte se fait plus exaspéré dans son âme.

Que Marcel Arland m’excuse de ce préambule, mais lassé du bric-à-brac trop bien combiné — dont le cosmopolitisme d’ailleurs est l’un des aspects — j’avais besoin de maudire certains disciples, certains adapteurs, comme on dit dans les studios et les coulisses, pour mieux aimer l’ardeur et la simplicité des visages qui ont la vraie, la seule beauté de l’inquiétude.

De Racine à Gide est longue la galerie de ceux que torturèrent l’amour, l’angoisse du coeur, et le mal de l’intelligence. Or le désespoir n’a point cassé leur nez, tailladé leurs joues et mis leurs maisons cul par-dessus tête ; c’est de l’intérieur que la souffrance et la tentation éclairent leurs yeux ; on peut parler de flamme ; il n’y a en eux, ni autour d’eux, rien de cette extravagance qui fait si pâles les plus sombres et plus humaines tragédies de l’âme.

Marcel Arland aime Racine ; je sais qu’il y a trois ans Marcel Arland aimait Marivaux ; Marcel Arland aime André Gide, ne le cache point et certains qui liront Terres étrangères le lui reprocheront peut-être.

Pour moi je veux d’abord me réjouir qu’un jeune écrivain n’ait pas embelli (façon de parler) sa première œuvre des petits procédés bien modernes, d’un usage si facile et si sûr.

En lisant Terres étrangères j’ai pensé à Gide, mais au Gide tragique de L’Immoraliste ; je ne sais s’il y a simple rencontre ; en tout cas je ne parlerai point d’influence mais de communication. Ce sont les idées d’un homme qui hantent Marcel Arland, et non l’homme dont il ne se soucie point d’avoir les gestes, les attitudes. Au reste, qu’on puisse à propos d’un premier roman parler d’Immoraliste, voilà qui n’est point pour l’auteur un petit compliment mais que Gide se réjouisse d’un tel disciple, tant qui font profession de l’aimer et de le défendre (comme s’il en avait besoin) se souviennent seulement du chapeau de Lafcadio, ce chapeau qui est bien joli, mais en quoi, tout de même, nous ne saurions mettre toute notre complaisance. Si Marcel Arland s’était surtout rappelé le chapeau, j’aurais dit : Encore un ! Marcel Arland se rappelle ce qu’il y a de plus intime, de plus profond ; qu’il me permette de m’écrier : Enfin un disciple !

Terres étrangères, petit livre qui a une âme.

Que m’importe dès lors que Lucien, ce jeune homme avide de détruire, sorte d’un roman, d’un bar, d’un collège, ou de la Bible où sont les plus beaux anges maudits. Dans un petit village se vit un drame d’autant plus pénible qu’il n’a même point d’importance.

Mal de solitude, mal d’intelligence.

Arland a raison, il y a un nouveau mal du siècle.
Critique, il l’a défini.
Romancier, il l’a décrit.
Il sera demain parmi nos témoins les plus lucides.

 

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