
Dés n°1, avril 1922
Directeur : Marcel ARLAND Administrateur : André DHOTEL Pour la Belgique : Pierre FLOUQUET
SOMMAIRE | |
Pierre Mac Orlan | Dés |
Tristan Tzara | Monsieur Aa l'antiphilosophe |
Paul Éluard | L'Unique |
Marcel Arland | De plein pied |
Henri Cliquennois | Le grand jeu |
Le Matin | Concerts par T.S.F. |
René Crevel | Accueil |
André Malraux | Lapins pneumatiques |
André Dhôtel | Lointaine |
Georges Ribemont-Dessaignes | Définition |
Georges Limbour | L'Enfant Polaire |
Marcel Arland | Jean Paulhan - Le Pont traversé |
Henri Cliquennois | François Mauriac - Le Baiser au lépreux |
Henri Cliquennois | Le théâtre |
P.2
DÉS
Il y a d'abord les dés éparpillés sur la table, autour de la table les hommes attentifs aux décisions de la chance. Il y a surtout les dés avec leur aspect de petites maisons à six étages pour banlieue. L'as avec son unique fenêtre rappelle l'Orient à défaut d'un spectacle plus intime. En mettant les trois dès l'un sur l'autre, les six tournés du même côté, on obtient une belle maison à 18 étages, tels les gratte-ciels nous sollicitent. Il suffit d'imaginer sur la terrasse du dernier dé un poste de T. S. F. crépitant comme une chevelure de femme rousse, sous le peigne, un soir d'orage, au passage des ondes employées par l'Etat. Il n'en faut pas plus pour permettre à une revue d'entrer dans la compétition générale.
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Les dés sont les maîtres de l'aventure. Ils enseignent les règles de ce jeu, sa discipline puérile et ces petites conventions mutuelles hors de proportion avec les résultats de la chance ou du désastre. Ils sont nécessaires et apportent toujours le bienfait d'une décision rapide. L'aventure guette sa proie sans repos. Elle demande pour être pratiquée quotidiennement, des instincts toujours nus. Les dés servent d'instincts aux personnes qui en sont dépourvues.
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Les routes à suivre, indiquées par la combinaison des dés dispersés sur la table, on peut essayer d'atteindre le but. Evidemment, c'est le succès ou l'insuccès de ses espoirs. La réussite comporte moins d'agréments spirituels que l'insuccès. La joie dans le premier cas est de courte durée( car la possession de ce que l'on espérait procure, pour l'ordinaire, des satisfactions que l'on est surpris de voir si passagères. Il n'en est pas de même pour l'insuccès. L'insuccès apporte aux hommes de grandes joies permanentes, presque aussi longues que la durée de leurs jours. Car les regrets ont le goût doucereux des gommes à la menthe que sucent les hommes d'action importés d'Amérique. Les regrets sont doucereux et amères, parfois sucrés, ils ont la qualité matérielle de la gomme, en ce sens qu'ils ne sont pas assimilables et qu'ils ne nourrissent pas ceux qui les ruminent.
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La face d'un dé marqué de cinq points noirs offre un spectacle d'art nègre suffisant. La tête est indiquée dans la belle matière des résidus de l'anthropophagie : l'os Hamlet, avec ses trois dés, pouvait tirer de soi-même un parti aussi immortel que celui qui lui laissa cette grande réputation dont nous sommes encore victimes, à certaines heures. Une revue qui part sous de tels auspices ne peut guère éviter la tombe précoce des Ophélies. Mais vous savez bien, mon cher Marcel Arland, que de revues en revues, et de tombes en tombes, vous arriverez à dire ce que vous voulez dire. En ce moment, les trois dés posés sur mon buvard jaune, projettent trois petites ombres régulières et mettent comme trois cases sur un sol tropical. C'est un aspect bien suffisant des tropiques pour un homme qui a l'électricité chez soi, comme une sentinelle inconnue dont on ne sait si elle protège votre sommeil ou si elle guette le moment favorable d'un meurtre savamment prémédité.
PIERRE-MAC ORLAN.
Monsieur Aa l'antiphilosophe
La chambre était pleine de meubles disparates. Un jour que j'étais sorti l'après-midi, je fus étonné qu'on me fit attendre 2 ou 3 minutes à la porte. M. Aa était assis sur une caisse. Elle me pria, en riant, d'être sans embarras. La caisse était remplie d'objets précieux. Elle me répondit qu'elle ne m'avait pas entendu frapper. Le juge d'instruction entra. Ah Dieux ! m'écriai-je, vous pleurez, mon cher Aa, vous êtes affligé jusqu'à pleurer et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines. Les personnes qui suivaient le juge gardaient la porte d'entrée. Cette pensée m'inspira aussi. Le juge d'instruction était jeune. Je ne pouvais démêler si c'était de l'amour ou de la compassion, quoi qu'il me parût que c'était un sentiment doux et languissant qui fonctionnait sur sa figure comme un ver de feu. Le juge toucha tous les objets et essaya leur stabilité. Je me mis à table d'un air fort gai, mais à la lumière d'une chandelle qui était entre lui et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de mon cher ami, le juge d'instruction. Il se penchait très souvent, mais ne parlait pas. Le secours du ciel s'est joint à mes satisfactions. Il jalonnait l'endroit de poudre silencieuse et circonscrivit de cette façon le danger. Le juge donnait des ordres. Ces ordres me paraissaient lugubres comme les lueurs inverses de la galanterie festivale. Il me raconta qu'après s'être aperçu que je l'avais trompé, et que j'étais parti avec Monsieur Aa, il était monté à cheval pour me suivre, qu'il était arrivé à Saint-Denis une demi-heure après mon départ, qu'étant bien certain que je me serais arrêté à Paris, il y avait passé 6 semaines à me chercher inutilement, et qu'un jour enfin, il avait reconnu M. Aa à la Comédie gonflante, qu'il y était dans une parure si éclatante qu'il s'était imaginé qu'il devait cette fortune à une nouvelle grappe de ferraille éteinte, dont l'extrait aurait rempli l'osier de feu palliatif. Il tira les cordes. Tous les deux jours. Je formai là-dessus un système de vie paisible et portative. On sait que le juge était sévère. Malheureux chevalier tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes. Trois fois par jour. Pardonnez si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Un chat oublié par la compagnie de déménagement jaillit d'un vase de porcelaine et la justice sort solennellement. Pardonnez encore une fois si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Mais l'aquarium pancréatique des reins et des voyelles fait la traversée du désert en barques à voiles ; qui contentera donc les bouteilles de salutations comprimées, les conservatoires, les distilleries de dégoût gastrique et les poches ouvertes parsemées le long, tout le long du Missouri en fleurs ?
Tristan TZARA.
L'UNIQUE
Elle avait sur la tranguillité de son corps Une petite boule de neige couleur d'œil Elle avait sur les épaules Une tache de silence, une tache de rose Couvercle de son auréole Ses mains et des arcs souples et chanteurs Brisaient la lumière. Elle chantait les minutes pour s'endormir
LA VIE
Sourire aux visiteurs Qui sortent de leur cachette Quand elle sort elle dort Chaque jour plus matinale Chaque saison plus nue Plus fraiche Pour suivre ses regards Elle se balance.
CE N'EST PAS LA POÉSIE QUI...
Avec des yeux pareils Que tout est semblable Ecole de nu. Tranquillement Dans un visage délié Nous avons pris des garanties Un coup de main aux cheveux rapides La bouche de voluptueux inférieur joue et tombe Et nous lançons le menton qui tourne comme une toupie.
Paul ELUARD.
FILLEULS ET MARRAINES
UN FRANC LA LIGNE
Les annonces ne seront insérées que si elles parviennent quinze jours avant la parution du numéro. Chaque mot abrégé est nécessairement suivi d'un point. Nous transmettrons les lettres qui nous seront adressées.
- Mons. 40 ans, dés. conn. j. femme jol. affect. et désintér. Si pas blonde s'abstenir.
J. h. aimant danses, littérat., sports, excursions, recherche l'âme sœur qui embaumera sa vie d'un frais rayon printanier.
- Etes-vous gais Messieurs ? Elles sont trois insupportables petites brunes qui aimeraient se distraire. Marcelle, Jeanne, Mireille.
- La solitude ne nuit pas au poète. La compagnie d'une amie jolie non plus. Ecr. direct. G. Limbour, 7, rue Bernardin-de-Saint-Pierre, Le Havre
- Jne sous-officier dem. marraine aimant rigoler.
COUR
Par l'humble baillement de chaque logis, l'ennui hasarde une tentacule dans le bocal millénaire de la cour. Boucle d'oreille obligée de la chambre en robe d'indienne, le miroir s'éblouit de son propre silence. Je vous dirai la langue, le sexe et l'éternité. La respiration d'une femme plie quelque rêve selon le caprice du mouchoir qu'elle ourle. Une eau taciturne stagne en œil vitreux ; un autre ciel s'y compose, vers quoi se penchent nos pudeurs mélancoliques. Nous nous jurons une timidité éternelle. Mais les mille bruits pressentis dans les rues nues lancent jusqu'à notre cœur d'adorables ventouses. Le crépuscule discret ébauche un signe vers le miroir complice. Un soupir de la couseuse déplore la fin du rêve brouté au détour des buissons normands où la nuit fit tinter les vaches lentes ou les nuages ; une goutte de sang au bord du doigt fleurie trahit une humanité insoupçonnée et cette mer mystérieuse battant en nos artères. Un globe vert chanta dans la cour extasiée des symphonies lumineuses. Il était rond comme une pomme replète cueillie à des Hespérides célestes. Précis comme un buste de cire. Une sueur jaunâtre en coulait avec des phosphorescences laiteuses et nous apportait la soif de vices étranges et d'aventures dans des marais maudits. Monstre nabot, mais complet, balancé par de rayonnantes pattes d'araignée,c' était une lampe où brûlait l'huile d'harmonieuses fatalités. Sa peau était plus délicate que la cuisse d'un enfant circassien. Voisine morte sans avoir brodé ses initiales. J'irai par la ville où des filles douces errent à minuit près des casernes - promises à nos chairs étiolées par les cours, et qui nous plaignent avant de nous aimer.
CAFÉ BONAPARTE
Pour un bonbon offert, le petit doigt attestant une élégance innée, le chien d'un bond complaisant ébahira la galerie quotidienne. - Tu fumes trop, s'acquitte une conscience de maîtresse. Un sourire las s'infatue de la prévenance publique de l'amie. Derrière un paravent, un couple mesure selon la résonance du cœur le charme de subtiles timidités. Mais au plafond des sources japonaises se fleurissent de parasols délicats. C'est un adorable pays, où des femmes jeunes marchent à pieds nus dans les rizières humides. Afin que nul obscur regret ne suspendit au bord d'un verre un regard d'enfance, un prestidigitateur étiqueta les forces inconnues par la correction de sa moustache blonde. Des rubans couleur des einq parties du monde ont jailli de votre bague, ou du sourire que vous dédia l'opérateur. On se retrouve avec ses mains, le corps connu, et, demeure grillagée de cils, un passé mal aéré. Puis un banjo vibrant selon de mâles alanguissements tordit d'un rythme fatal les reins des femmes. Les danseuses pliaient en des sourires graves l'orgueil d'être les prêtresses marquées. Des diamants fabuleux crispèrent de lueurs infernales les murs, et les parquets distendus. Des foules aux rumeurs pathétiques, en nous éveillées, endolorirent nos inclinations ; chacun se sentit voué à des destins d'amour ou de malheur.
EMILE, GARÇON :
- C'est pour vous dire, mesdames et messieurs, que les fleurs du Japon sont des oreilles délicates vers vous tendues ; qu'aucun chapeau, ce soir, ne contiendra vos têtes empoussiérées d'étoiles ; et que le petit vieux bavant mécaniquement, selon le bondissement des croupes et des musiques ressemble au Christ mort il y a 1922 ans, par un jour de printemps. Au dehors, suivrai-je la voie étroite qui mène vers de mornes pardons. Les marronniers ont une odeur de miel. Mais ce bourdonnement n'est que des dernières lampes nocturnes — ou de mon sang. A la fenêtre d'une chaumière, quelque forme attendrissante incline des attitudes lumineuses. Quelle forme. Je la savais seulement nécessaire. Vers elle, je tendais les bras. Elle se dérobait à chaque fois. Nous avions des sourires résignés.
DE PLAIN PIED
Je n'avais jamais vu ce monsieur. La boule de son sourire était menacée par les lances d'un artichaut posé comme un cadran solaire sur une console. L'angoisse se peut trahir par une tache de graisse, la voix violente d'une araignée. J'exigeai la réalité en m'accrochant à mon prénom. Mon malaise à la fenêtre s'inclina en ardente tulipe. Au coin de chaque rue une fille jeupotordait une torchère lumineuse. D'abord on ne leur voyait pas les yeux. Leurs bras érigeaient au-dessus de la tête les flammes diverses de leurs chevelures. Comme c'était le soir, des gens marchèrent à pas doux dans les cartes postales. Croyant le ciel une côte méditerranéenne, ils y cueillirent des globes rouges, mais très peu empoisonnés et les posaient délicatement dans les tonnelles.
- J'habite, dis-je au monsieur, me retournant, à Meudon. Je le voulais ainsi rassurer. Il sourit encore, mais par complaisance. Puis la nuit éteignit les humains flambeaux et le silence atroce de l'artichaut offrant une multitude de points cardinaux. Heure passée, dont les yeux, nous n'en sentîmes que l'inquiétude. L'homme ferma son sourire. Mon nom me devint haïssable. Nous regardions nos mains, qui étaient vides, et notre ventre que soulevaient de ridicules petites marées.
Marcel ARLAND.
LE GRAND JEU
POUR MARCEL DEBIEVE
Les hommes recherchent généralement la fraîcheur des arbres, au bord des routes, où cependant jamais ne les accueillent, plus légères et plus variables que des nuages hydrophiles, les nymphes énervées qui parcourent les campagnes. Ces buts illusoires assignent une empreinte à leur pensée et ne sont pas plus méprisables que la quête du Saint Graal ou la poursuite de la martingale infaillible. A tout prendre, le soleil modifie les chiffres et les couleurs. Il décline les lampes, nos cheveux et vos robes de crèpe de chine qui tombent sous nos yeux. Celui-ci gagne les banlieues rongées par la varicelle et les auto-cars ; il pratique les turfistes et les sportsmen. Deux ou trois changements de vitesse ont accéléré son existence. Les parties de rugby se suivent et ne se ressemblent pas plus que la casaque de M. Ambatielos ne le fait à celle de M. Jean Stern (les étoiles sont hors de cause). Nos cœurs, désacoutumés de l'opéra comique, italien ou autre, insensi- bles aux musiques militaires, endurcis par le vent, la vitesse et la nuit, sont friables cependant ; nous ne sommes ni de bois ni de pierre et les cris de diamant des mouettes de la Manche, le bêlement des paquebots et de leurs sœurs, les grandes locomotives vertes sont des acides certains, des corrosifs enthousiastes pour nos actions et nos pensées. Le Roi de Pique et la Reine de Cœur s'inclinent bien bas, leur suite s'arrête, les pages du Souvenir comme les feuilles d'un livre, dès que le cheval désuni dans son action, éternue, parle et chante :
- Lièvre amoureux, tu manges l'azalé ?
- Allées du soir, l'automne est en satin -
- Thym, tu contiens bien aux jeunes lapins, peinture photo douce un peu salée. -
Une grâce précise et mécanique transporte les steeple-chasers, les soulève et les abat, et le règlement punit celui qui casse le jeu. Une force magnétique, inconnue, attire les purs-sang, creuse les encolures, allonge les muscles. Les coups de cravache cinglent nos joues et l'amour-propre est piqué au vif de sept nations européennes. Les couleurs glissent au long des pentes ; billes irisées - fruits mûrs, pommes, oranges, citrons - jolies lampes électriques ; un vent favorable gonfle leurs voiles, et, toutes voiles dehors, les montures galopantes remontent les pentes.
Pour les choix le Stud Book nous encourage - Rage au paddock des poulains demi-nus, Nuremberg fait mieux, mais c'est déjà vu ; Vue d'Ostende, la mer touche le pesage -
L'illusion d'une incessante fatalité et le décor champêtre, préparé par les hommes de peine, confèrent aux hippodro- mes la majesté des cirques, des batailles ou des drames anciens. La volonté de certains, de vacillante devient obstinée et rude . la nécessité de perpétuelles discriminations conduit à la perspicacité, à l'observation les moins intelligents ; le jeu seul conduit à toutes les professions libérales. Un ami revient d'Angleterre ; à Newhaven, les meubles des meilleurs hôtels furent transformés en vases, rouges, blancs, verts, etc.., aux couleurs des écuries dont les jumpers disputaient le Grand Steeple-Chase de Liverpool (Music-Hall 100/9). Ces vases l'incommodaient et chassaient le sommeil. il revînt en France, et, dans un tripot, il ferme en grognant l'éventail des cartes d'or.
Henri CLIQUENNOIS.
CONCERTS PAR T. S. F.
Les trois coups ou plutôt les trois appels : Allo / Allo / Allo ! Bruxelles ! Paris va chanter, va parler. Tout là bas, dans la grande salle de l'Aéro-Club de l'avenue Louise, à Bruxelles, l'auditoire se recueille. Mme Yvonne Printemps, fleur charmante du bouquet des artistes présents, essuya les premiers feux du microphone. Son nez spirituellement faubourien — qu'elle nous pardonne — sa bouche mutine, c'est tout Paris qui sourit à Bruxelles. Sa voix ardente, claire et prenante, c'est le cœur de la France qui, dans l'exquise demi-teinte des mélodies de Claude Debussy, redit toute sa tendresse aux petits enfants belges qui n'ont plus de maison. Avec une mâle assurance, digne des guerriers qu'il célèbre, à pleine voix, M. Lucien Guitry lança à 250 kilomètres l'Ode aux Soldats de l'An II. Comme il se retirait, il voulut bien nous faire part de ses impressions : « Ma voix a fait dévier l'ampérimètre de deux ampères. C'est là, paraît-il, un critérium. J'avoue que je ne sais pas ce que cela veut dire, mais cela me fait bien plaisir ».
Nous reprenons et modifions une tentative que nous risquâmes avec notre revue Aventure. Notre tort fut alors de croire que des jeunes gens pussent sans y sacrifier leur individualité et cet égoïsme plus ou moins souple à quoi se ramène le génie de chacun, former un groupe mû par de mêmes tendances. Nous avons éprouvé que la seule tendance commune et effective est l'arrivisme. Cela se nomme, selon les hommes, Dada, classicisme ou Congrès de Paris. Quelques camarades m'aidant à fonder cette revue, qu'on n'y cherche pas unité. On ne trouvera ici que tentatives et contradictions. J'aime les femmes maigres au visage triangulaire - ne dédaigne cependant pas les autres. Les idées ont trop peu d'importance pour qu'on s'y maintienne. Je ne suis pas responsable du crime qu'hier j'ai commis. Pas plus que de cette préface.
DES.
ACCUEIL
Celle qui les reçut, pour exagérer ainsi le plaquage des cheveux décolorés, la langueur des yeux noyés de fard, et le volume des pendants, avait, sans nul doute, lors d'une visite inaccoutumée en quelque exposition, subi l'irrésistible influence d'une révélation picturale. Mais tout en cherchant à donner du caractère à son visage banal de fille, elle ne négligeait rien toutefois pour atteindre à cette distinction dont jamais ne se doivent départir les femmes investies ici-bas de délicates missions. Une robe noire de coupe sévère, des gestes sobres ; aucune familiarité — suivant le plus grand de ses principes — et même un peu de protection dans ce sourire qu'elle prenait pour recevoir les visiteurs. « Si vous voulez bien vous asseoir dans le salon rouge. Vous nous excuserez. Trois de ces dames seulement pourront descendre. Nous avons tant d'amis qui passent nous dire un petit bonjour ». Trois jeunes gens écoutent impassibles cette éloquence dont ils ne devinent pas les intentions cérémonieuses. Leur ivresse exubérante au dehors s'est effarouchée à la lumière du salon rouge et cligne de l'œil comme pour un inévitable sommeil. A les voir affalés sur le grand canapé, la maîtresse de maison redoutant la torpeur, interrompt très brusque pour demander d'un ton de commandement : « Du champagne ou du porto ? ». Elle glisse quatre sous dans le piano qui grince un air à l'avait-dernière mode et dispensatrice de voluptés, ouvre la porte sur une apparition paradisiaque. Trois de ces dames sont là. « Les jolies filles », savoure l'hôtesse, après avoir permis l'expansion d'un orgueil quasi-maternel, très femme du monde, elle s'éclipse : « Je vous laisse faire connaissance. » Ces dames alignées sur un rang, leurs corps aux nudités flasques indécemment voilés d'écharpes transparentes, s'avancent au milieu du salon, guidés par la musique leurs pieds nus sautillent dans le velours noir des souliers. Sous les lumières du lustre, dont elles ne savent pas la cruelle franchise, elles ont l'impression de s'épanouir irrésistibles à la concupiscence des mâles. Les trois jeunes gens restent immobiles sur le canapé. Ces dames échangent un regard où elles mettent leur mépris pour les visiteurs trop peu galants, et après un dernier tour savamment exécuté, s'en retournent à l'autre bout du salon. Le piano se tait. Gênées du silence qui, pour une minute, rend plus piètre tout ce qui les entoure, elles s'assirent. La spirituelle, avec un geste qui les désigne toutes trois, a encore le courage d'une plaisanterie : « Les trois grâces ». Au seul son de sa voix, elle reprend confiance en elle, en sa valeur. Elle traverse le salon, impose son bras à un des messieurs et triomphe de son aboulie titubante. L'exemple est suivi, deux autres couples se forment. La porte s'ouvre, et sur le seuil, l'hôtesse, comme pour une bénédiction, avec un air de vieille dame qui a efficacement protégé la légitime union d'amoureux, souhaite des extases profondes aux époux de dix minutes.
René CREVEL.
LAPINS PNEUMATIQUES DANS UN JARDIN FRANÇAIS
(1)
Deux personnages sortent, l'un d'un fauteuil, l'autre d'une chaise et s'asseyent. L'un est petit et gros ; ses pieds sont palmés. L'autre est petit aussi, mais fort maigre, ses pieds sont pointus. « Je m'appelle Jazz, dit le gros, et mon compagnon Hyz. Ne prêtez pas, Monsieur, d'attention à notre apparence : il nous suffit de nous représenter quelques instants un habit pour nous en trouver vêtus ; nos têtes et nos mains sont humaines ; et nous allons chausser nos pieds de bottines semblables aux vôtres. Nous nous mettons à vos ordres et désirons vous servir autant que cela sera possible, ainsi que vous l'a promis notre maître. — « En concevez-vous quelque déplaisir ? — « Certes non. La beauté qui s'exprime toujours par des formes semblables lasse vite. et quoi de plus excédant que la durée de ce que nous trouvions d'abord singulier.? Je ne saurais vous dire à quel point nous fûmes ravis lorsque l'Enfer fut institué. La mélancolie, la tristesse et l'ennui dont nous souffrions au Ciel étaient tels que nous maigrissions ; mais le plaisir que nous goutâmes de vivre en Enter fut pendant quelque temps infini. Pittoresque des damnés à qui poussaient des poils noirs que nous carbonisions ! des damnées toujours vierges et si tentantes ! des dragons aux yeux incandescents à la crête énorme dans la gueule desquels nous enfournions les pêcheurs en les poussant avec des fourches que nous avaient dévolues la bonté divine, et dont le manche était si finement ciselé ! des brasiers mauves brûlant dans les soirs comme des feux de la Saint-Jean ! des diablotins en forme de cornemuse ! Et comment pour- rais-je vous évoquer ces interminables défilés de damnés maigres conduits par des démons verts et rouges, à travers les immenses plaines de neige de l'Enfer ? Mais que vous dirais-je ? Nous sommes bien las de tout cela et nous nous réjouissons à l'idée de trouver quelque distraction dans l'exécution de ce que vous attendez de nous ». Je leur fais le récit des événements qui causent ma peine. Fort touchés, ils me proposent de revenir ce soir et de m'introduire par surprise dans la chambre nouvelle de Passoire, ma voleuse magicienne. J'accepte avec reconnaissance. Et, maintenant, j'attends.
NUIT DU 12 AU 13 NOVEMBRE
Il est nuit. Nous sommes au pied de la tour. Elle ressemble à celle d'un château dont me parlait jadis la Belle-mère du jeu de massacre, énorme cierge sur lequel un éteignoir avait été posé verticalement par un possesseur patient. A cette heure, elle est toute noire ; le ciel, un peu pâle. L'éteignoir n'a pas été bien posé : un peu de lumière se gliss sournoisement dans la nuit. N'a-t-on pas ouvert une des fenêtres des mansardes ? Si — la sienne. L'air est tiède comme une jupe de femme. Hizz et Jazz sont derrière moi. Je les appelle : « Mes amis, il faut que nous montions jusqu'à la chambre dont la fenêtre, là-haut, est éclairée ». « - Bien. Mais il serait bon de nous éclairer nous-mêmes; nous éviterions ainsi le danger de nous heurter à quelque potence. « — Il importe que l'on nous voie le moins possible. Jazz enfle étonnamment et prend la forme d'une Montgolfière. Sa peau tendue, translucide, me fait songer aux feuilles de parchemin huilé qui tenaient lieu de vitres aux lanternes d'autrefois. Hizz introduit la main dans son veston ainsi que s'il voulait prendre un portefeuille ; il en sort son cœur phosphorescent et l'élève comme une flamme légère au-dessus de sa tête. Puis il monte sur Jazz et croise ses jambes autour du cou de celui-ci ; je saisis le gros démon par ses jambes fluettes et nous commençons de nous élever. Que n'ai-je choisi une autre position ? Je suis pendu aux jambes de Jazz comme une grosse breloque ; mes bras sont tendus par le poids de mon corps ; je suis très fatigué. Nous montons doucement, sans aucune secousse . et il me semble que je demeure immobile tandis que la tour s'enfonce peu à peu dans le sol que je ne vois plus. Je compte les fenêtres qui défilent devant nous. Pourquoi ce brusque arrêt ? Jazz parle : « Attention ! nous sommes découverts. Ces choses lourdes qui passent à côté de vous et semblent chuchoter sont des fléchettes. Elles devraient vous transpercer ; mais elles ne sont pas assez aigües pour nous écorcher, Hizz et moi, et, nos corps vous protègent. Mais attendez ! ». Il saisit deux fléchettes au vol comme il ferait de mouches. « Je vais en effiler quelques-unes. elles nous seront peut-être utiles, tout à l'heure ». Nous montons à nouveau. Calme, Jazz suce ses deux fléchettes l'une après l'autre ainsi que des sucres d'orge. Au-dessus de lui, Hizz l'imite, je crois. Enfin ! voici la chambre de Passoire. Nous nous posons sur la gouttière, à quelques mètres de la fenêtre éclairée ; puis, nous approchons tout doucement. Soudain, ainsi que des diables surgissant de leurs boîtes, quatre personnages du Jonchet, des Valets, surgissent des girouettes et s'avancent vers nous. L'os est d'un gris bien délicat dans le clair de lune ! Hizz et Jazz lancent leurs fléchettes et en plantent une dans chaque poitrine de Valet ; tranquilles, les Hommes sculptés les en arrachent, les sucent, eux aussi, avec une satisfaction sensible, puis les cachent dans leurs poches et se précipitent sur mes démons. Quel beau combat ! Tantôt un bras gris perle, tantôt un bras phosphorescent s'élève dans la nuit ainsi qu'un jet d'eau. Les combattants, qui se sont saisis, forment une seule masse. Mon plumet en bataille, je m'approche et les pousse aussi violemment que je le puis ; ils tombent tous ensem- ble, comme un fruit. Il adviendra d'Hizz et de Jazz ce qu'il pourra ; ;d'ailleurs, je serais fort étonné que ce qu'il en adviendra fút fâcheux. Je suis seul. J'enjambe la barre d'appui de la fenêtre et je saute dans la chambre.
— « Passoire ! ». Personne ne répond.
- « Passoire ! Passoire ! ».
Elle a dormi dans ce lit, cette nuit.
— « Passoire ! ».
La Chambre est vide.
André MALRAUX.
(1) Extrait du Journal d'un Pompier du Jeu de Massacre.
LOINTAINE
Cependant je voudrais sourire en effeuillant doucement un amour calme - Ils avaient soif, ils se sont penchés sur les pierres - Là — Ils ont marché, ils ont lié leurs bras - ils flottaient comme deux nuages Le long du ruisseau qui dit sa bonne chanson - Ilsont restés longtemps debout, arrêtés, oscillants. Et l'arbre a secoué un rire au-dessus de leur baiser. Nous ne toucherons plus - serment sur une échelle de soie — aux fanées, aux demoiselles des champs aimées et respirées, il y a si longtemps qu'elles ne sont plus que momies. Car on ne peut savoir tellement est sacré le souvenir si les rythmes ne sont qu'une tendresse dernière, faiblesse de vivre, lorsqu'ils reviennent en nous, toujours pareils à ceux d'il y a si longtemps. Nous n'irons plus au bois Les lauriers sont coupés Sous les frondaisons chaudes et éteintes Nous ne glisserons plus, penchées, Vers les muguets doucement sonores à notre cœur. Filles des hameaux sous le lierre En sautant vers la lisière du bois Plus ne tendrez vos jarrets dorés. Combien de fois nous sommes revenues dépeignées, Tant nous fûmes prises aux épines des mûres. A la branche d'un roi chêne, Nous nous suspendions à deux, Et nous volions en faisant des pas de sept lieues. Ne plus s'en aller dans des sommeils sous les branches baissées. Mettez vos sabots. Soufflez sur le feu d'hiver. Il y a beaucoup de sarments dans un coin de la grange. Faut plus penser, surtout. Nous y retournerons aux clairières closes. Oui. Oui l'année prochaine. La côte. On voit tous les pays. Toutes les routes. Pourquoi n'est-ce pas comme il y a deux mois ? Pourquoi les pas profonds de deux chevaux revenant des champs sont-ils terribles ? — Ne va pas au bois, Marie-Jeanne.
- Pourtant j'en suis à trois sauts. Je veux voir encore une fois. — Non, vois-tu, tes enjambées n'éparpillent pas de sauterelles. Ils sont six corbeaux qui t'attendent au creux du pré vieilli. Il ne faut pas Marie-Jeanne. Reviens sous la cheminée attendre. Nous n'irons plus au bois. Les lauriers sont coupés. Nous y retournerons l'année prochaine. Et quel est donc ce chant ? Quelles filles à l'automne y ont pensé ? Quelles filles ont su qu'elles étaient désespérées ? Cela s'est passé bien simplement, lorsque des ramilles fines comme des chapelles, ont chu les rieuses, les sifflantes, les tournoyantes, les moqueuses, les miroitantes. Personne ne s'est aperçu de rien Pourquoi donc parler de cela ?
Trirèmes à longues robe
Fuyez, emportez les urnes de cendres.
Votre rythme s'apaise loin de la terre
Je vous ai donné aussi, nautonniers
Les bagues de mes aieux, leurs effigies et tout de moi.
Vous avez franchi le dos de la mer.
Libre suis. Palais, vous ne saurez plus que mon nom
Route soleil mesures neuves.
Je me moque de tous les passants
Ils rentrent chez eux ou bien vont au temple. Ah / Ah /
Ménestrel suis sans sou ni maille
Toi, je passerai te prendre à la courbe du chemin
Et je t'aimerai un peu viole craintive, gerbe liée, arceau nu.
Presser des fruits. Jeter des cailloux par-dessus le plus haut peuplier.
Sauter les murs sans peur des chiens. Dévaler les vignes.
Les gongs où tourne la lumière, les gongs au ventre hilare ont un hymne obscène.
Beau temps. Crible d'or. Ensemencements
Tout est cruel impitoyable.
Mais le jour est fini.
Sous les bois s'étreignent
Des couples douloureux, des couples d'au delà
Nous n'irons plus. Mais des gammes s'éparpillent
Le premier court dans tout le clavier le ciel
Le chemin du moulin conduit au Paradis
Quelqu'un. Chut. Dans le chemin du moulin
Elle est seule et pâle
Pas un fantôme. Non.
Son bras serre un panier
Nous n'irons plus là-bas
Ou donc n'irons-nous plus ?
Je sens l'odeur de sa tête qui a dormi cette après-midi dans
les foins de la grange
Marie-Jeanne
Nous n'irons plus au bois.
Les lauriers sont coupés.
Nous y retournerons l'année prochaine.
André DHOTEL.
DÉFINITION
Il est celui qui a les cheveux couleur 9 qui a les cils en or qui a la rate qui secrète des graines de tapis pour pieds de la veuve qui a peur des aventures hygiéniques qui a dans une oreille le bruit de la mer de Marmara qui a dans l'autre oreille un puits de pétrole pour lampe à huile qui a sur la 3 côte une petite tache pleine d'espoir qui a sous le talon un timbre-poste pour aller dans la métaphysique qui pense qu'il est toujours 5 heures qui dit tailleur pour dames devant chaque bouton de porte en soufflant de côté pour influencer les perles d'une supposition entretenue qui afrique la plaque du regard versé comme crème pour le café de jarretelle léchées par le lion de l'huissier qui saisit même les poils de l'épousée qui croit que croire est croire et croire est mimosa qui tourne tourne tourne tourne et casse des noix de veau marin d'eau douce amère amère comme amère.
G. RIBEMONT-DESSAIGNES.
L'ENFANT POLAIRE
(1)
Il s'était enfui vers le Nord. Il entra dans une ville à l'heure où l'on fermait les magasins. Il faisait nuit et la rue n'éclairait plus les étalages ; les vitrines jetaient leurs feux sur la chaussée. Un désir amoureux lui versait sa faiblesse et son regard en lui-même caressait un visage féminin. Robe dégraffée, la nuit tombait aux pieds de la cité, l'épaule nue de la ville se montra au premier rendez-vous. Elle passa sa robe de soirée et une automobile éclairée glissa le long d'une rue comme un joyau le long d'un doigt. Il pénétra dans un bar pour faire danser en sa poitrine une petite flamme d'alcool, ronde de jeunes filles autour du cœur. Il s'assit. Par la porte du fond une femme entra qui descendait de l'étage supérieur. Sous de vilains cheveux blonds, ternes et raidis, son visage était pâle, animé d'un sourire de convalescente, triste flamme mourante sur une mèche desséchée. Elle était vêtue d'une longue robe de taffetas brun sans ceinture et qui descendait jusqu'aux pieds. L'enfant remarqua la robe gonflée, mais il ne sut penser si cette femme était enceinte ou s'elle portait encore la robe de sa grossesse. Sa poitrine en paraissait plus fragile. Elle laissait pendre deux bras inertes terminés de mains blan- ches. Probablement cette femme avait pris pension dans le café pour le temps de ses couches. Elle s'installa à une table, buvant un grog. Elle sourit à l'enfant qui alla s'asseoir à côté d'elle. Il vit de près son visage, très tendre et mollement volupteux ; peut-être quelgue chose de pervers était dans le désir qu'il avait d'elle, une souffrance malsaine qui s'éprenait d'une autre tristesse, jolie et monstrueuse, avec douteusement flairé de loin, un équivoque parfum de vice. Il ne lui parla pas de sa maternité. La pensée ne lui vint pas que peut-être cette femme n'ayant jamais été enceinte, portait cette robe pour exciter la perversité des hommes. Une tristesse le prit à la pensée de celles, belles et purs, qu'il avait rencontrées et qu'il avait moins désirées que celle-là. Une fumée de tabac abaissait un rideau devant chaque conversation et couvrait d'une fine voilette bleue le visage des hommes attablés. Il se pencha sur elle et baisa sa bouche pâle. Abandonnée de quelle famille, de quelle ville, Kate était- elle venue s'échouer dans ce bar désolé ? Se sachant veule encore trop pour commander à des enfants, elle ne fut pas la languide institutrice, réservée et douce, cachant sous sa nonchalence le sommeil de mauvais désirs, ou la demoiselle de compagnie qu'eût exigé le bon emploi de son caractère. Aux télégraphes, où sa science eût pu la servir, elle ne fut qu'une des dernières employées, d'apparence aussi ignorante que les autres. Une faute l'avait obligée de se réfugier en cette ville, où à l'heure que mûrissent les ampoules de lumière, fruits dont le cœur, en y mordant, essaie vainement de s'énivrer, mais dont la fermentation dans les cuves du soir fait lever d'inapaisables fièvres, elle rencontra l'enfant qui fuyait Baltimore livrée aux monstres, et leur amour fut semblable à ces méduses ornées intérieurement de magnifiques colliers inconsistants et que la mer, imprimant à leur beauté flasque son vouloir change de forme à tout remous. Au matin, l'enfant quitta la ville, le corps intact, le cœur lasse d'une tendresse désolante. Que le petit cirque de Baltimore se fane sur le terreau de l'enfance. Nuit de capitale blanchie de neige, un ange portait la terre sous son aisselle et les hommes ne marchaient plus sur la terre. Dans une église illuminée, Noël se ciselait de candélabres et des milliers de Saint Sacrement se recueillaient dans les prismes de la neige. La Messe s'éclaira comme un soleil de minuit. La ville vit sur la neige s'étendre un premier reflet, première robe effeuillée de l'Aurore Boréale. La danseuse qu'il aimait, insaisissable et vierge, l'enfant la reconnut, au pôle épanouie et svelte y pivotant comme lui jadis sur la boule du cirque, faisant sous son orteil où le froid chaque matin lisse l'ongle d'un glacier rose, tourner la terre. Cette beauté, cet amour se leva, de conception humaine et sensible, et pourtant transparent comme l'œil bleu de la cruauté, bagué de tristesses jamais plus lourdes qu'un carat, du ventre d'une femme enceinte. Il continuait de chercher sa fonction sur la terre. Une marque sur le sol devait l'attendre quelque part d'où il comtemplerait mieux le ciel. Il baiserait les pieds de la déesse imaginaire. Il parvint à une vaste plaine inculte et sans arbre qui bordait la mer par une falaise abrupte. Il aperçut un sémaphore, mâture sans voile dont la carène était sans doute enfouie dans le sol. La plaine trop lourde pour que l'entrainât le vent qui gémissait aux cordages y arborait son désir en pavillons. Un soleil pas bien rond et sans éclat ressemblait à un tampon de cette. cire dont les oreilles parfois se bouchent, univers sourd à toute plainte humaine. L'enfant gagna la grille qui entourait la petite maison. Le démon familier du lieu parut, un cul-de-jatte, dont les jambes étaient sans doute en l'invisible carène. Parfois désespéré du paysage, il levait vers le ciel ses petits bras dont les mains, pour pousser sur le sol sa boîte, étaient protégées de petits tampons semblables à des fers à repasser. Sur ce fer échaufté d'avoir par ses eflorts usé le chemin de sa douleur, voulait-il fondre au-dessus de sa boîte un soleil d'hiver comme ceux des ruches violées, pour, lorsque l'hiver étendrait son implacable désolation, ressusciter son cœur et faire briller l'univers ? Mais le soleil disparut sous un nuage égal qui couvrit tout le ciel et l'infirme se roula jusqu'au mât où, lâchant ses fers, il descendit le pavillon pour signaler que la mer était basse, puis en sa vieille caisse à fruits comme une plante verte frileuse, il se hâta de regagner sa cabane. L'enfant perdu parmi la plaine sentit s'exalter sa tristesse et son cœur domina la lande ainsi qu'un cerf-volant. La monotonie du paysage permettait de constater la forme exacte de la terre. Le regard en la caressant se recourbait comme une crosse. Il aperçut l'infirme dont un monstre souterrain avait happé les jambes monter les trois marches de sa demeure avec les mains. Il aperçut de l'autre côté de la plaine une lente silhouette enjamber des monticules avec des précautions de femme enceinte. Il la reçut déformée de tendresse, s'abandonnant à un destin qu'elle ne comprenait pas ; le vent sur sa tête agitait de misérables cheveux follets, plus raides et pauvres que l'herbe de la lande. Où des soldats fussent passés avec des godillots ferrés et en troupe, elle se trouvait en savates comme si le monde n'eut pas été plus large qu'une rue et elle rejoignit l'enfant en cette plaine comme pour un bref rendez-vous à l'angle d'une place publique. Entre eux il n'y eut point d'explication. Il continua d'avancer par la plaine. Elle le suivait. L'après-midi semblait éternelle. Dans la monotonie de l'heure et des choses, l'ignorance totale de l'avenir qui faisait naitre en elle une angoisse et lui rendait plus cher son compagnon, le cœur de Kate s'exaltait et sa faiblesse stupide et vaine répéta un de ces aveux qui ne sont générale- ment qu'une description lyrique et passionnée : «... J'aime ton long cou frèle qui élève tellement la tête au-dessus de ta poitrine. Ainsi tes lèvres pâles semblent se tendre davantage à quelque inaccessible tentation et l'on dirait que c'est ton regard qui a étiré ton corps. La pointe de ta gorge (on l'appelle pomme d'Adam) accroche une intimité qui s'égaie ; lorsqu'on avale des sanglots elle se lève et s'abaisse comme un loquet, car le corps difficilement donne l'hospitalité à tant d'amertume. Tes membres longs et grêles ne sont qu'un rayonnement de toi même : ils ressemblent a ton regard avec qui parfois l'on doit confondre tes deux bras tendus en avant. Laisse tes mains entre les miennes : à l'extrémité de tes regards il doit y en avoir d'aussi légères qui palpent les choses sans pouvoir les remuer. Quel métier faisaient-elles parmi les hommes si ce n'est de mesquins travaux de patience ? Dis mon nom. Ta voix est aussi légère que tes mains. Elle ne pourrait arracher un cœur, mais lentement elle le dénoue. Certes, avant de quitter ta bouche, elle est passée par ton long cou frèle où elle s'est amincie, travail délicat de laminoir. Ton cœur s'échappe en cette voix si fine ». L'enfant inquiet accueillait cette tendresse mais n'y répondait pas. Le soleil réapparut, énorme boule incandescente pas très élevée au-dessus de la terre, et il semblait qu'en se trouvant au-dessous, on aurait pu le toucher avec l'extrémité des doigts. On pouvait le dévisager sans que l'œil se fatiguât. Dans l'immense steppe, l'enfant apparaissait plus maigre et plus grand, traversant le soleil qui se trouvait derrière lui, comme un disque qu'il eût porté sur son dos. Un moment, sa marche plus rapide avait devancé Kate. Il rencontra sans savoir d'où ils étaient venus, un grand homme noir qui conduisait une sorte d'orphelinat. Les orphelins jetèrent à l'enfant des regards jaloux et méchants comme s'ils lui reprochaient sa liberté. Ils l'entourèrent cependant que l'homme s'avança vers lui, déclarant qu'il allait le ramener dans son institution. Le regard des enfants trouvés se fit plus haineux et ils semblaient prêts à le battre. Pour les calmer, il demanda : « Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis le petit Messie crucifié à la première page des géographies. J'ai guidé vos mains au long des formes des continents : « l'Europe est bordée au Nord...», pour vos doigts sans amour, elle était sans doute d'un toucher trop délicat. Je vous enseignais comment le vent colore les peaux selon le point d'ou souffle, les nègres, les Chinois, les Peaux-Rouges, cela ne vous amuse-t-il plus ? Quelle souffrance vous causai-je, que je doive tant expier ? De la terre, j'ai guidé le soleil, comme celui qui est sur le quai indique au pilote du gros navire s'il s'engage convenablement dans l'écluse. Que reprochez-vous aux saisons ? Trouvez-vous le printemps trop resserré entre l'hiver et l'été échappés de leur limites et que les feuilles tombent trop vite en automne ? Peut-être n'êtes-vous pas satisfaits qu'en hiver la nuit suive immédiatement la sortie des classes ? Il n'y a rien de plus triste en effet que d'être chassé si lugubrement de l'école au logis sans pouvoir courir les rues, et vous ne connaissez pas encore l'étrange suggestion de la nuit, peut-être vous enseignais-je autant de maux que de beautés. Mais je meurs du mal que vous me reprochez au chevalet qui m'écartèle. Je suis l'enfant-qui-montre-les-quatre-points-cardinaux ». Mille injures répondirent à cette déclaration. Déjà quelques pierres furent lancées par les enfants qui se trouvaient cachés derrière les autres. « Que nous importent les points cardinaux et la marche du soleil. Pourquoi ne se lève-t-il jamais à un endroit différent ? Nous attendons cette surprise. Ce serait plus juste s'il éclairait les logis tournés au Nord, car il y a des pauvres qui ne le voient jamais. Mais cela nous est encore égal. Ce qui nous touche c'est que toi tu t'amuses toujours. « Tu as la plaine pour toi tout seul et encore une femme avec toi. On dit que tu as joué dans un théâtre : voilà notre rêve à tous. Mais tu as été trop bête pour y rester. Nous som- mes jaloux de toi ; nous ne voulons plus te voir aux entêtes des atlas et s'il y avait de la neige sur le sol, nous voudrions te tuer à coups de boules de neige ». Alors ils se précipitèrent sur l'enfant ; ils le prirent par les jambes et les bras, le tiraillaient de tous côtés, cependant que l'homme vêtu d'une sorte de soutane noire, leur montrait où il fallait l'emmener. Mais tout à coup les membres se rompirent et les bourreaux furent projetés en arrière. Le petit torse tomba sur le sol. Les orphelins effrayés de leur crime et le croyant mort disparurent. Kate le prit dans ses bras. Par les trous des membres arrachés quelques gouttes sanglantes dégouttèrent qui tachèrent au ventre sa robe : Il sembla en ce paysage désolé qui inspirait au cœur à lui-même abandonné un désir violent de la vie, que cette femme venait de mettre au monde un enfant mutilé. Aussitôt au ciel, uniformément gris, longeant l'Europe comme un trottoir de bitume où le crime saigna, s'élargit un couchant pourpre et tragique auquel certains spectateurs qu'il emplit d'une angoisse confuse ne surent donner sa véritable signification. Mais il y eut à la même heure aux antipodes une éclatante aurore pleine de joies et de promesses. Les étoiles pétillèrent dans un ciel malicieux. La mer apparut phosphorescente, peuplée aussi de ses étoiles, et comprenant que sans lui, la terre serait plus pauvre que le ciel et l'océan, l'enfant polaire assurait : Mes membres vont repousser à la clarté de la nuit.
Georges LIMBOUR.
(1) La 1re partie de l'Enfant Polaire a paru dans la revue Aventure, alors que nous la co-dirigions.
Chronique : Jean Paulhan, Le Pont traversé
On découvrira deux griefs — le côté symbolique du livre et ses rapports avec les théories de Freud. Cela ne m'intéresse pas. C'est, entre autre, mais d'abord, un drame très humain, présenté de façon neuve. D'une décision à son exécution, il y avait place pour ces pages où l'angoisse a des mots calmes. Rajeunissement de l'éternel duel amoureux. Dans des cafés, j'ai vu des femmes accueillir un brusque abandon avec une impassible fixité du regard. Seul signe, tandis qu'elles parlaient et souriaient pour le public, leur main machinale s'obstinait à remuer dans la tasse un sucre dès longtemps fondu. Pas un cri net de passion ne perce ces lignes. Seuls des gestes sobrement tristes, des discrétions telles qu'elles en sont douloureuses, une présence perpétuelle, surtout cette angoisse à chaque rêve accrue. Des imaginations délicates émeuvent par une simplictié raffinée. Depuis si longtemps on guettait une note mesurée, des demi-teintes. Le mouvement dada (ce qu'on est convenu en France d'appeler ainsi) ne fut-il en partie une renaissance du romantisme. Mais ce que de ces pages il convient d'aimer particulièrement - l'absence de logique conventionnelle. La gratuité apparente de cer- tains mots, gestes ou images. Qu'on se rassure. Cela signifie toujours quelque chose. Non par symbole (je reproche à ce livre d'être parfois une clef des songes). Mais parce qu'il y a une logique supérieure, rythme secret des choses, qu'un artiste, d'intuition, peut pressentir. Parce qu'un gant. un masque antique et une boule verte, Chirico en fait une significative Chanson d'amour. On peut imaginer un art où le monde extérieur serait traduit selon le phénomène psychologique du moment (comme il l'est en réalité, pour notre conscience). C'est un art qui apparaîtrait d'abord peu vivant. Mais avez-vous à un tel point la notion et la nécessité du réel. Ce qui ajoute au trouble laissé par le livre de J. Paulhan, c'est que des détails d'une vérité cruelle percent la fantaisie grise du décor. Il est à mi-chemin entre la sensibliité et l'imagination. Lorsque la sensibilité prédomine, un geste retenu, un mot douloureux, pourtant placé comme une remarque, annoncent seuls la crise affective, devant quoi s'efface le rêve. On songera évidemment à Aurélie, par ailleurs si diffuse. Bien qu'il soit un peu suranné d'examiner la forme d'un écrivain, j'engagerai volontiers à prendre des leçons en étudiant celle-ci, où la concision et la maîtrise du langage donnent une valeur à chaque mot. L'art n'a pas honte d'y apparaître simple. M. A.
Chronique : François Mauriac, Le Baiser au lépreux
Elle datera, la littérature d'images et de fantaisie à travers quoi vous épelez aujourd'hui. Je ne veux pas dire que passeront les divinités extérieures qui nous suivent chaque soir dans les banlieues ou sur les boulevards, ni cette fantaisie qui est le propre des esprits libres. Il se pourrait qu'une œuvre plût d'abord par ce qu'elle rappelle d'ancien, et par la suite par ce que, d'elle-même, elle rappelle. Au reste il était plus difficile de faire le Baiser au Lépreux, que telle suite de poèmes modernes. Votre livre, Mauriac, apprendra à plus d'un l'intérêt de certains drames fort humains qui percent ou se dénouent près d'une table un peu moisie — et les ressources que l'inquiétude religieuse peut offrir à l'écrivain. Il apprendra aussi à se défier de l'art.
Chronique : Théâtre
ODEON. - Molière, pièce en 3 actes de MM. J.-J. FRAPPA et DUPUY-MAZUEL. M. Gémier est un habile réalisateur. La pièce qu'il choisit pour inaugurer sa direction est loin d'être bonne ou mauvaise ; elle est, comme tous les à-propos, médiocre. Encore les auteurs ont évité de faire de l'auteur du Misanthrope un mari malheureux qui fait de littérature pour se distraire. Ils ont construit une intrigue maladroite. Quelle vraisemblance y a-t-il que Molière fut trente années durant protégé par une dame de qualité, dont trente années il fut éperdûment amoureux ? Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions. De cette pièce, maigre et banale comme un mannequin, le nouveau directeur de l'Odéon fit un spectacle vivant et coloré. Lui-même dirigea les répétitions ; cela se voit et cela s'entend. On perçoit effectivement ce que disent les actteurs, sans apporter de pavillons acoustiques.
Henri CLIQUENNOIS.