René Crevel

La Mort difficile , (1926)

Chapitre I
DE FIL EN AIGUILLES

Chapitre IV
LA NUIT, LE FROID, LA LIBERTE
Chapitre II
RATAPOILOPOLIS ?

Chapitre V
SECOURIR ENCORE

Chapitre III
LE DÎNER AVEC DIANE
 

V - SECOURIR ENCORE

Dans l’hôpital où le lendemain elle vint avec Mme Dumont-Dufour et sa mère reconnaître un cadavre, Diane vit un garçon si beau qu’elle crut pleurer d’admiration plutôt que de douleur.

Les deux mères étaient à ses côtés, droites dans leurs manteaux noirs, Mme Blok bouffie de larmes, Mme Dumont-Dufour, plus maigre, plus contractée que jamais, mais dès qu’elle desserra les lèvres, sa voix sonna si faux, si froid que Diane comprit que la comédie que Pierre, volontairement, avait pour lui arrêtée, d’autres encore allaient devoir la subir. Sa vie ne connaîtra-t-elle donc jamais l’apaisement où s’est figé le visage le mieux aimé ? La mort, l’apaisement. La poitrine de Diane se déchire. Des boules de sanglots la suffoquent. Elle tombe sur le mort enfantin, blanc dans ce blanc, ses bras se lient au corps déjà pétrifié, sa bouche erre par une figure qu’elle apprend peu à peu à ne plus connaître.

Il va falloir qu’on l’emmène. Mme Blok et Mme Dumont-Dufour lui ont saisi chacune un bras, et déjà elles sont près de la porte, lorsque la vue d’un jeune garçon sur le seuil fait pâlir Diane, subitement redressée et prête à mordre. Mais à peine a-t-elle eu un mouvement pour se dégager qu’elle s’arrête, car, sur un visage elle a vu des larmes, des larmes semblables aux siennes et qui tracent des routes de douleur. Ses lèvres peuvent tout juste remuer pour murmurer un nom : Bruggle.

Bruggle.

Mme Dumont-Dufour qui ne cessera jamais de croire à sa vertu, drapée dans son crêpe et son orgueil, s’écarte, l’oeil exorciseur. La pitié de Mme Blok n’imagine point qu’elle ait d’autre mission que de suivre une mère en deuil. Diane et Bruggle restent seuls, et, parce que Diane voit se tordre de malheur des mains dont elle pensait inexorable la beauté, au nom du mort, elle a pitié des sanglots de Bruggle.

Pierre mort, ce félin transatlantique, jusqu’à ce jour détesté, cette créature à l’inaltérable et diabolique innocence, pleure.

Diane l’entend qui la supplie : Diane, Diane, c’était le seul que j’aimais au monde, le seul à qui je pensais quand j’étais triste, dans mon studio, Diane, Diane, pourquoi est-il mort?

Diane qui ne sait pourquoi elle va continuer à vivre, Diane ne répondra point. Elle permet à Bruggle de venir sangloter la tête sur son épaule. Bruggle, elle comprend qu’il est lui aussi une victime. C’est un enfant ébloui. Pierre lui a dit mille fois comment il avait traversé l’océan dans les soutes d’un bateau. Il était maigre, il était pauvre, il était humble. Il est venu petit sauvage, aux yeux grands ouverts, grisé d’être aimé, désiré, jamais médiocre et toujours altier de ses rêves. Diane se rappelle comment Pierre, la première fois, parla de son amour. « L’enfant Septentrion dansa deux jours et plut. »

L’enfant Septentrion. Pierre est mort. Bruggle a perdu son rythme. Parce que Pierre est mort, Bruggle tombe à genoux, joint ses mains, sur des mains froides, des mains qui l’appelaient dans les rêves. Bruggle épave, lui aussi maintenant, Bruggle interroge encore : Pourquoi, pourquoi en Pierre était une telle ardeur qui le fit capable de me croire capable de tout ?

Pourquoi en Pierre était une telle ardeur ?

Diane qui sent le désespoir monter en Bruggle, comme une mer de folie, Diane retrouve un front où poser des mains qui veulent apaiser. Diane qui n’a su ni osé condamner encore essaie de secourir.

 

 

Mme Dumont-Dufour et Mme Blok parlent de leurs malheurs. C’est-à-dire de leurs maris. Mme Dumont-Dufour qui eût été juriste, comme feu son père le président Dufour, si elle avait eu la chance de naître homme, soudain renonce à l’énumération des méfaits individuels, pour accuser dans un réquisitoire à portée sociale et avec des mots qui – elle en a donné son billet – ne sont pas mâchés, les lois elles-mêmes.

…Oui les lois, car, telle est la stupidité du code et son parti pris que M. Dumont a eu beau mener sabbat, tant qu’il a pu, sa femme aujourd’hui n’a même pas la ressource du divorce.

Faute de ciel, les yeux prennent à témoin le plafond. Les mains font de leur mieux et Mme Blok pense que Mme Dumont-Dufour ne serait pas déplacée dans quelque grand salon orné de cinquante lustres, soixante-quinze pianos à queue et une infinité de girandoles.

Mais à la vérité, il ne s’agit pas d’un salon, si grand soit-il. Mme Dumont-Dufour évoque tout un pays, un continent et davantage encore : son domaine des souvenirs. Le domaine des souvenirs. Une mer où transparaît une ville engloutie, car, chère Mme Blok, elles sont au fond de l’eau, bien au fond les illusions de Mme Dumont-Dufour. Que lui reste-t-il ici-bas, à présent ? Des regrets, la mémoire de gestes sans joie. Quant à l’avenir, on n’ose y songer. Si elle était de ces folles qui se paient d’imagination, sans doute pourrait-elle passer le jour à se fabriquer des revanches imaginaires. Hélas ! Mme Dumont-Dufour qui aime la pompe et ne s’en laisse imposer que par les hautes montagnes, les cartes de visites noires de titres, les corbillards empanachés, les messes de mariage avec leurs candélabres étincelants, leurs lys sans pollen, et les familles sur leurs trente et un, Mme Dumont-Dufour qui préfère la majesté des plumes d’autruche à la couleur des oiseaux du paradis, non seulement n’est point comblée dans ses hautes aspirations, mais encore doit se refuser à l’espoir de satisfaire jamais ses nobles goûts. S’il y avait une justice terrestre, dès ici-bas, aujourd’hui à son automne, elle eût fait les honneurs d’un domaine de souvenirs aussi paisiblement noble que le Versailles de la Maintenon. Au lieu de quoi, assez forte dans son orgueil, pour ne mépriser point l’exaltante humilité, et affirmer sans se faire prier que les hommes sont poussière et rien que poussière, mais honteuse des chambres qui donnent sur la cour, elle connaît la torture de ne pouvoir rien désigner à l’envie de Mme Blok. Son passé, le domaine des souvenirs. Ni plus ni mieux qu’un vulgaire cabinet de débarras, où d’ailleurs, il ne lui est même pas permis de reléguer définitivement les piètres accessoires de sa vie conjugale, puisque, c’est un fait, le divorce lui demeure interdit.

Mme Blok sait-elle pourquoi ?

Mme Blok ne sait pas pourquoi, ne demanderait qu’à le savoir mais a peur de se montrer indiscrète.

Indiscrète ?

Une dextre souveraine apaise des scrupules.

Indiscrète ?

Ont-elles donc des secrets l’une pour l’autre ? Et puisqu’elles ont souffert l’une et l’autre, pourquoi épargner dans leurs confidences les hommes, ces bourreaux ? Elles sont deux femmes dans un salon d’Auteuil, deux soeurs de misère.

Des soeurs de misère. Voilà le mot. Bien entendu c’est Mme Dumont-Dufour qui l’a trouvé. Elle en est aussi fière que de ses plats de cuivre marocain et de ses vases de Chine. Des soeurs de misère. L’épithète ne manquera pas de faire son petit bonhomme de chemin. Mme Dumont-Dufour l’a prise pour étendard et sent qu’elle va de ce drapeau tirer des effets aussi surprenants que Lamartine du tricolore. Mme Dumont-Dufour a une égide, un signe de ralliement ; au reste, douée d’autres qualités et de plus rares que l’éloquence, si elle ressemble à Lamartine à sa fenêtre de l’Hôtel de Ville, Mme Blok qui connaît son histoire de France, volontiers la comparerait à Henri IV. On ne voit point de panache blanc, mais on sait qu’on n’aura qu’à suivre. Pensez donc, des soeurs de misère.

Un silence. Deux corps immobiles semblent creux. Mme Dumont-Dufour elle-même prend notion de l’infini par le vide, et, pour un peu, elle croirait qu’on lui a pompé l’âme avec quelqu’un de ces appareils à nettoyer les tapis.

Mais voici que les paupières de Mme Blok se mouillent. À la vérité ni les souvenirs pénibles, ni la tendresse qui lui fut offerte avec le thé et les toasts, ni le spectacle d’une désolation désignée par Mme Dumont-Dufour à chaque coin de phrase en panorama, n’expliquent cette humidité des cils, ces narines frémissantes. Non, la vérité pour une fois est toute simple, Mme Blok a faim, elle a faim de savoir.

Mme Blok vit avec sa fille Diane. Et Diane qui est toujours par monts et par vaux – entendez au cinéma, au théâtre, chez des amis et Dieu sait dans quels autres lieux, partout où une jeune fille d’aujourd’hui ne craint pas de s’aventurer –, Diane qui en sait sûrement plus long que sa mère, puisqu’elle danse, boit du thé, des cocktails, fait de la peinture, connaît des artistes, Diane ne parle pas. Elle expédie les repas en deux temps trois mouvements. La bouche ne s’ouvre que pour manger.

Aussi, sa pauvre mère ne sait-elle rien d’un monde que ses malheurs ont éloigné d’elle.

Il y a bien le cousin Bricoulet. Honoré Bricoulet. Il arrive le matin, vers dix heures, embrasse Mme Blok sur les deux joues, lui laisse entendre qu’un homme veuf (Mme Bricoulet a été ravie à l’affection de son cher Honoré il y aura bientôt dix ans) et une femme veuve (M. Blok s’est donné la mort voilà plus de deux lustres) peuvent faire un couple. Mme Blok s’attendrit. Bricoulet s’enquiert de l’état de sa fortune, chaque fois lui demande de nouveaux détails sur le suicide de M. Blok et ne se décide à lever le siège que lorsque Diane qui le déteste rentre pour le déjeuner et lui jette en guise de bonjour quelque bonne insolence.

Bricoulet parti, Mme Blok prend son courage à deux mains et réprimande sa fille.

« Tu n’as pas été aimable avec le cousin Honoré.

– Ce sale canard (Bricoulet parle du nez).

– Diane, tu es injuste.

– Il vous a sans doute encore dit des douceurs, s’est attendri, vous a demandée en mariage. Ma pauvre mère. Il en veut à nos quatre sous. C’est un avaricieux fieffé. Il tondrait un pou. »

Diane chantonne :

« Bricoucou, Bricoucou

Bricoulet

Tondrait

un poupou, un poupou

Bricoulet

Tondrait

un pou. »

Puis elle reprend : « Méfiez-vous du Bricoulet.

– Diane la colère t’égare.

– Ce n’est pas vous qui l’intéressez, mais vos malheurs. Il n’aime que la tristesse. Il a de drôles de goûts votre cher Honoré. On m’a dit qu’il adorait le mou de veau. Il fait le même repas que son chat. »

Diane ne s’arrêterait plus. Bricoulet l’inspire. Mme Blok est obligée de mettre un frein. Le plus triste est que le cousin s’est rendu compte de cette hostilité. Déjà ses visites se font plus rares. Et Mme Blok qui voulait lui demander quelques renseignements sur Mme Dumont-Dufour et surtout sur son invisible mari qu’Honoré a connu dès le collège. Elle eût aussi aimé qu’un homme d’expérience lui donnât son avis sur le fils de Mme Dumont-Dufour, Pierre Dumont, un gendre possible, puisqu’il est le meilleur ami de Diane et comme elle, fait de la peinture.

Mais Bricoulet s’est vengé sur la mère de l’inimitié de la fille et jusqu’à cet après-midi Mme Blok n’a rien su de Mme Dumont-Dufour avec laquelle, pourtant, elle a passé l’été dernier à la mer. Août, il est vrai, n’est pas le mois des confidences et il a fallu ce jour d’automne, dans un salon d’Auteuil tout gris et sans souvenir de robe blanche, pour que ces dames selon les propres termes de Mme Dumont-Dufour, se découvrissent soeurs de misère.

Or, parce que Mme Blok a l’imprudence d’avouer qu’elle s’ennuie quasi uniformément du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, sans autre distraction que le concert Colonne, une fois par semaine en matinée le samedi après-midi, Mme Dumont-Dufour accumule des promesses de potins qui font monter des larmes aux yeux de sa soeur de misère, comme le fumet d’un bon plat, l’eau, à la bouche du gourmand.

Habile à juger d’un coup d’oeil son public, après avoir découvert cet appétit elle a décidé d’attendre pour servir son régal. D’abord, quelques vérités premières en hors-d’œuvre. Mme Blok commence à se mordre les lèvres tandis que Mme Dumont-Dufour s’élève au-dessus des gens, des faits et des choses.

Rien ne saurait s’opposer à son ascension.

Le mot pitié tombe au milieu d’une phrase. Et c’est une petite dissertation.

La pitié par-ci, la pitié par-là, oui la pitié chère amie, la pitié… et Mme Dumont-Dufour d’affirmer que pas une minute elle n’en a oublié la pratique. Au reste comment vivre si on l’ignore. La perfection n’est pas de ce monde. L’humanité ne vaut pas cher. On ne sait d’ailleurs ni à qui à quoi s’en prendre. Tant de facteurs interviennent : la malchance, l’hérédité, les mauvais penchants. Pauvre Mme Dumont- Dufour, en dépit d’un esprit méthodique, d’une intelligence raisonnable et d’un coeur sage, rien ne lui a réussi. Ainsi Pierre, son fils, dont la nourrice était alcoolique (voilà pour la malchance) a un caractère emporté. D’ailleurs il a de qui tenir, son père (voilà pour l’hérédité) s’est toujours montré d’une telle violence. Mais tout cela ne serait rien si ledit Pierre n’avait le goût bizarre et une curiosité (voilà pour les mauvais penchants) dont sa mère à bon droit s’affole, car, si l’on peut se réjouir de l’affection qu’il porte à cette chère Diane, comment ne pas redouter les pires catastrophes de l’amitié qu’il a pour des métèques venus on ne sait d’où. Des métèques, oui. La France, Paris et, ce qui est plus grave, Pierre Dumont se trouvent entre leurs mains. La jeunesse perd la tête. Que Mme Blok veille sur Diane, Mme Dumont-Dufour est bien forcée de laisser aller Pierre là où il veut, mais elle en souffre assez la pauvre femme. Tant de nuits blanches et de jours noirs. La chair est faible. Les jouvenceaux du XXe siècle cèdent à toutes les tentations de la moderne Babylone et chaque année en fabriquent de nouvelles. Du temps de Mme Blok et de Mme Dumont-Dufour les garçons étaient amoureux des femmes du Maxim’s, des poules, comme disait M. Dumont. Les jeunes filles rêvaient des Tziganes, de leurs brandebourgs, de leurs belles moustaches. Aujourd’hui les femmes du Maxim’s sont remplacées par on ne sait quelles aventurières, des prostituées de tous les pays et de tous les sexes. Il n’y a plus de Tziganes, mais des nègres qui jouent du saxophone. On a inventé des vices, des boissons, des stupéfiants, comment tout cela finira-t-il ? Mme Dumont-Dufour a bien raison de dire qu’il faut de la pitié. Elle le sait, elle ne sait que cela. Mon Dieu, la douloureuse expérience de l’existence…

Tant pis pour Mme Blok qui crève d’impatience près du piano dans un fauteuil de tapisserie genre Aubusson, aujourd’hui, Mme Dumont- Dufour a l’âme d’un président de cour d’assises ou d’un avocat. Jamais elle ne s’est sentie d’une telle éloquence. Et elle s’en donne, ne néglige aucune ressource de l’art du bien parler, dont son père lui-même ne craignait pas d’user pour ses rapports domestiques. Sa voix glisse sur le malheur avec la majesté d’un cygne noir. Va-t-elle mourir au milieu des meubles, témoins de toute sa souffrance, devant une visiteuse qui ne sait pas la suivre dans son vol ? Déjà elle dit sa propre oraison funèbre, alourdit les syllabes, les prolonge, les reprend, les caresse de la langue comme si elles portaient la promesse d’un sommeil à jamais libérateur. Une minute elle songe en faire des armes pour la défendre contre l’insolence de Pierre, et la méchanceté universelle. Mais, dans son désespoir, elle accepte la mort, l’appelle et déjà ce sont des fleurs qu’elle unit en couronnes, et les couronnes à leur tour deviennent des étoffes, des voiles dont elle se drape, statue du malheur conjugal devant Mme Blok qui ronge son mors, voudrait se lever, lui demander si elle va longtemps encore se moquer d’elle. Un peu plus et la paisible Mme Blok songerait à un ultimatum. Dites-moi de suite pourquoi vous ne pouvez obtenir le divorce, sinon…

Pas moyen, hélas ! de placer un mot, on lui dit qu’il ne faut pas être sévère. Si cette découverte doit servir de conclusion à l’exposé des théories métaphysiques et morales, le récit tant attendu va peut-être enfin commencer.

Mme Blok est pour une conclusion. N’importe laquelle. Donc joyeuse :

« Il ne faut pas être sévère.

— D’accord, mais il y a des limites, reprend l’infatigable Mme Dumont-Dufour. Ainsi M. Dumont ne s’est-il pas livré à des excès tels que pour désavouer un être dont du reste sa femme ne s’est jamais sentie, même au temps de la lune de miel, tout à fait solidaire, au nom que la loi l’oblige de porter, elle a joint (comme pour le diminuer d’autant) celui, combien plus honorable, de feu son père, le président Dufour.

C’est ainsi que Mme Edgar Dumont, elle est devenue Mme Dumont-Dufour.

À vrai dire les deux patronymes quasi jumeaux, à chaque bout du trait d’union, ne sont pas sans la consoler un peu, mais, parce qu’elle n’aime pas les succès faciles, elle ne veut pas laisser voir qu’elle est fière de s’appeler Dumont-Dufour à Mme Blok qu’elle croit Juive.

Elle ne peut tout de même pas s’empêcher de constater à haute voix que le nom double, en dépit de son apparente simplicité, donne notion de ce que serait une noblesse de la troisième République, si on se souciait encore d’honorer les mérites des Français de la classe moyenne, une classe, chère amie, qui n’a jamais cessé de donner au pays ses serviteurs d’élite.

Mme Dumont-Dufour, par exemple, est la fille d’un magistrat et, son mari, tout indigne qu’il se soit montré, n’en est pas moins colonel.

Ici un temps.

Le cousin Bricoulet n’a jamais dit à Mme Blok que M. Dumont fût colonel. Mais puisque colonel il y a, tout s’explique. Mme Blok emplit le salon d’Auteuil d’un « Ah ! « jumeau de celui que ne put manquer de lancer Christophe Colomb lorsqu’il eut découvert l’Amérique, ou la manière de faire tenir debout un œuf à la coque.

Mais déjà Mme Dumont-Dufour sape ce triomphe :

« N’allez pas croire que c’est parce que M. Dumont est colonel que je ne puis divorcer et que je me trouve condamnée à une carte sans prénom ! »

Elle épelle devant un bristol imaginaire

« Mme DUMONT-DUFOUR »

et constate : « Quoi de plus triste qu’une carte sans prénom. »

« Et la mer sans poissons », a envie de répondre Mme Blok, qui, décidément, ne sait plus s’empêcher de penser que Mme Dumont- Dufour est une poseuse.

Néanmoins elle essaie encore de la résignation, et hoche la tête de haut en bas, puis de gauche à droite. Cependant, l’autre qui ne lui épargne aucun détail d’ajouter : « Je n’ai pas encore quarante-quatre ans et plus personne ne m’appelle Louisa, Louisa ainsi m’avait baptisée ma marraine, ma marraine, qui… »

Après la pitié, après la douloureuse expérience de l’existence, la marraine.

Non, Mme Blok ne va pas se laisser faire.

« Votre marraine a eu raison de vous appeler Louisa, vous n’avez pas à vous plaindre. Louisa Dufour c’est joli. Quel dommage que vous ne puissiez divorcer, refaire votre vie. »

Comme des petits chiffons rouges sur une mare aux grenouilles, Mme Blok agite des mots : « Divorcer… Refaire sa vie. « Et Mme Dumont-Dufour de répéter avec des points d’orgue à chaque syllabe :

« Re–fai–re–sa–vie. »

Quel air songeur sur un visage d’épouse martyre ! Mais Mme Blok, qui sait que la fille du président Dufour n’est pas une rêveuse, se jure qu’elle ne sera point dupe et ne déguerpira point avant de savoir pourquoi… À vrai dire, elle n’a pas même le temps de formuler cette résolution que déjà on lui demande :

« Et vous chère amie, comment vous appelez- vous ? »

Mme Blok jette son prénom « Herminie », et c’est la série des compliments qui commence :

« Herminie c’est doux.

– Louisa c’est énergique.

– Herminie c’est innocent.

– Louisa c’est spirituel.

– Herminie, un nom de blonde (Mme Blok est filasse).

– Louisa, un nom de brune (Mme Dumont- Dufour est noire comme jais).

– Herminie un vrai nom d’amoureuse.

– Louisa… Louisa… (allons, Mme Blok ne sera point chiche)… Louisa un vrai nom d’impératrice.

– Vraiment, vous pensez que Louisa est bien ?

– Si je le pense. »

Et, sans avoir l’air de rien, Mme Blok de revenir à ses moutons :

« Louisa Dufour, voilà qui sonne. Quel dommage que vous ne puissiez divorcer.

– Oui, grand dommage. Mais vous ne pouvez savoir combien je suis heureuse que vous aimiez Louisa. Mon fils Pierre n’arrête pas de me faire enrager avec mon prénom. Il va même jusqu’à prétendre (les enfants ont perdu tout sens du respect) que Louisa c’est un vrai nom de fille à soldats. L’autre jour il avait le toupet de le dire devant votre cousin Bricoulet. Je le giflerais bien qu’il ait ses vingt ans sonnés, et puis, je vous le demande un peu, mon père m’aurait-il laissé baptiser comme une fille à soldats. »

Les talons de Mme Blok usent le tapis :

« Vous disiez donc, chère amie, que vous ne pouviez divorcer. Pourquoi ? »

La victime des lois des hommes se recueille :

« Parce que le colonel Dumont est… »

Le ton de confidence veut que la voix s’éteigne à la fin de la phrase et Mme Blok n’a pas entendu. Elle hurle : « Comment ? »

Il n’y a plus d’effet à ménager, et l’on clame (cette fois ton de victoire) M. Dumont est fou, fou, fou.

Hier samedi, au concert Colonne, on donnait du Bach, Mme Blok a encore dans les oreilles le défi de Pan et de Phoebus : « fou, fou, fou, sa raison s’égare « et voici que la folie d’un colonel de la troisième République fait les frais d’un chant à deux voix, fou, fou, fou…

Mme Dumont-Dufour qui n’a pas très bon souffle se tait la première.

Mme Blok ne tarde pas à l’imiter et c’est un nouveau silence dont Mme Blok profite pour essayer d’imaginer le colonel :

Un colonel, un officier supérieur, il doit avoir une moustache qui lui barre toute la figure à la mode de 1907.

La moustache du colonel… Mme Blok a beau être vertueuse elle doit bien s’avouer qu’elle a du mal à supporter son veuvage. Diane lui conseille toute la journée de se remarier, mais ne veut pas entendre parler de Bricoulet, pourtant le seul parti possible. Et Mme Blok qui a peur de sa fille reste fidèle à Dimitri Blok. Diane a beau dire, cette abstinence n’est pas si facile. Ainsi, rien que de penser à la moustache du colonel, cette pauvre Herminie est dans tous ses états. Elle a des fourmis au bout de chaque doigt, caresse les bras de son fauteuil et se dit que la moustache du colonel doit piquer quand on embrasse. Mais qui parle d’embrasser. Que penserait Diane si elle savait que sa mère se laisse ainsi aller. Diane sa fille, le devoir. Mais avant Diane, sa fille, le devoir, il y a Dimitri Blok, le mariage, l’amour. Maintenant, puisque Bricoulet compte pour du beurre, maintenant au fond il n’y a plus rien. Ah ! s’il y avait le colonel ! Au temps de leur splendeur, les Blok avaient une villa à La Baule. Un de leurs voisins, revenu de Madagascar avec des galons de commandant et des fièvres qui le ravageaient, d’une voix rude affirmait : « Je suis sec comme un coup de trique. « Sec comme un coup de trique. Mme Blok aime la maigreur, les ventres creux semblables à ceux du Christ, sur les tableaux. Sec comme un coup de trique, ainsi doit être le colonel Dumont. Un coup de trique, la trique. La trique, Mme Blok rougit, car elle n’a pas oublié le sens que donnait à ce mot la commère d’une revue canaille, où M. Blok quelques jours après leur mariage l’avait menée. La trique. Le mot a un sens si précis que Mme Blok devient violette. Heureusement que Mme Dumont-Dufour s’absorbe tout entière dans la contemplation d’une serviette à thé Pour le colonel, si colonel il y a, il ne saurait manquer d’être maigre. Sans doute, est-il allé en Afrique. La chaleur tropicale l’a fait fondre. Tout au moins elle l’a empêché d’engraisser. Et puis il a dû pratiquer divers sports. En tout cas, il monte à cheval. Donc pas de ventre. C’est bien ce qu’elle imaginait. Sec comme un coup de… Quoi, encore ces mauvaises pensées. Le colonel est maigre. Un point c’est tout. Et puis un officier, s’il perd sa jolie tournure, n’hésite jamais à porter corset. M. Dumont est bel homme. Pourquoi diable est-il devenu fou ?...

Mme Blok voit un grand diable en culotte rouge, les cheveux poivre et sel, tout ficelé d’or, qui se promène de long en large et du soir au matin, sous un préau. Les yeux sont verts dans une figure toute cuite. Et la moustache qui n’en finit plus. Quel air martial. Voilà un homme. C’est autre chose que son fils, ce blondin de Pierre dont Diane raffole. Pierre il est vrai, a, lui aussi, des yeux verts, mais ceux du colonel sont plus grands, plus clairs, puisque sa figure est toute cuite. Ses yeux. Un rien les effraie, et ils changent à chaque cauchemar comme un lac au moindre nuage.

Un fou.

Mais, au fait, le colonel est-il si fou que cela, bien fou, vraiment fou ?

« S’il est fou, répond sa femme j’en sais quelque chose. Ne vous ai-je point dit qu’il n’a même pas le droit de divorcer. Il est fou à lier. »

Et de prendre les mains de la visiteuse, de l’appeler : « Herminie, ma pauvre Herminie. »

« Louisa, ma pauvre Louisa », répond l’écho du salon d’Auteuil.

Deux fauteuils se rapprochent. Une tête se cale et pleure sur une épaule, mais voici que de l’épaule amie, une fourrure glisse. Un petit bruit sec. C’est une tasse par terre. Du chine qu’on lui avait fait admirer, avant de lui donner la permission de s’en servir. Mme Blok ne sait comment s’excuser.

« Mais le mal n’est pas grand. Au nom du Ciel, Herminie, ne prenez pas cet air désolé, de quelle importance est une tasse, même de la plus précieuse porcelaine, pour qui vient de trouver une amie… car vous êtes mon amie, n’est-ce pas Herminie.

– Oh ! oui, Louisa ! Je vous comprends si bien. Car moi aussi j’ai souffert. Il est vrai que je n’ai pas eu votre sagesse, votre mesure, et la main sur le renard coupable (à elle maintenant d’être éloquente) : j’ai brisé ma vie. J’ai tenu à épouser M. Blok, j’étais sentimentale, il avait de belles mains. Je ne me suis pas méfiée.

– Vous avez eu tort, mais voyez, la prudence elle-même n’est pas toujours récompensée. Je ne suis ni une excentrique ni une exaltée. N’empêche que mon mari est fou. « Et Mme Dumont-Dufour, comme si le Dieu de vengeance lui-même parlait par sa bouche, martèle : « Fou à lier, je vous l’ai dit, je vous le répète, fou à lier. Ah ! tout colonel qu’il était, la débauche, le jeu, l’alcool, les filles l’ont mis dans un joli état. "

Mme Blok dit à Mme Dumont-Dufour que grâce à certains récits de Bricoulet (qui a un ami directeur dans un asile dans la Seine-Inférieure) elle n’ignore pas les étranges ressources de la folie. D’un psychiatre, Bricoulet a recueilli tant d’histoires, que dans les dîners, il commence dès le potage et jusqu’à l’heure du départ continue, sans arrêter, des récits dont le folklore des asiles fait tous les frais. Les maîtresses de maison n’ont point à se fatiguer dans la direction des propos de table ou de salon. Honoré tient le crachoir, constate Mme Blok, il tient le crachoir et avec une telle maestria et une telle égalité que les convives, au gré de leurs natures, en ont pour des heures à rire, s’émouvoir ou s’effrayer.

« Mais les démences dont parle M. Bricoulet ne peuvent pas venir à la cheville de celle du colonel.

– Pas à la cheville ? Pourtant Bricoulet

en sait des histoires de fou, en sait de bien bonnes.

– … Mais qui ne vaudraient pas celles du colonel, car, figurez-vous, ma chère, depuis quatre ans le colonel, tous les matins, écrit la même lettre, oh ! pas à moi, bien sûr… "

Et Mme Dumont-Dufour, qui eût aussi bien pu être sphinx que juriste, pose une énigme à Mme Blok :

« Devinez à qui, depuis quatre ans, M. Edgar Dumont, colonel et fou, chaque jour, écrit une lettre qui reproduit exactement et à la même place les mots et aussi tous les détails et moindres signes de ponctuation, virgules, points sur les i, accents ? Devinez. Je vous le donne en dix, je vous le donne en cent, je vous le donne en dix mille. Devinez. »

Mme Blok, qui ne veut pas être au-dessous de la vérité s’excuse :

« Je n’ai pas d’imagination. »

Alors Mme Dumont-Dufour n’attend plus pour proclamer :

« Tous les matins le colonel Dumont écrit à Mme de Pompadour.

– Mme de Pompadour !

– Elle-même.

– La maîtresse de Louis XV ! Comme c’est curieux.

– Plus que curieux, extraordinaire, et, ce qui l’est davantage encore, c’est que les lettres se ressemblent et peuvent se superposer comme les épreuves d’un même cliché. Photographie du subconscient m’a dit le médecin. »

Mme Blok n’en revient pas.

Mme Dumont-Dufour de reprendre : « Photographie du subconscient. Je n’en suis pas plus fière. Photographie du subconscient, voilà qui nous fait une belle jambe. Ils me font rire avec leurs mots savants. N’empêche que mon pauvre Pierrot est bel et bien le fils et moi la femme d’un fou. »

Elle pleure : « Un fou.

– Un fou, répond l’écho.

– Pensez donc, encore deux mois et le colonel aura écrit quinze cents lettres à Mme de Pompadour. Il y a eu à son sujet une communication à l’académie de médecine. Mais la communication à l’académie c’est encore de la monnaie de singe. »

Puis, faisant les honneurs de cette folie, comme tout à l’heure de son appartement : « Voulez-vous voir l’une de ces lettres ? Vous pensez, on ne les garde pas toutes à l’asile. Si le colonel vit encore vingt ans, il faudrait ajouter une aile pour le dépôt de ses élucubrations. Le docteur m’en a confié plusieurs. Je les ai là dans mon secrétaire. Je vais vous les chercher… »

Mme Dumont-Dufour est revenue avec deux de ces lettres : « Regardez, comparez, vous voyez que la virgule de la troisième ligne correspond bien avec la virgule de la troisième ligne sur l’autre feuille. Regardez, comparez. »

Derrière son face-à-main, Mme Blok regarde, compare et lit :

« À Madame de Pompadour

« en dépit du temps et de l’espace.

« Madame,

« Je vous salue.

« N’allez pas croire que vous envoie un simple petit bonjour de cette maison, un corps aux yeux crevés dont, pourtant, il faut que je sois l’âme.

« Je suis prisonnier à Ratapoilopolis, Madame.

« La persécution commença dès Saint-Cyr, où mes camarades me baptisèrent Ratapoil. Elle se continue aujourd’hui et, colonel et inventeur, je suis condamné à pourrir dans une grande bâtisse, je vous le répète, marquise, un corps aux yeux crevés dont pourtant il faut que je sois l’âme.

« Madame la marquise de Pompadour, si un colonel de la troisième République s’adresse à vous, soyez bien persuadée qu’il n’ignore point à quels fâcheux commentaires va prêter cette correspondance. Le colonel Dumont écrit à la Pompadour. Je vois d’ici la tête des francs-maçons, de ma femme, du ministre, des amiraux et de tous les officiers de toute la marine française. Les uns et les autres vont, à leur habitude, arguer de ma folie, comme ils n’ont arrêté de le faire, depuis le jour où, en Algérie, j’ai trouvé le moyen de supprimer les vaisseaux de guerre en attachant aux roues de canons des feuilles de palmier qui faisaient nageoire. Ainsi chaque pièce d’artillerie pouvait facilement, sans frais, devenir poisson mitrailleur.

« Le poisson mitrailleur. Parce que mon invention déplaisait au ministre, aux amiraux, aux officiers qu’elle rendait désormais inutiles, après avoir fait alliance avec ma femme, ils m’ont enfermé à Ratapoilopolis avec les fous. Et là, parmi les monstres de l’esprit et du coeur, je demeure le seul à posséder ma raison, mon génie d’inventeur.

« Un vieux dur à cuire, comme moi, ne sait pas, Madame, composer des bluettes. Je n’irai donc point par quatre chemins. Si j’implore votre bon coeur, c’est que, à parler franc, vous n’êtes pas ce qu’on appelle une femme de devoir. Bravo. J’en ai assez des femmes de devoir. La colonelle Dumont qui en est une m’apparaît de près et de loin comme une simple emmerdeuse.

« Une emmerdeuse. Excusez le mot, marquise. Il est rude, j’en conviens, mais lui seul donne idée du caractère et de la nature de la personne en question, car, si je ne suis pas encore fou, il faut bien dire que la fille du président Dufour, mon épouse, n’a jamais manqué de faire tout ce qu’il fallait pour que je le devinsse. Dans le plus innocent plaisir, elle découvrait un crime : « Pourquoi cet Amer-Picon, avant le dîner ? Si tu continues je cacherai cette bouteille comme j’ai déjà caché la bouteille de fine. On t’a vu sortir d’une maison à gros numéro. Tu n’as pas honte ! Un colonel de la troisième République. Noblesse oblige ! « Et elle n’arrêtait pas de la journée.

« Mme Dumont – qui, entre parenthèses, se fait appeler Mme Dumont-Dufour comme si elle avait honte de porter le nom d’un des plus grands inventeurs du XX e siècle –, Mme Dumont n’est d’ailleurs point la seule à qui je suis bien forcé d’en vouloir. Je n’ai pas moins de griefs contre la République.

« Tant pis si cette lettre tombe entre les mains de ma femme, du ministre, des amiraux ou des francs-maçons. J’affirme que la République, avec son corps de pierre, ses seins d’acier et son tablier de bonne à tout faire, est un monstre, un monstre qui va pieds nus dans les terres labourées.

« Et certes, Madame, elle ne saurait porter ces jolis souliers dont les talons firent la gloire du règne de votre Roi, ces souliers à talons Louis XV avec lesquels une femme de devoir, du genre de Mme Dumont-Dufour, n’a jamais pu marcher.

« Je vous implore, Madame, vous et vos talons, de Ratapoilopolis.

« Serviteur, Madame.

« Colonel Dumont »

Mme Dumont-Dufour interroge : « Qu’est-ce que vous en dites ? »

D’un geste de la main, Mme Blok fait comprendre que si elle ne dit rien, elle n’en pense pas moins.

Alors Mme Dumont-Dufour de prendre enfin le ton de l’indulgence :

« Pauvre colonel, il est à plaindre au fond. Que son fils profite de la leçon. Oui, chaque fois que Pierre rentre tard dans la nuit ou un peu éméché, je lui donne son père en exemple… à ne pas suivre. Il a vu où mènent la boisson, la débauche. Mais les enfants sont étranges dans notre siècle, Mme Blok. Pierre n’a pu s’entendre avec son père tant qu’il a vécu à la maison, eh bien ! croiriez-vous que maintenant il prend sa défense, en chaque occasion. Parfois, si bizarre est son jugement sur les êtres et les choses que j’en viens à me demander s’il n’est pas destiné lui aussi à finir à Ratapoilopolis.

« Ratapoilopolis. Quel nom. Il faut bien être fou pour l’avoir trouvé, surtout le colonel qui n’a pas d’imagination à l’état sain. Polis, ça veut dire ville en grec. Ratapoilopolis, ville des Ratapoils. À Saint-Cyr on appelait M. Dumont Ratapoil parce qu’il était tout velu. "

Mme Blok pense aux poils du colonel. Des poils sur le torse, les bras, les jambes, partout. Elle ferme les yeux. M. Blok avait la peau blanche, imberbe. Les doigts de Mme Blok où ressuscitent des fourmis se rappellent qu’ils aimaient à caresser cet épiderme parfait.

Tout de même une peau sans poil est lassante. Les poils du colonel. Des poils drus sur une poitrine large, des poils qui font une prairie rugueuse, puis se divisent en allées jusqu’aux hanches étroites. Mme Blok ferme les yeux. Qu’elle a de peine à supporter son veuvage. Heureusement que Bricoulet n’est pas un matamore, l’automne de cette pauvre Herminie est si chaud qu’elle finirait par céder. Pourquoi se rappelle-t-elle à l’instant que Dimitri, qui n’était pas timide au lit, l’appelait « ma chère petite putain « ? Mme Blok n’est pas une vierge folle. Et pourtant dans quel état se met-elle, rien que de penser à un homme, au colonel. Sa main, cette petite main grasse et gantée, bien à plat sur le bras du fauteuil, elle l’imagine fourrageant la toison pectorale du colonel. Blok, lui, se parfumait. Pour le colonel, il doit sentir bien meilleur que l’œillet ou la fougère de Saint-Germain. Des narines ouvertes à deux battants découvrent l’odeur de l’Afrique du lion, de la bête fauve, de l’homme, quoi.

Mme Blok ne manque plus d’audace :

« Il doit être devenu bien maigre là-bas à Ratapoilopolis.

– Oui, et déjà il était si sec, sec…

– …Comme un coup de trique, achève d’un souffle Mme Blok.

– C’est bien cela, sec comme un coup de trique et brutal.

– Moi j’avais un mari si doux qu’il en devenait vicieux. Du colonel, au moins, vous devez garder le souvenir d’un mâle.

– Un mâle… Suis-je donc une femelle pour que le souvenir d’un mâle me soit aussi agréable que vous semblez le supposer ? Ces choses-là ne m’ont jamais intéressée, madame. »

Et, pour faire honte à Mme Blok, d’expliquer sa vertu.

« L’amour, Mme Blok, l’amour physique, c’est-à-dire la sorte d’amour dont sont seuls capables des hommes du genre de mon mari et les femmes qu’intéressent les hommes de ce genre, l’amour, Mme Blok est une chose assez dégoûtante. D’abord ça tache les draps si on ne fait pas attention, et puis ça sent mauvais.

– Ça sent mauvais, comment pouvez-vous dire ? Je ne connais rien à la peinture, encore moins à la littérature, madame, mais j’aime la musique et je raffole des parfums ! Eh bien, si vous aviez le nez creux, vous sauriez que toutes les odeurs, au fond, à les respirer d’un peu près et avec attention sentent… oui, parfaitement.

– Le colonel, lui, sentait tout juste le bouc. Les poils de ses jambes me piquaient. Aussi après la naissance de notre fils avons-nous fait chambre à part. D’ailleurs, et même pendant notre voyage de noces, le colonel n’a jamais cessé de courir le guilledou. Je n’étais pas affamée au point de me contenter du reste des filles, des gueuses.

– Oh ! moi, je pardonnais à M. Blok, tous les soirs, et même dans les premiers temps de notre mariage, s’il lui prenait fantaisie (Mme Blok est gênée), oui, s’il lui prenait fantaisie, l’après-midi.

– L’après-midi. Vous étiez une faible femme, Herminie.

– J’avais besoin d’amour, Louisa.

– Et vous appelez amour les exigences d’un homme en rut. Tous ces sales gestes. Je me trouve honteuse, rien que d’y penser. Je ne suis pourtant pas bégueule. Des caresses vous troublaient à ce point Herminie ?

– J’avais chaud contre la poitrine de Dimitri, c’était son petit nom, et il suffisait même qu’il mît ses bras autour de ma taille pour que je fusse heureuse.

– Dites que vous aviez M. Blok dans la peau.

– Je le dirai si vous voulez.

– Ainsi vous avez eu un homme dans la peau. Vous avez aimé. Pauvre amie. Moi jamais. De là vient ma force.

– Je vous admire, Louisa, je vous envie.

– Mon père le président Dufour avait fait de moi une femme de devoir, et femme de devoir je suis demeurée.

– Moi, quand j’avais dix ans déjà je me demandais ce que pouvait être l’amour. Je restais des heures entières, assise dans un coin, sans bouger. Mes parents vantaient ma sagesse, et moi j’avais un peu honte de leurs compliments.

– Vous aviez honte, et, certes, il y avait de quoi. Je vous aurais douchée si j’avais été votre mère.

– Elle ne savait pas à quoi je pensais.

– C’est juste ! »

Mme Blok se laisse aller à ses regrets :

« Maintenant je suis une vieille femme, je suis veuve. J’ai une grande fille. Mon cousin Bricoulet m’épouserait bien, mais Diane le déteste. Alors, je demeure condamnée à la solitude depuis le jour où M. Blok m’a quittée. Je l’aimais et pourtant c’est de sa propre volonté qu’il m’a laissée. Il s’est suicidé.

– Diable, diable. Sans doute avait-il fait de mauvaises affaires ?

– Non.

– Peut-être avait-il un enfant naturel ?

– Pas que je sache.

– N’aurait-il point par hasard attrapé quelque inavouable maladie ? On ne peut tout de même pas se tuer sans raison, chère amie.

– M. Blok pourtant n’avait pas fait de mauvaises affaires, n’avait pas eu d’enfant naturel, ni attrapé d’inavouable maladie.

– Alors ?

– N’empêche qu’il s’est tué.

– S’il s’est tué, il faut expliquer pourquoi ? »

Mme Dumont-Dufour a pris le ton de menace. Sans doute croit-elle qu’on lui cache la vérité. Mme Dumont-Dufour est un esprit clair. Dût-elle être martyrisée, elle répéterait jusqu’à la consommation des siècles que, si M. Blok s’est tué, il y a une raison, et pas une raison en l’air. Sinon, il n’est pas mort.

Et voici que déjà Mme Dumont-Dufour met en doute la mort de M. Blok. Sa veuve proteste, mais telles sont les objections de la causaliste que, si la porte s’ouvrait pour laisser entrer Dimitri, soudain rendu au monde des vivants, Herminie ne s’étonnerait guère.

« Vous dites que M. Blok n’est pas mort, qu’il ne s’est pas tué, Louisa ?

– S’il est mort, s’il s’est tué, donnez-moi des raisons.

– Des raisons, des raisons ? « Mme Blok n’en manque pas, mais ce sont des raisons dont Mme Dumont-Dufour ne saurait pas se contenter. Aussi, elle est désolée de n’en point trouver d’autres.

« Dites toujours.

– Eh bien ! voilà. Primo, commence Mme Blok aussi intimidée que si elle passait son baccalauréat et aussi peu sûre d’elle-même que si elle avait par exemple à énumérer les affluents de la rive droite du Mississippi, primo, on se suicide beaucoup dans la famille Blok. J’avais été prévenue avant mon mariage, et ma grand-mère de la rue de Grenelle-Saint- Germain, qui avait épousé un homme roux et avait eu la moitié de ses enfants de la couleur de son mari, m’avait dit : « Tu sais, petite, le suicide c’est comme les cheveux poil-de-carotte. Pure affaire de chance. Les uns y échappent. Les autres pas. »

– L’hérédité israélite sans doute… insinue Mme Dumont-Dufour.

– Mais, chère amie, M. Blok n’était pas juif. Il était Russe.

– Juif ou Russe, je ne sais lequel vaut mieux. Au nom du Ciel, Herminie, comment avez-vous pu vous laisser aller jusqu’à commettre une telle imprudence. Épouser un Russe !

– Dimitri s’était fait naturaliser

– Le sang qui coulait dans ses veines en a-t-il changé du coup ?

– Évidemment non.

– Alors vous avez été victime du charme slave, Herminie.

– Je l’avoue, Louisa.

– Vous vous en repentez ? »

Mme Dumont-Dufour droite dans son fauteuil a grand air. Elle ressemble à la reine d’Angleterre, impératrice des Indes dont les omoplates n’ont jamais eu la faiblesse de toucher le dos d’un siège. Mme Dumont-Dufour a grand air. Ses traits se pétrifient. Elle incarne la justice. On dirait d’un grand inquisiteur au superlatif. Va-t-elle brûler Mme Blok dans sa salamandre, si Mme Blok, sur-le-champ, ne confesse qu’elle a bel et bien été victime du charme slave et n’abjure ? Mme Blok a peur. Mme Dumont-Dufour insiste :

« Vous défendez-vous ?

– Il y a une fatalité.

– La fatalité c’est un mot.

– Pourtant vous, qui aviez mis toutes les chances de votre côté, n’avez pas fait un mariage d’amour, mais avez épousé M. Dumont sans être victime d’aucun charme, vous n’avez pas été heureuse.

– Oui, mais j’ai ma conscience pour moi.

– Et moi quelques beaux souvenirs. Le soir de mes fiançailles, le jour de mon mariage, ma nuit de noces. »

Un soir de fiançailles, un jour de mariage, une nuit de noces ! En vérité il n’y a pas de discussion possible avec Mme Blok. Une nuit de noces ! Mme Dumont-Dufour éclate. Elle rit jaune, elle rit rouge, elle rit avec la gorge, le nez, la bouche, les yeux. Elle rit de toutes ses rides, les présentes et les futures, de tout son corps dont les os se disloquent sous du crêpe marocain noir. Mme Dumont-Dufour rit et ne fait pas semblant. Une nuit de noces ! Mme Blok ce n’est pas possible, vous vous moquez, une nuit de noces. Parlons-en des nuits de noces, Mme Dumont-Dufour n’a pas oublié la sienne :

M. Dumont, qui était alors capitaine, sans même prendre le temps de quitter ses bottes (il avait tenu à se marier en officier) la mordit à l’épaule, ne l’embrassa point, non la mordit à droite et près de la clavicule, et cela tandis que la jeune épousée se dévêtait dans le cabinet de toilette conjugal. M. Dumont avait des lèvres comme du papier de verre, une moustache en crin et l’air féroce. Alors, Mme Dumont, qui en une minute, avait décidé qu’elle serait malheureuse et femme de devoir, ferma les yeux et se laissa traîner jusqu’au lit où elle permit au capitaine qui n’avait toujours pas quitté ses bottes de devenir son mari. Le tout eut lieu sur le couvre-pieds que de ses propres mains elle avait brodé au temps des fiançailles, car M. Dumont aussi brutal que peu soigneux n’avait même pas ouvert les draps. Et la victime de subir ce rut sans se demander si de la douleur précise qui en naissait ne pourrait pas quelque jour venir de la joie. Repu, le capitaine abandonna le corps qu’il avait meurtri afin d’aller quitter ses bottes, sa culotte et sa chemise, et lorsque la jeune mariée enfin rouvrit les yeux, ce fut pour saisir, sur un grand corps habillé de ses seuls poils, des détails rouges qui bientôt s’exagérèrent au point qu’un diable nu dont s’effrayait la nouvelle mariée lui donna soudain idée d’une cafetière géante d’os et de peau.

Telle fut la nuit de noces de la femme du capitaine Dumont. Mais si Mme Blok a connu des extases que sa pauvre amie s’avoue bien incapable d’imaginer, pourquoi mon Dieu, pourquoi Mme Blok alors se plaint-elle.

« Je ne me plains pas.

– Je prends acte de cette déclaration. »

Voilà le jugement prononcé. Mme Blok sera condamnée à ne pas être plainte. Mais puisqu’elle prétend que M. Blok s’est suicidé, qu’elle donne des raisons qui fassent cette mort vraisemblable.

Il est répondu que si, primo, on se suicide beaucoup, dans la famille Blok, Mme Blok pense que, secundo, son époux curieux des sensations rares ne s’est peut-être tué que pour connaître l’impression de la mort.

« Dame, note judicieusement Mme Dumont-Dufour, c’était un Russe.

– Mon Dieu, oui, et un mystique aussi ! Par exemple il tenait de tels propos lorsqu’il avait bu. »

Il devenait tout drôle, serrait Herminie bien fort dans ses bras, et d’une voix rauque :

« Femme, mon bonheur terrestre ne me suffit pas. Toi, la petite, vous êtes des accidents et Dimitri Ossipovitch ne saurait borner sa destinée. »

Mme Blok essayait bien de lui faire entendre raison.

Des accidents Dimitri ! Tu ne te rends pas compte.

Mais lui, toujours à son obsession : « Les bateliers de la Volga ont des mains qui saignent, les cordages s’impriment par la douleur dans leurs doigts. La faim a sculpté leurs visages. Ils ont froid, ils ont chaud, mais qu’importe. Leurs chansons répétées comme le ciel, plus tristes que le fleuve, sont aussi douces à leurs cœurs que l’air natal aux poumons de l’homme ! Quand reverrai-je mon pays, quand pourrai-je à nouveau entendre les bateliers de la Volga, Herminie…

– Si tu aimes le chant, nous irons demain à l’Opéra-Comique. On donne Le Roi d’Ys.

– Il ne s’agit pas du Roi d’Ys, pauvre femme, il ne s’agit même pas de chanson, mais de ce souffle qui traverse nos steppes, suit nos fleuves, et se retrouve n’importe où en Europe, dès que les proscrits ou les évadés de Sibérie se rappellent leur pays, la sainte Russie.

– La sainte Russie… Je comprends Dimitri, mais, ici, en France, tu as ta femme, la petite Diane qui grandit, se mariera un jour, aura des enfants.

– Qu’importe. Les bateliers de la Volga, Herminie, et leur triste sort, dont la monotonie finit par devenir un bonheur… »

Et après un rêve silencieux de quelques minutes, à nouveau, il s’obstinait : « Ma femme, ma fille, des accidents. Diane se mariera, aura des enfants. Tant mieux pour elle, moi je mourrai pour la Russie et je n’aurai pas besoin de vos orgues, de vos couronnes, ni des sales paroles de pitié. Je défends qu’on prie sur ma dépouille, qu’on pare mon cadavre, qu’on lui creuse une tombe. Ce n’est pas à la terre d’Europe que je veux faire don de mon corps, mais aux fleuves de mon pays, à la Volga. Que j’y devienne poisson, et qu’un jour quelque pêcheur me pardonne, me ramène jusque dans sa cabane pour le miracle d’une résurrection sur les rives de la Russie, de la sainte Russie dont mon père fut chassé. Car je suis fils de proscrit, et l’orthodoxie… »

Alors commençaient des histoires de tsar et d’orthodoxie auxquelles Mme Blok avoue qu’elle ne comprenait goutte, et, invariablement, Blok concluait :

« Déjà mon père, mon grand-père se sont tués pour échapper au plus triste sort. Je vois leurs âmes qui flottent alentour. Bonjour mon père Ossip Alexandrovitch, bonjour mon aïeul Alexandre Fédorovitch, bientôt Dimitri Ossipovitch vous rejoindra. Ici j’ai ma femme Herminie, ma fille Diane. Qu’importe ? D’ailleurs, Herminie, tu n’es qu’une Européenne.

– Et toi, qu’es-tu donc ?

– Un Russe, Herminie. Un Russe qui méprise l’à-peu-près où ses forces s’épuisent. J’ai pitié de toi, de la petite Diane, qui un jour, se mariera, aura des enfants. J’ai pitié, mais la pitié n’enchaînera ni mon esprit ni mon coeur. Encore un verre de vodka.

– Dimitri, tu bois trop.

– Et si je vous tuais avec moi, toi et la petite Diane ?

– Dimitri, au nom du Ciel !

– C’est bon, je vous laisserai vivre. "

Là-dessus le plus souvent il s’endormait.

Mme Dumont-Dufour se récrie : « Supporter de telles scènes, entendre de telles injures ! « Mais ce Blok traitait sa femme comme la dernière des dernières. Herminie était une Européenne. Mais lui, qui est-il sinon un sauvage, un Russe. Le Russe c’est un autre genre que le juif, mais en vérité, Mme Dumont- Dufour serait bien en peine de dire lequel est le meilleur des deux. Les Russes, les juifs et cette invention d’après-guerre, les Américains, voilà qui ne vaut pas lourd. Le meilleur ami de Pierre est un Américain. Mme Dumont- Dufour a déjà parlé à Mme Blok de cet Arthur Bruggle, venu en Europe comme laveur de vaisselle. Bien entendu Pierre qui a le goût du bizarre s’émerveille du voyage de Bruggle autant que de la folie de son père. À noter que cet Arthur Bruggle est un adolescent aux mains longues qui marche en dansant comme une panthère et a des yeux d’animal. Un phénomène quoi. Et d’abord avec un nom comme le sien, il devrait avoir des joues rouges et beaucoup d’optimisme, auquel cas, d’ailleurs, Pierre qui se vante d’aimer les plus extraordinaires des créatures n’en eût pas fait son ami. Mais laissons là Bruggle, les Américains, les juifs et revenons à nos Russes et à M. Blok envers qui sa femme s’est montrée vraiment trop indulgente. Pourquoi lui permettait-elle de la traiter aussi mal ? C’est à ne pas croire. Mais qu’espérait-elle donc d’un tel homme.

« Rien, Louisa. »

Rien, car l’amour seul liait à celui du Slave le destin d’Herminie.

C’est juste. L’amour. Péché avoué, péché à moitié pardonné, et puis aussi à tout péché miséricorde. Puisque Mme Blok s’est confessée, qu’elle ne soit pas accablée, mais qu’elle continue son récit. Donc ce suicide… ?

Ce suicide, celle qu’il rendit veuve se le rappelle dans tous ses détails, oui, dans tous ses détails, comme s’il datait d’hier.

Mme Dumont-Dufour se cale dans sa bergère, et prononce un « alors « qui veut dire exactement : « Allons-y. »

Et on y va.

Déjà la victime a commencé. Début de juillet 1914. Un samedi soir. Les Blok vont quitter Paris et le tailleur de monsieur a livré dans la journée un costume à grands carreaux. Du salon de Mme Dumont-Dufour et après plus de onze ans, sa pauvre femme voit encore ce tableau. Dimitri en manches de chemise et culottes courtes, qui pour divertir la petite Diane s’amuse à faire des galipettes, car il est fort agile, en dépit de ses quarante ans bien sonnés, et vous exécute un petit saut périlleux sans le moindre effort. Le soir de sa mort, il est vrai, il dut se contenter de quelques entrechats, car les Blok avaient du monde à dîner et madame, à sept heures et un quart, interrompit les débats de son époux pour qu’il allât revêtir son smoking.

Toujours de parfaite humeur, plaisantant même, car il était vraiment à la bonne franquette, il sonne la femme de chambre, la prie de préparer sa chemise, etc., et tandis qu’il s’apprête à passer ladite chemise, Madame, d’une pièce voisine où elle troque ses jupe et blouse d’après-midi contre une robe de dîner toute neuve, une petite merveille en satin crème et rose, Madame interroge Monsieur : « Dimitri as-tu sorti les liqueurs ?

– J’avais oublié ma bonne. J’y vais tout de suite. »

Et de gagner son bureau où se trouvent les alcools.

Huit heures. Mme Blok au milieu de ses invités resplendit, tout satin crème et rose.

Huit heures et un quart, que Dimitri est long à s’habiller.

Huit heures et demie : les invités se regardent, la conversation languit. Une main froisse des satins crème et rose.

Neuf heures moins un quart. Le domestique va prévenir Monsieur qu’on l’attend pour servir.

Neuf heures moins dix : le domestique revient bredouille. Monsieur n’est ni dans sa chambre ni dans son cabinet de toilette.

Neuf heures moins cinq : Mme Blok ne peut plus ouvrir la bouche. Elle croit qu’un volcan va faire irruption à l’extrémité de chacun de ses doigts. Elle se trémousse et voudrait casser une pendule qui la nargue, une pendule Empire qu’elle se met à détester et dont voici quelques instants elle était encore si fière.

Neuf heures moins quatre, neuf heures moins trois.

Elle se lève.

Neuf heures moins deux. Elle est droite au milieu de ses invités, d’une telle pâleur dans son satin crème et rose qu’un seul cri emplit le salon. Mais personne ne se lève. Les voyez-vous tous, les invités des Blok cloués dans leur fauteuil. Et il leur faut deux heures pour clamer leur effroi : « Herminie. » Deux heures. Mais non, Mme Blok ne se rend pas bien compte. La pendule marque moins une. Serait-elle devenue folle, ou la pendule ? Ni elle ni la pendule, mais déjà les invités n’ont plus faim. Ils savent qu’un autre régal leur est promis. Quand, tous en chœur, ils ont prononcé le nom de Mme Blok, ce n’était pas pour la supplier de ne pas faire un pas en avant, mais, au contraire, pour l’exhorter. Mme Blok n’a plus son intelligence des jours de semaine, ni même celle des dimanches. Mme Blok commence à se rendre compte qu’une fatalité va la faire soeur des plus terribles dieux. Et toutes ces pensées qui s’entrechoquent, et de toutes ces pensées entrechoquées des étincelles, et des étincelles un incendie. Le cerveau d’Herminie est en feu. Un feu qui éclaire le cercle des invités. Les invités aux visages pâles, aux yeux blêmes, aux lèvres noires, aux têtes de morts. La mort. Mme Blok devine la mort. Et cette pendule qui n’avance plus.

Enfin neuf heures. Il y a juste une heure qu’on eût dû annoncer : « Madame est servie ", et voici Mme Blok qui se rappelle qu’on se suicide beaucoup dans la famille Blok, voici Mme Blok, une vraie pierre au milieu de son satin crème et rose, voici Mme Blok la main droite sur le bouton de la porte qui mène du salon au bureau, voici Mme Blok, statue du malheur, qui attend que les neuf coups aient fini de sonner pour ouvrir et annoncer elle- même : « M. Blok est mort. »

M. Blok est mort…

Et la férocité des invités dont les regards lancent d’inexorables faisceaux de points d’interrogation.

M. Blok est mort. La maîtresse de maison doit expliquer : « M. Blok est mort, il s’est suicidé, il s’est pendu… "

Les invités quittent leurs chaises, se précipitent. Les femmes ont beau mettre leurs bras nus devant leurs yeux, elles sont décidées à ne rien perdre du spectacle. Un pendu. Pensez donc. Et personne n’écoute Herminie qui se lamente : « Pourquoi lui ai-je demandé d’aller chercher des liqueurs ? Il a bu presque tout un flacon de vodka puis s’est tué. « Elle hurle : « Dimitri, Dimitri. « Les domestiques arrivent, se mêlent aux invités. Un chef de chez Rebattet domine la situation de son bonnet blanc.

Un homme propose de dépendre le cadavre. Les femmes battent des mains. Mme Blok, chancelante contre un mur, voit les invités qui s’agitent maintenant autour de Dimitri qu’on a déposé sur un canapé. Quand ils ont bien fait semblant de vouloir le rappeler à la vie, ils s’excusent et s’en vont. Non sans avoir partagé la corde. Dame, ça porte chance, et à l’arrivée du commissaire on ne trouvera plus le moindre bout de ficelle.

Pauvre Mme Blok. Tout de même on lui dit qu’en somme elle a eu de la chance, car si M. Blok n’était pas mort, avec son caractère et le goût immodéré de la vodka, qui sait, avec le vent de destruction et de rage qui souffle à travers le monde depuis plusieurs années, qui sait s’il ne serait pas devenu tout simplement bolchevik.

La paisible Mme Blok, la mère de Diane, se voit-elle avec un mari bolchevik ? Non, non, mieux vaut encore un suicidé, dans une famille, un suicidé ou un fou qu’un communiste. La faucille et le marteau ? Et M. Blok qui sans doute appelerait sa concierge camarade ?

Certes il eût été préférable que son mari choisît pour quitter cette terre un jour où personne ne dînait chez lui. S’il avait été bien élevé, d’ailleurs, il ne se serait pas pendu en manches de chemise et en pantalon court. Oui, cette mort un soir où il avait des invités est pour M. Blok bien plus déshonorante qu’on ne saurait dire. Elle montre tout ce que par la suite eût été capable de faire un tel homme, s’il eût vécu. Elle montre aussi que sa veuve a bien du temps de reste, si elle le plaint.

S’il s’était montré un peu moins tête fêlée, en admettant qu’il eût la ferme intention de se tuer, s’il s’était donné la peine de réfléchir et avait par exemple attendu quelques semaines ; la guerre venant, il eût trouvé la mort qu’il souhaitait, et sa femme, sa fille, au lieu d’en être lésées, eussent au contraire été en droit d’en tirer une légitime vanité, car, n’est-ce pas Herminie ? la guerre a eu au moins l’avantage d’arranger bien des choses dans les familles qui avaient de la chance. Et certes si Mme Dumont-Dufour était née sous une bonne étoile, nul doute que le colonel ne fût tombé à la tête de ses troupes. Alors, il serait devenu un héros. Peut-être y aurait-il à Auteuil une rue du Colonel Dumont. Au lieu de quoi, aujourd’hui dans son cabanon, avec son Ratapoilopolis il est tout juste bon à distraire des médecins et à tourner la tête de son fils.

Pour M. Blok, puisqu’il est mort, vive M. Blok, mais comme ces dames ont juré de tout confesser, Herminie serait-elle assez bonne, étant donné qu’elle a eu un pendu dans sa maison, Herminie serait-elle assez bonne pour dire à sa chère Louisa si ce qu’on dit est vrai.

Herminie a grand-peur. Que dit-on Louisa ?

Louisa sourit. Elle est assez gênée, baisse la voix, ton de la confidence, tourne sa langue dans sa bouche, plutôt quatorze fois que sept et finit par déclarer qu’elle n’ira point par quatre chemins, que si une mandragore n’a point poussé entre les lattes du parquet dans l’appartement de Blok, là où Monsieur s’est suicidé, elle voudrait tout de même être fixée et savoir si ce qu’on affirme des pendus et ce qu’elle-même a lu dans un roman, dont elle ne se rappelle pas le titre, et qu’elle avait acheté dans une gare pour passer le temps en chemin de fer…

Mme Blok n’y est pas du tout.

Où Mme Dumont-Dufour veut-elle en venir ?

Des fauteuils se rapprochent. Chuchotement et question difficile à poser. Mme Blok qui doit y répondre devient pivoine.

« Oh ma chère je n’ai pas été y voir. C’est le domestique qui l’a déshabillé et enseveli ; tout ce que je puis vous dire c’est que la culotte à grands carreaux qui pourtant n’avait jamais été portée s’est tout de suite mangée aux mites et justement à l’entrecuisse.

Ce serait donc vrai ? »

Mme Dumont-Dufour demandera des précisions à son médecin, et elle fera part à son amie des résultats de son enquête.

Grâce à la dernière question de Mme Dumont- Dufour, Mme Blok a le sentiment du devoir accompli. Maintenant elle en a raconté assez long, elle peut se lever, prendre congé…

« Mais ma chère Herminie, vous venez d’arriver, nous n’avons pas encore eu le temps de parler. Ainsi je ne vous ai pas même demandé des nouvelles de cette chère Diane.

– Diane se porte à ravir. Et Pierre ?

– Oh ! Pierre n’est pas sérieux. « Mme Dumont-Dufour qui n’est pourtant pas bégueule – elle l’a prouvé avec son histoire de Ratapoilopolis et sa question à propos de la mandragore -, Mme Dumont-Dufour n’oserait pas raconter le quart des bêtises, non le mot n’est pas assez fort, des inconvenances – encore trop faible, il faudrait presque dire : des monstruosités – que Pierre ne craint pas de commettre. Comme lui dit sa mère, son père qui a fait bien des sottises n’aurait jamais été jusqu’à imaginer même quelques-unes de celles qui constituent l’ordinaire du jeune Dumont. Ainsi, comme si la journée ne lui suffisait pas, fort souvent il découche. M. Dumont, lui, trompait sa femme de cinq à sept, rentrait dîner, et à neuf heures et demie comme il disait : « Au pieu. « Voilà qui était sinon convenable, du moins méritait encore d’être à peu près toléré ! Mais Pierre, Pierre…

Mme Blok voit le portemanteau marocain que Mme Dumont-Dufour qui a des idées originales quant à l’ameublement a fait édifier. Eh oui ! édifier, il s’agit bien d’une véritable architecture, avec des plats de cuivre que le colonel a rapportés de Fez et des bois incrustés de nacre, décorés de ces lettres arabes qui sont d’un si joli effet. Plats de cuivre, bois incrustés, les divers éléments ont été mêlés, raboutés, là-dessus trois patères, et vous avez le meuble qui, dès l’entrée, annonce aux visiteurs qu’ils pénètrent dans l’appartement d’une femme de goût. Eh bien ! la semaine dernière cette petite merveille d’art islamique et d’imagination européenne s’est trouvée sérieusement endommagée par le jeune Pierre Dumont :

« J’avais enfin, raconte Mme Dumont-Dufour, réussi à m’endormir, lorsque sur les trois heures du matin je suis réveillée en sursaut par un charivari de tous les diables. Je me demande si ce sont des cambrioleurs, me lève, prends mes pincettes pour me défendre et me précipite. Le portemanteau était à terre et sous le portemanteau mon fils se démenait chère amie, le chapeau de guingois, le col défait, le regard vague, les mains agitées, bref, dans un tel état que je ne l’aurais pas touché même avec des pincettes.

« Vous croyez sans doute que Pierre a été gêné ? Pas le moins du monde. Au contraire, il semblait s’amuser de tout son coeur et il a ri de mes bigoudis, de ma robe de nuit. Sans doute les dames qu’il fréquente ont-elles l’habitude de dormir toutes nues ? Tout ce qui est convenable lui semble ridicule. Je l’entends encore qui hoquetait : « La liquette, les bigoudis. « Je veux l’aider à se relever, fais mes observations : « Pierre tu es ivre, pas même ivre, soûl, soûl comme une bourrique. L’exemple pourtant, mon petit, ton père au cabanon. « Mais allez parler sagesse à ce jeune fou. Il m’attrape par le bas de la chemise, s’y agrippe avec une telle force qu’il la déchire, me déclare qu’il va me faire ses confidences, toutes ses confidences, puis tout à coup déclare : « Je veux encore m’amuser, maman met ton chapeau et viens boire du whisky à Montmartre. »

« C’en était trop. Je suis rentrée dans ma chambre, où j’ai passé le reste de la nuit à pleurer. J’espérais des excuses pour le lendemain, eh bien ! dès le réveil, notre jeune jouvenceau téléphonait, tenez, je me rappelle, c’était à votre fille cette chère Diane, et lui racontait tout, parlait de mes bigoudis, de ce qu’il appelle ma liquette, louait ses métèques d’amis et toute cette clique qui tourne la tête de nos enfants, bouleverse nos familles. Et moi qui ne demandais qu’à voir mes petits-enfants.

– Mais votre fils peut se marier.

– Pensez-vous avec les habitudes qu’il a prises… « Mme Dumont-Dufour semble en vouloir dire long. Mme Blok n’est pas une ignorante Elle sait que l’amour prête à bien des combinaisons.

Et puis Mme Blok est mère. Elle a beau laisser à Diane la bride sur le cou, son devoir est de ne rien négliger pour savoir à quoi s’en tenir quant à ses amis.

Aussi avec douceur mais fermeté questionne- t-elle :

« Pierre serait-il anormal ? »

Mme Dumont-Dufour se réserve les droits du ministère public et elle n’aime pas qu’on accuse les siens (excepté le colonel bien entendu qui, d’ailleurs, ne fait point partie de la famille). Elle seule peut juger, condamner, absoudre.

Alors à Mme Blok qui répète sa question : « Pierre serait-il anormal ? », avec une grande indulgence :

« Non, il est simplement un peu dégénéré.

– Un peu dégénéré, gronde une voix derrière la porte.

– Quand on parle du loup, remarque Mme Dumont-Dufour… Voilà justement notre Pierre qui rentre. »

Pierre est dans le salon.

« Bonjour Mme Blok, bonjour aimable mère d’un fils dégénéré.

– Bonjour, Pierre, bonjour, mon enfant.

– Êtes-vous anormale, Mme Blok ?

– Pierre je t’en prie.

– Êtes-vous dégénérée, ma mère ?

– Mon enfant, quelle mouche t’a donc piqué ? »

Mme Blok pense que le mieux est de vider les lieux. Elle se lève. Au revoir. Au revoir. Bonjour à Diane. À bientôt chère amie ! Mme Dumont-Dufour et son fils restent seuls.

 

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