René Crevel

La Mort difficile , (1926)

Chapitre I
DE FIL EN AIGUILLES

Chapitre IV
LA NUIT, LE FROID, LA LIBERTE
Chapitre II
RATAPOILOPOLIS ?

Chapitre V
SECOURIR ENCORE

Chapitre III
LE DÎNER AVEC DIANE
 

IV - LA NUIT, LE FROID, LA LIBERTE, LA MORT

Très vite le brouillard suffoque Pierre et puis (Bruggle le lui a répété cent fois) il ne sait pas respirer et les éléments eussent-ils été propices à la course à pied, après cent mètres de pas gymnastique, il se serait tout aussi bel et bien arrêté. Tandis qu’il reprend son souffle, il inspecte de tous côtés, comme s’il craignait une poursuite. Il ne voit rien, il ne voit personne. Il se sent seul, il se sent libre et bientôt même rit de ses craintes. Diane. Comment s’acharnerait-elle jusqu’à oser galoper après un jeune homme dans les rues de Paris, à dix heures du soir. Au reste, maintenant, elle doit enfin savoir à quoi s’en tenir.

Parce que dès l’enfance, l’humeur martiale du colonel et le genre belliqueux de Mme Dumont- Dufour ont valu à Pierre de voir autant de luttes dans les commerces d’amour ou d’amitié, maintenant qu’il a réussi à plaquer Diane qu’il avait pourtant appelée à lui, il s’estime vainqueur, et juge parfaits dans leur simplicité, ses moyens. Il est fier comme un metteur en scène d’un bout de ruban bien disposé sur fond noir et qui suffit à représenter un arbre, une maison, une montagne, un paysage. Ce dîner avec Diane, il est bien en vérité, comme il supposait tout à l’heure, un pont de Mme Dumont- Dufour à Bruggle, des scrupules tièdes aux joies crues.

Il a choisi, et il se félicite d’avoir enfin choisi, bien choisi. Mme Dumont-Dufour, Diane, Bruggle, trois sommets d’un triangle et Pierre qui s’usait d’aller de l’un à l’autre. Maintenant, encerclé en Bruggle, il oubliera les errements dont chaque jour il pâlissait davantage. Une glace salie de buée ce soir encore accuse un visage verdâtre, des joues creuses. Puisque dorénavant ce doit être la santé, que l’apparence en soit dès aujourd’hui. Il ne faut plus que son trop cher Arthur puisse jamais lui lancer quelque : « Tu as l’air malsain ", dont il souffrait tant. Arrêté sous un bec de gaz, il se pince la figure, se gifle, jusqu’à ce qu’un peu de rose colore ses joues, puis, quand le miroir d’abord pessimiste de la boutique lui envoie une image un peu moins consternante, pour tuer définitivement l’inquiétude, trois verres de marc au comptoir du premier bistrot venu. Enfin il hèle un taxi, et c’est, très vite, la maison de Bruggle.

Dès le rez-de-chaussée, les bribes d’un air de java lui rappellent les nuits des faubourgs, les lettres en bouquets de lumière au-dessus des portes, les enseignes d’hôtel qui s’éteignent et se rallument (font de l’oeil, dit M. Arthur), et les nuques rasées, les foulards rouges, les bottines à tige de drap trop clair dont ne manque jamais de s’émouvoir le même Arthur, regard liquide, paupières plus habiles à frémir que des ailes, narines ouvertes à deux battants pour mieux se soûler d’une odeur d’humidité chaude, de cerise à l’eau-de-vie et de chair jeune et facile.

Pierre monte à pas lents les cinq étages, son coeur bat très fort, car déjà il imagine Bruggle parmi ce qu’il appelle avec un sourire qui n’est pas de simple ironie, ses splendeurs. Le studio est éclairé par des lanternes vénitiennes, tout un mur garni de bouteilles et, en réplique au Steinway, un piano mécanique, par quoi ont été remplacés le gramophone et les disques. Ainsi M. Arthur a créé une atmosphère, la même que celle des endroits où se réunissent les petits boxeurs, marlous, putains, truqueurs, à ses yeux tout neufs, curiosités d’un usage plus intimement voluptueux, mais curiosités et au même titre que les statues nègres, la psychanalyse, l’île Saint-Louis.

Pierre n’a jamais osé reprocher à Bruggle ce qu’il appellerait volontiers les jours de mauvaise humeur, un snobisme. Ce soir il ne voit rien que d’attendrissant dans cette manie et même il sourit au souvenir d’un dîner qui lui parut interminable entre Arthur et un jeune voyou, un grand artiste, lui avait-il été annoncé, un grand artiste et qui jouait de l’accordéon comme pas un.

Ce virtuose de la Villette faisait alors son service militaire dans la marine, grâce à quoi, il pouvait, au mieux de ses chances, tirer parti d’une peau assez fraîche pour affoler tous ceux que congestionne la vue d’un béret à pompon rouge. Sa vigueur naturelle, au reste, le défendait fort bien des fatigues ou scrupules qui eussent pu gâter les profits que sa jeunesse, l’art du clin d’oeil et l’encourageante facilité à partager promptement les désirs que sa personne avait commencé d’inspirer, lui permettaient d’ajouter aux cinq sous quotidiens. Comme l’uniforme, en aidant les jeunes garçons au libre commerce de leurs charmes, leur confère un anonymat, dont l’hypocrite dignité, lors d’une permission de ce jeune poisse, décida M. Arthur qui aimait à éblouir, à l’emmener dîner dans un grand restaurant que, jusqu’à ce jour, les pantalons à jambes d’éléphant, les foulards de jersey de soie trop violemment fleuris et les chemises roses et les chaussures à empeignes savantes lui avaient interdit, désorienté par l’éclat des lumières, la dignité des maîtres d’hôtel, le petit matelot qui ne savait comment poser sur la nappe blanche, ses bonnes grosses pattes d’accordéoniste, ni quel usage faire de certaine déconcertante fourchette afin de ne point paraître sot ou dépaysé entre Bruggle et Pierre qui se servaient si courageusement du couvert à poisson, dès qu’une femme entrait ou qu’on apportait un plat, de constater, avec ce dédain en quoi les âmes innocentes et simples vont chercher le signe de l’aisance, de la liberté. « Ya mieux mais c’est plus cher ", et, chaque fois, M. Arthur de reprendre en écho, avec un rire que sa bonne humeur amplifiait : « Quand c’est mieux, que ça coûte plus cher. "

Après le dîner, promenades à la foire, où, Pierre n’ayant pas voulu entrer dans la baraque du musée Dupuytren, on en avait profité pour le semer. Comme toujours, il se refusa spontanément à croire en quelque mauvaise inspiration de la part de son fuyant ami, chez lequel il se rendit, persuadé qu’il y était attendu. La porte de l’appartement était, non fermée mais simplement poussée, et, dans cette négligence, il vit une intention à son égard, jusqu’au moment où, au seuil de la chambre de Bruggle, il vit M. Arthur qui dansait, le béret du marin sur sa tête, tandis que ce dernier, un verre à la main, tout au souvenir d’un bar sur le quai Cronstadt, au seuil de l’eau, sentimental, se rappelait un refrain :

Lorsque ta chair frôle ma chair.

Et M. Arthur, comme s’il avait décidé de ne rien dire ou chanter que n’eût dit ou chanté l’accordéoniste pour continuer son charleston solitaire, s’accompagnait de la romance qu’un gigolo parisien, dans un soir toulonnais si doucement louche, avait apprise.

Quand Bruggle a fini, seulement alors il s’aperçoit de la présence de Pierre.

« Tiens Pierre, que signifie.

– Rien.

– Tu veux quelque chose ?

– Non.

– Assieds-toi.

– Non.

– Ne fais pas ton tête. Si tu n’êtes pas content, foutes ton camp. Je suis chez moi, ici. J’ai droit à mon liberté. J’aime qu’on le respecte.

– Tu parles de ta liberté, tu devrais dire ton égoïsme.

– Oh ! assez. "

Et Pierre de s’étrangler avec des mots, de se perdre dans ses phrases, et, n’y voyant plus, mordre, battre, injurier, tant et si bien que le joueur d’accordéon prend ses cliques et ses claques.

De ce jour, Pierre eût envoyé au diable tous les petits boxeurs chers à Bruggle, bien que ailleurs il fût plus et mieux estimé pour avoir, par calcul, au reste, tout conscient, de coquetterie, cité l’opinion du poids lourd, son bénévole professeur d’éducation physique : « Ce n’est point parce que tu es ma chanterelle, qu’il faut te croire mal foutu. "

Mais ce soir, parvenu enfin au palier de Bruggle, à quelques secondes, à quelques mètres de l’être aimé, il ne veut pas qu’un vulgaire piano mécanique le condamne à l’inquiétude. Il ne se rappelle plus rien de son animosité chronique contre sa mère, il a oublié combien auprès de Diane il a pu s’ennuyer. S’il s’est fâché avec sa mère, s’il a fui Diane, il veut croire que c’est pour une créature qui méritait bien que toutes les autres lui fussent sacrifiées. Son amour, comme une vitre teintée, par transparence a changé la couleur de toute sa vie, de ses plus grandes pensées aux détails les plus menus. Or pour que cet amour ne soit pas un triste mica, il doit se persuader que, logiquement, un peu plus il dirait mathématiquement, il a droit à sa récompense. Aussi, s’attend-il que, dès le seuil, Bruggle d’un mot, ou d’un geste lui prouve qu’il n’a pas eu tort de le préférer à tous les autres.

La main de Pierre sur la porte, ses doigts frappent, moins qu’ils ne tremblent. Et non de crainte, mais de bonheur.

Dans le studio une dizaine de couples dansent. Le maître de maison fait des cocktails, la comtesse roumano-scandinave essaie de sautiller une java pâmée entre les bras d’un petit voyou. Une Américaine explique très fort, que son appartement n’a que deux chambres, mais que, aux murs de l’une d’elles, sont piquées toutes ses boucles d’oreilles. Elle prend Pierre à témoin, et Pierre qui n’a pas encore dit bonjour à Bruggle doit décrire les rangées ininterrompues de perles de Venise, boules, anneaux, losanges, petits animaux d’or et d’argent, gouttes de cristal, qu’une belle collectionneuse transatlantique plante tour à tour dans le plâtre et ses lobes.

Se taise le piano mécanique, Pierre en profite pour s’échapper et s’approcher de Bruggle, mais tout de suite les voilà rejoints par la Roumano-Scandinave qui vante son danseur : "Il s’appelle Totor, il a dix-neuf ans, une vraie splendeur et un poète aussi. D’ailleurs poète et voyou c’est la même chose. Tous les vrais artistes sont des poètes. Tous les vrais poètes sont des voyous, Arthur Bruggle mon cher, vous êtes un grand musicien, mais si vous n’aviez pas un joli coeur de crapule…

« What is crapule ", interroge Bruggle.

La Roumano-Scandinave de sourire : « Oh ! mon cher, une crapule une jolie crapule comme vous, c’est une putain au coeur de rose. Une rose en papier rose, or, vert clair. N’est-ce pas, Pierre, vous qui le connaissez bien, avouez qu’Arthur est une putain au coeur de rose. "

Pierre pique un fard et dit « oui « de la tête

M. Arthur est près d’avoir ce qu’il appelle une stupeur. M. Arthur fait une mine. Au fond, il ne sait s’il doit se fâcher ou rire : « Mon dompteuse est bien rude ", dit-il souvent. Et le fait est, que cette trépidante quinquagénaire a beau macérer dans les onguents le lait de concombre, elle n’est guère perméable à leur onction. Faire et défaire des renommées, avoir des gestes et un langage de fille à soldat, tirer sur son Abdulah, comme un vieux dur à cuire sur sa bouffarde, voilà en somme les meilleures de ses préférences. Or tandis que Pierre prétend que si elle se confinait dans son snobisme, si elle n’avait certain « côté pierreuse ", elle serait tout à fait insupportable, M. Arthur, lui, déclare au contraire que son « mauvaise façon volontaire est idiote et va ruiner son réputation, ou tout au moins risque de lui faire manquer son opportunité ". Et il explique à ce propos qu’il veut bien devenir un « jeune homme doré ", mais tient surtout à être un grand musicien. La Roumano-Scandinave se pouffe au milieu de toute la fumée de sa cigarette et taquine Bruggle, jusqu’au moment où, inquiète de saisir sur son visage des reflets de sauvagerie, elle calme sa rage par un : « Mon cher, vous êtes le Brummel des bals- musettes ", ou quelque boniment de cette farine.

M. Arthur a encore peur qu’on se rie de lui :

« Vous me moquez.

– Non mon cher. "

Alors, sans crainte, il savoure le compliment : « Brummel des bals-musettes. Vous croyez vraiment que les petits poisses font attention à moi, qu’ils me trouvent élégant.

– Ils vous adorent, mon cher. "

M. Arthur est ravi. Brummel des bals- musettes. M. Arthur a ses succès. Il ne lui déplaît pas qu’on s’en rende compte, mais il n’aime pas qu’on le qualifie de « putain au coeur de rose ", ne serait-ce que pour l’obliger à constater que s’il a ses succès, il les a bien cherchés. Que son dompteuse soit rude, passe encore mais que Pierre souscrive à ses propositions désobligeantes, voilà bien de quoi l’exciter à la colère. D’où ces sourcils froncés et un « non sens « entre les dents. Pour oublier cette réprobation, Pierre d’un trait, avale son cocktail tandis que la Roumano-Scandinave reprend :

« N’est-ce pas qu’il est magnifique mon danseur. Nous l’avons déniché Bruggle et moi dans un bal de la porte des Lilas. Pas un bal- musette au chiqué. Un vrai et qui s’appelle, devinez comment : Au lapin vengeur. N’est-ce pas un joli nom ? C’est là que viennent guincher les chiffonniers pédérastes. Les chiffonniers pédérastes, inouï, hein. Totor est chiffonnier, regardez comme il est élégant. À la Cour de Danemarck, il n’y a pas un danseur qui lui vienne à la cheville. Totor a un ami de coeur, un aminche comme il dit. Si vous les voyiez danser, lui et son aminche – j’adore ce mot – Armand, surnommé l’Eventré, parce qu’il a reçu un coup de couteau près du nombril. Armand, c’est le petit trapu qui est près de Steinway avec Lucas. Dites, Arthur cher, Totor et Armand l’Eventré pourraient bien nous faire un petit numéro. Leur valse, formidable. Je les ferai engager par le directeur des ballets. C’est mieux que Nijinsky. Moins littéraire, surtout.

« Et dire que ce satané Lucas, qui ne peut jamais être du même avis que personne, raconte tout ce qui lui passe par la tête, pour nous dégoûter de nos amis du Lapin vengeur. Mais serait-il donc revenu à de plus équitables sentiments, qu’il ne quitte pas l’aminche de Totor. « Et, à travers le studio, d’interpeller le dénommé Lucas, qu’elle avait jusqu’à ce jour haï, car, jamais, il n’avait encore eu l’obéissance de changer de snobisme avec les saisons, ni de partager, selon le goût du jour, l’enthousiasme de ses contemporains pour les fumeries d’opium, les oxford trousers juponnés trop larges, les bals-musettes, prétendument mal famés.

« Eh ! Lucas, n’accaparez point Armand l’Eventré. D’ailleurs, vous n’y avez point droit, puisque vous faites profession d’aimer les femmes. Dear Arthur, remontez votre piano mécanique et en avant. "

Les invités de Bruggle ont fait le cercle. Un accord cinglant. Armand et Totor ont commencé leur danse.

M. Arthur juge tout commentaire superflu. Il fait un « chut « et plus aucun bruit ne voile les décharges du piano mécanique. Soûls de succès, Totor et Armand l’Eventré, collés l’un à l’autre, tournent, tournent. Ils sont roulés par un invisible courant, le suivent dans ses moindres caprices, et, tout à coup se reprenant, couple uni contre les éléments, les créatures et la musique, ce filet qui risque de se faire piège, ils se redressent, piétinent les tentations folles, et, dans une marche, dont chaque pas pourrait se compter par des menaces, semblent passer une revue de leurs invisibles mais sûrs alliés. La Roumano- Scandinave aspire de tout son nez, de toute sa poitrine comme un belluaire qui ne veut rien perdre de l’odeur de ses fauves. Bruggle, de temps à autre, ferme les yeux, pour avoir la surprise de retrouver les danseurs, juchés au sommet périlleux de la phrase musicale. Pierre est blanc, il écoute son voisin Lucas qui chuchote : « Ils me font rire avec leur adoration des voyous. Vous avez entendu notre Roumano-Scandinave nous déclarer qu’Armand avait été surnommé l’Eventré, parce qu’il avait reçu un coup de couteau aux environs du nombril. Détrompez-vous, ledit Armand, tout à l’heure m’a avoué lui-même qu’on l’appelait l’Eventré, parce qu’il avait été opéré de l’appendicite, que sa plaie s’était mal refermée et qu’il avait de ce fait, une très grande cicatrice. Je ne comprends rien à leur goût des faubourgs et des boîtes de tantes de cinquantième ordre.

– Je sais, je sais ", répond Pierre qui vient de saisir un regard d’Arthur à Totor.

Il sait…

Arthur et Totor, le jeune étranger, l’apache de Paris, comme la dentelle de Valenciennes, les bêtises de Cambrai, les madeleines de Commercy. Au Lapin vengeur, bal des chiffonniers pédérastes. Il ricane. Cette Roumano-Scandinave qui roulerait le diable, est parfois d’une de ces naïvetés ! Totor, et, comme elle dit, son aminche, Armand l’Eventré dansent, putains à ressort, poupées de chair fraîche que les invités de Bruggle aimeraient à croire dangereux. Arthur regarde Totor.

Pierre enrage de voir Arthur contempler Totor avec l’admiration qu’il voue aux quatrocentistes, à la musique de Bach, et à la métaphysique confortable. Le monde pour Arthur, ne serait-il qu’un jeu esthétique ? En tout cas, il n’a jamais été aussi attentif aux gestes de Pierre qu’à ceux de ce voyou. Mais au moment même où la jalousie serre sa gorge, Pierre se force à sourire, car pense-t-il, étant donné qu’à un être il sacrifierait le reste du monde, pardonnerait les plus grands crimes, il serait fou de lui en vouloir, de s’irriter, de souffrir d’un regard. Pour être fort, il se donne des raisons : Arthur fait de l’oeil à Totor, qu’il prenne donc ce Totor et s’en serve comme il lui plaira. Tout geste, toute pensée consacrée à cette poupée poisse ne présentent en vérité, rien de plus grave que le fait pour un enfant de mettre son pantin à côté de soi sur son oreiller, Arthur, Totor, les noms du musicien transatlantique et du jeune truqueur sont des talismans contre la colère. Ils rappellent à Pierre les bonshommes en bouts d’allumettes qui peuplaient les illustrés du jeudi, au temps des ballons rouges. Ce piano mécanique, ces valseurs et ceux que la Roumano-Scandinave a réunis autour de leur danse, tout cela, considéré par M. Arthur avec tant de sérieux, de passion presque, a-t-il en vérité, d’autre intérêt que d’une naïveté puérile.

De cette naïveté Pierre s’attendrit et d’autant mieux que Bruggle souvent, en matière de reproche quasi paternel, déclare à Pierre : « Tu es si infantile. "

Et certes. Pierre maladroit avec les objets et les faits, trop orgueilleusement candide pour vouloir tirer parti des êtres, parfois, n’est guère loin de croire que ses craintes particulières et même l’angoisse générale que volontiers il qualifierait de métaphysique, ne valent humainement ni plus ni moins que la peur de se perdre au Bois de Boulogne ou au Luxembourg quand il avait trois ans.

Pour M. Arthur qui voit, entend et respire comme il sied qu’on voie, entende et respire, et de ce fait, n’a jamais mis en doute le témoignage des trop fidèles serviteurs : ses sens, les spectacles, les sons et l’air s’affirment chacun, comme une vérité particulière, dont il ne saurait douter et que, en toute honnêteté, avec une intuition parfaite, il essaie d’utiliser pour son plus grand confort. Ainsi grâce à ce qu’il appelle « son notion des réalités « il ne perd jamais une occasion. Or cet art d’accommoder à son profit choses et gens est signe d’une innocence à laquelle Pierre sait qu’il ne pourra parvenir. Bruggle sera toujours a son aise dans un monde où il découvre des égalités cocasses, et Pierre s’attendrit d’avoir été comparé à tel autre garçon comme le piano mécanique du studio, à celui de certain bal- musette.

Si Arthur a choisi une table d’un modèle déterminé pour sa chambre, c’est que, croit-il, une table de ce modèle est en soi supérieure à toutes les autres. Pas une minute, il ne sera tenté de soupçonner que l’objet de ses préférences n’a de valeur que par le goût qu’il en a. De même, et bien qu’il soit des plus capricieux, il justifie ses désirs, colères, tendresse par le sentiment d’une obéissance à quelque hiérarchie, couleur d’image d’Epinal.

D’où un système de parallèles, de plans.

À Pierre, il ne cesse de proposer des exemples. Et le besoin même qu’il a de le comparer à quelque autre, prouve que, malgré tout un jeu de cruautés, il a pour lui de la tendresse, de l’admiration peut-être.

D’autre part, Pierre, en dépit de sa soumission quotidienne, se reconnaît des devoirs, dont il juge Bruggle exempt. Il accepte la responsabilité des êtres qu’il continue, tandis que l’autre au contraire n’est engagé par aucun héritage. C’est que les enfants des vieux pays, si, parfois il leur arrive de devenir libres, innocents, jamais, ne naissent ni libres ni innocents.

Donc, tandis que Pierre ne peut rien contre certaine surprise anxieuse, Bruggle au contraire, si indomptable demeure-t-il, saura toujours arrêter les poussées de malheur, par les arguments de la plus élémentaire raison. Qu’il ait constaté que son intérêt est de se laisser convaincre, et comme celle des objets et des faits, il savourera la sécurité de telle théorie scientifique. Nul fantôme mystique ne viendra l’effrayer. Ses nuits peut-être seront hantées, mais ses peurs demeurées sans écho, jamais ne le prolongeront dans le passé, dans l’avenir. Petit sauvage et d’autant plus sauvage qu’il se satisfait d’une hypothèse, comme une négresse d’un collier de verroteries, à Pierre qui lui parlera de craintes qui dépassent les mots, les choses, les êtres présents, il répondra qu’il n’y a pas lieu de se faire de la bile, qu’un homme qui a son contrôle ne tombe pas dans les pièges d’un si vague romantisme. Son meilleur argument ? L’homme descend du singe, et pour parler du darwinisme, et d’un procès intenté récemment par les réactionnaires à un jeune professeur des Etats-Unis, partisan convaincu de l’Evolution, il se montrera si pleinement sûr de soi que les sympathies de Pierre iront à ceux qui croient la femme sortie d’une côte de l’homme et prennent à la lettre toutes les métaphores bibliques. Or dès qu’il parle des mystères de l’esprit ce transatlantique en qui pourtant, sous la cuirasse de logique facile et d’esthétisme, il faut bien reconnaître les plus attachantes contradictions, croit répondre par des arguments péremptoires s’il décrit l’existence des amibes et la marche des astres, et il ne voudra point entendre Pierre qui déclare qu’en vérité, la seule peur de l’inconnu lui fait servir toutes chaudes les théories scientifiques, pour reculer dans le passé un mystère que les Anciens par exemple croyaient éclaircir, en disant que la terre était sur un éléphant, l’éléphant sur un chameau, le chameau sur une tortue… et ainsi de suite.

… Non sens, déclare M. Arthur qui pour un peu se mettrait en colère. Pierre qui l’a écouté avec l’attendrissement d’une mère, lorsque l’enfant récite sa fable ou son histoire sainte, Pierre qui ne lui en veut plus de le juger « si infantile « sourit à M. Arthur qui voit dans cet élan, une soumission, des torts ou une insuffisance reconnus. Ainsi tandis que Bruggle, plus que jamais estime Pierre « si infantile ", Pierre de son côté, pense qu’il doit être indulgent pour Bruggle qui est sans doute un grand musicien, mais a conservé sa candeur, l’émouvante puérilité des nègres. Le malheur est que Pierre a beau se répéter que Bruggle en tout gardera l’innocence du nouveau-né, il ne peut s’empêcher de souffrir des actes ou des paroles par quoi s’exprime cette innocence dont le visage parfois risquerait fort d’être confondu avec celui de la dureté, voire même du sadisme.

Au reste, Pierre qui, en Bruggle, à tout le reste préfère la jeunesse, n’ignore pas que cette jeunesse est moins une grâce animale, ou un gros rire, ou le besoin de remuer bras et jambes que cet égoïsme tout rose qui l’empêche de prendre conscience d’un tort, d’une brutalité. Ainsi M. Arthur, au moment même où il fera preuve de la plus inutile rudesse, sera convaincu de sa grande douceur, ou bien sentira croître sa force, s’il exagère une indifférence ou un mépris gratuit, et sans jamais avoir la moindre notion du paradoxe, se réjouira et se réjouira gravement d’être appelé « le Brummel des bals-musettes ", car ce n’est pas rien pour lui que de régner sur le petit monde des boxeurs ou des chiffonniers pédérastes de la porte des Lilas. De même chaque fois que Pierre l’appelle M. Arthur, il prend « un nouveau conscience de son dignité « et de ce « nouveau conscience de son dignité « Pierre ne se laisse toucher que pour mieux souffrir, dirait-on, du regard, de la parole ou du geste par quoi il se manifeste. En outre, M. Arthur qui déclare à tout propos : « Je sais donner mes leçons « ne craindra point de réprimander Pierre en public, de lui faire subir certains affronts devant des tiers, et particulièrement de lui reprocher un manque d’égards pour les habitués des bouis-bouis des faubourgs, où d’ailleurs il ne le traîne que parce qu’il n’est point assez sûr de soi, de son français, pour s’y aventurer seul. Chez lui surtout, il tient à ce que de la condescendance, voire du respect soient témoignés à ses invités de la porte des Lilas dont il estime d’autant plus les nuques rases, les foulards rouges, la grâce à valser et l’argot que la Roumano-Scandinave, pour qui au fond il a un grand respect, déclare ses jeunes boxeurs invertis, des artistes, des danseurs géniaux, des poètes supérieurs même à Nijinsky qu’elle estime cependant l’homme le plus divin de tous les pays, de tous les temps.

Ainsi Bruggle et son « dompteuse ", parce qu’ils ont convié quelques snobs à voir deux jeunes voyous se trémousser au son du piano mécanique, se prennent pour des prophètes, et la danse finie, tandis que M. Arthur explose d’admiration, la Roumano-Scandinave rythme de ses bravos un « admirable mon cher ". Totor et Armand l’Eventré saluent, ils ont chaud et Bruggle tire de sa poche un mouchoir magnifique – un cadeau de Pierre – pour essuyer le front de Totor, puis comme Totor fait mine de lui rendre :

« Garde-le. "

Pierre pâlit. Arthur bientôt s’apercevra qu’il boit seul dans un coin, les yeux trop brillants. Il l’interpellera : « Allo ! Pierre, tu t’ennuies.

– Non Arthur.

– Pourquoi alors fais-tu cette mine. C’est à croire que tu vas avoir une stupeur. Allons danse un peu.

– Oui Arthur.

– Ce n’est pas bien convenant de se soûler comme ça, seul dans un coin. Et puis, tu aurais bien pu donner les félicitations à Totor et à Armand de leur danse. Ce n’était pas magnifique ?

– Si Arthur.

– Alors, pourquoi ne leur as-tu pas dit. Je n’aime pas de telles manières. Les jeunes gens de la porte des Lilas ont plus de tact, de délicatesse que ceux de la société. Va leur porter tes compliments et demande à Totor s’il veut bien que tu lui fasses son portrait.

– Je n’ai pas le temps en ce moment de faire le portrait de ton Totor.

– Mon Totor ? Écoute Pierre ne soyez pas jaloux. Ne faites pas ton manière.

– Je t’en prie Arthur.

– Si tu es triste, si tu es fatigué, tu peux partir, mais ne gâche pas mon soirée.

– Je ne gâche pas ton soirée.

– C’est toi qui le dites. Moi, je sais que tu vas la ruiner. Tu ferais mieux de t’en aller.

– Tu veux que je m’en aille pour rester avec Totor.

– Ca ne te regarde pas. J’ai droit à mon liberté.

– Ta liberté c’est de l’égoïsme.

– Foutes-moi la paix.

– C’est toi qui as commencé. Je ne disais rien.

– Tu ne disais rien mais tu avais ton silence insolent. J’aime qu’on soit poli avec mes amis.

– Tes amis, Totor et Armand, tu ne sais même pas d’où ils sortent.

– Je les ai rencontrés dans un bal de la porte des Lilas : Au Lapin vengeur ", riposte Bruggle du ton dont il dirait « Je les ai vus pour la première fois à une soirée chez la duchesse de X ou la princesse Y ".

Pierre ne répond pas. Arthur reprend :

« Allons, va leur faire tes compliments.

– Non.

– Tu n’es pas poli. Tu n’as pas de tact.

– Tu en as sans doute beaucoup, toi, qui offres au premier truqueur venu un mouchoir que je t’ai offert. "

Arthur tout à coup a son mauvais visage, celui des jours où il sent qu’il a tort, ne veut pas en convenir et ne sait comment faire pour que son charme agisse et ait raison. C’est alors que toujours il parle de ses droits, se déclare un grand artiste, se vante à la fois d’être un sauvage et un gentleman et hausse le ton pour en imposer par quelque « Non sens « ou « Assez ".

La Roumano-Scandinave qui flaire une dispute s’approche.

« Ca ne marche pas les amours. "

Bruggle explique, à sa manière : Pierre n’a pas un gentil caractère. Il essaie de ruiner mon soirée. Il ne sait pas se conduire dans le monde. Il n’a même pas félicité les danseurs, et il ne veut pas faire le portrait de Totor.

La dompteuse veut amadouer Pierre :

« Faites donc le portrait de Totor mon cher, Je vous l’achèterai.

– Je ne ferai pas le portrait de Totor.

– Pourquoi ?

– Parce que je le déteste.

– Il déteste Totor. Un si aimable garçon.

– Je vous en prie, laissez-moi la paix

– Pierre, tu ne connais rien de ton opportunité. Je t’ai fait vendre une toile. Je m’occupe de toi. Tu es sans un sou et tu ne veux pas faire le portrait de Totor et tu dis tes insolences. "

La Roumano-Scandinave essaie encore des ressources de son roucoulement.

« Ecoutez mon cher, ces petits sont charmants. "

Alors, à voix basse, avec la plus fausse douceur : « Laissez-moi vous présenter Armand l’Eventré. C’est une affaire. Arthur va passer la nuit avec Totor. Vous, pour vous distraire, gardez Armand. "

Les lèvres de Pierre sont serrées.

On lui demande : « Alors, ça va ? "

Il s’obstine à ne pas répondre.

On le laisse seul. Arthur remonte son piano, et se met à danser avec Totor. La danse d’Arthur et de Totor. Arthur, Totor ces noms ne sont plus des talismans contre la colère. Arthur, Totor, enlacés, qui tournent, vont chavirer, tomber sur n’importe quel siège collés l’un à l’autre dans une extase devant Pierre qui cherche encore au fond de quoi noyer sa jalousie. Arthur, Totor, ils ne sont plus les petits bonshommes en bouts d’allumettes des illustrés du jeudi, au temps des ballons rouges. C’est Totor qui fait le cavalier. Arthur qui a quitté son smoking, son gilet, va, la poitrine collée à celle du jeune voyou. Deux visages sont l’un contre l’autre, des jambes se mêlent. Le couple effleure Pierre qui entend : « Nice pimp, gentil, gentil petit poisse. « Pierre sent des coups très forts à gauche contre ses côtes, il a dû prendre trop de fine. C’est mauvais pour le coeur. Les doigts d’Arthur se joignent sur une nuque rasée et les mains du petit voyou se réjouissent d’une peau que Pierre devine trop bien sous la chemise de soie. Il a beau se verser un plein verre de gin, et le boire d’un coup, les yeux fermés, quand les paupières se relèvent, le spectacle n’a pas changé. Les désirs, tout simplement s’affirment davantage. Encouragé par la Roumano-Scandinave M. Arthur a laissé glisser sa chemise autour des reins, et à même son torse nu, se sont plantées les dents d’un danseur qui se soûle le nez aplati sur une viande fraîche, bandeau le plus doux à ses yeux et qui lui donne l’audace de ne rien cacher de son désir et de continuer des pas qui ne permettent à personne d’en douter.

Lorsque le piano mécanique s’arrête, c’est à se demander comment on va séparer les danseurs. On fait cercle autour de leur couple immobile et toujours uni. Les dents de Totor ne veulent pas quitter une proie dont Pierre sait l’odeur exacte. M. Arthur, les yeux illimités, soupire. L’obstination amoureuse du petit chiffonnier le flatte, et tandis que ses jambes serrent, à les casser, d’autres jambes, sa poitrine s’offre, victime heureuse à des ongles. Les invités ne perdent rien du spectacle. La Roumano-Scandinave ne se connaît plus d’enthousiasme. Elle sacre Armand l’Eventré arbitre des élégances, et pâmée : « Est-ce beau mon cher ? vous pouvez être fier de votre Totor, une véritable petite merveille. « L’Américaine aux boucles d’oreilles rit très fort, envoie de grandes claques amicales aux deux garçons, les encourage comme s’il s’agissait d’un jeu : « Allo, boys ", tandis que Lucas, épaules hautes, écrase des mots d’impatience, Pierre seul à boire dans son coin, est heureux de sentir que Lucas ne partage ni la joie ni la curiosité des autres. Tristement, il se détache de tout, de tous. Cette journée décidément est celle des liquidations : Mme Dumont-Dufour, Diane, la haine, l’amitié, maintenant, Bruggle, l’amour. Encore quelques gouttes d’alcool et ce sera l’absolu dans l’indifférence. Donc, la Liberté. Sans doute aussi l’ennui. L’ennui qu’importe. La liberté, vive la liberté. Pour Bruggle la liberté, c’est de se faire désirer par un petit chiffonnier. Même si Pierre s’empêche d’être jaloux, il ne pourra point estimer une occasion bien rare, ce douteux adolescent déniché dans un bal-musette de cinquantième ordre : « Y a mieux, c’est plus cher ", comme disait ce joueur d’accordéon pour qui Arthur s’est arrangé à le perdre, à la foire. Ce soir-là, il a réussi à faire partir le marin. Aujourd’hui il sera sage. Au voyou du Lapin vengeur, il abandonne M. Arthur. Bruggle a choisi sa nouvelle passion. Tant pis pour lui : Y a mieux, mais c’est plus cher. Qu’il ne se plaigne jamais. Il a « son liberté ". Et « son liberté ", c’est une danse avec Totor. Son liberté s’appelle Totor. Celle de Pierre n’aura qu’un nom. Le plus beau des noms. Y a pas mieux, y a pas plus cher. Il n’ose la nommer quoique déjà il ait commencé à perdre la vie. Encore un verre, un verre d’oubli et que l’autre se fasse mordre la poitrine, le cou, le dos, les jambes, le ventre, tout ce qu’il lui plaira. Pierre s’en fout. Pierre est libre. Sa liberté, à lui, sa liberté s’appelle la mort. La mort, c’est le mieux, y a pas mieux. Tout à l’heure, bientôt, il partira seul, la Seine n’est pas loin de chez Arthur et d’un pont…

« Alors, mon cher, on boude… « C’est la Roumano-Scandinave qui est venue le prendre à partie. Elle ne peut donc pas le laisser en paix. Tout de même elle va être joliment déçue, car jamais elle ne sera capable de le faire rager. Déjà il cherche des mots pour une réponse qui la surprenne.

« Mais non, je ne boude pas, mais non, je me mets simplement au niveau. En arrivant j’étais triste. J’ai réussi un miracle, puisque maintenant je suis gai. Gai, très gai… "

Il entend sa voix. Les paroles qu’il voulait martiales sont fausses, fragiles à casser. La Roumano-Scandinave le regarde droit dans les yeux. Ce n’est pas elle qui a peur. Décisive, elle affirme : « Arthur est inouï mon cher. Mon cher, il a raison de se prétendre un petit sauvage. Quel fauve magnifique. On m’a dit qu’il m’appelait « son dompteuse ", mais ni vous ni moi, ne dompterons cette panthère. Tenez, regardez-le qui reprend sa danse avec Totor. N’est-ce point splendide, mon cher ? "

Arthur reprend sa danse avec Totor. Pierre avait donc raison qui se demandait comment on pourrait parvenir à les séparer. Sans doute on a dû y renoncer. Arthur et Totor sont condamnés à demeurer toute la vie collés l’un à l’autre. Pourquoi pas ? Il y a quelqu’un en tout cas qui s’en bat l’oeil. C’est Pierre Dumont. Le couple une fois l’effleure. Pierre sourit. Non, il ne sourit pas, il accroche un sourire entre ses deux joues. Diane ainsi épinglait de faux bonheurs. Diane. C’est par sa faute à lui, Pierre, que le visage de la jeune fille essayait de mimer une joie qu’il lui rendait impossible. Par sa faute. Il sacrifiait Diane. À qui ? À un petit Américain venu en France comme laveur de vaisselle et pour qui le bonheur, la liberté sont de danser le torse nu, avec un chiffonnier inverti. Vraiment, il n’y a pas de quoi être fier. Aujourd’hui il est puni, comme il le mérite. Il a accroché un sourire entre ses deux joues, mais le masque est trop transparent. Le couple des danseurs qui à nouveau le frôle semble le narguer. Pour se forcer à demeurer indifférent, Pierre enfonce ses ongles dans ses paumes. Piètre remède. Le couple des danseurs a tort de venir à lui pour la troisième fois, car des ongles qui renoncent à torturer leurs propres mains entrent dans un cou, le cou d’Arthur, des pieds commencent leur besogne de rage et de vengeance en dépit des murmures surpris de douleur. Totor, Arthur, enfin séparés, secouent Pierre qui hurle des injures et ne veut lâcher prise. Les invités de Bruggle s’interposent. Les doigts de Pierre doivent abandonner une nuque où ils se sont imprimés en rose. Lui, il est tout blanc ; ses lèvres tremblent. La Roumano-Scandinave, heureuse au fond de cette scène, mais ne tenant point à ce qu’elle se prolonge, essaie de le calmer :

« Allons, mon cher, pas de folies.

– Pas de folies, taisez-vous, grosse momie.

- S’il vous plaît soyez poli. Vous oubliez à qui vous parlez.

– Je vous dirai ce qu’il me plaît. Vous avez toujours fait ce qu’il fallait pour détacher Arthur de moi ; vous avez amené ces sales voyous.

– Injuriez les amis d’Arthur, tant qu’il vous plaira. Moi mon cher, je ne me mêle pas de vos affaires. D’ailleurs ce cher Arthur est assez grand, assez libre pour chercher ses aventures où il veut. Est-ce de ma faute si vous l’avez lassé avec vos nerfs de petite fille ? Vous êtes pire qu’un enfant, vous avez dix ans.

– J’en connais ici, qui voudrait bien pouvoir en dire autant.

– Arthur, vous entendez les grossièretés qu’il m’envoie. "

Or Arthur qui a remis sa chemise et repris notion de son dignité, fait les gros yeux, la grosse voix :

« Vous pouvez partir maintenant Pierre, maintenant que vous avez ruiné mon soirée. Oh ! Ce n’est pas bien d’avoir ruiné mon soirée.

– J’ai ruiné son soirée. Vous entendez, il ne trouve rien d’autre à me dire. J’ai ruiné son soirée. Il s’agit bien de tes quatre snobs et de tes deux tantes d’opéra-comique. Tu ne comprendras donc jamais rien. Tu vas m’en vouloir ta vie entière, parce que j’ai gâché, comme tu dis, ton opportunité. Mais, Arthur, tu ne sais donc pas qu’il y a d’autres opportunités que celles des Ballets danois, des succès mondains, Arthur, Arthur. "

Il n’a pas la force de continuer. Ses derniers mots étaient hachés. Maintenant il pleure comme un gosse, et il a honte de pleurer devant la Roumano-Scandinave, Arthur qui ricanent. Les deux petits voyous se moquent de lui, contrefont ses larmes. « Arthur, Arthur» et la Roumano-Scandinave de cesser le ricanement pour un rire à pleine bouche, à pleine gorge. Lucas impose silence aux chiffonniers, puis doucement à Pierre : Nous allons vous reconduire chez vous, il faut prendre un peu l’air avant de rentrer. Demain, il n’y paraîtra plus.

Pierre a perdu toute volonté. Il se laisse habiller comme un bébé. Lucas fait un signe pour dire qu’il va partir avec lui.

On l’entraîne. La surprise de la nuit froide le calme. Il soupire, et Lucas, l’homme bien portant, essaie de l’apaiser…

Pierre la voix lointaine, explique : Si vous m’aviez laissé, je l’aurais injurié jusqu’à demain. J’aurais voulu que tout finît entre lui et moi, mais jamais je n’aurais eu le courage de partir simplement. J’étais son esclave. Je me donnais de fausses raisons pour essayer de croire que je n’avais pas tort de l’aimer tant. J’ai été insolent avec sa Roumano-Scandinave pour qu’il ne me pardonne pas, ne veuille plus me revoir. Oui, maintenant, c’est fini. Je suis heureux, libre…

À voix basse, pour lui seul, il se répète la phrase de tout à l’heure, quand Bruggle dansait avec le chiffonnier. La liberté d’Arthur s’appelle Totor, y a mieux mais c’est plus cher, ma liberté à moi, y aura pas mieux, ma liberté sera…

Mais déjà il n’ose plus prononcer le mot. Un bras bien serré contre un bras de Lucas, il s’attendrit, se sent redevenir un enfant. Et puis on lui explique : Arthur vous aime. C’est un jeune fauve et qui se montre d’autant plus cruel que plus innocent. Pierre fait « oui « de la tête. Ne s’est-il pas vingt fois donné ces arguments pour ne pas en vouloir à M. Arthur. C’est bien cela : Arthur est un jeune fauve et qui se montre d’autant plus cruel que plus innocent. Mais si Arthur aime Pierre qu’importe le reste. Pierre déjà oublie toute sa rage. Il interroge : vous êtes sûr qu’il m’aime ?

Mais Lucas, toute sagesse, conseille : « Mon petit gars, moquez-vous donc de Bruggle, de ses chemises, de ses trop belles robes de chambre. Collez-vous avec une bonne petite rombière. Baisez à la papa et tout sera dit. N’est-ce pas ? Pour ce soir faites un petit tour avec nous. Et puis, rentrez à la maison. Roupillez bien.

Et demain, il n’y paraîtra plus. On va vous reconduire. Où habitez-vous ?

– Nulle part. Je me suis fâché avec ma mère aujourd’hui même.

– Eh bien, vous coucherez chez moi. Je vous dresserai un lit dans le bureau.

– Merci Lucas, je veux bien. »

Lucas constate : Nous ne sommes pas loin du Negrito’s. Je vais chercher une amie, une petite négresse, voulez-vous venir avec moi ? »

Pierre et Lucas au Negrito’s. Dès la porte une petite danseuse couleur de perle noire interroge : « Et votre Américain. Pourquoi n’est-il pas avec vous ce soir ? « Votre Américain. Arthur encore, toujours. Pierre ne pourra-t-il faire un pas qu’il ne retrouve sans cesse la même ombre. Il voudrait voir au diable Lucas qui lui vante la négrillonne questionneuse, lui explique qu’elle a quinze ans, qu’il l’adore, qu’elle s’appelle Djamilina, etc. Mais pourquoi parler de la sauvagerie de Djamilina ? Petite fille soûle, entre ses cuisses elle fait tourner son ventre, lance un oeil, puis une main et tout son corps vers celui que ce soir désigne son caprice enfantin. Djamilina se croit maîtresse du monde, tout comme certain jeune garçon invoquait sa Liberté. Liberté. Qu’en faites-vous de votre liberté, M. Arthur. Un petit chiffonnier est dans votre lit, immobile près de vous. M. Arthur et son petit chiffonnier.

Ils doivent dormir maintenant. Deux poupées de cire. S’ils sont insensibles c’est qu’ils ont commencé de mourir. Voilà votre liberté M. Arthur. Un jour Pierre n’existera plus pour vous et vous n’existerez plus pour Pierre. En attendant, afin de prendre patience, il s’agit de boire, Lucas est un voisin trop pâle dès que Djamilina exagère l’inutile obscénité du geste. Djamilina poupée cruelle et Bruggle ce jouet dont on peut user si longtemps avant de connaître toutes ses ressources méchantes. Que le sommeil, ce soir, pétrifie Bruggle, demain il s’éveillera pour de nouveaux ravages. Cette nuit, par sa faute Diane pleure et Mme Dumont-Dufour s’empoisonne de rage. Nulle part sur la terre n’est la vivante paix. Il faudrait, avant de s’endormir, sortir son coeur de sa poitrine, comme le portefeuille du veston. Mais parce qu’on ne peut pas, ce sont des simulacres. Danse Djamilina, souffre, toi, l’homme en bonne santé, qui donnais des conseils tout à l’heure. Djamilina, une gosse, à quatre heures du matin, elle regrette de ne pas savoir mettre l’orthographe. « Apprends-moi la grammaire », demande-t-elle, une main très occupée sur la cuisse trop chaude de Lucas, Pierre regarde son poignet aller et venir, ses ongles s’enfoncent dans l’étoffe, elle fait mal, on la repousse, elle tombe, elle crie, elle pleure, on la mène au lavabo, où on essaie de la calmer.

Pierre seul à la table, boit au goulot ce qui reste de la bouteille de champagne. Il n’attend pas que le couple sorte réconcilié : « Garçon, mon vestiaire ! « Il se penche à gauche pour demander : « Tu viens, Arthur ? « On ne répond pas. Pierre se rappelle… Arthur, les petits chiffonniers… Allons donc. De la force. Arthur, sa liberté s’appelle Totor cette nuit. Pierre. La liberté de Pierre ? La porte se laisse ouvrir. Vive le trottoir.

Il y a une pharmacie qui ne ferme pas de la nuit.

Pierre sait la dose exacte des comprimés somnifères à prendre pour ne plus jamais se réveiller.

Il va droit à la pharmacie.

De la rue, des bocaux verts, rouges, violets, jaunes, papillons de mort, déjà l’effleurent.

Il entre, achète son médicament, le serre entre ses doigts, et court jusqu’à l’avenue déserte où il y a des bancs.

Il s’étend, avale huit pastilles, croise les mains sur son manteau et laisse la nuit entrer dans ses os.

La nuit, le froid, la mort, la liberté.

Il se rappelle… un jour déjà, dans la solitude, dans le vide, en face d’un garçon au corps creux, ne demeurèrent que deux yeux. Oeil de Diane précis et triste d’une conscience qui le limite, oeil de Bruggle, le plus bel oeil humain, que Pierre ait jamais vu, oeil humain, oeil animal aussi et que l’amour même ne saurait apprivoiser. Pierre demande pardon aux yeux, à Diane, d’avoir préféré l’animal à la femme. L’animal, mais Bruggle petit sauvage, même dans sa cruauté, demeure grand d’innocence. Arthur. Un courant d’air. Rien ne l’arrête. Lui a raison et non Pierre déjà confondu avec le bois du banc. Gorge sans chaleur, corps minéral et ce cerveau piètre fleur de sang qui meurt dans la boîte d’un crâne. De tout l’univers, deux points seuls demeurent sensibles. Oeil de Bruggle, oeil de Diane déjà mangés par la nuit, ils s’approchent l’un de l’autre et c’est la splendeur de l’incendie populaire.

 

 

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