René Crevel

La Mort difficile , (1926)

Chapitre I
DE FIL EN AIGUILLES

Chapitre IV
LA NUIT, LE FROID, LA LIBERTE
Chapitre II
RATAPOILOPOLIS ?

Chapitre V
SECOURIR ENCORE

Chapitre III
LE DÎNER AVEC DIANE
 

III - LE DÎNER AVEC DIANE

Dans la rue, la première pensée de Pierre est pour Bruggle. Ses premiers pas aussi qui le mènent droit à la cabine téléphonique du café le plus voisin. Là, ce que des cornets acoustiques portent de métal révèle leur fièvre à ses doigts. Sa voix se trouble, tremble et brûle. Semblable feu dessèche les bouches qui lancent au Ciel leurs prières mais, comme des échos terrestres tristement doublent les mots choisis pour la divinité, tandis que Pierre prononce un nom de bataille et les chiffres qui doivent lui permettre d’atteindre celui en qui est tout son espoir, à ses oreilles continuent de siffler des menaces. Ratapoilopolis. Seul, jamais, il ne saura disperser l’armée des fantômes aux yeux de plâtre, au sourire sans lèvres. Il a essayé de fuir mais, d’un appartement d’Auteuil, le guette un Marlborough en jupons, travaillé par le retour d’âge, le goût de la stratégie domestique et le besoin de parfaire sa vengeance. Maintenant, seule dans la salle à manger, droite sur sa chaise et la cuiller hautaine, Mme Dumont-Dufour doit avaler son potage en deux temps, deux mouvements, avec l’indifférence du guerrier lacédémonien pour son brouet, car, tout comme un Spartiate, la fille du président Dufour, depuis qu’elle respire, mange, boit, parle, marche (et aussi du temps qu’elle se donnait, épouse martyre, chaque samedi soir au colonel), a toujours ignoré les plaisirs à prendre des actes de la vie courante et jamais elle n’a oublié (et bien que parfois elle ne sût au juste quel il était) un ennemi à poursuivre, à vaincre. Un ennemi à poursuivre, à vaincre. Après un repas vite expédié, elle va fourbir ses épingles à chapeaux et partir, belliqueuse, à la recherche d’alliés. Pierre sait qu’elle va circonscrire Mme Blok, essayer d’envoûter Diane et consulter Bricoulet, le cousin des Blok spécialiste et amateur des catastrophes.

D’où ce besoin de trouver un refuge. Il appelle Bruggle, et de cette présence, va naître, s’il doit naître jamais le miracle. Numéro de téléphone, « Sésame ouvre-toi » du bonheur, le souffle qui porte les syllabes magiques est une flamme, et après son passage, les lèvres, l’une sur l’autre, comme par l’effet de deux pesanteurs contraires, tombent plus faibles que les pétales d’une fleur que le soleil a tuée. Aquarium d’anxiété, cette boîte d’ombre où Pierre s’est enfermé ne se réchauffe pas encore d’une voix aimée, plus douce qu’un gulf stream aux belles courbes. Plus avides que poulpes, les récepteurs se collent aux oreilles. Derrière le rideau de paupières ce n’est pas la nuit mais une mer mauve dont le nageur du silence ne peut savoir lequel des flots superposés va fuir. Le bleu couleur d’espoir, le rouge couleur de rage. Les joies sous-marines et les algues du doute effleurent, irritent son impatience, à tel point qu’un homme de la trempe de Moïse, se dit Pierre, de la trempe de Moïse lui-même, eût perdu la raison si le coup de tonnerre du Sinaï trop longtemps s’était répété avant de fendre en deux, comme un fruit bien raisonnable, certain nuage d’où sortit Dieu le père avec les tables de sa Loi.

Mais s’affirme soudain la sonnerie qu’il croit la bonne, Pierre ne veut plus de limite à sa joie. Avec ferveur, il répète les syllabes qui vont lui permettre d’atteindre, d’entendre. Atteindre, entendre, communiquer, communier. Il parlera et il lui sera répondu. Ses phrases iront au-devant des phrases d’Arthur. Leurs voix seront des aimants réciproques. Leurs voix danseuses de cordes, acrobates aux cœurs transparents, aux mains de lumière et qui les porteront pour les unir au plus haut point du ciel dans un soleil de joie.

Pierre n’aurait pas eu le courage d’aller jusqu’à la maison de Bruggle. « Ton Bruggle », lui a dit sa mère du ton dont elle eût dit : « Ton idole. » Son Bruggle, oui. Son idole, non. Bruggle, son dieu. Un dieu dont il est la chose, pas même la créature. Comme un visa obligatoire toujours il quête son assentiment mais ne se reconnaît aucun droit en échange et n’oserait, par exemple, se rendre chez lui sans y avoir été prié. Or des amoindrissements, des entraves que peut lui valoir sa soumission, encore il se réjouit et, tandis qu’il répète un nom de bataille et des chiffres, il se loue de craindre Bruggle et de le craindre assez pour n’avoir point été tenté de faire un chemin qui lui eût paru interminable. Et non seulement il se confie à l’homme, mais à tout ce qui (êtres ou objets) peut l’en rapprocher. Il a cherché par exemple pour la téléphoniste les mots les plus doux. A noter d’ailleurs qu’elle a voulu voir de l’ironie et rien que l’ironie dans la soumission de Pierre et cette ferveur du dévot pas très sûr de soi qui a recours aux saints et bienheureux intermédiaires. En réponse, il a reçu un petit rire sec. Deux gouttes glacées sur sa fièvre. Ses yeux alors se sont ouverts, ont cherché des objets consolants, n’ont rien trouvé d’abord dans l’obscurité d’une petite boîte où n’avait pas été faite la lumière, mais peu à peu se sont habitués à l’ombre et, soudain, des éraflures sur un mauvais papier ont su composer un dessin où transparaissait le visage de Diane. Le visage de Diane. Celui des jours où, par la grâce de sa tendresse, l’apaisement en lui descendu, Pierre lui a laissé deviner qu’elle n’était, somme toute, qu’une banale médecine et, n’ayant pas le courage de la plus simple politesse, au lieu de la retenir dès qu’il n’en avait plus besoin et malgré le désir qu’elle avait de demeurer encore quelques instants, il faisait tout son possible pour qu’elle partît et même, si elle avait montré trop de lenteur à le guetter, l’eût congédiée d’un mot brutal. Ainsi, en une année il a eu, pour elle, moins d’égards que pour la postière récalcitrante, en cinq minutes.

Or s’il condamne la manière dont il use de Diane et de sa bonté, de ce fait, il juge impardonnable toute la gentillesse dépensée pour obtenir plus vite un numéro de téléphone et, comme le suppliant qui n’a point touché les intercesseurs célestes, accuse le Dieu auquel il n’a pu ou n’a osé directement s’adresser, il rit de sa superstition et se sent prêt à renier Bruggle. Le besoin et la peur qu’il continue d’en avoir l’excitent au blasphème et, sans doute, est moins grand son désir de vengeance que sa volonté de croire que son péché contre Bruggle, dût-il demeurer en esprit, lui vaudra d’être châtié, châtié de la main même de l’être dont le poids est trop lourd en lui. Seule une torture peut mesurer sa passion et, souffrant du dieu muet, après avoir souhaité qu’il devînt le dieu mort, si durement le fouettera chaque minute de son silence que ses oreilles vides s’empliront d’un chant que nul ne saurait entendre.

Elle est loin du rivage encore, cette marée qui l’emportera jusqu’aux îles du bonheur sans mots. Pierre est maintenant prisonnier, livré à la bonne volonté d’une postière. Des graffitis, en soi inintelligibles, lui valent de reprendre notion plus que jamais aiguë de certaine tristesse qui n’est pas la sienne mais dont il est juste qu’il souffre. Diane qu’il eût voulu noyer au plus profond de l’oubli est remontée à la surface. Or parce qu’il n’a pas le courage de supporter seul la responsabilité trop lourde de son ingratitude, il accuse la mauvaise influence de Bruggle. Tout à la dévotion d’Arthur, acharné à découvrir jusque dans ses silences, son rire parfois trop gros, de nouvelles raisons d’admirer, comment ne reconnaîtrait-il pas enfin son excès d’humilité. Et non seulement de Diane il n’a ni plus ni mieux estimé le bienfait que celui d’une tisane de simples, bue dans une heure d’insomnie pour que descende enfin le sommeil, mais encore il ne s’est jamais opposé aux affirmations, sous entendus et gaffes que la jeune fille combinait à plaisir parce qu’elle les croyait propres à la mettre sur le même plan, sinon à un niveau plus bas, que certain garçon qu’elle aime trop pour accepter qu’il se méprise. Or il se rend compte aujourd’hui que, parallèlement, lui même pour Bruggle, il s’est aux yeux de Bruggle et aussi à ses propres veux diminué et moins sans doute par humilité que pour donner à l’être aimé ce qu’il a cru le plus beau présent : l’estime de soi.

D’une cabine téléphonique où l’impatience multiplie la force des souvenirs, Pierre se rappelle qu’il a toujours eu honte. Honte de son visage irrégulier, chaotique où seul, pense- t-il, le regard met une lueur intermittente et incontestable d’intelligence. Honte de son corps et, ce qui est le comble, honte des compliments, des désirs qu’il lui a valus (par exemple le « Tu es une chanterelle « du boxeur). Honte des gestes et de celui d’amour dont le besoin ne l’habite que pour mieux permettre le triomphe du dégoût dans sa chair fripée. Honte de ses pensées, l’essentiel de lui-même sans doute, puisqu’il ne peut rien contre leur surprise et que demeurent impuissantes les volontés qui les condamnent et que, toujours, il a, de sang-froid, jugées les meilleures.

Par la faute de cette honte, il se dit qu’aucun être, et Bruggle lui-même en qui, cependant, il s’efforce de découvrir la perfection. ne saurait tirer de soi quelque juste sentiment d’orgueil ou de respect. Seule la comparaison que chacun essaie entre sa vie et celle des autres permet de se relativement bien juger, et encore non dans la totalité de la personne dont les éléments par incurable mimétisme, à chaque rencontre, se transforment et sans qu’il soit possible, en fait, de rien démêler à l’écheveau des réflexes. C’est pourquoi, dans une paire d’amis ou un couple, celui qu’une exaltation en vérité grandit, toujours, consciemment ou non, tentera de se diminuer aux yeux de l’autre. Ainsi Pierre se sous-estime pour admirer Bruggle. À la vérité, s’il était capable de le juger autrement que d’après soi, il aurait notion des qualités particulières à Bruggle et dont il lui serait si facile d’être le sourcier. Pierre qui ne sent point ses limites et, de ce fait, doute de son existence propre, Pierre qui ne perçoit distinctement aucun de ses instincts, de ses goûts spontanés, non qu’il en soit dépourvu, mais parce que tous, au plus profond de lui, bouillonnent, alors que souvent il se croit confondu en d’autres âmes et que seule une presqu’île singulière lui permet de s’affirmer hors du continent universel et anonyme, jamais cependant n’est simple à devenir miroir, et même il s’est toujours refusé à tout ce qui, de Bruggle, pouvait l’enrichir et n’a point, de lui, appris à aimer les cravates aux belles couleurs, les souliers longs et larges, les objets et les gestes qui prouvent à l’homme sa puissance et, pas plus que n’importe lequel des autres, le geste d’amour. Bruggle qui le domine ne l’a point allégé des vieilles hantises. Esclave de soi, alors qu’il a cru tout donner, c’est à croire qu’il lui manque le sens ou les antennes grâce à quoi il pourrait comprendre en quel bonheur Bruggle, petit sauvage, cherche sa dignité. La plus égoïste des femmes toujours saura mieux s’oublier que le plus détaché des hommes. Pierre qui est persuadé de son humilité et, pour Bruggle, eût voulu se retourner comme un gant, n’a jamais cherché en Bruggle qu’une perfection qui serait d’un Pierre réussi. Or les traits communs à Pierre et à Bruggle ne semblent exister que pour mieux accuser tout ce par quoi ils diffèrent l’un de l’autre.

Diane, au contraire, Diane qui n’a jamais été tentée de voir entre elle et Pierre aucune similitude, Diane, non par calcul de coquetterie, mais spontanément est devenue parallèle à celui qu’elle aimait. Ainsi s’est-elle imposée à Pierre au point de ressusciter d’un mauvais crayonnage sur les murs d’une cabine téléphonique. D’une telle apparition se nourrit son remords et des mains tout à l’heure brûlantes se glacent. Le métal devient leur frère. Autour de Diane en couronne s’assemblent les tronçons de tous ceux qu’il a connus. Chaos de la mémoire. Étranger, extérieur ou spectacle, Pierre, qui n’a rien su régler, sent croître sa honte. Il avait froid, mais son coeur qui a voulu se vêtir a mendié auprès des passants et n’a reçu que des loques. Il grelotte sous un bariolage, comme les masques rentrant à l’aube, lorsque la neige commence à tomber, après les bals, sur les chromos. Il a voulu réfléchir, coordonner, mais ses doigts n’ont rien pu saisir et la sagesse n’est point en lui. Le colonel, Mme Dumont- Dufour, Diane, Bruggle et tant d’autres. En eux et non en soi il a cherché les promesses de joie et de tourments. Il est donc illogique, au point que, jugeant Bruggle d’après soi, il doit aujourd’hui s’avouer qu’il n’a jamais cessé de demander aux autres ses possibilités. Mais parce que le dépit l’arme contre soi-même, il s’amoindrit jusqu’à voir dans ses plus terribles mélancolies (celles qu’il attribuerait volontiers à quelque souci métaphysique) la simple marque d’un esprit chagrin, héritage de Mme Dumont-Dufour dont l’humeur tracassière trouve dans les aventures domestiques les plus infimes un aliment au goût de cendre.

En outre, parce que sa mère, afin de l’apitoyer sur elle-même et aussi de diminuer à ses yeux le colonel, lui a raconté sa nuit de noces et n’a rien oublié de l’histoire d’une morsure à l’épaule et d’une virginité ravie sans que le colonel qui cependant passait pour un homme bien élevé eût pris le temps d’ôter ses bottes, Pierre, chaque fois que sa bouche erre par un corps dont la chair tente ses dents, ou que son désir le précipite encore mi-vêtu sur des bras, une poitrine, une jambe ou un ventre, sa frénésie apaisée, croit qu’il est, après de tels actes, destiné purement et simplement à Ratapoilopolis.

La force d’un Bruggle, au contraire, vient de ce qu’il est dans son égoïsme aussi naturel qu’un fruit. Non moins compliqué sans doute, mais harmonieux toujours. Sa bonne humeur, les premiers temps qu’il le connut, fait dire à Pierre : « Etre à côté de ce garçon c’est se croire dans un bain. « Que ne rappelle-t-il toujours ce jugement ! Alors, au lieu d’essayer des comparaisons, il se louerait d’avoir rencontré un homme capable de devenir oiseau si la fantaisie lui prend de voler. Ainsi, jamais n’aurait-il eu besoin de s’acharner contre soi pour préparer le triomphe de Bruggle.

Des sacrifices, il est vrai, que Pierre d’une part consent à Bruggle, et d’autre part Diane à Pierre, de ces amputations volontaires ou non, ne décide point la seule humilité adoratrice mais un calcul aussi, grâce à quoi le plus fervent se réjouira plus, se réjouira mieux de ce qui lui aura été accordé. Plus misérable le mendiant, plus belle l’aumône. Un jour, hélas ! celui qui implorait du regard ou de la voix, mais avait encore toute la route pour s’y griser de sa détresse, réduit en servitude, devra bien s’avouer que, seule, le contraint d’accepter son triste sort et de vouloir qu’il se prolonge la peur maladroite d’être à jamais délaissé.

Pour l’heure, Pierre qui n’aurait pas eu la patience d’aller chez Bruggle, est condamné à trépigner dans une petite boîte où la demoiselle des postes se plaît à prolonger une attente qu’elle espère fiévreuse. Il n’a plus aucune illusion sur les soucis auxquels le force cette soumission à Bruggle dont à l’instant il voulait encore se féliciter. Mais, s’il souffre de n’avoir pas obtenu le numéro demandé et comme si la lenteur à obtenir ce damné numéro dépendait de la seule volonté de Bruggle, toute sa rage se tourne contre soi et il se dit qu’il n’est qu’un pauvre gosse, habile à la seule économie des discours et non à celle de l’existence. L’existence, voilà qu’il parle comme sa mère. L’existence. Du fait de la folie paternelle et de la haine que lui voue Mme Dumont-Dufour (n’a-t-elle point repoussé la précaution jusqu’à le garder sous ses tristes jupons assez longtemps pour qu’il n’ait, malgré les essais forcenés de certaines nuits, qu’une notion vague de ce qu’il nomme vaguement l’existence ?) puisque Bruggle ne daigne répondre à son appel, non moins touchant d’être envoyé de la première cabine télé phonique venue que d’un radeau, genre radeau de la Méduse, il est seul au monde. Au reste comme si, en dépit de son incarcération dans cette boîte, il n’était pas assez malheureux pour multiplier sa rage triste, il décrète que, définitivement, la tendresse de Diane ne vaut ni plus ni mieux qu’une infusion somnifère, et que…

« Allô, grogne-t-on au bout du fil.

– Enfin, allô, c’est moi, Pierre.

– Bonjour.

– Je voudrais te voir.

– Pourquoi ?

– Pour le plaisir d’abord. Et puis j’ai des tas de conseils à te demander. »

Bruggle à l’autre bout du fil ne semble guère pressé de donner des tas de conseils. Mais Pierre se hâte d’interrompre une gamme de « Ha » indifférents :

« Je me suis fâché avec ma mère.

– Tu as bien fait.

– Je suis content que tu m’approuves, Arthur. Veux-tu dîner avec moi ? »

D’un bonheur qui fusait, à chaque syllabe de la dernière phrase, bientôt il ne reste guère plus que d’une vague venue se briser contre des récifs. Bruggle, dans sa réponse, a été plus froid, plus dur que rocher : « Dîner avec toi ? Impossible. « Éclaboussé d’une écume triste, Pierre volontiers croirait devenus blancs ses cheveux, sa peau, ses yeux. Blancs comme sa voix : « C’est bien vrai, Arthur, tu ne peux pas dîner ? « La supplication de ces mots est-elle donc si touchante ? Pour une fois il sera dérogé au système « Monsieur Arthur ».

« Impossible de dîner avec toi Pierre, mais passe dans la soirée. J’aurai quelques amis. Pour ton repas, si tu ne veux ou ne peux le prendre seul, téléphone à Diane.

– Bon Arthur. Je te remercie, à tout à l’heure… »

Le temps pas même d’un silence, d’une hésitation et Pierre essaie un mensonge, coquetterie inutile : « Tu sais, Arthur, je te téléphone de la cabine où pour la première fois… « Un rire de femme l’oblige à constater que Bruggle a posé l’appareil sans même lui dire : « Au revoir. « Mais il ne veut plus, serait-ce en pensée, faire des remontrances à Bruggle. Déjà il a demandé le numéro de la jeune fille.

« Allô. C’est moi Pierre. Tu n’es pas encore à table ?

– J’allais m’y mettre.

– Tu ne veux pas dîner avec moi ?

– Si. Où ? … J’arrive. »

Un quart d’heure plus tard, Pierre et Diane venus chacun de son côté, à la porte du restaurant.

« Bonjour Diane.

– Bonjour Pierre. Tu as l’air tout chose. Malheureux ? »

Pierre sans répondre prend le bras de Diane, le serre et cette fois sans feintise. Ils entrent, s’installent. Diane heureuse, amusée d’être appelée « madame », Pierre un peu grisé par la faim, la chaleur. Il regarde Diane mais très vite ne la voit plus. Dans la cabine téléphonique il a suffi d’un mauvais gribouillage sur un mur (n’importe quoi d’ailleurs eût été un aussi bon prétexte) pour que la jeune fille s’interposât. Dès lors, quoique absente, et destinée humainement à ne rien savoir de son anxiété, des paroles qui la suivraient, elle était devenue le témoin de la fiévreuse attente de Pierre et de l’indifférence (supposée à la lenteur des postières) de Bruggle. Or maintenant, délivré en fait de tout souci imputable à Bruggle, ne le voyant pas mais assez sûr de sa présence prochaine pour ne plus s’inquiéter, souffrir, entre lui et Diane descend un brouillard dont il sait que va renaître, pour sa torture, un nouveau Bruggle.

Diane, Bruggle, Diane, Bruggle. Les syllabes se confondent et ceux aussi qu’elles désignent. L’odeur d’une viande ne peut plus rappeler la salle de restaurant. Toutes les pièces relatives, tables, chaises, nappes, fourchettes, cuillers, couteaux et la Diane elle-même du dîner, se désarticulent et chacun des éléments qui les composent s’enfuit. Les murs se sont écartés. Les yeux de Pierre contemplent un spectacle sans objet. L’autre nuit déjà, il a suivi la route du sommeil jusqu’au point que nul mot ne saurait désigner.

Il était seul, il était vide. L’aventure avait commencé lorsque, d’un thorax pétrifié, les poumons, oiseaux de rubis et de feutre, s’étaient envolés. Ils étaient montés en plein ciel, plus doux que les anges qui sont pourtant, comme chacun sait, des créatures sans os, et la poitrine plus fière que la coque d’un navire tout neuf s’était réjouie comme d’une virginité un peu sotte enfin perdue. Et là-bas sur la route des soldats qui rencontrèrent le thorax inhabité, des soldats qui levèrent alors les yeux au ciel et virent une tache rouge dans le soleil, lourdement, leurs pieds rythmant le couplet, se mirent à chanter :

Qu’est-ce que c’est qu’un pucelage ?

C’est un oiseau languissant

Et qui ne sort de sa cage

Qu’après l’âge de quinze ans.

Poumon, pucelage, oiseau sanglant, oiseau languissant. La cage est vide, la cage est seule. Celui qu’elle tenait prisonnier est monté jusqu’aux étoiles. Mais déjà le voici qui redescend métamorphosé, devenu visage aux yeux clos, aux traits parfaits, aux joues, qu’on devine, du premier regard, plus douces que cire à la caresse des mains et des lèvres. Or ces paupières si parfaitement jointes qu’on les eût prises pour une seule et même coquille, de ces paupières, soudain, quel invisible coup de dent fait jaillir le noyau des yeux ? Parmi l’ombre née des tempes, des narines, du menton, un regard soudain fleurit. Regard impair, bien que deux yeux soient l’un et l’autre vivants. Et les traits du visage ont achevé de s’effacer. Dans la solitude, dans le vide en face d’un garçon au corps creux, ne demeurent que deux yeux : un oeil de Bruggle, un oeil de Diane.

Oeil de Diane, précis et triste d’une conscience qui le limite, oeil de Bruggle le plus bel oeil humain que Pierre ait jamais vu. Oeil humain, oeil animal aussi et que l’amour même ne saurait apprivoiser. Bruggle, petit sauvage, son oeil sent la forêt, le bois sec, la pluie. Une goutte de son regard est plus profonde que tous les océans les uns sur les autres. Oeil de Bruggle, oeil animal. Bruggle petit sauvage. Il avait raison de rire de l’ambassadrice scandinave. La dompteuse, comme il dit, a beau s’y connaître en hommes, elle a enfin trouvé quelqu’un à ne pas domestiquer. Bruggle petit sauvage, et son oeil libre. Oeil de Diane précis et triste d’une conscience qui le limite.

Ces deux yeux, deux frères ennemis, l’un de l’autre s’approchent. Pierre d’abord a cru à quelque bataille. Déjà ils se touchent mais leurs cils ne se hérissent point et sans qu’il y ait eu la moindre affirmation hostile, Pierre peut voir l’oeil de Bruggle en transparence, sous l’oeil de Diane. Puis il n’y a plus rien dans la solitude, dans le vide.

Une douce lave noie toute chose et Pierre comprend que la mort c’est le point dans l’espace et le temps où convergent pour se détruire les uns les autres, les uns des autres, tous les regards, ceux des êtres, des choses, des minutes, des lieux, des gestes, des remords, des joies, des espérances, des rages, des cris, des larmes, des rires. Et ne demeure qu’un trou plus blanc dans le blanc, plus noir dans le noir.

Grands yeux si grands ouverts qu’ils semblaient vides, Bruggle n’est jamais si beau que lorsque, perdu dans on ne sait quelle brume, se creusent ses orbites et à tel point qu’il n’est pas croyable que de si mystérieuses cavités puissent trouver place dans un visage humain.

Mais lui, Pierre, ce soir comment aurait-il le courage de redevenir le jeune homme vivant ? Il dîne sans adresser un mot à sa compagne, alors qu’il n’aurait pas eu le courage de s’asseoir seul à une table. Avec des gestes plus légers que ceux des ombres, il passe le poivre, le sel, les aliments.

Sous la nappe il joint ses mains.

Va-t-il demander pardon de n’avoir pas estimé à leur juste prix les joies dont l’amie a voulu le combler ? Joie de l’esprit, du coeur ? Pierre ricane. Il ne croit plus à la possibilité de ses joies. Jamais en revanche ne se rassasiera l’appétit qu’il a de Bruggle. Chaque jour, davantage, il admire son corps, arbre à la fois dur et souple, robuste et fin, son corps. Le corps et les lianes qu’il lance, ponts subtils, parfumés des bouquets précis de gestes, des pétales de la voix, de deux fleurs ravies à la couronne d’Ophélie, ses mains, et des plus improbables des plantes dont ses pas suivent les courbes dans une marche qui, jamais, n’a pu s’empêcher de très vite devenir une danse.

Appétit, appétit, toujours et appétit encore, cette langueur attentive, lorsque gardien du sommeil de l’autre, il pose une main sur une forge de peau fraîche, la poitrine de Bruggle, et, dès que l’aube, au travers des rideaux le permet, un regard sur deux triangles un peu bombés et plus doux que fruits, des paupières bleues d’une fête sensuelle, comme des prunes de soleil. Paupières, les lèvres de celui qui ne dort pas, avec la furtive prudence des voleuses vous effleurent mais, les cils rencontrés, soudain s’enfuient car elles ont peur de ces herses qui défendent les secrets des hommes et leurs résumés aux belles couleurs, les yeux. Ce front définitif dans l’incertitude aigre du petit jour, ce front définitif parmi le désordre du lit, son bonheur lisse, de quel bois a-t-il été sculpté ? De quel bois ou de quel marbre ? Le crâne de Pierre est une triste maison d’os et son toit de cheveux le plus misérable des chaumes. La tête de Bruggle, au contraire, laquée d’une cruelle innocence, est le temple où la jeunesse embellit tout. La jeunesse. Avec elle se confond celui qui dort, ignorant des cauchemars. Bruggle n’est pas de ceux qui attendent ou même laissent venir leur soir. Il ne mourra point, mais s’évaporera dans la plus insolente des lumières, semblable aux nuages nés à midi qui, après s’être amusés à jeter d’un ciel trop chaud, trop cru les promesses de terre mouillée, au crépuscule n’adoucissent plus le couvercle de plomb d’où nul ne continue à oser espérer des colliers de pluie.

Mais parce que cette fraîcheur n’est pas encore près de se ternir, et comme si elle ne devait durer que pour son bonheur, Pierre se persuade que Bruggle, petit sauvage, lui est trop secourable pour qu’il permette ce soir aucune tristesse au premier plan. Le dîner avec Diane (son silence n’est pas l’ennui) sert de simple transition. Il est le pont de Mme Dumont-Dufour à Bruggle, d’une adolescence que la tristesse a faussée à une jeunesse vraie, des scrupules tièdes aux joies crues. Tout à l’heure, à jamais, seront abandonnées les vieilles hantises. L’innocence insolente des heures, désormais, plus et mieux que le soleil le dorera.

Diane dîneuse, sa voisine, vers elle le seul malheur l’a conduit. Diane, douce compagne des hivers, soeur d’ombre. D’elle, en silence, il s’éloigne, car il veut croire que Bruggle, son frère de lumière, le sauvera. Fini l’attendrissement des ciels gris, des pluies fines. Pierre n’a plus besoin d’une garde-malade qui le promène par des rues sans joie. Sa peur du vent trop libre, de la colère des vagues, grâce à Bruggle, va devenir cette inquiète audace qui décide des départs et donne aux aventures leur goût.

Pierre, de Bruggle, prendra la force de n’avoir besoin de personne et, dès ce soir, puisque Bruggle l’a prié à le venir voir – il ne se rappelle point que c’est par pitié –, commencera le règne de la joie. Et déjà, Diane, qui n’a point quitté Pierre des yeux, est surprise du sourire dont se colorent ses lèvres. Elle est surprise et triste très vite, effrayée même. Comme une mère qui voit son enfant soudain guéri sans avoir pu saisir les moindres signes d’un mieux pourtant épié, Diane, au lieu de se réjouir, a peur que n’ayant plus besoin d’elle Pierre cesse de l’aimer ou bien perde cette grâce, cette langueur qui la touchèrent et permirent à ce qui, pense-t-elle, eût dû être simple amitié de devenir amour. Diane, les coudes sur la nappe, le menton dans ses mains en coupe, sait qu’il ne sera pas répondu à l’interrogation de son silence.

En face, tout près d’elle, un jeune garçon, à chaque pensée, plus sûrement que d’un coup de rame d’elle s’éloigne. Son air malheureux qu’elle chérissait pour tant de promesses suppliantes, cet air qui implorait une aide qu’elle avait si grand bonheur à donner, est devenu un air absent. Si elle essayait de parler, Pierre ne l’entendrait point. Alors, parce qu’elle croit qu’elle ne pourra jamais plus rien pour son secours, elle ne cherche même pas des mots qui puissent avoir raison de son silence.

Grâce à Mme Blok qui est rentrée toute bouleversée et s’est accusée d’avoir par sa question : « Est-il anormal ? « déchaîné des malheurs, Diane sait qu’une scène n’a pu manquer d’avoir lieu entre Pierre et sa mère. Comme elle n’ignore aucune des ressources de Mme Dumont-Dufour dans l’art de persécuter, dès qu’elle a entendu la voix de Pierre au téléphone, elle s’est dit qu’il devait souffrir et que sa présence lui serait bonne. Or bientôt ils auront fini de dîner et Pierre, se répète-t-elle, n’a desserré les dents que pour lui dire bonjour. Il s’obstine à tout garder secret et la jeune fille volontiers croirait qu’il ne lui a demandé de venir que pour lui donner le spectacle de son détachement tout neuf. D’autres soirs, déjà, il ne se plaignait point avec des mots mais il prenait alors les mains de Diane, en faisait un bandeau pour son front chaud et, des doigts frais, tendres aimants, du crâne, extirpaient les douleurs dont il était cloué. Aujourd’hui qu’on ne lui demande plus rien, elle regrette la guérison du malade et en même temps elle a honte, car il lui faut bien s’avouer que si elle a voulu soulager la hantise de Pierre, ce fut moins en vue du bienfait lui-même que pour la joie des heures qu’elle y consacrait.

Paumes, hirondelles blanches, dont les nids sont deux tempes douloureuses, il ne faut pas qu’elles tremblent, il ne faut pas qu’elles aient chaud. Diane devant son miroir a appris une grimace qui donne l’impression du sourire. Cette grimace lui faisait mal. C’était comme si elle avait relevé ses lèvres avec des épingles de sûreté. Mais elle voulait croire que Pierre se laissait prendre au mensonge de cette bouche figée dans la joie. Dès qu’elle l’avait quitté, les jours où il s’était confiné dans sa propre douleur, sans avoir un mot affectueux pour elle, Diane laissait tomber le masque et du sourire qu’elle avait singé durant des heures, une glace soudain lui montrait qu’il ne restait plus que deux petites rides. Deux petites rides. Elle se rappelait que Pierre en partant lui avait dit qu’il passerait sa soirée avec Bruggle et, bien qu’elle voulût se défendre d’être jalouse, elle pensait qu’après le dîner elle ne saurait que faire. Mais toujours elle a eu la force d’imposer silence aux tentations haineuses. Dans son lit où elle ne pouvait s’endormir, honteuse d’imaginer un autre lit où la tête de Bruggle reposait à côté de la tête de Pierre, honteuse de penser que des corps sous des draps prolongeaient ces deux têtes dont l’une était haïe et l’autre la mieux aimée, Diane, les ongles enfoncés dans ses mains pour que la douleur la tirât d’une rêverie vénéneuse, se contraignait à oublier les fautes des autres pour plaindre leurs souffrances. Et c’était toujours le souvenir d’un serment qu’elle s’était fait à elle-même, le soir où sa mère, pétrifiée dans son satin crème et rose avait hurlé : « Mon enfant, ton père est mort, il s’est suicidé. « Elle avait vu l’homme dépendu qu’on avait mis sur le divan, et tous les invités plus noirs que corbeaux, qui s’empressaient autour de cette grande poupée roide, en pantalons à carreaux, bras de chemise, langue tirée. Lorsqu’on l’avait recouchée, les yeux clos, mais ne dormant point, enfant qui croyait que des prières pouvaient sauver une âme, les mains jointes sur sa poitrine, et avalant les larmes que ne pouvaient retenir ses paupières pourtant fermées, elle avait promis au jésus de plâtre frais de ses douze ans, qu’elle irait toujours aux malheureux, semblable à cette femme de l’évangile qui, de ses cheveux, avait essuyé les pieds divins. Plus tard, alors que le jésus de plâtre frais ne fut plus qu’une image de sa propre enfance, même aux heures où Mme Blok, par sa rengaine : « Le suicide c’est comme les cheveux roux », la tentait d’un désir de mort qu’elle croyait aussi naturel de porter que le nom de celui dont elle était issue si, par exemple, elle se disait que les revolvers ne sont pas faits pour les chiens, et qu’il peut être certains jours fort commode d’habiter au cinquième, toujours, à l’arrière-plan, demeurait le vœu du soir où elle avait fait connaissance avec la mort. Des croyances qu’elle n’avait plus dominaient encore sa vie. Ainsi, au nom d’une charité dont, au reste, le principe était dans son coeur bien plus encore que dans le catéchisme où elle avait appris son nom théologal, du jour où elle a connu Pierre, elle s’est résignée à n’être pour lui qu’une soeur attentive et peut-être secourable. Son aînée de trois ans, elle s’est répété que la justice chronologique voulait qu’il cherchât en elle un secours dont il avait un besoin tout particulier du fait de la folie du colonel et de la haine de Mme Dumont-Dufour, alors qu’elle s’est toujours défendue de croire qu’il pût trouver en elle de quoi s’exalter pour quelque amour. Mais, parce qu’elle avait spontanément renoncé à certaines joies, encore inconnues, et dont, au reste, elle ne se rendait pas compte que l’ignorance aidât à les sacrifier, elle s’était senti droit à quelque compensation et en était venue à penser qu’un lien subtil et sûr, toujours, à son esprit, à son coeur, unirait l’esprit, le coeur de Pierre.

Or durant le dîner, les couleurs qui soudain ont embelli les joues trop pâles du jeune garçon, le silence où il s’est confiné, son appétit aussi, ont donné à Diane notion d’une force dont Pierre, sans doute, dans son désarroi, n’avait lui-même pas encore pris conscience. Cette force, elle a senti qu’elle irait contre elle. Inexorablement. Elle se rappelle qu’elle a souri, quand Mme Blok, la main sur le coeur et tragique à souhait, dépeignant l’arrivée de Pierre après la déclaration de Mme Dumont- Dufour : « Il est simplement un peu dégénéré « a dit : « Il est entré comme la foudre, l’air mauvais et décidé. « En écho Diane a répondu : « Pauvre Pierrot », ce jeune garçon, elle ne l’imaginait pas l’air mauvais, l’air décidé. Mais maintenant, elle sait ce que sa mère a voulu dire et qu’elle avait raison. Il est devant elle, comme la foudre, insensible, mauvais, sauvage. Pour la première fois elle constate que ses mâchoires sont lourdes et que, s’il se perd dans elle ne sait quel brouillard, son regard n’en est pas moins dur. Facilement, Diane aurait peur. Elle pense que Pierre, à la fin du dîner, va se lever, partir. Déjà il est devenu l’étranger. Demain, Diane sera seule. Elle n’aura même pas le courage de retourner à son atelier, de continuer sa peinture, elle passera ses après-midi à regarder Mme Blok tricoter et ne pas comprendre. Elle ne tentera aucune substitution sentimentale. Pierre perdu, elle ne cherchera point à le retrouver dans quelque autre. Si elle arrive à l’oublier ce sera pour devenir la femme au coeur inoccupé. Elle vivra, indifférente à tout et à tous, sans autre secours que, au tout dernier plan, un espoir de retour qui lentement s’estompera.

Mais Diane, pour l’heure, veut profiter de ses dernières chances. Elle s’accuse de mélancolie et se jure de lutter contre l’invisible courant de tristesse qui l’emporterait si loin de l’être préféré. Pourquoi parler d’un retour qui lentement s’estompera lorsque peut-être encore il tient à elle d’empêcher le départ ou tout au moins de rattraper Pierre. Elle va donc s’accrocher aux mots, ne saisir de toutes ses pensées flottantes que les seules susceptibles de lui servir de bouées et, puisque son silence et le silence de Pierre divergent et les emmènent l’un et l’autre à la dérive, elle cherche un secours dans la première question venue.

« Pierre, que ferons-nous après le dîner ?

– Nous irons chez Bruggle.

– Chez Bruggle ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Je devais dîner avec lui. À la dernière minute il a dû me décommander, mais il veut que je passe chez lui dans la soirée.

– Tu devais donc dîner avec Bruggle ?

– Oui.

– Tant pis.

– Pourquoi tant pis. Tu es injuste, Diane. Vois comme Bruggle est gentil. Lui-même m’a demandé que j’insiste auprès de toi pour que tu m’accompagnes. »

Silence. Pierre écarlate cherche des raisons.

« Tu comprends, il faut absolument que j’aille chez Bruggle dans la soirée. Si je ne couche pas chez lui, où passerai-je la nuit, car tu sais, je suis fâché avec ma mère.

– Je le pensais Pierre.

– Ta mère t’a dit ? »

Diane fait « oui « de la tête et regarde Pierre. Sur son visage flottent de touchantes épaves d’enfance. Déjà Diane veut oublier que, durant tout le dîner, elle a dû attribuer ses appréhensions à l’humeur bizarre, au mutisme du jeune garçon. Comme la plus coupable des complaisances, elle se reproche de s’être doucement, lâchement laissée aller à certaines craintes. Ainsi, s’est-elle apitoyée sur son propre sort, tandis que Pierre, encore douloureux des menaces que Mme Dumont-Dufour ne manque jamais de prodiguer, se rongeait en silence. Pierre, pauvre gosse, s’il réussit à échapper à certain enfer dont la folie du colonel et la haine de Mme Dumont-Dufour n’ont cessé de multiplier les supplices, que va-t-il encore lui falloir endurer ? Et Diane le sait si mal, si peu armé pour la lutte.

« Mon pauvre petit Pierrot.

– Je ne suis pas à plaindre, Diane.

– Écoute, si tu as besoin de quoi que ce soit…

– Je n’ai besoin de rien.

– As-tu au moins un peu d’argent?

– Quelle question ? Tu parles comme ma mère. Vous êtes bien toutes les mêmes, les femmes, vous vous perdez dans les détails. Les questions d’argent, pour vous, il n’existe rien d’autre. Sache ma petite que Bruggle ne me laissera manquer de rien. Déjà il m’a fait vendre une toile. Dans cette poche, il y a un portefeuille avec mille balles.

– Mille francs qu’est-ce que c’est ?

– Mais je te le répète, Bruggle ne me laissera manquer de rien.

– Moi non plus, Pierrot. »

Pierre entre ses dents : « Je ne suis pas un maquereau. »

Diane croit mal entendre : « Tu dis ?

– Rien. »

Nouveau silence. Comme elle ne trouve pas un mot à répondre, plutôt que d’accuser la méchanceté de Pierre ou même sa mauvaise humeur, elle décrète que sa propre maladresse seule est coupable.

Bien que pas une syllabe n’ait été dite qui pût saper leur amitié, chaque minute elle sent peser davantage les menaces encore silencieuses. Et l’adieu lâche ou l’explication brutale et inutile que mille détails, l’atmosphère du dîner et certain pressentiment inexprimé mais réel la contraignent à prévoir, elle en revendique la responsabilité. Ainsi peut-elle excuser l’humeur hostile de Pierre dont elle ne sait plus par quels moyens douter. Qu’il s’acharne sournoisement à tout détruire entre elle et lui, Diane, dédaigneuse des petits manèges qui sont de la meilleure tactique sentimentale, Diane, incapable de composer avec l’être le plus cher et même d’opposer quelque juste réponse à ses provocations, se compare au médecin qui ne sait trouver pour le malade trop aimé le remède qu’il eût tout naturellement ordonné à quelque autre.

Lorsqu’il a déclaré : « Il faut que je couche chez Bruggle ", volontairement elle a déclaré « sale et injuste « une pensée que, de sang-froid, s’il ne s’était agi de Pierre, elle eût jugée « soupçon légitime ". Et même, s’il ne s’était par la suite vanté d’avoir mille francs en poche et n’avait affirmé puis répété, avec une insistance pour le moins superflue, que Bruggle jamais ne le laisserait manquer de quoi que ce soit, sans doute eût-elle réussi à s’interdire de constater que : « Il faut que je couche chez Bruggle « en bon français signifiait : « Je veux coucher avec Bruggle. "

Au reste, c’est peut-être parce que, consciemment ou non, il avait pris notion de cette résistance que Pierre a exagéré jusqu’à ce qu’il sentît Diane obligée de savoir à quoi s’en tenir et de s’avouer, pour son malheur définitif, qu’elle savait à quoi s’en tenir.

Pour Diane, si elle souffre du point sur l’i, ce n’est pas qu’elle soit aujourd’hui plus qu’hier jalouse, mais la périphrase par trop transparente dont il a usé pour avoir raison de son dernier doute affirme une volonté agressive telle que la jeune fille, si elle l’explique ou même l’absout, ne peut manquer d’en être atteinte au plus profond. Or impuissante à nier les intentions mauvaises de Pierre, elle n’en essaie pas moins de se raccrocher à ses derniers scrupules. Elle, qui méprise les procédés de la coquetterie, elle va jusqu’à chercher des formules bienfaisantes, des moyens d’écarter mécaniquement les soupçons, de reculer une scène. Ainsi se rappelle-t-elle que les livres de morale enfantine recommandent d’avaler une gorgée d’eau avant de se mettre en colère. Alors, parce qu’elle sent des reproches lui monter aux lèvres, elle allume une cigarette et s’interdit de prononcer une seule syllabe, de se permettre une seule pensée contre Pierre avant d’avoir fini de la fumer.

Une fois encore, d’ailleurs, elle sera victime de ses bonnes intentions. Parce qu’elle est assez forte pour s’imposer silence et tendre les petits muscles qui relèvent le nez, les yeux, la bouche et empêchent ainsi le visage de se laisser tristement glisser, Pierre, qui au fond n’avait peut-être si bien combiné le désespoir de sa compagne que pour avoir pitié à son tour, se sent frustré, s’exaspère et pour un peu prétendrait qu’elle est en somme indifférente. Cette jeune fille qui fume devant lui, tout près de lui, et si peu ressemblante avec son masque de bonnes intentions à celle qu’il croyait qu’elle allait être ce soir, il se dit que le silence dont elle se cuirasse pour résister aux coups de son propre mutisme ou de ses phrases en flèches est moins lourd de douleur que de dépit et, même, il n’est pas loin de croire qu’une coquetterie volontairement malfaisante la pousse à s’imposer pour les séparer plus sûrement Bruggle et lui.

… Car, pense-t-il, une femme aura beau feindre la curiosité ou la sympathie, voire une admiration dont le snobisme nous a déjà valu certains exemples, jamais elle ne pourra s’empêcher de souffrir rageusement, au plus secret de son orgueil, si elle constate que l’amitié de deux hommes s’affirme au point de devenir cet amour que les hypocrites et les ignorants ne prétendent possible qu’entre des individus de sexes différents. Diane, en dépit de son esprit de charité, ne demanderait qu’à mépriser l’amour que j’ai pour Arthur, mais parce qu’un sentiment lui en impose qu’elle eût, spontanément, jugé impossible ou ridicule, elle ne se contente plus de cette paisible avenue, l’amitié, dont les possibilités sereines d’abord lui ont suffi. Pour moi, aujourd’hui, elle a moins d’affection que de haine pour Bruggle et jamais elle ne lui pardonnera de m’avoir fait découvrir le pays des splendides tourments : l’amour. Aucune femme, d’ailleurs, se répète Pierre, ne penserait ou n’agirait autrement. Ainsi, celle qu’Arthur appelle « son dompteuse », cette comtesse roumano-scandinave alors que, loin de s’offusquer des gestes qui, imaginait-elle, exprimaient nos désirs, elle semblait prendre un certain plaisir, dont au reste Arthur se choquait, à en parler, s’est au contraire moquée puis exaspérée de tout ce qui lui a prouvé qu’il ne s’agissait pas entre nous de simples fantaisies sexuelles. Si je couchais avec des voyous, cette Roumano-Scandinave, qui professe la liberté d’esprit, me déclarerait charmant jeune homme, se réjouirait, crierait au pittoresque, mais qu’elle me sache malade du plus étrange garçon, possédé mais incapable de m’en vouloir guérir, elle ne comprend plus.

Tant que les tiers croient à un vice, tant qu’ils en espèrent des spectacles bien montés, ou même à la rigueur un éparpillement de gestes qu’ils se réjouissent de juger aussi coupables et aussi rares que les orchidées d’Oscar Wilde, respectueux intérêt. Mais vienne la souffrance que ne révèle aucune cocasserie, que ne grossissent ni les persécutions sociales, ni le cachot, ni l’attirail du pire esthétisme, vienne la souffrance sans mot et qui ronge silencieusement, ceux qui avaient espéré de curieux décors, des anecdotes piquantes, des chroniques scandaleuses ne pardonnent point à la passion sa douleur trop simple. Que je couche avec Arthur, voilà qui au fond amusera Diane, mais ce soir, elle m’en veut d’avoir deviné que, durant tout ce dîner, à lui allaient toutes mes pensées. Elle tolérerait une simple combinaison physique, s’exciterait même de l’estimer sale ou vicieuse, mais alors qu’elle m’a cent fois répété qu’entre elle et moi il ne pouvait être question que de simple amitié, jamais elle ne pourra souffrir que j’aime Arthur, qu’il m’aime. Elle joue la comédie du renoncement mais, en fait, invente, ou tout au moins cherche, des séductions capables de me faire oublier Arthur. Elle cultive, sous prétexte de me guérir, ce qu’elle croit ma faiblesse et qui sert si bien à l’affirmation de sa prétendue force. Souvent, et ce soir même, j’ai été bien près de me laisser aller. Savoir, si longtemps encore, elle sera à la hauteur. La pensée d’Arthur me donne, contre elle, le courage nécessaire. Sans Arthur déjà j’aurais cédé, abdiqué entre des mains de jeune fille, accepté que ma vie devînt près d’elle un long sommeil. Mais c’est à l’ombre d’une ombre que je dormirais, car, elle, maîtresse enfin de celui pour qui, de ce pour quoi elle a, tant de mois, vécu, ou bien n’y tiendrait plus et me plaquerait sinon de fait, du moins moralement, ou bien, ce qui d’ailleurs reviendrait au même, se ferait docile à n’être plus que miroir. D’elle, j’aurais tout juste alors les images de ma solitude médiocre et d’une lâcheté qui au mien aurait uni son sort.

Diane n’est pas vraiment forte, puisqu’elle n’existe qu’en fonction de moi, en faveur de mes hantises qu’elle prétend guérir. Le bien même qu’elle veut me faire la source en est en moi et non en elle, puisque, si elle ne m’avait rencontré, jamais elle n’en aurait eu la notion. Bruggle au contraire je l’aime parce qu’il est. L’essentiel de lui me demeure plus fermé qu’un noyau. Moi-même, si je lui obéis, si je suis docile à ses moindres volontés, il sait qu’il pourrait me briser sans que je lui livre mes secrets, cette amande qu’une Diane par exemple m’a donnée spontanément. Nous nous cognons, nous nous faisons du mal. Rien entre nous, qui ne soit lutte. Notre amour n’est pas une carie. Nous nous déchirons, nos lèvres saignent, nos mâchoires sont cassées mais pas une seule dent n’est attaquée à la pulpe. Il me torture, il me bat avec son esprit dur, son esprit hermétique et plus nous nous aimons plus nous sommes ennemis, mais aucun ne désire que l’autre à lui se soumette. Il faut être une femme, Omphale, pour faire filer Hercule et se réjouir de le voir filer.

Bruggle, des jours d’injures, des nuits de dents heurtées que je lui dois, j’ai pris notion de ma liberté. Au contraire, si j’avais aimé Diane (et si je n’avais pas connu Arthur, j’aurais cru l’aimer, je l’aurais épousée) c’eût été une vie aussi plate et même pas aussi heureuse, par conséquent moins excusable, que celle que peut lui faire n’importe quel honnête garçon et par exemple le premier ingénieur chimiste venu du genre de l’Edouard Cloupignon que son cousin Honoré Bricoulet a voulu lui faire épouser. Au fait, si je lui parlais de ce Cloupignon. Son amour-propre sera flatté. Et puisqu’elle-même avait accepté de se prêter aux manigances de ce mariage projeté, elle ne pourra plus me reprocher, par des mots, une intonation ou des yeux trop grands ouverts, Bruggle. Allons… Dis-moi Diane, as-tu revu ton ingénieur chimiste, où en sont ses chances ?

Diane laisse éteindre sa cigarette. Elle pense que Pierre est jaloux, car s’il ne l’était pas, il ne se soucierait nullement de l’ingénieur chimiste. Donc, il tient à elle et elle a eu tort de craindre son indifférence. Que Pierre répète sa question elle sourit, d’autant plus heureuse que moins prête à sentir, dans ce ton bref et cette moue, le seul dépit de la croire fière d’un mari possible et fière au point qu’il suffise de prononcer son nom, pour la faire se pâmer d’aise.

Sous le masque elle a enfin retrouvé celui qu’elle aime et tel qu’elle l’aime. Elle n’a plus peur qu’il se laisse flotter sur un silence ou des mots vagues aussi faussement paisibles qu’endormants et dont les lames de fond risquaient de l’emporter jusqu’à Bruggle. Enfin accroché à une précision maintenant, il ne risque plus de se perdre. Si Cloupignon n’existait pas, il faudrait l’inventer, aussi, le bénit-elle, souvenir imperceptible à la surface, écueil du salut qui, d’un choc, a obligé Pierre à reprendre notion de son passé, de sa vérité.

Dès lors, tout ce qui servait à Diane d’argument contre Pierre devient preuve d’affection. Elle a été folle de prendre chaque parole au tragique, de chercher des intentions dans le moindre mot. Là où elle a souffert d’un prétendu besoin de narguer il n’y avait que franchise maladroite. Toutes les précisions inutiles qui ne lui furent point ménagées, dès lors lui semblent des coups de sonde, par quoi Pierre torturé dans sa passion pour le félin transatlantique et sa tendresse pour la jeune fille, a voulu éprouver un sentiment dont il était fort naturel qu’il désirât d’autant plus se rendre compte qu’il y tenait davantage.

Diane n’a jamais ignoré ni feint d’ignorer l’amour de Pierre pour Bruggle, mais cet amour, ce soir, lui apparaît si bizarre, si peu en rapport avec celui qu’elle veut croire Pierre, qu’elle le juge une maladie, donc susceptible de guérison. Et puis qu’importe. Pierre ne l’aime-t-il pas, n’insiste-t-il pas :

« Alors ton Cloupignon ? Je veux savoir.

– Tu veux savoir.

– Oui, je veux savoir à quoi m’en tenir.

– Tu veux savoir à quoi t’en tenir. »

Elle répète ses paroles comme une pauvresse tâte l’étoffe qu’on vient de lui donner pour se vêtir. Qu’il pense à lui demander des comptes, alors que lui-même est dans un moment sinon décisif, du moins difficile, n’y a-t-il point là de quoi la rassurer ? Doucement reconnaissante une voix promet :

« Je vais tout te dire Pierrot. »

En réponse une menace : « Tu vas tout me dire, c’est bien vrai, si tu mens…

– Puisque je te promets de tout te dire. Mais il ne faudra plus te moquer de Cloupignon, ce serait mal.

– Commenceras-tu ?

– Oui Pierre. D’abord tu sais chaque semaine le cousin Bricoulet vient supplier maman de vouloir bien devenir sa femme. Je crois qu’elle-même en grille d’envie, mais comme elle sait que je déteste Bricoulet…

– Pourquoi le détestes-tu. Je te ferai remarquer ma chère Diane, qu’avec tes airs généreux tu brises purement et simplement la vie de ta pauvre mère. Si tu avais un peu d’âme, tu mettrais sa main dans celle d’Honoré. Et en avant la fanfare. Je vois d’ici cette chère Herminie en chantilly, fourreau de satin noir, grand chapeau de velours tendu, paradis et voilette en rechantilly, souliers plus que vernis et deux œillets piqués dans un renard argenté. Au bras de Bricoulet elle monte l’escalier qui conduit à la salle des mariages de la mairie du XIVe arrondissement. Le soir les nouveaux mariés partent pour l’Italie. Oui, ma petite Diane, si tu avais le sens de ton devoir… »

Diane ne comprend pas pourquoi Pierre soudain se met à faire le bouffon. Elle ne sait s’il se moque de sa mère, de Bricoulet ou d’elle-même. Elle ne trouve rien à répondre, mais lui :

– Continue.

– Tu me dis de continuer et tu vas m’interrompre encore.

– Je ne t’interromps pas. Je te donne mon avis. Et tu as une famille si charmante. Divine en vérité. Pourquoi m’empêcherais-tu de savourer ses qualités, lorsque toi-même t’en réjouis la première. Comme le Cloupignon serait à son aise entre Herminie et Honoré, en face de cette chère Diadiane. Diane voilà un nom qui ferait sensation dans la ville natale de ton futur.

– Pierre, je t’en prie, d’abord Cloupignon n’est pas mon fiancé.

– Je suis bien tranquille. Tu te rappelles son premier dîner chez vous, ce dîner que tu m’as narré avec tant d’esprit.

– Pierre.

– Comme tu étais en verve, ce soir-là, mieux inspirée qu’aujourd’hui en tout cas. Rien qu’à t’entendre je voyais ta mère avec son bracelet en prétendus cheveux de l’impératrice Eugénie, son pendentif, un petit panier de diamants avec fleurs de rubis et saphirs retenu autour du cou par une chaîne de platine et qui brillait si richement sous la suspension, dont l’honnête dame, pour la circonstance, avait allumé toutes les lampes. Et tu te rappelles l’histoire de Cloupignon au dessert et son accent berrichon que tu imites si bien.

« Dans le petit rrrestaurrrant où je prrrends mes rrrepas la caissièrrre est tombée parrr une trrrape dans la cave. Que crrroyez-vous qu’elle s’est cassé ? Rrrien, mais elle s’est déchirrré quelque chose ? Devinez quoi ?

« - Sa robe, dit Bricoulet.

« - Non.

« - Son corsage, suppose Mme Blok.

« - Non.

« - Vous n’y êtes, ni l’un ni l’autre. La caissièrrre du petit rrrestaurrrant où je prrends mes rrrepas en tombant parrr la trrrape dans la cave s’est déchirrré la rrate. "

Pierre conclut : sacré Cloupignon. Tu seras la femme d’un brillant esprit.

Diane ne sait quoi opposer à ces sarcasmes. Elle se sent lâche. Elle croit toujours à la jalousie de Pierre, et pour l’apaiser lui livrerait Cloupignon pieds et poings liés. En attendant afin de lui montrer le cas qu’elle en fait, elle sort de son sac une lettre, la tend à Pierre, explique.

"C’est une lettre de Cloupignon. Comme je lui ai fait comprendre que je n’avais pas le moindre désir de devenir sa femme, il a juré de me conquérir. Tous les deux jours il m’écrit. Ce soir j’ai reçu un petit tableau de sa vie sentimentale, avec forces accolades, traits à encre rouge, petits compartiments. "

Diane a parlé très vite. À nouveau elle a peur. Elle n’ose regarder Pierre qui lui demande.

« Oui ou non épouses-tu ton Cloupignon ?

– Non.

– Tu as tort. Ce garçon sage, précis, raisonnable, voilà bien ton affaire.

– Pierre ne te moque pas de moi.

– Si tu n’avais pas au fond le désir d’épouser Cloupignon, tu n’encouragerais pas cette correspondance. Tu ne décachèterais même pas ses lettres mais, avoue, tu es toute fière qu’un ingénieur chimiste daigne t’envoyer le bilan de son coeur, avoue.

– Écoute Pierre, ne plaisantons pas.

– Ne plaisantons pas. Tu es délicieuse. Qu’est-ce qui m’a raconté l’histoire de la caissière à la rate déchirée, qu’est-ce qui me montre maintenant le résumé confidentiel et calligraphié de la vie intérieure de notre cher Cloupignon ? Diane, la comédie a déjà trop longtemps duré. Tu n’as pas encore deviné que j’en ai assez ce soir de nos mensonges.

– Il n’y a pas de mensonges. Il ne faut pas nous accuser. Tu ne m’as jamais menti, Pierre, je sais tout de toi.

– Tu sais tout. Pauvre fille. Moi en tout cas, j’en sais assez. Avec moi tu te moques de Cloupignon, et quand je ne suis plus là avec lui tu dois rire de moi. Dis, qu’est-ce que tu lui racontes pour le faire rire ?

– Pierre je t’en supplie.

– Tu lui dis que j’aime Bruggle. Et lui doit être tout fier, cet Auvergnat de penser qu’il va épouser une femme qui a de si curieuses relations. Si tu veux l’amuser fais-lui remarquer que les initiales de Pierre Dumont le prédisposaient à ces sortes d’aventures.

– Pierre, je t’en prie, on nous écoute.

– On nous écoute. Tu me ravis. Pour trois garçons de café, et deux gros bonshommes à moitié soûls qui peuvent nous entendre, te refuser à une explication nécessaire !...

– Une explication nécessaire ? Depuis le début du dîner, tu as cherché par tous les moyens à faire naître une querelle. D’abord tu m’as torturée par ton silence.

– Je t’ai torturée par mon silence, comme tu parles bien.

– Pierre, tu te moques, parce que tu sais que tu as tort. Mais je veux oublier tes méchancetés. Tu es malheureux.

– Ce n’est pas vrai. Jamais je n’ai eu un tel bonheur. »

Diane baisse le front. Il lui prend les poignets et les serre jusqu’à ce que la tête de Diane relevée, et ses yeux dans les siens, il puisse lui lancer à nouveau, et cette fois en pleine figure. « Jamais je n’ai eu un tel bonheur. »

Diane, alors, serre les lèvres mais ne peut empêcher deux larmes de traverser lentement tout son visage.

Pierre ne voit pas les larmes, Pierre ne voit rien, n’entend rien. Il se lève, et Diane se lève, ils sont dehors l’un et l’autre, l’un à côté de l’autre, mais ne se touchant pas comme des somnambules parallèles qui poursuivent, chacun, sa marche fatale.

Pierre parle.

« Je sais que tôt ou tard tu épouseras Cloupignon ou quelqu’un de cette farine. Fini le romantisme. Je ne suis pas un surhomme, Diane, Je ne suis qu’un pauvre gosse, un sale gosse peut-être, mais toi tu n’es pas une amazone. Si tu veux persévérer dans ton erreur, si tu continues à faire ta Sophie, comme disait ma nourrice, si tu optes pour la virginité, la peinture, tu réussiras tout juste à te rancir dans la chasteté, la mauvaise humeur. Jolie destinée. Je vois d’ici le petit salon de l’avenue d’Orléans où tu passeras tes soirées solitaires. Le temps viendra vite des cheveux poivre et sel coupés trop court et parce que déjà tu n’oseras plus te pencher sur ton miroir, tu remueras tes vieux souvenirs pour te forcer à croire que ta jeunesse ne fut point un leurre.

« N’empêche qu’un beau jour dans le train qui t’emmènera vers quelque Florence ou quelque Grenade, tu ne pourras t’empêcher d’envier le bonheur des jeunes mariés tes voisins, et, regrettant le Cloupignon devenu sénateur, tu jugeras enfin à leur juste prix les effets de lumière à Saint-Tropez, Pont-Aven, Barbizon, les talons plats, les lunettes façon écaille, et le mensonge d’un amour que tu te seras acharnée à faire semblant de poursuivre. Mais combien d’années vas-tu encore attendre pour t’avouer qu’au fond, Nietzsche, Kant, et la critique de la raison pure, la civilisation orientale, le problème des ombres et des volumes, la Pensée avec un grand P, l’Art avec un grand A, tu t’en fous.

« Écoute Diane je t’ai dit que j’en avais assez du mensonge. Depuis longtemps, chaque jour j’ai voulu te parler et chaque jour j’ai remis au lendemain. Je n’ai eu certaine franchise, au reste bien relative, qu’afin de mieux masquer l’essentiel. Je ne t’ai point caché mes gestes ou mon emploi du temps, mais j’ai toujours fait en sorte qu’ils n’aient pour toi aucune transparence et ne te laissent rien deviner de mon esprit. Que tu connaisses ma vie et moi la tienne voilà qui n’a point empêché nos pensées de demeurer, en fait, étrangères. Tu n’ignores pas que je couche avec Bruggle et moi je sais, en dépit de tes gaffes trop bien combinées, que tu n’as jamais couché avec personne, mais crois-tu que ce soit suffisant. Notre faiblesse a été de nous refuser à voir nos contradictions. Ainsi, longtemps, par lâcheté, pour apaiser mes scrupules, me suis-je contraint à te croire surhumaine, mais aussi grande était ma mauvaise foi quand j’ai cherché ce soir le moyen de te mépriser purement et simplement. Et toi, Diane, pourquoi me parer de grâces romantiques ? Tu as voulu t’abuser sur tes intentions elles-mêmes et maintenant encore aimerais mieux mourir que d’avouer que si tu as envoyé promener le Cloupignon, c’est qu’en vérité, tu espères devenir ma femme un jour. Tu te moques de la sûreté, de la paix de ton ingénieur chimiste, mais, au fond, pour moi, pour toi, tu n’a jamais souhaité rien d’autre.

« Or il est temps que tu comprennes qu’entre toi et moi jamais ne sera possible le vrai, le simple bonheur, et si un tel bonheur avait été possible, tu entends Diane, tu n’aurais rien connu de cette foi charitable dont tu t’enivres comme tous ceux qui savent que leur règne n’est pas de ce monde. Et moi-même, Diane, enfin aujourd’hui je m’en aperçois, je ne t’aurais pas souhaitée, je ne t’aurais pas supportée, si tu avais su me donner la paix que n’ont cessé pourtant de me promettre ta voix, la caresse de tes mains et toute ta tendresse.

« Plus tard peut-être, lorsque nos âmes se seront répandues hors de la chair qui les limite, plus tard, peut-être nous sera-t-il permis de nous confondre dans un bonheur définitif, mais, pour l’heure sur ce globe d’attente, avoue que tu es bien forcée de n’avoir que mépris pour ceux que satisfont des piètres joies sous la lampe, les pieds dans les pantoufles et voilà l’horrible contradiction, ces piètres joies, jamais pourtant, et même au plus fort de ton amour, tu n’as eu la force d’en souhaiter d’autres. Moi-même Diane, moi-même, qui voudrais me soûler d’agonie, moi-même qui passe ma vie à me répéter que j’aime en Bruggle les seuls périls possibles, pour trente jours de tranquillité avec Bruggle, je donnerais mon âme. A noter d’ailleurs que je n’attendrais pas une semaine pour le juger insupportable s’il cessait d’être l’animal sauvage dont j’ai peur et que je tente par tous les moyens d’apprivoiser.

« Diane je te demande pardon non de ces paroles, mais d’avoir tant tardé à les prononcer. Je viens seulement de comprendre enfin que si tu tiens à moi c’est que tu sais que je ne suis pas pour toi. De cela, l’un et l’autre nous avons souffert, mais, si tout avait été facile entre nous, quels médiocres aurions-nous été. Hélas ! nous n’avons même pas le droit de tirer orgueil de nos souffrances, car si nous avons certaine notion de la grandeur c’est malgré nous, et, ni toi ni moi sans une fatalité que d’ailleurs nous n’avons cessé de maudire, ni toi ni moi n’aurions eu le courage de renoncer à nos médiocrités paisibles. Remercions donc Messieurs nos pères. Le tien de son suicide, le mien de sa folie. Et d’abord, nous avons pu voir leurs épouses, éberluées, chacune à sa façon, par un sort qu’elles jugeaient incongru. Elles n’en revenaient point, non plus que nous d’ailleurs. Nous, Diane, oui toi, moi, avouons notre bonheur d’avoir pu dramatiser. Je n’ai jamais été si content que le jour où je me suis aperçu que mon père n’avait plus sa raison. Toute mon enfance je m’étais si fort ennuyé. Alors, quelle surprise le soir où il s’est mis à injurier ma mère : « Vertu choux Louisa, espèce de grenouille hypocrite, vous m’avez passé la syphilis dans l’oreille gauche. « Ma mère l’a regardé sans comprendre mais lui qui s’était levé sans mot dire, et broyait les poignets de sa femme : « Epouse assassine, putain noire vous m’en rendrez raison. « Je tremblais de peur, mais enfin j’avais la joie de savoir, qu’en réserve, pour me distraire, j’aurais toujours quelque chose à quoi penser.

« Plus tard quand le thème « folie paternelle « commençait à perdre de son intérêt, j’ai été sauvé par des cauchemars où les seins des filles chez qui m’avaient mené mes camarades, toutes les sortes de seins, les piteux et les fiers, les ronds et les longs, les bruns robustes et les blancs de papier mâché, se détachaient des poitrines pour me torpiller.

« Au réveil, il était trop facile d’expliquer que l’humeur acariâtre de Mme Dumont-Dufour avait donné à son fils l’horreur des femmes de devoir ; la démence du colonel, celle des putains à qui ce héros, ce grand capitaine devait d’être dans un joli état sur la route des Ratapoilopolis. Et puis, Diane, je t’ai rencontrée, fraîche, intelligente et bonne, tout le contraire de ces maritornes qui me forçaient au désir sans avoir jamais raison de mon dégoût, et j’ai cru que je pourrais vraiment aimer une femme, toi. De toi j’aurais voulu avoir un fils, mais une nuit, d’un cauchemar, j’ai acquis la certitude que ce n’était point pour t’aimer en lui que je le rêvais trop beau. Dès lors, je n’ai cessé d’avoir peur et voici plusieurs mois déjà que, s’il m’était resté assez de santé pour être égoïste, je ne t’aurais plus vue, je me serais forcé à ne plus penser à toi.

« Souvent il est vrai, je me suis dit que Bruggle était la maladie et toi le remède. Or c’était pour constater que je ne voulais pas guérir.

« Si, spontanément, tu étais décidée à épouser Cloupignon, j’aurais été heureux de pouvoir te mépriser et de n’avoir rien à te dire de tout ceci qui te fait du mal. Pardon Diane, je te demande pardon. Mais peut-être ce soir encore, ma maladresse ne fut pas la franchise. Et si j’avais tout compliqué par peur d’une vérité trop simple ? Il y a un fait Diane.

Depuis que je connais Bruggle, tout le reste du monde et toi-même m’êtes indifférents. J’aurais voulu vous tuer, vous détruire à coups de méchancetés. Qu’importent les remords. Il ne s’agit plus de mon bonheur. Et je n’ai plus la force, plus le droit peut-être même d’avoir des scrupules. Je te fais de la peine ? comment eût-il pu en être autrement. Dis-moi que tu préfères savoir à quoi t’en tenir, et cette volonté de franchise crue à une hésitation. Si tu savais comme j’ai été malheureux, tout à l’heure au restaurant, devant toi que je ne voyais pas, mais qui t’imposais à moi, par ta douleur, une nuit qui m’encerclait, et dont il était juste que je souffre puisque j’en étais le responsable. Tu m’as obsédé. Bruggle est la maladie, toi le remède, mais encore une fois, je ne veux pas guérir. Diane il faut me laisser. Je ne veux pas guérir, et toi que t’importe que je me sauve ou je me perde. Diane je n’en puis plus. J’ai peur. Je ne sais même pas comment j’ai pu avoir la force d’une telle franchise. Diane, rassure-moi. Je souffre Diane, jure-moi que tu ne m’aimes plus assez pour que je te sois odieux. Diane, dis, répète que peu t’importe que je me sauve ou je me perde. Diane, Diane, réponds… "

Diane ne répond pas, ils continuent leur marche de somnambules parallèles. Un brouillard les enveloppe, et dans ce coton froid le visage de la jeune fille est un fruit malade. Lui, parce qu’il a peur du silence, reprend.

« Si tu savais tout ce que fut pour moi la découverte de cet être qui, où qu’il aille, quoi qu’il fasse ou dise, toujours glisse entre les reproches, les remords, comme un poisson entre deux eaux. Il est le seul qui trouve sa justification en soi. Le seul, Diane. Etais-je digne d’un tel miracle. Tu te rappelles l’an dernier j’ai fait un voyage avec lui. Dans le wagon, les après- midi de pleine chaleur, tandis qu’il dormait, si pur dans son sommeil qu’il n’était pas humain, mais végétal, moi j’avais honte de mes mains chaudes, tristes de poussière. Le matin au réveil, je n’osais ouvrir les yeux, m’approcher de lui, de sa chaleur. Il était la seule créature, la seule réalité terrestre qui me décidât à vivre sans juger ma vie. Lorsque cette vie recommençait j’avais peur de ne plus reconnaître celui qui était sa raison. J’avais peur aussi qu’il ne me reconnût pas, qu’il ne voulût pas me reconnaître. D’autres fois il y avait tant de soufre dans ses yeux que je pensais flamber s’il me regardait plus longtemps. Tu sais, flamber, flamber comme de la paille, d’un regard. Mais Diane peu à peu j’ai eu des remords. Remords de quoi ? Du mal que je te faisais, sans doute. Du mal qu’il me faudrait tôt ou tard te faire. Seul dans ma chambre, si je rêvais aux yeux d’Arthur, c’était pour voir en transparence les tiens qui me reprochaient de ne pas les aimer assez. Une nuit j’ai eu si peur, que je me suis levé, habillé. J’ai couru chez lui. D’abord il a grogné, puis quand il m’a vu crispé d’effroi, il a eu pitié. Alors ce sont ses doigts, ses doigts, tu entends Diane, ses doigts à lui et non les tiens qui m’ont guéri. Tu vois qu’il peut faire tes miracles. Toi tu ne pourras jamais faire les siens. Et moi je ne puis rien, rien pour toi. Diane il ne faut donc plus nous voir.

– Il ne faut donc plus nous voir, répète un écho tout proche. "

Et la jeune fille qui marche sans regarder entend une phrase hachée, des sanglots qui demandent pardon. Encore une fois elle aura pitié. Elle se retourne, elle voit Pierre immobile, à quelques pas en arrière, la tête dans les mains qui pleure.

Alors doucement : « Pierre il ne faut pas pleurer. "

Lui entre les dents : « Diane j’ai honte. "

Mais elle, comme un refrain de consolation : « Pierre il ne faut pleurer, il ne faut pas avoir honte. Pourquoi ces remords. Je n’ai rien à te reprocher. Je suis ta soeur aînée, tu le sais, rien qu’une soeur aînée.

– Rien qu’une soeur aînée. Diane je n’accepte pas ce mensonge par charité. Pourrais-tu me jurer…

– Pierre il ne faut pas me demander de jurer.

– Tu vois, tu as encore pitié. Mais je ne veux plus de cette pitié maintenant que ses bonnes intentions sont devenues par trop transparentes. Diane, ta tendresse ne te console pas et elle ne peut rien que pour mon malheur.

– Ne parlons pas de ton malheur tu as dit que tu étais ce soir le plus heureux des hommes. Bruggle t’attend, va chez Bruggle.

– J’irai chez Arthur, mais toi Diane ?

– Moi, je rentrerai. Au revoir Pierre.

– Au revoir Diane. "

Deux mains se touchent, deux mains qui ne se sentent point, et plus froides que mains de mort. Une jeune fille s’éloigne raide, va disparaître dans le brouillard. Un jeune garçon la rappelle d’un cri, la jeune fille s’arrête, se retourne, va revenir mais lui, qui a crié sans se rendre compte, lui exaspéré de cet élan se met à courir, à fuir. N’a-t-il voulu qu’elle ne se retournât, qu’afin de mieux lui signifier sa volonté de rupture. La jeune fille en un instant a perdu jusqu’à ce courage extérieur qui soutenait son corps. Elle a mal sans savoir où. Ses pieds se traînent.

 

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