René Crevel
X. SOLITUDE,MAL DONT NUL NE SAURAIT GUÉRIR |
On dîne
tôt et vite dans les petits hôtels de montagne.
J'étais
seul à table.
Me
voici seul dans ma chambre.
Seul.
Cette
aventure, je l'ai si fort et si longtemps désirée que j'ai souvent douté
qu'elle pût être jamais. Or ce soir, mon souhait enfin réalisé, je me trouve
disponible à moi-même. Aucun pont ne me conduit aux autres. Des plus et des
mieux aimés je n'ai pour tout souvenir qu'une fleur, une photo.
La
fleur, une rose, achève de se faner dans le verre à dents.
Hier, à
la même heure, elle s'épanouissait à mon manteau. La boutonnière était assez
haute pour qu'elle surprît mon visage dès qu'à peine il se penchait. Mais
chaque fois, ma peau de fin d'après-midi, avant de s'étonner d'une douceur végétale,
avait des réminiscences d'oeillet. Tout un hiver, tout un printemps, n'avais-je
pas voulu confondre avec le bonheur ces pétales aux bords déchiquetés, sur la
sagesse nocturne d'une soie figée en revers?
Tout un hiver, tout un printemps. Hier.
Dans une gare, les yeux fermés, une fleur
condamne à croire encore aux tapis, aux épaules nues, aux perles.
Alors je n'ose plus espérer que soit possible
la solitude.
C'est elle, pourtant, qui fut tout mon désir
dans les théâtres où le rouge du velours, sur les fauteuils, depuis des mois,
me semblait la couleur même de l'ennui. Elle seule, dont
j'allais
en quête par les rues, lorsque les maisons, à la fin du jour, illuminaient,
pour de nouvelles tentations, leurs chemises de pierre d'une tunique compliquée
jusqu'à l'irréel.
J'entrais
encore dans les endroits où l'on danse, où l'on boit, goulu d'alcool, de jazz,
de tout ce qui soûle, et me soûlais indifférent à ce que j'entendais, dansais,
buvais, mais heureux d'entendre, de danser, de boire, pour oublier les autres
qui m'avaient limité mais ne m'avaient pas secouru.
Oui, je me rappelle. Deux heures, le matin.
Le bar est minuscule. Il y fait bien chaud. La porte s'ouvre. Vive la
fraîcheur. On me dit bonjour. Une main flatte mon épaule. Je
suis
heureux, non de la voix, non de la main, mais l'air est si doux qui vient me
surprendre.
Je dis bonjour à la fraîcheur, sans avoir nul
besoin des mots dont les créatures humaines se servent pour leurs salutations.
Hélas! il n'y a pas que la fraîcheur qui ait profité de la porte. J'avais
oublié mes semblables. Une créature humaine s'efforce de me les rappeler. On
insiste, on m'embrasse. Il faut rendre politesse par politesse : voici que
recommencent les simulacres; " Bonjour, esprit habillé d'un corps ",
j'aime cette formule, la répète. L'esprit c'est bien cela, je voudrais me
recomposer une pureté de joueur d'échecs, ne pas renoncer au bonheur mais
vivre, agir, jouir avec des pensées. Il n'y a pas de contact humain qui m'ait
jamais empêché de me sentir seul. Alors à quoi bon me salir? Finies les joies
(?) de la chair.
Une
troisième fois je répète : " Bonjour, esprit habillé d'un corps ", et
donne ainsi la mesure d'une nouvelle confiance à qui vient d'entrer.
Hélas!
le malheur veut que je sois tout juste en présence d'un corps qui se croit
habillé avec esprit.
On rit,
je me fâche, marque quelle opposition existe entre l'autre et moi : " Mon
esprit s'habille avec un corps, et toi ton corps prétend s'habiller avec
esprit. " Je prévois la gifle, la pare, la reçois tout de même. Bonjour.
Bonsoir. Je vais regarder comment se lève le soleil au bois de Boulogne.
J'ai
marché. L'aube accrochait aux arbres des lambeaux d'innocence. Un petit bateau
achevait de se rouiller, abandonné des hommes. Heureux de l'être. Seul comme
moi. Seul. Illusion encore. Il paraît que l'autre m'avait suivi. J'entends sa
voix : " Tu vois, ce yacht, c'est celui de l'actrice qui se noya dans le
Rhin. " Oui, je me rappelle. Se rappeler. Encore, toujours. Mon professeur
de philosophie avait donc raison qui prétendait que le présent n'existe pas.
Mais là n'est pas la question. Un yacht est abandonné sur la Seine. Qui oserait
l'habiter depuis qu'une actrice s'en précipita pour se noyer dans le Rhin, une nuit
d'orgie?
C'était,
je crois, durant l'été 1911.
1911.
L'année de ma première communion. " Une nuit d'orgie ", répétait la
cuisinière commentant le suicide qui d'ailleurs était peut-être un assassinat.
Dans mes rêves, orgie rimait avec hostie. Pourquoi offrait-on à mon amour des
créatures coupables ou malheureuses? Je voulais que fussent maudits les
fleuves, les canaux par lesquels on avait ramené jusqu'au pont de Suresnes
cette péniche, la dernière maison humaine d'une femme que mon enfance, sur la
foi des programmes, et de L'Illustration , croyait heureuse. " C'est une
reine de notre Paris ", se plaisait à répéter une amie de ma mère qui
aimait la pompe.
Se
sentit-elle donc, elle aussi, abominablement
libre
dans sa solitude au milieu des autres puisque sans souci des invités, un soir
d'ivresse, c'est-à-dire de courage, elle se précipita dans l'eau du fleuve?
Fée aux
plumes amazones, qui régnâtes sur l'âge des robes-culottes, je nie la présence
de l'autre pour vous dédier ma solitude, sur ce pont, à l'orée du bois de
Boulogne, à l'aube d'un jour de juin.
Je vous
ai bien aimée. Vous et la dame au cou nu.
Je vous
aime encore, mais il faut l'avouer, j'ai mieux aimé la dame au cou nu.
Durant
mon enfance les femmes ne montraient leur gorge que pour aller au bal. Dans la
première moitié de l'année 1914, une citoyenne de Genève m'annonça les
cataclysmes qui devaient assourdir mon adolescence à cause de l'échancrure des
corsages sur la Côte d'Azur. Comme elle portait toujours une guimpe hermétique
de soie noire, son pays demeura en marge de toute catastrophe.
La dame
au cou nu devança de plusieurs années les élégantes de 1914. Aussi eut-elle
mauvaise réputation. Elle était la femme la plus célèbre du monde; on
l'accusait d'avoir tué son mari, sa mère, et, pour elle, nous achetions les
journaux en cachette.
à vrai
dire, de toute cette affaire aux yeux de mes camarades qui commençaient à
négliger les collections de timbre pour la géographie des corps, le plus
intéressant était le nom du jeune valet de chambre qui ne surprenait pas moins
qu'un gros mot lancé en public, et vengeait, par son triomphe étalé, les
écoliers de leurs recherches clandestines et souvent infructueuses dans le
Larousse en sept volumes, les hebdomadaires grivois et les chansons d'un sou
avec leurs femmes nues, aux visages, poitrines et mollets baveux d'une encre
d'imprimerie jamais sèche.
Pour
moi, ce Rémy, en dépit de son patronyme, ne m'intéressait guère. Il valait ni
plus ni moins que n'importe lequel des Couillard, dont au reste il continuait
fièrement la lignée, petit gars avantageux, à la première page des journaux.
J'aimais
la dame au cou nu et je l'aimais parce qu'elle était la dame au cou nu. Je
m'accordais fort bien de cette passion, la croyais absolue et circonscrite par
le seul argument que je m'en donnais, ignorant des principes de la relativité,
cette gloire des sciences, joie des réunions mondaines, supplice des cœurs.
"
La dame au cou nu est la dame au cou nu " :sur le papier de ma chambre
d'enfant, j'écrivis cette phrase en lettres lisibles de moi seul. Ainsi je ne
m'ennuyais plus.
J'avais
huit ans et demeurais l'unique à la défendre sans exhibitionnisme, sans espoir
d'un petit profit lorsque s'ouvriraient les portes de la prison. Je la vois
encore telle que la révélaient les magazines.
Elle
était dans le box des accusés une petite chose toute frêle sous un paquet de
crêpe. On la représentait la tête directe, ou bien tournée à droite, à gauche,
évanouie, le voile plus fort que les muscles. D'autres fois la douleur de son
front entraînait jusqu'à ses mains les insignes de son double deuil.
Mais
quels que fussent ses mouvements, leur mystère tout entier n'avait qu'un pivot.
Devant
ma glace je reconstituais les frissons qui aboutissent à la tête immobile des
clavicules. Les juges ne pouvaient condamner une femme qui avait de si jolis
gestes entre le menton et les épaules.
Acquittée,
la dame au cou nu publia ses mémoires. Respectueusement je m'abstins de les
lire.
Elle
épousa un étranger de grande naissance. J'eus envie d'écrire au mari : "
Embrassez longuement tout son cou, son joli cou nu. "
Maintenant
sans doute, l'âge doit l'obliger au mensonge des cols hermétiques, le jour; à
la ruse des tulles trop adroitement vaporeux, le soir. Ainsi, elle que j'ai
crue l'unique, elle dont j'espérais qu'elle demeurerait la toujours identique à
soi-même, dans mon souvenir, déjà, n'est plus comme l'oeuf dans sa coquille.
Perrette
de la fable ne s'est pas mieux trompée.
Je suis
devenu un homme, et la dame au cou nu n'est plus la dame au cou nu.
Et
maintenant c'est un petit matin au bois de Boulogne.
Des
tramways, pour m'obliger à croire que le jour recommence, exagèrent leurs cris,
leur maquillage jaune. Affirmation d'une banlieue qui cligne de l’œil, et
n'offre rien qui me touche, je me rappelle qu'un philosophe a constaté : "
Mourir, c'est se désintéresser. "
à peine
tangent au monde, pourquoi ne m'est-il pas permis de tomber tout de suite en
poussière, ici, à deux kilomètres de la porte Maillot?
Mais
puisque Dieu le Père ne veut pas de moi dans son Paradis, tout comme hier, il
va falloir user encore des objets, des créatures terrestres. Aujourd’hui, je ne
suis pourtant pas disposé à faire des avances.
Heureusement
qu'il y a l'autre pour me sauver.
L'autre
trouve que la contemplation a trop longtemps duré.
J'entends
: il faut rentrer.
C'est
vrai, l'aube porte à l'amour.
Allons-y.
Chez
moi, je touche à ce corps, comme j'ai déjà eu l'honneur de toucher à quelques
autres, avec la seule volonté de me débarrasser des plus précis de mes désirs,
sans l'espoir d'en satisfaire aucun, ni le goût de les prolonger.
Ainsi,
bien qu'un temps je me sois condamné aux détours, j'ai, à dire le vrai,
toujours eu honte de ces zigzags qui ne conduisent point l'homme à quelque
exaltation (comme il me semble aujourd’hui que la solitude y peut, y doit
mener) mais le laissent en plein brouillard, au milieu des autres dont il ne
sait prendre aucune joie.
Ainsi
le cri, par hasard échappé à la bouche qui va sur toute ma peau nue, le cri
" tue-moi " lorsqu'il répond à ma prière non avouée par pudeur, est
pour mon triste secret à la fois réconfort et exaltation, car la volonté d'agir
exercée contre un simple sexe, le côté pile ou face d'un individu, tout entier
vêtu ou dévêtu, visible ou figuré, une masse, un peuple, ne m'a jamais paru
naître que du besoin d'évasion.
Et
certes si la science offrait un moyen de se tuer sinon agréablement, du moins
proprement et sûrement, sans doute n'aurais-je point essayé de l'amour non plus
que de ces départs dont le dernier me vaut cette méditation, ce soir sur la
montagne.
Or aujourd’hui
ce n'est plus de moi que jeprétends m'échapper, mais des autres au travers
desquels j'avais commencé par vouloir me perdre. Mes amis, mes ennemis, je leur
dois la plus cruelle des hantises : leurs yeux, les miens, liquides aux
densités différentes qui se superposent et jamais ne se peuvent pénétrer
vraiment, se mélanger. Leurs yeux, j'ai accepté de les aimer, orgueilleux et
naïf à la fois, car je voulais m'y découvrir en transparence, et puis, si
longtemps je les avais désirés, avec la certitude qu'ils me vengeraient du
mystère insuffisant des glaces de mon enfance. Il s'agissait de me noyer,
Narcisse. Au long des murs, une rivière figée n'avait pas voulu de moi.
Boulangerie, annonçaient des lettres d'or et, sur le miroir, une gerbe
s'éparpillait. Le fleuve vertical des boutiques n'avait emporté ni les brins de
paille ni les brins de rêve.
Aussi,
dès lors, avais-je résolu de mettre ma joie et ma peine ailleurs qu'en
moi-même, mais telle fut ma folie que, sur la route morne, à chaque créature
rencontrée, j'ai demandé non le divertissement, non quelque exaltation dont
l'amour essayé eût pu me faire tangent, mais l'absolu.
L'absolu?
Je me perdais. Fallait-il m'accuser d'orgueil ou dire au contraire pour ma
défense que je cherchais dans les êtres la révélation d'une âme universelle?
Hélas! à peine de temps en temps, pouvais-je à nouveau découvrir ce petit tas
d'os, de papilles à jouir, d'idées confuses et de sentiments clairs qui
portaient mon nom.
Lacs de déceptions que j'avais crus miroirs,
comment aimer encore les yeux étrangers?
Or un
jour, ce que je vis en transparence, et dans mes yeux cette fois, ce fut leurs
yeux, les yeux des autres. Les autres dont je ne pouvais croire qu'ils
existassent et qui pourtant triomphaient de moi.
Dès
lors, comment ne pas souhaiter la minute où, libre de toute pensée, il me
serait possible de me débarrasser du souvenir même?
D'où
les besognes du jour et les jeux de la nuit.
Hélas!
mosaïque de simulacres qui ne saurait tenir, les actes de la vie courante, si
habile et si sûre en pût au premier regard sembler la combinaison, se
disloquaient pour laisser voir le mal originel.
Et ce
furent de douloureuses surprises dans les travaux et les fêtes.
Une
chanteuse, alors que les drinks savants, un bon gramophone et quelques désirs
disséminés dans deux salons commencent à mettre un peu de féerie au sein de la
plus banale assemblée, comme elle me demande ce que je pense de son répertoire,
et que moi-même, exalté par l'alcool et deux yeux assez beaux pour que je
veuille séduire le corps auquel ils appartiennent, lui réponds que son art ne
la vaut pas, impatiente de justifier en l'expliquant sa carrière, et, pour ce,
cherchant
des raisons sans arriver à défendre ses couplets, à bout d'arguments essayés,
déclare : " Oui, je sais le peu que valent mes chansons, le peu que valent
tous ceux qui sont ici, tous ceux qu'il nous faut voir, mais... "
Elle
n'achève pas sa phrase. Elle vient d'éprouver, de me faire éprouver que
l'activité qui ne donne point à l'homme un oubli durable, ne le console non
plus jamais par quelque sensation péremptoire et suffisante telle que, par
exemple, la sensation de grandeur ou de vérité.
Et
pourtant cette chanteuse et moi n'acceptons point de nous mésestimer, même et
surtout lorsque nous avouons.
Alors,
elle, des sillons de peur par tout le visage, un visage où la débâcle
transparente du fard laisse voir les plus secrètes décompositions, en dépit de
la volonté des yeux, elle, les mains comme des fleurs malades sur cette
poitrine de velours qu'une lassitude déjà creuse, le corps rebelle au sursaut
que l'esprit commande, elle, très lente, avec la gravité de qui présente au
juge le dernier argument, affirme : " Je vais à tout par des chemins
modestes. "
Et moi
touché par ces simples mots je voudrais m'agenouiller, baiser la trace de ses
pas.
Je
répète : " à tout par des chemins modestes. " Il me faudra cette
lumière grise du matin qui se réjouit d'accuser la pauvreté du teint et celle
des pensées pour me demander : mais ne prend-elle point, pour des chemins
modestes, les chemins détournés? Une vie de chanteuse est-elle une vie modeste
pour une femme que seul tout attire? Et ce sont les autres qu'elle apprend à
mépriser et non elle à estimer. Elle accepte la fausse mesure des mots. Et
comment se mettrait-elle en ordre avec soi-même, alors qu'elle essaie non de se
limiter, de se définir, mais de se perdre.
Elle
vit avec les autres, va aux autres, à tous les autres, à tous. Or aller à tous
n'est pas aller à tout, mais au contraire n'aller à rien.
Un tel
exemple est un avertissement.
Aussi avais-je, dès ces mots, résolu d'être seul bientôt, vraiment seul.
Or ce
soir je suis seul.
Seul
dans une chambre d'hôtel.
C'est
maintenant que devrait venir, si elle eût dû venir jamais, la minute où, libre
de toute présence, il est possible à l'homme de se débarrasser du souvenir
même.
Pourquoi
alors m'être rappelé l'existence des autres? Serait-ce que je ne m'aime pas, du
moins pas assez pour me suffire, pour me souffrir? Solitude, la plus belle des
fêtes, viendra-t-il, ton miracle? Il me faut encore me répéter que je ne m'aime
pas ce soir et n'y saurais parvenir, non plus qu'à me reconnaître dans cette
chambre. La chambre d'hôtel où je suis seul.
Comme
du plus terrible péché, je m'accuse de penser aux autres, et non à moi.
Moi,
les autres?
Dès
qu'il n'y a plus de moi, ils me deviennent indispensables, et si je me sens
prêt à haïr la chambre d'hôtel, c'est que je n'y trouve aucune trace de leur
existence. Pour un peu je renierais les colères antérieures et déclarerais que
chacun d'eux me fut une révélation et d'autant plus éblouissante que plus
étrangère.
Je n'ai
pas la force de découvrir en moi la promesse des surprises nécessaires et je ne
sais quel nettoyage par le vide a chassé de cette pièce le réconfort d'un peu
de poussière et jusqu'au souvenir de la chaleur humaine.
J'ai
passé mon doigt sur le marbre d'une cheminée. Il était nu et si froid qu'il m'a
bien fallu conclure que cette buée sur une glace ne s'était point épanouie au
souffle de quelque poitrine semblable à la mienne. Fleurs d'humidité, sans
racine, sans âme, sans couleur, voilà tout le jardin de mes rêves, ce soir.
Je fais
marcher les muscles du dos pour écraser les premiers frissons, car j'ai froid
d'être seul.
Déjà.
Entre
les quatre murs de roses roses sur fond pâle j'organise une reconnaissance.
Peine perdue. Il n'y a personne et même, à défaut d'être, rien avec quoi je
puisse vouloir lier commerce d'amitié. L'armoire est en bois blanc et dans
cette armoire pas un seul de ces papiers que les voyageurs consciencieux
disposent entre leurs chemises et la planche qui Les doit supporter. La commode
a quatre tiroirs réglementaires et dont l'indifférence a laissé s'envoler
l'aveu léger des parfums. Aux vitres, les rideaux, comme s'ils n'avaient jamais
été soulevés, tombent droit. Aucun sillage des présences antérieures, aucun
objet qui m'aide à imaginer le voyageur inconnu dont la pensée permet de
redouter moins l'obscurité sans sommeil.
Dehors
c'est la nuit.
J'écarte
les rideaux, ouvre la fenêtre, me penche. La nuit est fraîche, bonne fille
insignifiante, et n'y triomphe même point, pour attirer ou faire peur, le
silence. En bas, à trente mètres, un torrent fanfaronne et dans l'obscurité
c'est une orgueilleuse et vaine chanson de marche.
Le
torrent est au pied de la montagne.
Cette
montagne, dans le jour, à mon arrivée, commençait verte, devenait grise,
finissait blanche, sans qu'il fût d'ailleurs possible de se rendre compte
comment elle passait du vert au gris, du gris au blanc et même du blanc à ce
bleu, dit bien à propos bleu de ciel, et dont la masse reposait toute sur le
point final de sa dernière cime. Dans la dégradation était toute la merveille
et ce symbole aussi, trop facile, du prisme intellectuel (conscience, rêve,
sommeil) et cet autre encore de l'arc-en-ciel du cœur (indifférence, amour,
haine). Je voudrais que ma destinée fût de couleurs superposées et méritât
vraiment d'être prise pour la reine des surprises horizontales. Ainsi, mes
heures seraient coupées en minutes dont l'ensemble rappellerait celui des
tranches géologiques.
Robe de
temps, robe d'espace que ma vie aille donc du bleu roi au violet évêque, du
violet évêque au rouge cardinal, du rouge cardinal au jaune serin, du jaune
serin au vert émeraude et que, par la grâce des chansons parallèles au moka
d'herbe, de pierre, de glace, de ciel, elle dérobe la présence de la montagne,
et s'affirme à la manière du chaud et du froid.
Créera-t-elle
un monde? Je ferme les yeux pour croire que de grands nuages blancs s'échappent
des corps les plus aimés et, âmes enfin, en des lenteurs péremptoires
s'effleurent. Mais pourquoi soudain cette volonté de combat. Ces candeurs à
peine tangentes se heurtent, se pénètrent et chaque choc les déforme,
douloureusement. La boxe des âmes va mêler haines et désirs, les vérités dont
on a honte, celles dont on a pudeur comme l'autre boxe, les muscles, la sueur,
le sang, les cuisses, les biceps et les colères amoureuses des peaux que le
moindre voile de duvet révèle étrangères les unes aux autres.
Le bonheur naît-il des coups donnés ou des coups reçus, et le malheur de ceux qui ne furent point donnés, de ceux qui ne furent point reçus? Drôle de question à se poser, paupières closes, lorsqu'on est venu demander au soleil de juin, à l'air des glaciers, la plus intime métamorphose et la plus solitaire. Hélas! un corps exige sept années pour se renouveler. La montagne, elle, change de couleur insensiblement. Mais, à quoi bon les symboles d'un alpinisme primaire et réconfortant puisque je n'atteindrai pas ce soir, au bleu, à ce bleu dit, bien à propos, bleu de ciel.
Sur le
plancher une valise entrouverte.
Pêle-mêle
s'y entassent des livres, des tricots, du linge et des cravates bien
inutilement anglaises pour cette solitude choisie. Je me baisse, plonge les
mains au milieu de tout ce désordre et me rappelle qu'hier encore on riait de
me voir si maladroit.
On?
Qui au
fait?
Certes
ils n'étaient pas en grand nombre ceux qui me donnaient l'impression que la
scène n'était pas tout à fait vide où chaque jour s'essayait à de nouvelles
tragi-comédies. Maintenant, il s'agit non de s'acharner encore à quelque essai
mais d'oublier les syllabes d'un prénom, une bouche.
Or
quand j'opte pour l'énergie, même si c'est contre moi, même si je suis seul en
cause, afin de ne point trahir ma volonté de force, ilme faut d'abord affirmer
à voix tonitruante.
Résolu
à couvrir les accents trop connus et à me refuser à l'étreinte d'une mémoire
pour laquelle je n'ai déjà montré que trop de complaisance, je rugis : "
Assez... Assez... Assez. "
Moralité
: la femme de chambre de l'étage frappe à ma porte. Ces cris ont dû lui donner
un espoir de fait divers. " Monsieur a sonné? " Je me venge, et comme
si l'importune n'était qu'une simple bonne à tout faire je l'appelle Marie :
" Non, Marie, je n'ai pas sonné, je n'ai besoin de rien, Marie. Ne vous
dérangez pas si je parle un peu fort. Je n'ai ni la fièvre chaude ni le délire.
Je récite mes rôles, Marie. Pensez que je suis un acteur. Aimez-vous le
théâtre, Marie? Je vous donnerai des billets, Marie. "
De
l'autre côté de la porte, elle grogne de déception. Dame, comment, à moi tout
seul, aurais-je pu lui offrir un crime passionnel. Pauvre Marie. Allons, ce
sera pour une autre fois.
Délivré
de cette sotte j'égrène encore quelques assez , puis en silence (le voilà,
Marie, notre cher crime passionnel) je déchire une photo et comme si je pouvais
en cachant les débris me dérober au souvenir, sous les brochures, les gilets,
j'enfouis des étoiles inégales de carton.
Demain
j'ouvrirai la valise pour prendre un roman, un sweater , mais je ne recollerai
pas les morceaux du passé, d'hier, de cet hier dont l'ombre s'appellera
peut-être demain, mais dont il ne faut pas que la hantise écrase aujourd’hui.
Aujourd’hui,
bien vide, bien blanc, bien seul.
Demander
secours à des présences extérieures c'est croire au miracle des échanges. Or
les créatures assemblées se prennent beaucoup les unes aux autres et ne se
donnent rien. Où va donc le fruit des larcins réciproques? J'aimerais croire à
quelque cagnotte de l'esprit, au patrimoine de l'humanité. Et cependant de
cette humanité je continue à ne pouvoir prendre notion que si, libre de tout
contact étranger, je suis enfin l'homme seul. Et qui donc n'a pas senti que
pour être un homme, pour être, il fallait être l'homme seul. Je ne suis que par
ce qui m'éloigne des autres et, me rendant incompréhensible aux regards de leur
intelligence, les rend aussi incompréhensibles à moi-même.
C'est
donc pour encourager les plus sûrs espoirs que je répète : " Aujourd’hui
bien vide, bien blanc, bien seul. "
Il n'y
a pas de bruit dans cet hôtel.
Le
silence va-t-il valoir à mon cœur de s'entendre battre?
Ce cœur,
auparavant, lorsqu'il a battu (excusez du romantisme), lorsque mon cœur a battu
par d'autres, pour d'autres, parmi d'autres, il n'était pas le métronome de
soi-même, mais chacun de ses coups ne faisait que désigner un moment du
désordre.
Oui, je
le redirai, tous mes essais furent prétextes à me dissoudre, à me perdre. Au
long des nuits, si je me suis dévoué à certains corps, c'était pour oublier le
poids du mien, et si j'ai été curieux des âmes qui passaient, il faut l'avouer,
c'est que la mienne était d'elle-même incapable d'exaltantes surprises.
Condamné
tout le jour à ignorer la sensation d'être, parce que condamné à ne pas être
seul, le soir, lorsque je me trouvais libre enfin, je n'avais pas le temps de
m'habituer à moi-même. Pour échapper au malaise initial de ma propre rencontre,
j'acceptais encore des présences. Et ainsi, afin que pût mieux s'évaporer la
première angoisse du contact avec moi-même, je cherchais quelque autre pour,
l'heure du sommeil enfin venue, laisser s'échapper, se transposer, sans moyen
choisi, le plus secret, le réel de mon être dont la révélation m'avait été
donnée par des états et non par des images ou des sensations.
Nuits
sans gestes et sans paroles, nuits qui ne connaissaient point les cauchemars.
Un sommeil parallèle empêche la douloureuse surprise des rêves. Or ces rêves,
si cruels aient parfois été les bouquets de torture dont ils se plaisaient à
m'accabler, mes rêves, ne sont-ils pas justement ce en quoi mon orgueil aime à
chercher des raisons. Je ne suis pas Hercule. Et puisque je n'ai pas entrepris
les douze travaux, pourquoi accepter de filer aux pieds d'Omphale? Pourquoi
accepter de dormir entre des bras de créature humaine, tentacules de la plus
inexorable des poulpes?
Parce
que je me révoltais d'avoir abdiqué, après des heures dans le lit de quelque
autre, je haïssais le corps à l'ombre duquel je venais de reposer. également,
je haïssais l'esprit étranger nourri du mien — et qui, d'ailleurs, mourrait au
moins quelques instants, de s'en être nourri —, l'esprit que j'avais cru miroir
où je ne m'étais pas vu, où je ne m'étais pas noyé.
Je
condamnais la dernière présence, me levais, me rhabillais, partais. Mais
toujours la bonne résolution était venue trop tard. J'avais commencé par céder.
C'est
pour mieux fuir la tentation que j'ai déchiré une photo, que je décide aussi de
n'avoir point pitié de la rose, qui achève de se faner dans mon verre à dents.
Hier,
elle s'épanouissait à mon manteau.
Une
amie l'avait prise au bouquet d'un bol persan.
Cette
amie partait avec un de mes amis le même jour, à la même heure, par la même
gare mais pas pour le même endroit que moi.
J'aurais
pu essayer d'aller avec eux.
Je
n'avais pas voulu. Je regardais l'un et l'autre. Mes yeux étaient-il donc si
tristes qu'ils me comblaient de promesses : " On t'enverra des cartes
postales. " Huit coups à la grande horloge et mes oreilles ne peuvent
s'empêcher de penser à un glas. Le glas du départ. Je veux croire en mon
sacrifice, et que ceux dont je me sépare volontairement méritent mes regrets.
Il faut
en convenir : tous deux sont beaux et grands par le cœur, l'esprit. Cette
femme, ce garçon, mes préférés, pourquoi avoir décidé de vous quitter? Déjà un
grand cube de poussière, la gare offre une de ces surfaces à l'inconnu. Nous
sommes arrivés une demi-heure avant le départ du train. L'horloge répète ses
huit coups. Il est donc huit heures.
Au
fait, huit heures de l'après-midi ou huit heures du soir?
Les
villes ignorent le crépuscule. Sur elles la nuit tombe, mais ne descend jamais.
Aucune vapeur ne m'a doucement habitué aux ténèbres comme la maladie d'un être
cher à la mort.
De
grosses lumières bien rondes tremblent. Au-delà des quais des lignes noires
finissent trop vite par n'être même plus deux à deux luisantes sur le sol.
Toutes les couleurs sont mortes subitement. La tringle de cuivre qui court au
long des vitres du wagon a mis à mes doigts une odeur triste. Un coup de
sifflet et ces deux présences, elles aussi, auront cessé d'être.
Alors,
décidé à ne rien perdre des derniers moments, je rectifie la position. Mon
corps coupait la porte en diagonale. Le voici droit. Je redeviens attentif.
L'ami
parle.
Si vous
voyiez Cérès en voyage, vous ririez bien. Elle emporte toujours un fromage avec
elle! Je répète :
Cérès
voyage
avec un
fromage. Est-ce une phrase ou un distique?
Cérès
voyage
avec un
fromage.
Y
a-t-il quelque drôlerie dans cette phrase, ce distique? Je ne ris pas, m'étonne
de ne pas rire. Je ne suis déjà plus avec les hommes. Je ne suis pas encore
seul. Les autres, dont il n'est rien qui ne me laisse indifférent, depuis que
j'ai décidé de les fuir, n'ont pas fini de me tenir en esclavage.
N'irai-je
donc jamais jusqu'à cette belle liberté bien neuve, mon orgueil?
Si je
pars sans emmener personne, à qui demander le secours de la chair, de la parole
ou de l'esprit, c'est que j'ai renoncé aux consolations anecdotiques. Des
essais auparavant tentés, j'ai dû, enfin, m'apercevoir que ne pouvait attendre
aucune sensation de grandeur ou de vérité. Clown, j'avais tout juste dans mon
orgueil la triste récompense de sentir mon cœur se briser. J'en offrais les
morceaux à quelques-uns parmi les autres et, entre deux éclats de rire faux,
j'avais l'audace de croire à mon malheur. De toute cette comédie, seule peut me
laver la solitude. ... Peut me laver la solitude?
Oui, à
condition que s'oublient les anomalies de détail et que ne soit point frustrée
l'angoisse, mon fauve aux belles dents.
Ainsi
ai-je décidé qu'il en serait pour moi. Hélas! en dépit de mes résolutions,
c'est une surprise peureuse dès que la rose, dans une gare, à huit heures du
soir, effleure ma joue.
Une
rose qui m'effraie. Mon menton se croit-il donc coupable? Je demande à mes amis
: " Avez-vous la notion du péché? "
La
femme a pitié! Cher, nos trains ne partent que dans vingt minutes. Allons
boire!
Le
buffet du P.L.M. à huit heures du soir.
Un
escalier modèle escalier de l'Opéra mène les dîneurs à de somptueuses
destinées. Nous voudrions bien monter au premier. Mais là il faut manger. Nous
sommes condamnés au rez-de-chaussée. Le groom indique le café en bas.
"
Qu'allons-nous boire? "
L'amie
décide " du champagne ".
Mes
mains s'adaptent à la coupe qu'elles portent jusqu'à mes lèvres. à l'ordinaire
j'ai horreur du champagne. Celui-ci me semble exceptionnellement délicieux.
Est-ce pour mieux avoir pitié de cette femme en noir à la table voisine, une
femme seule, sans âge, sans beauté qui boit un thé triste, qu'elle ne console
d'aucun sucre, citron, rhum ou lait, un thé ni anglais ni russe et libre de
nuages comme le ciel des journées trop crues et dont on ne sait à leur lumière
si elles sont chaudes ou froides.
Une
femme seule boit un thé triste.
On
emplit ma coupe.
Je
bois.
Tout
va-t-il redevenir incompréhensible?
Je
m'étonne bien haut! Du champagne au buffet de la gare de Lyon à la fin de
l'après-midi? La fin de l'après-midi — pardon. Il est huit heures du soir. Huit
heures un quart même. Entre ces deux compagnons je me croirais volontiers
pendule, une pendule trop sentimentale pour avoir notion de l'heure qu'elle
doit marquer. Et pourtant elle n'a d'autre mission. Une pendule inexacte entre
deux flambeaux. Et si l'on vendait la pendule? Se souviendront-ils un peu de
moi seulement? Consciencieux, je regarde de droite à gauche. à l'une et à
l'autre, très bas, j'avoue : " Je vous aime. " Et la voix un peu plus
forte je supplie : " Il faut, vous, que vous m'aimiez toujours. " Une
main de femme, une main d'homme se partagent mes dix doigts. De celle qui reste
libre l'amie porte à mes lèvres sa propre coupe. " Bois, ANGLdarlingANGL/
. "
Tout
cela pourrait bien s'appeler bonheur.
Je ne
sais point de mots plus doux à prononcer que deux prénoms. Le monde entier
peut-être sera sauvé par la grâce de justes syllabes. Pourtant Notre-Dame tout
à l'heure, entre les deux peupliers de son quai, s'alourdissait de plis de
pierres, tristes comme ceux des robes de veuves à la campagne.
Pourquoi
m'a-t-on élevé dans les préceptes d'une religion qui exalte la tristesse et la
souffrance? Mon nez pourtant a l'innocence de n'importe quel museau. Si j'avais
été animal j'aurais été fort réussi. Mais homme? Qu'ai-je fait de toute mon
existence avant d'arriver au buffet de cette gare du P.L.M.?
Ce
champagne qui vient de m'attendrir, peut-être pourra-t-il d'autres miracles?
J'aime
la rose de ma boutonnière, mes amis, et s'ils me demandaient encore une fois de
les accompagner, je partirais avec eux.
Ils ne
m'offrent rien.
Nous
sortons du buffet.
Je
monte dans mon wagon.
Au
revoir.
Le
train est parti.
La rose
de ma boutonnière est tout ce qui me reste de leur amitié.
La rose
de ma boutonnière est devenue, après vingt-quatre heures, une pauvre chose
recroquevillée, dans un verre à dents. Aucun pardon. J'effeuille la rose comme
j'ai déchiré la photo. Frères des étoiles de carton, les pétales tombent, pluie
pauvre, sur les sweaters , leslivres.
Des
veines battent à mes tempes. L'obstination de ces cloches dans ma tête, faut-il
l'appeler un glas? Un glas comme en sut sonner, voici vingt-quatre heures,
l'horloge de la gare de Lyon.
Adieu
cet hiver, ce printemps, les ponts que je ne pouvais traverser sans bonheur,
lorsque le ciel était si fragile au-dessus des Tuileries que les nuages se
faisaient plus légers pour s'y pouvoir encore suspendre; adieu, boutiques,
arbres, becs de gaz et ce sergent de ville, non seulement imperméable mais
amoureux de l'eau du ciel, puisqu'en dépit de la neige de janvier, de l'obstination
pluvieuse de février, des giboulées de mars, des ondées d'avril, des orages de
mai, je le retrouvais toujours à sa place et pas même un peu fondu. Brave petit
flic ripoliné, tout un fleuve coulait à vos pieds, vous n'en étiez pas plus
fier, mais, définitif, vous donniez de curieuses tentations à cet ami qui
rêvait de vous voir faire l'amour avec une petite sœur des pauvres. Daphnis et
Chloé de bure et de gros draps, vous volez au-dessus des maisons, des églises,
des tours, anges de la ville. Mais, comme les autres anges, ceux de mon enfance
qui avaient un corps si doux qu'on le croyait sans os, comme tous ces anges,
vous êtes déjà le passé. Le passé des vieilles gens. Il faut laisser cela : il faut
être sage.
Je ne
recollerai pas les morceaux du souvenir.
Le ciel
craquelé des puzzles ne ressuscite point la féerie.
Ce que
je me suis rappelé ne m'a jamais donné l'impression de vie que par de nouveaux
regrets suscités. Aussi, de tous les hommes, les plus tristes et les plus
malheureux m'apparaissent ceux qui naquirent doués des meilleures mémoires. Ils
ne triomphent point de la mort mais, par la plus inexorable fatalité, chaque
transsubstantiation qu'ils essaient, au lieu de prolonger leur passé, tue leur
présent. Victimes de leur insuffisance, ils vont, condamnés à ne rien voir du
spectacle nouveau qu'ils négligent dans un docile espoir de recommencements,
dont au reste nul ne leur saurait suffire.
Pour
moi, tout ce que j'ai appris, tout ce que j'ai vu, ne travaillera qu'à mon
ennui et à mon dégoût, si quelque nouvel état ne me vaut l'oubli des détails
antérieurs. Dès lors comment ne point baptiser ennemie une mémoire aux rappels
obstinés?
Et puis
rien ne se peut exprimer de neuf ni d'heureux dans un chant déjà chanté. Les
lettres, les mots, les phrases bornaient nos avenues, nos aventures. Lorsque je
leur ai demandé de définir mon présent, ils l'ont martyrisé, déchiqueté.
Bien
plus, je n'avais recours à eux que parce que je doutais de ce présent.
Et
certes, lorsqu'il s'agit de parole ou d'écriture, l'affirmation prouve moins
une certitude qu'un désir de certitude né de quelque doute au fond.
Ce qui
en moi fut indéniable, je n'ai jamais eu la tentation d'en faire part à qui que
ce soit. Au contraire l'instable, l'inquiet exigent une proclamation. La pensée
en mouvement ne désire rien plus que se figer dans une forme, car, de l'arrêt
marqué, naît l'illusion de ce définitif dont la recherche est notre perpétuel tourment.
Ainsi l'eau de la mer recueillie dans quelque bol se cristallisera, deviendra
sel. Mais ce sel comment le confondre avec l'océan? S'il est tiré d'une masse
livrée au tumulte des forces obscures, il ne nous appartient pas d'oublier que
seule cette intervention, qui contraignit au repos son élément originel, lui
permit de devenir ce qu'il est. Pour l'océan, je puis — usant d'une métaphore à
tel point usée qu'elle possède enfin le mérite de n'être plus dangereuse par
quelque pittoresque — le comparer à l'homme : je prétends qu'il ne doit vouer
aucune reconnaissance à ces parois qui, faisant prisonnier un peu de lui,
permettent à ce peu de se transformer. Ce qui revient à dire qu'un état premier
se suffit à soi-même... et ne demande secours ni à la philosophie ni à la
littérature. Il se subit et n'a d'autre expression qu'un chant affectif interne
et sans syllabes. Ainsi, une page écrite à plume abattue, sans contrôle
apparent de ces facultés domestiques, la raison, la conscience auxquelles nous
préférons les fauves, sera, malgré tout, l'aboiement argotique et roublard,
mais non le cri assez inattendu pour déchirer l'espace. Les mots appris sont
les agents d'une police intellectuelle, d'une Rousse dont il ne nous est point
possible d'abolir les effets. Effets bons ou mauvais?
La
logique, la réflexion n'existent que faute de mieux.
Parce
que certaine richesse qui faisait le lourd bonheur du sang et le poids de ce
qui en nous est apte à percevoir et non à dire, parce que certaine richesse fut
au long des siècles dilapidée, l'homme, en vengeance, a conçu l'amour des mots
et celui des idées. C'est pourquoi, ce me semble, il faut dénoncer quelle faute
de mieux fut, ce qui d'ailleurs continue à sembler aux moins indulgents, sujet
du plus légitime orgueil. Au reste, par l'effet d'une loi d'aller et retour,
sans quoi l'humanité serait trop vite arrivée au bout de son chemin,
l'intelligence parvenue à certain point ne semble avoir rien d'autre à faire
que son propre procès. Débats sans indulgence. Elle-même se condamne. Et c'est
une telle tragédie qui met le plus profond désespoir dans la vie des plus
audacieux et des plus francs.
Spontanément
spontanés, nous n'aurions aucune raison d'aimer la spontanéité, d'en faire
l'éloge. Seul un être à l'instinct moribond enviera la brute. Joie des
anémiques, des épuisés qui entendent expliquer les vestiges de leurs appétits
par l'instinct vital. à la vérité ce qui importe, ce n'est point une
explication, mais le triomphe subi de l'instinct vital lui-même.
Lys
mieux vêtu que Salomon dans toute sa gloire, parmi tant de plantes répétées,
que monte enfin l'orgueil d'aujourd’hui. Lys mieux vêtu que Salomon dans toute
sa gloire, ou bien arum dont les bords ourlés rendent, par leur voluptueuse
innocence, plus terrifiante encore la couleur marécageuse d'une tige qui a pris
pour elle seule les mauvais désirs de la terre. La fleur est si belle que,
grâce à la joie des yeux, les narines commettent un abus de confiance et, bien
qu'aucune odeur ne soit venue les griser, pensent que le nom n'est point arum
mais arôme et qu'il fut justement donné.
Arums
et lys, affirmations bien présentes, luisez davantage pour exagérer votre
force, votre séduction spontanées et nous faire mépriser définitivement ces
petites boules d'un mimosa trop sec : nos souvenirs.
Mémoire,
mimosa. Mémoire mimosa. Joli titre pour une valse à jouer lorsque la vie boite
et que la fenêtre est ouverte sur un jardin triste. Mimosa. Au plein midi nous
avons pensé à notre hiver. Nous avons voulu faire des provisions de soleil. Une
plante s'offrait qui fut mise en panier. Aujourd’hui le ciel était lourd et
pourtant il faisait froid. Nous avons cherché à rappeler la lumière absente.
Nous avons ouvert le panier. Mémoire, mimosa, mémoire, mimosa. Même la couleur
s'est recroquevillée. Il n'y a plus de parfum, mais cette tristesse qui se
respire, les jours de janvier, dans les salons de province. Mémoire, vos
fleurs, votre mimosa sent le renfermé.
Si je
prends une branche, toutes les petites boules tombent, s'écrasent. Mémoires,
vos lampions ne sont pas seulement lamentables mais fragiles aussi. Aucun
n'éclaire, et la tige qui les assemble n'offre pas l'unité du lys ni celle de
l'arum.
Les
moments antérieurs ne tiennent pas à la branche. J'ai dit que toutes ces
petites boules jaunes qu'on avait prétendues d'or, j'ai dit que toutes les
petites boules jaunes étaient tombées à terre. Les voici écrasées. Elles ont
laissé de pauvres taches à mes doigts.
Alors
pourquoi sans cesse recommencer? Pourquoi vouloir — et de quel droit — habiller
notre mémoire selon la mode hypocrite des autres hommes? Il ne faut pas
réincarner ce que nous avons le mieux aimé.
Si je
prétends encore savoir, me rappeler, que restera-t-il, finalement, que
restera-t-il devant la glace? Moi avec la tête lourde du point d'interrogation
et sans même, entre ce moi et la glace, un halo doux pour voiler des traits que
mon ennui, toujours, retrouve. Le halo doux, c'est quelque histoire, une
histoire qui déjà n'est plus vraie et dont je ne puis déjà plus penser qu'elle
l'ait jamais été. Mais, après la mémoire, avant l'oubli, c'est la paix et son
clair brouillard, un voile à ne pas déchirer. Mes doigts saignent d'avoir
compté des vertèbres, mes paumes sont meurtries d'avoir caressé des squelettes.
Exactitude des os, des chairs molles, mais qui n'est pas la vérité. Les
couleurs sont absentes, seules aptes à parfaire la résurrection. Il faut que la
mémoire se taise, entremetteuse des jours de pluie. Elle a vendu, hypothéqué
toute chair, l'humaine et celle aussi des fleurs qui furent de nos jardins
secrets, tout cela pour une petite rente viagère qui ne peut rien contre
l'ennui.
Si j'ai
pris la fuite c'est à seule fin de me mettre en ordre avec moi-même. Il faut
donc couvrir la voix qui accumule tant de détails trop connus, essaie les plus
grossières séductions.
J'imposerai
bien silence à la maquerelle. à la cantonade, sans avoir l'air de rien, elle
annonce " ces dames au salon " puis, vers moi penchée, susurre à mon
oreille : " Les dames sont au salon, nues sous un tulle léger, si léger.
" La tête qu'elle fait, lorsque je déclare : " Ce soir je veux le
voile et non la chair. " Elle ricane, comme si j'étais ivre, hausse les
épaules : " Pauvre fou! ", essaie un geste qui me donne chaud puis, enfin,
me laisse en paix.
Précisions,
statistiques : autant d'inutiles obscénités.
Les
souvenirs me condamnent au remords. Et tout de même la parade continue. C'est
que l'odeur mauvaise des réminiscences attire les mouches. Je vous jure que ça
ne sent pourtant pas la chair fraîche.
Et
voilà qu'il ne s'agit plus seulement d'apporter une livre bien saignante, mais
les curieux insistent. à qui l'a-t-on prise cette chair humaine? Et il va
falloir répondre.
Alors
intervient une volonté de mensonge. Ceux qui aiment les mots distingués
l'appellent pudeur. D'autres — les plus habiles — disent qu'il est temps de
passer aux choses de l'art, et pour se donner du cœur, sur l'air des lampions,
ils se chantent à eux-mêmes : transpositions, transpositions, transpositions.
— Et
hardi petits! Nous aussi nous savons fabriquer de la fausse monnaie, des faux
visages, des faux noms. Nous aussi nous allons écrire des romans, des
confessions et servir une belle tranche de vie. Au travail.
Demi-aveux,
les pires mensonges. Doit-on accuser le défaut d'invention ou la joie de se
brûloter au feu qui fut celui de la plus belle jeunesse?
Après
avoir erré par les rues, si je n'ai pu y découvrir quelque raison de m'attarder
ou de prolonger ma promenade, rentré chez moi, lorsque j'ouvre un livre au
hasard, plus encore que de la pluie, des badauds ou des importuns croisés tout
à l'heure chemin faisant, je m'irrite de cette imprimerie. Les hommes n'ont de
souvenirs ou d'aveux qu'afin de cacher ce qu'ils craignent de découvrir de leur
vrai visage, de leur présent.
étranges
perruquières que vos mémoires, vous tous qui avez écrit, peint, ou sculpté.
Vous vous êtes maquillés et, avec des grimaces sous du fard, avez tenté de
donner les minutes touchantes des visages humains. Souvenirs et intimes désirs
jamais assouvis et même non avoués, vous avez voulu tout concilier par le jeu
de quelque logique.
L'art?
Laissez-moi
rire.
Je
pense à ces bals où le travesti est prétexte à corriger la nature. Ceux qui
n'ont pas trouvé leur vérité tentent une autre existence. Toutes les vies
manquées s'invertissent, pour un soir. Mais l'exhibitionnisme ne donne point
d'ailleurs l'impression de quelque franchise ou de quelque réalité. Les femmes
apparaissent sans hanche ni poitrine. Les hommes ont des croupes et des tétons.
Or voici qu'une virilité soudain s'érecte et soulève en son beau milieu la robe
d'une courtisane grecque. Hommes, femmes? On ne sait plus.
Il y a
des maisons où ces fêtes se produisent plus de deux fois par an. De nocturnes
garçons y règnent en tuniques, tutus et paniers qui étaient encore quelques
années auparavant des petits bougres bien campés sur des pieds aux grosses
chaussures. Jeunes maçons que l'innocence du plâtre désigna au désir d'un
étranger, avant le règne des robustes Anglo-Saxons, vous aimiez pourtant les
petites gonzesses bien balancées. Mais il y eut un coup d’œil, un mot, une
promesse. Et puis il est si facile de se laisser caresser par n'importe quelle
main, les yeux fermés. Alors on finit par trouver, sans s'apercevoir de rien,
goût à la chose.
Certaine résolution prise, la vie, se dit-on,
va, désormais, devenir bien facile. Et vite, de choisir dans tout ce qui a été
vu, entendu, senti, deviné les éléments d'un rôle et d'imposer silence à tout
ce qui rendrait précaire l'attitude.
Vie du
corps, ou vie de l'esprit, ceux qui voulaient être, à tout prix, des
satisfaits, se sont spécialisés. Ils sont d'une assez lourde paresse pour
croire à la perfection dans la jouissance ou la réussite, et ne comprendront
jamais qu'une telle perfection, si elle était humainement possible, ne
légitimerait rien.
Mémoire
l'ennemie, mémoire la bâtarde, tu as beau user de tous les trucs, t'opposer à
la surprise, tes disciplines n'ont jamais empêché l'homme de se sentir finalement
lésé, ni de souhaiter, même lorsqu'il faisait semblant d'être soumis, quelque
révolution dans sa chair, son cœur, son intelligence, sa cité.
Les
lois auxquelles nous nous condamnons par souvenir ne nous ont jamais rien
apporté qui pût sembler juste en soi, et certains, de la créature d'amour à
l'homme d'esprit, ont eu beau se fabriquer des codes, si subtiles soient les
ressources de l'art du toucher ou de la conservation, jamais de toute leur
science nous ne tirerons aucune joie. Les plus habiles caresses et les mots
bien placés ne valent pas une main grossière, mais émue, ou trois syllabes qui
s'envolent d'une phrase.
Or
celui dont la mémoire ne peut se taire, même et surtout s'il entre avec elle en
lutte pour ne plus permettre aucune contradiction à sa chair, son esprit,
perdra jusqu'au dernier pouce de son innocence.
Enfant
des faubourgs, gêné par le souvenir de la soupe sous la suspension de zinc et
de porcelaine, couleur céladon, incapable de supporter l'image de la Nini
d'autrefois, parce qu'il a trouvé beau le torse de ce jeune homme auquel il
s'est vendu pour " rigoler ", pour " voir ", un matin il a
brisé le mètre plié en quatre qui battait contre la jambe dans la poche du
pantalon de gros velours. Un pot de crème adoucit le visage. Le soir, bal
musette. Les étrangers aiment ces endroits comme Notre-Dame. Ils y vont avec la
même conscience, mais comme on n'y vend pas des médailles, comme on n'y brûle
pas de cierges, après plusieurs fines on achète un petit poisse. Le voyou
apprend vite à choisir les plus jolies cravates. Il en a toute une collection.
Il danse bien, il chante. Lui aussi il va faire de l'art. La tuberculose, la
coco ont déjà creusé son visage mais pas encore affiné ses mains. Il a un
camarade qu'il aime bien et contre qui il voudrait dormir tout nu, et sans rien
faire, comme un bébé.
Mais
voilà, il y a le travail. Comment oublierait-il le rôle qu'il s'est choisi?
Ils
sont plusieurs gigolos qui s'efforcent à bien réciter, à bien chanter dans ce
bar où des noctambules vont pour se divertir, s'encanailler.
L'un à
cause de sa ressemblance avec certaine grande comédienne, dans une robe qui
laisse, à chaque mouvement, voir une ligne de peau anémique entre le corsage et
le vertugadin, incarne Célimène. Il y a deux ans, il était ouvrier plombier. Le
voici coquette. Ses bras sont blancs, les aisselles épilées. Le malheur vint de
ce qu'il n'avait pas de santé. Et puis quoi! ça n'est pas drôle de passer sa
vie à souder des radiateurs. Il alla réparer le chauffage d'un homme de théâtre
qui avait de mauvaises mœurs... Et tout fut dit.
Dame
aux camélias des faubourgs, il crache le sang. à l'automne il mourra. Il sait
déjà que ce sera par un après-midi tout jaune, tout rouge. Dehors, on attendra
le dernier orage. Il aura essayé, pour lui seul, cette fois, de maquiller
encore son visage. La fièvre fera fondre toute sa crème. Il aura horreur de son
corps, des lambeaux d'âme et de poumons qui lui font mal dans la poitrine. Il
pensera aux petites filles de la rue qu'il aimait quand il avait quinze ans.
Une bouffée plus chaude ouvrira grande la fenêtre. Une feuille tombera au pied
de son lit. Et il ne comprendra plus rien aux objets, aux photographies. Alors
il se raidira. Baudruches méchantes, des corps qu'il lui fallut subir voltigeront
par toute sa chambre. Il se cachera sous ses draps, se sentira poursuivi,
voudra fuir, se lèvera. Ses pieds glisseront sur le carreau. La concierge le
lendemain le retrouvera mort. Elle dira qu'il était déjà aussi froid que le
carrelage.
Les
garçons qui travaillaient dans la même maison que lui couvriront de fleurs
blanches son corbillard. Ils seront tous à son enterrement.
Et que
fera Célimène l'an prochain?
Ils se
disputeront les pauvres nippes, le vertugadin, les vers de Molière, ces jeunes
voyous qui savaient autrefois de bonnes injures bien saines sur les fortifs.
Depuis, ils ont appris à piailler comme des filles et à chanter le répertoire
de Raquel Meller.
Ce
jeune saint Sébastien de la zone, habillé en rat d'hôtel, désigne son entrejambe!
Voici
la fleur de volupté...
Quand
il est ivre, il montre sous des bracelets de cuivre doré deux cicatrices aux
poignets. Il a essayé de s'ouvrir les veines. Petit Pétrone anachronique de
beuglant, il n'a pas su mourir, mais depuis cet essai manqué, des bouquets, les
plus mauves, les plus tristes, sous ses yeux, sefanent. Qu'il reprenne son
refrain : " Voici la fleur de volupté " , et je songe à ces longues
fleurs pourpres dont se couronna Ophélie et que, nous dit Shakespeare, les bergers
appellent d'un nom licencieux et les jeunes filles réservées, doigts d'homme
mort.
Un jour
sans doute, le Pétrone raté deviendra l'Ophélie réussie du canal Saint-Martin.
Un
nègre a un pauvre sourire dans un coin. Ses jambes nues sortent d'énormes
chaussures. Il porte une vieille jaquette de laine grise. On lui fait
comprendre que c'est son tour. Il quitte sa veste, ses godasses. Il est nu. Sa
peau a la couleur des perles noires. Un petit caleçon blanc de l'une à l'autre
cuisse ploie sous le fardeau d'un sexe africain. Et il danse. Et en dansant il
embrasse sa poitrine, caresse ses épaules de ses grosses joues. La musique
s'arrête. Il a envie de pleurer. Le caleçon lui fait honte. Son nom aussi. Une
Américaine lui a demandé comment il s'appelait et il a répondu : " Moi
belle Lola! "
Voyous
blancs, obscène petit nègre, l'audace de vos gestes, leur exhibitionnisme de
commande ne signifient ni la franchise ni la vérité.
Vous ne
donnez point une expression d'humanité sincère. Mais rassurez-vous, ailleurs ce
n'est pas mieux.
Vous
êtes des artistes comme d'autres. Or votre art ne vise qu'un coin de la
pauvreté des hommes. Et je veux croire à leur richesse diffuse.
Mais,
si je m'adresse aux livres plutôt qu'aux établissements de nuit, je ne vois
encore que fausses révélations. Tout, ici comme là, se trouve transposé. On
truque.
Que
Proust par exemple ait fait d'Albert une Albertine, voilà qui m'engage à douter
de l’œuvre entière et à nier certaines découvertes qui m'y furent présentées
chemin faisant. Bien que l'auteur m'ait paru assez peu soucieux des bienséances
et libre d'entraves conventionnelles, il m'est difficile de le croire préoccupé
de la seule étude entreprise. Il s'est souvenu des règles de la civilité
puérile et honnête et, par la faute de sa mémoire policée, la transposition
combinée enlève à son oeuvre le plus fort de l'action qu'elle eût dû avoir.
Au
reste il faut bien dire à la louange de l'auteur que son subterfuge ne saurait
guère nous abuser, mais si nous devinons la vérité ou tout au moins une partie,
si nous sommes en mesure d'affirmer qu'Albertine était un garçon, l'identité
des autres sexes, de ce fait, ne nous apparaît plus certaine. Cette tricherie
tue notre confiance.
Proust,
dira-t-on pour sa défense, ne fut pas le seul à user de telles précautions
oratoires. Et certes, je puis vous citer l'exemple de ce jeune homme bien élevé
qui, désireux de rendre hommage aux compagnons de ses nuits, essaya d'écrire un
livre, et parce qu'il ne pouvait s'empêcher d'y chanter tout au long un hymne
de reconnaissance au mâle, prêta ses propres aventures à une femme, qu'il fit
marquise, fort belle et de cuisse folle.
Un
troisième a une absence bien réjouissante.
Il
feint de parler à une jolie fille, et tout à coup victime de la précision d'un
tendre souvenir et, sans même, à la correction des épreuves, s'apercevoir de
l'involontaire aveu, écrit enlève tes chaussettes , au lieu de enlève tes bas .
Le
même, quand il mange une pêche, se soucie-t-il de savoir si le fruit est mâle
ou femelle? Je crois que, dans un lit, il ne doit guère plus penser au genre du
sexe dont il s'enivre. Mais le travail d'amour achevé, lorsqu'il sera question
de souvenir, s'il donne de fausses preuves, de faux noms, de faux détails sur
une poitrine ou ce qui se trouve à l'ordinaire entre les jambes, il se
délectera de sa propre hypocrisie et baptisera perversité le petit mensonge
bien empapilloté.
Ainsi
voulant revivre ses aventures plutôt que d'en tenter de nouvelles, il essaie un
monde auquel il ne sera pas même tangent et dont il n'aura ni chaud ni froid.
Cet
homme qui a une bonne mémoire s'étonne de s'ennuyer et aussi d'avoir honte.
Qu'on lui pardonne pour tant d'ingénuité.
Pour
une fois, si je voulais bien oublier des noms, des voix, de très loin
peut-être, sur ma solitude viendraient se projeter, ce soir, des ombres mauves,
non, pas même mauves, mais gris de lin, des ombres mêlées dans un seul bonheur
et marquant le sol d'une confidence légère.
Alors
qu'importe si dans la ville antérieure vinrent des hommes, des femmes aux
mauvaises intentions. Un temps, ce fut la tourmente, qui, majeure, déracinait
tout et que je n'osais nommer, car seul le mot haine eût convenu. Poignets
tordus, grands yeux qui m'imploriez et mes dents réjouies de mordre, une canne
levée certain soir sur un dos qui avait froid et des flammes d'un même feu qui
ne s'éteignait point, vacillant de l'un à l'autre des charbons rougis,
sanglante nourriture. Puis il y eut surtout le petit matin dont se givra l'incendie
nocturne.
Toute
la nuit, femme aux yeux couleur de fleuve, toute la nuit on avait dansé chez
vous et vous aviez été plus pâle, plus bleue dans la pourpre d'un rêve. Or
voici qu'il était parti, celui qui avait régné sur la fête car il ne savait
marcher sans danser, non plus que parler sans chanter. Il s'en était allé loin
de vous, loin de moi, parmi les autres, sans rien savoir, ni vouloir d'eux,
comme un enfant, comme un fauve. Dehors, c'était une nuit couleur d'iris noir
et semblable aux tentations qui faisaient son visage triangulaire, son regard
liquide et ses lèvres plus habiles à frémir que des ailes.
L'heure
était venue pourtant des pensées libérées. Trop las pour mentir encore, avant
de chavirer à nouveau dans la vie qui recommence en bas sur le trottoir et au
milieu des rues, les créatures parviennent à ce point du temps où il est
possible de se comprendre.
Se
comprendre, se prendre et non avec des mots ou des doigts, mais par la grâce de
ces antennes invisibles qui font des cœurs, à l'aube, les plus étranges
libellules.
Et
vous, femme, parce que, disiez-vous, l'heure avait sonné des pensées libérées,
vous ne cachiez plus rien de votre angoisse et puis, tout à coup, grâce aux
lumières, aux boissons, prétendiez qu'il ne fallait plus avoir peur, que vous
n'aviez plus peur. à vous seule vous essayiez de refaire le monde et, au milieu
d'une fusion que les autres ne percevaient pas et dont vous apaisiez les
éléments, vous alliez, semblable en votre impassibilité à Dieu le septième
jour. Hélas! au petit matin, il ne restait que des verres à moitié vidés, nos
frissons et des courants d'air. Vous redevenez la créature frileuse d'un monde
dont tout à l'heure vous ordonniez la féerie. Vous me tendez la main, me donnez
à sentir comme elle est froide et soupirez : " Il est parti. "
Oui, la
fête finie, nous sommes seuls, seul à seul. Vous ricanez, car vous avez vu nos
deux noms, deux murs parallèles et très proches, mais qui montent de chaque
côté de l'impasse sans se toucher. Vous ricanez. Un jour commence qui ne
connaîtra ni le repos ni le pardon. Dehors, il y a de longues raies roses dans
le ciel. Qui donc a griffé l'aube? Vous grelottez, et affirmez en même temps :
" Je n'ai pas froid ", puis m'interrogez : " Oui, mais lui, où
est-il? "
Parti
l'enfant qui sait danser et plaire et morte la féerie dont il nous tenta. Les
taches du ciel ne sont point celles de l'amour. Le jour n'a rien repeint. Notre
vie sera couleur de courbature, de froid. Nous nous serrons l'un contre l'autre
et lâches à ne pouvoir lutter. Un café de chauffeurs nous recueille, et vous
dites : " Il est parti, mais, pourquoi serait-il demeuré? Moi aussi je
partirai et toi de même. Je serai seule, tu seras seul, il sera seul. "
Je lui
serre les poignets car je ne veux pas qu'elle continue la plus triste des
litanies, cette conjugaison du malheur des hommes. Elle ne sent pas l'étau de
mes mains. Elle dit encore : " Nous sommes seuls, nous serons toujours
seuls. Quelle monstrueuse et obscène membrane pourrait nous lier les uns aux
autres, tu entends, nous lier à jamais? La membrane de l'amitié, la membrane de
l'amour? Nous serions alors semblables à ces jumeaux qui naissent collés et que
l'inévitable opération libère non pour la vie, mais pour la mort. Et ces jumeaux,
qui oserait les condamner au réciproque esclavage de toutes les minutes? Il
nous faut être seuls : seuls, toujours seuls. "
Une
monstrueuse et obscène membrane? Mais souvenez-vous, cette monstrueuse et
obscène membrane nous l'appelions un doux lien lorsque, là-bas, très loin, du
fond de notre ignorance et de nos quinze ans, nous rêvions d'amour, d'amitié.
Déjà nous connaissions la solitude, mais cette solitude, nous cherchionsdes
mots pour l'embellir, l'excuser et surtout la circonscrire.
Sa
tristesse vague, nous voulions la croire mortelle. Doucement nous pensions à
notre fin, à un matelas odorant de fleurs à peine fanées
sur
notre tombe, au lendemain de notre enterrement. Or nous ne sommes pas morts.
Nous ne
sommes pas morts et après les jours et les nuits de poursuite, de fièvre, il
nous faut encore inventer des tortures pour croire que nous vivons, aimons,
haïssons et, malgré la souffrance qui nous mesure, nous n'arrivons pas même à
devenir un peu plus sûrs de notre existence puisque, du mal que nous nous
faisons, nous ne nous suffisons pas, puisque, triomphant de quelques dégoûts
épisodiques, nous essayons d'autres expériences, frappons à toutes les portes,
buvons à tous les verres, et, au petit matin, nous rejoignons sans le goût de
ces utiles mensonges qui pourtant retrouvent leur couleur avec le soleil.
Hélas!
femme, dans une salle embuée de sommeil, à l'aube d'un printemps dont nous ne
savions que faire, nous n'avons pas eu le bonheur de dormir, les coudes sur la
table grasse. Nous n'avons pas eu le bonheur de dormir ni le courage de
récompenser nos âmes. Ni l'odeur du café, ni celle du lait ou de la sueur
humaine, ni le bourdonnement du percolateur n'assourdissaient notre angoisse.
L’œil
clair, l'oreille exacte, nous avons rêvé, nous avons souhaité d'être enterrés
vifs. Les maçons aux âmes simples ne comprirent pas autour de nous. Ils
mangeaient de grosses soupes, buvaient un coup de blanc, et puis partaient pour
des échafaudages où le soleil les visitait dans la joie et les chansons.
Mais
nous?
Je me
tais, et vous, ma compagne, étrangère, la moins étrangère parmi les créatures
rencontrées, après l'insomnie des choses en vain tentées, vos dernières forces
arquées pour une minute confiante, vous pouvez tout juste proclamer votre solitude
et la mienne, et, parce que vous ne savez renoncer à l'espoir d'une consolation
possible, la gorge rauque d'alcool et de malheur, douloureuse d'une boisson qui
brûle sans réchauffer, le front las de chercher encore des raisons, tout de
même essayez de vouloir persuader que tout est bien ainsi.
Obstinément
vous répétiez : " Seule une longue et obscène membrane... " Mais vous
saviez bien que votre peur de la nuit, du sommeil disparaîtrait si par hasard
quelque longue et obscène membrane vous liait pour l'existence entière à
quelque autre.
Aussi,
les après-midi, recommencions-nous, chacun de notre côté, une course aux
sécurités.
Il
fallait bien essayer de tout pour juger des possibilités, voir si les autres
croyaient en moi, acceptaient l'idée de mon existence...
Dans la
rue, je souriais à ce qui passait. Et qu'on m'écoute, ce n'était point simple
volonté de racolage mais cette soif de rencontre qui n'a rien à voir avec le
désir par trop localisé.
Regards
qui deveniez plus brillants, lorsque le jour baissait, des yeux dans le
brouillard, des yeux dans des visages anonymes dont peu m'importaient les
fronts, les nez, les bouches, quelque usage que j'en dusse faire, des yeux
m'obligeraient à sortir de moi-même.
J'ai
rencontré ce double aimant et, de tout l'univers, rien n'est demeuré vrai que
deux points où brillaient le ciel et tout le phosphore de l'angoisse. De ces
deux points sont nés des paroles, un corps, une âme. Mon cœur s'est arrêté de
battre. J'ai voulu parler, j'ai bégayé. Le trottoir s'était ouvert pour que
jaillît une fleur humaine. Plus uni que l'eau innocente, allait-il me lancer un
poison de vérité?
J'attendais
le miracle.
Le dieu
des rencontres une fois encore m'avait trompé.
Promeneurs
sollicités, promeneurs qui ne me répondiez pas ou choisissiez, pour répondre,
ce mot, ce clin d'oeil dont précisément je n'eusse pas voulu, vous ne m'offriez
point ma certitude. Il est vrai que dans mon orgueil solitaire je n'avais eu
cure de la vôtre.
Chacun
pour soi, fallait-il se répéter encore, chacun pour soi, et c'était cette sorte
d'onanisme dont nous avions cru qu'il était le signe un peu honteux de
l'enfance mais qui continuait, quoique la première jeunesse déjà fût passée, à
ne chercher que prétextes dans d'autres corps, d'autres pensées. D'où certaines
farces dérisoires et macabres à la fois. J'étais bien contraint d'accuser un
peu les autres corps, les autres pensées, mais parce que je jouais à
cache-cache avec moi-même en toute occasion, comment aurais-je eu l'audace
d'exiger de mes partenaires qu'ils renonçassent aux masques, aux fards.
Alors
je continuais mes essais, un peu moins sûr, il est vrai, chaque jour, car, à
vouloir préciser, j'avais dû finir par comprendre que jamais je ne parviendrais
à quelque point comparable dans l'espace au présent dans le temps. L'un de mes
pieds s'appelle passé, l'autre futur. Il y a toujours un escalier à monter.
Je
frappe à la porte qu'il faut et me voilà bien sage sur un pouf de peluche
rouge. Une voix grêle et sans timbre essaie de me tenter.
"
L'amour, tu vois, c'est encore ce qu'il y a de mieux pour passer le temps.
"
Accroupie
dans un coin de sa loge, cette petite femme qui sert de danseuse à l'homme le
mieux fait du monde additionne des vérités premières et s'applique à préciser
d'un bâton de rouge les contours de son nombril.
Elle
répète : " Oui, l'amour, c'est encore ce qu'il y a de mieux pour passer le
temps.
— Si tu
veux, chérie.
— Alors
ne bâille plus.
— Je
m'ennuie.
— Donc
tu ne m'aimes pas.
— Mais
si, chérie.
— C'est
bien vrai? "
Je
cherche — quelle conscience — les raisons qui pourraient bien valoir à cette
bonne femme d'être aimée ou, tout au moins, à leur défaut, celles qu'il
suffirait d'énoncer pour qu'elle se crût aimée. à haute voix j'affirme : "
Lorsque tu danses, tes pieds tournent si vite que je les prends pour des petits
cercles. " Mais dès cette première tentative d'altruisme, j'oublie la
danseuse et, pour moi seul, quoique à haute voix, déclare : oui des petits
cercles. Géométrie éclatante et lilliputienne. Des pieds qui tournent, des
pieds de satin blanc et c'est tout le mystère des nacres. Je ne suis pas le
fils d'un mandarin, hélas! Des perles ne boutonnèrent point les devants de mes
chemises. Tes pieds, danseuse, parce qu'ils sont deux points de corozo blanc,
me rappellent mon enfance, l'attente, la toile des blouses sur un corps qui
commence à se douter et déjà prend difficilement patience.
"
Imbécile. "
Et la
danseuse de s'empêtrer dans ses rubans et un imparfait du subjonctif.
L'imparfait du subjonctif est encore plus rebelle que les rubans et ne se
laisse pas apprivoiser.
La
partenaire de l'homme le mieux fait du monde rage. Bien entendu je souris.
Conclusion : il paraît que je ne dis que des bêtises. Pas même. En vérité je
n'ai jamais su ce que je disais. Encore moins d'intelligence que de savoir
vivre. Et trois fois de suite on me répète que je suis un gosse.
"
Et toi, chérie, une petite vierge.
—
Insolent, tu peux te moquer. D'abord je ne suis pas une prostituée, moi.
Monsieur se moque : " Tu es une petite vierge "; eh bien! sache mon
cher, sache pour ta gouverne, que pas une femme ne l'est ici autant que moi.
Frisoline par exemple, Frisoline qui a seize ans...
— Si
Frisoline m'intéressait, je ne serais pas ici.
—
Mufle.
—
Bavarde.
— Sale
caractère.
— Bonne
femme, tu es trop drôle. Et dire qu'on ne peut jouer avec tes seins, ton petit
ventre sans que tu fasses des discours.
— Tu ne
m'aimes pas.
— Mais
si, puisque je voudrais pour m'asseoir un fauteuil de ta peau, de la peau de
ton petit ventre. " Et de surprendre le corps de la bonne femme, une jambe
dans chaque main, comme s'il s'agissait des bras d'un nouveau-né.
"
Prêchi-prêcha.
— Bas
les pattes. Quelle éducation!
— Et puis
après?
—
Monsieur tripote, monsieur gâche le maquillage.
—
Madame se farde le nombril.
— Quel
mal y a-t-il à se farder le nombril?
— Aucun
mal. Du ridicule peut-être.
—
Décidément, mon pauvre ami, tu ne sais rien. Au lieu de me faire la cour,
suppose que tu sois avec mon danseur, l'homme le mieux fait du monde.
— Eh
bien?
— Eh
bien! tu verrais. Il a un rouge pour la bouche, un autre pour les narines, un
troisième pour le coin des yeux, un quatrième pour le lobe des oreilles, un
cinquième pour le bout des seins, un sixième pour le nombril.
— Et un
septième?... "
Mon
interlocutrice se fâche : " Dégoûtant personnage ", puis elle appelle
: " Pepo, hé! Pepo. " La porte s'ouvre. Une soie joue un drôle de jeu
autour d'une peau vernie. La danseuse ordonne : " Laisse tomber cette
sortie de bal. "
Voici
l'homme le mieux fait du monde tout nu.
Non.
Pas nu, car à vrai dire le vrai, un maillot de crème et de poudre adhère aux
moindres plis des aisselles et des cuisses. Je m'inquiète : curieux jersey.
Drôle de pâte. Je ne comprends rien à ce torse, à ce ventre laqués. J'avoue
préférer les surprises dont se marbrent nos pâleurs. Certes il est triste que
nos corps condamnés aux vêtements perdent leur gaieté et finissent par prendre
la mine des exilés, loin de leurs frontières. J'aime la couleur d'une peau bien
cuite, la parure des bains de soleil, mais tous ces étalages des graisses brunes,
rouges sur un corps...
La danseuse de l'homme le mieux fait du monde
m'interrompt : " Tu nous ennuies. Ne l'écoute pas, mon pauvre Pepo. Un
discours qui commence et nous passons dans dix minutes. Tu sais, il ne comprend
rien. "
Femme,
petite femme, je ne t'emmènerai jamais aux champs. Tu maquillerais le cœur des
marguerites, tu poudrerais les pissenlits!
Elle
hausse les épaules. L'homme le mieux fait du monde regagne sa loge. Il ne me
reste qu'à suivre, sans conviction, les préparatifs de la danseuse qui, fidèle
aux promesses des affiches : " Fête sur l'étang ", clignote,
libellule.
Trois
coups.
En
scène pour le I.
"
Tu m'attends.
— Oui.
— Dans
ma loge, ou dans la salle?
— Je
reste ici.
— à
tout à l'heure.
— à
tout à l'heure. "
J'ai
honte. Ce qu'il me faut constater n'est pas à mon honneur. J'ai eu peur de la
solitude, et voilà pourquoi je suis dans cette loge. à confesser le vrai, cette
femme m'ennuie et, certes, je ne saurais à moi-même, à mes pensées préférer une
petite théâtreuse qui parle sans rire de son art et, toujours sans rire, ne
manque jamais l'occasion d'affirmer : " Si j'avais su, au lieu de me
donner à la chorégraphie je me serais livrée à la science. " Pour moi je
ne saurais envier la chorégraphie ni plaindre la science. Au reste, cette femme
ne vaut ni plus ni moins que la plupart des autres. Pourquoi attendre encore la
créature à peine tangente à notre globe et venue d'un monde lointain, supérieur
au nôtre? Et dire que cette passante pourrait me donner ma photographie : un
fils. J'ai peur. Deux sous dans la fente. Et dans neuf mois, mon portrait en résumé.
Mais cette petite bonne femme, si insignifiante soit-elle, comment aurais-je
l'audace de ne voir en elle que la courroie de transmission. Quel homme a donc
pu manquer de confiance au point de croire que la fécondité légitimait l'amour?
Mais au
reste qu'importe, toc et toc, retoc et retoc, on fait son petit devoir.
Le plus
triste est que la peur d'être seul s'obstine certains soirs à devenir cette
paresse douce qui à la pensée préfère la parole et le geste à la parole. C'est
un de ces soirs-là qu'un camarade, alors amant de la danseuse, me conduisit
chez elle. Je la trouvai dans sa loge en train d'expliquer à l'homme le mieux fait
du monde la théorie d'un de ses oncles, le savant de la famille, auteur de La
Médecine par les plantes , pour qui les maladies sont des rébus dont chacun
trouve une solution dans la flore. Toutes les herbes guérisseuses découvertes,
il n'y aura plus de souffrance. Dès ce premier soir j'entendis le beau regret :
" Si j'avais su, au lieu de me donner à la chorégraphie, je me serais
livrée à la science. "
La
maladie de la danseuse était ce jour-là une tunique de soie verte. Tout porte à
croire qu'elle nous prit pour des fougères miraculeuses puisque le fourreau
s'ouvrit, glissa, glissa. Alors, elle rendit grâces au Ciel de l'avoir faite
digne et capable de s'apprécier à sa valeur qu'elle n'estimait point médiocre.
Elle explique : " D'un homme nu on doit dire qu'il est indécent, mais il
faut appeler vision d'art une femme sans vêtements... "
Quand
elle a fini son discours nous décidons d'aller tous quatre au Vélodrome d'hiver
car nous sommes au temps des Six jours. Elle s'habille. Nous partons. Dans le
taxi, la bonne femme se fait petite tout contre l'homme le mieux fait du monde.
C'est qu'elle admire ce danseur qui, déshabillé, autant qu'on peut l'être sur
une scène, applique, sans trouble, à sa peau une peau féminine.
Comme
les gens des faubourgs qui mangent les coudes sur une table de bois blanc
rêvent de meubles compliqués et n'estiment rien tant que les plus laquées et
les plus inconfortables des armoires faussement chinoises ou japonaises, cette
petite femelle pour qui le bonheur est l'exigence du mâle croit que prendre un
partenaire du même sexe pour l'acte d'amour suppose ces splendeurs dont
ruissellent les robes des reines sur des chromos de cruauté. Aussi entre elle
et son amant, l'homme le mieux fait du monde a-t-il toujours figure d'arbitre.
Par
exemple :
"
Tu sais, à Rome, ma mère aimait à se promener au bord du Tage.
— Tu
veux dire du Tibre.
— Je
veux dire et dis au bord du Tage.
— Je
t'assure...
—
Imbécile. Tu n'es jamais allé à Rome, toi. Et puis ma mère savait bien les noms
des fleuves d'Europe.
— Je
n'en doute pas. Mais je suis sûr qu'à Rome, elle ne s'est pas promenée au bord
du Tage.
— Tu me
tuerais que je répéterais jusqu'au dernier soupir : ma mère à Rome aimait à se
promener au bord du Tage.
—
Consulte un atlas.
— Non,
je vais téléphoner à Pepo. "
Au Vel'
d'hiv, la bonne femme, fière de se promener au bras de l'homme le mieux fait du
monde, réussit bien vite à nous semer, mon camarade et moi. Nous allions tous
deux la tête vide, ne sentant pas nos jambes, grisés d'une courbe soudaine sur
la piste et déjà morte avant même que nos yeux l'eussent fixée. Fatigués de la
pelouse, nous étions montés jusqu'au dernier étage où, dans une atmosphère de
sueur, de gros vin, de charcuterie, des hommes, des femmes passent des jours et
des nuits entières. Ils étaient là serrés, faisant une mosaïque de leurs
curiosités, de leurs corps, de leurs haleines et de leurs enthousiasmes à
chaque pédalée. Ils suivaient aussi les promeneurs de la pelouse, envoyaient de
belles ordures à ceux qui s'attardaient sur des marches pour mieux voir les
cuisses des coureurs aux muscles bien réglés.
Soudain
une clameur et quelques réflexions débitées par des femmes aux corsages de
pauvres soies nous avertirent d'un incident. Un petit voyou en casquette
mettait deux doigts dans sa bouche et sifflait avec la magnificence des jeunes
bouchers. Comme nous lui demandions la cause d'une telle colère il nous désigna
la pelouse, tout en bas : " Non mais des fois, vous ne l'avez pas vu ce
type avec sa gonzesse en manteau rouge. "
Une
gonzesse en manteau rouge. Nous ne pouvions pas nous approcher de la
balustrade, mais comme la danseuse avait une cape de velours rubis, nous fûmes
tout de suite persuadés qu'elle et l'homme le mieux fait du monde étaient les
proies de ces quolibets.
Redescendus,
nous eûmes tôt fait de les trouver.
Ils
allaient, l'un près de l'autre sans se donner le bras, lui bien droit, le
regard assuré, elle, peureuse un peu, mais un sourire de défi masquant toute
crainte. De temps en temps elle tournait la tête vers lui, qui n'avait d'yeux
que pour les jambes de cyclistes. Mais parce que la rage du populo, qui les
avait découverts parmi tant d'autres couples, s'obstinait à les poursuivre,
cinglés des mêmes coups, tandis que l'homme jouissait seul de l'attention
mauvaise, heureux d'en être le centre, elle, n'avait de bonheur de toutes les
insultes dont on les fouettait, que parce qu'elle se croyait, dans une
possibilité de supplice, liée à l'être pour qui elle n'avait été jusque-là
qu'un accessoire de théâtre.
Mais
les jeunes marlous de l'amphithéâtre oubliant leur haine avaient repris leurs Sporting
, et puis sur la piste le miracle continuait. L'homme le mieux fait du monde et
sa danseuse furent bien aise de nous retrouver, car ils commençaient à
s'ennuyer.
Pour
moi, dès ce jour, elle ne cessa de m'irriter. Aussi a-t-elle eu tort de me
laisser seul dans sa loge, car déjà j'ai choisi le mur où il me plairait de la
clouer. Enfant, bien mieux que mes frères et sœurs, j'épinglais insectes et
papillons. Le joli manche d'un couteau dans une folie rouge Colombine de
velours et de tulle, et que dirait Pepo. Pepo pantin, Pepo putain.
Mais
peut-être mieux vaut pour elle, pour moi éviter un tel drame. Et puis même dans
sa douleur elle n'aurait pas une expression franche. Il me faudrait attendre sa
mort et l'arrivée du commissaire pour voir enfin son visage sans mensonge.
Adieu
petite danseuse de l'homme le mieux fait du monde.
Je
laisse tomber deux gouttes de son parfum sur mon mouchoir. Deux gouttes de
souvenir, c'est bien tout ce qu'elle vaut. Une minute j'écoute encore ses
entrechats, et sifflotant m'en vais la bouche en cœur.
Dans la
rue.
"
Tu es falot, mon ami ", me suis-je dit, me croyant tout à coup personnage
d'une comédie italienne, les yeux avec l'éclat du jais en plein amidon et le
corps flottant sous mes habits.
Tu es
falot, mon ami, et c'est pourquoi à la pensée tu préfères la parole et le geste
à la parole, c'est-à-dire aux maux de tête la mandoline, et la pantomime à la
mandoline. La tristesse, satin noir en grande largeur, prête aux effets de
plaidoirie. Du coude au poignet on imite le col des cygnes, on se trouve de la
subtilité. Je combine des aumônes et les offre à ma propre tristesse.
Complaisance du revers de la main.
Et
cette manie de plaider irresponsable. De mauvaise foi, j'accuse les airs et les
pas transatlantiques, les divans, les coussins, les boissons mélangées de
champagne et de fruits, les jeunes filles et l'ambiguïté de leur camaraderie
sur la terrasse du Luxembourg les matins d'hiver, à Bagatelle les soirs d'été.
Je
souffre par votre faute, danseuses de mes vingt ans, par votre faute, et celle
des jeux où nous étions poupées de buis pour peintre, à la joie de nous
heurter, impénétrables dans les chocs, bois qui claquait, vigueur vernie et si
lisses l'une contre l'autre, mais tout de même jouets de souffrance comme ces
dents que le mal attaque à la pulpe.
Cure
d'énergie, première résolution. Ne plus fumer les cigarettes blondes, qu'on
prenait dans les coupes de bohème et les bols de jade. Ce soir je vais prendre
un cigare et aller voir les boxeurs.
C'est un
petit théâtre de quartier. Pas même : un petit théâtre de faubourg. J'entre. Un
arbitre en veston annonce que le café du coin réserve une prime de vingt-cinq
francs au vainqueur. " Et le vainqueur, prétend mon voisin, sera le nègre.
— Quel
nègre?
— Vous
savez bien, le fameux... suit un nom, mais je n'entends que la dernière syllabe
: Zo. "
Je
demande : " Il est très fort ce nègre? "
Mon
ignorance doit être risible.
"
S'il est fort? Je crois bien. Il encaisse sans broncher. Voilà un homme.
— Et
son adversaire?
— Un
brave petit bougre qui a du cran. Tenez, c'est lui qui arrive. "
Je vois
un bonhomme tout blond, tout rose, sous une veste militaire d'où jaillissent un
cou lourd, des doigts trop gros, et pour qu'on oublie le cou et les doigts, des
jambes.
J'interroge
mon voisin, bien informé. Le jeune homme qui a le bonheur de posséder ces
cuisses, ces genoux, ces mollets fait-il son service militaire?
On se
récrie : mais non. Voilà belle lurette que Jojo n'est plus soldat. Mais il a gardé
sa veste du régiment et il la prend chaque fois qu'il vient boxer, parce que ça
vous a un petit air. Il est raffiné Jojo. C'est un dandy, un artisse :
"
Quoi! encore de la coquetterie, de l'art comme chez la danseuse de l'homme le
mieux fait du monde, moi qui espérais des garçons vrais jusqu'au sang. "
Le faux pioupiou a quitté sa veste.
Sur son
caleçon une ceinture verte s'épanouit en noeud papillon. Et au-dessus
triomphent un ventre et une poitrine blancs, si blancs que je les crois fardés.
J'aimerais, avec la pointe d'un couteau, combiner des dessins sur tout son
corps. Ainsi dans les foires les pâtissiers qui ont du goût décorent leurs
gâteaux.
Bonbon
fondant, bébé fondu, le soi-disant athlète mérite de vigoureux coups de poing.
Pourvu que le nègre sache bien le torturer et même le martyrise un peu. Au
reste le nègre est un gaillard à faire jaillir des chairs qui lui sont livrées
des bouquets d'expressions, ce qui d'ailleurs ne l'empêche point de mériter lui
aussi quelques reproches. Sa figure est trop fine. Quant au corps il semble
d'un bois précieux et verni. Il est très beau et pourtant je n'ai pas envie de
le toucher. Il ne doit être ni chaud ni froid. Je ne saisis pas les moments de
sa respiration. Végétal ou minéral. Pas animal. Ses muscles habitent une peau
insensible. Protégé de la douleur, il ne doit rien connaître de la volupté. Je
le préférerais mafflu, le visage orné de lèvres au grain rugueux, et un museau,
non, un groin en guise de nez.
Pour sa
couleur, je la voudrais celle même de la boue, dans le voisinage des usines à
gaz, en plein été, immédiatement après l'orage.
C'est
toujours la même histoire : sous prétexte de civilisation il faut vivre au
milieu des ersatz. Et déjà s'édifie un système qui explique notre perpétuelle
solitude : si nous demeurons sans compagnons parmi ceux qu'on nous a dits être
nos semblables, c'est que nous ne trouvons aucune créature spontanée. Personne
qui sache nous valoir des états premiers et en étoffer notre existence pour une
féerie magnifique et brutale à la fois.
Ainsi
je suis seul dans un promenoir.
Du cuir
frotte sur du bois, crisse dans la poussière. Deux hommes mélangent pour la
joie des yeux du brun et du blanc. Ils prennent vie. Des raies roses
embellissent dans tous les sens le dos trop clair. Ces éraflures me vengent du
talc, des poudres. J'applaudis. Les ecchymoses vont bien au petit boxeur des
faubourgs, mais pourquoi sourit-il? J'ai envie de me fâcher. Il minaude. Est-ce
donc la peine de donner et recevoir des coups? Il mérite d'être puni. Je
souhaite que le nègre lui casse toutes les dents. Puis je ferme les yeux.
Ce
bruit mat, faut-il en accuser un soulier sur le plancher ou un gant qui fait
plus ample connaissance avec une peau? Si le petit est abîmé, il sera mon ami.
J'aurai pitié, je serai bon. J'ouvre les yeux. Le Noir l'a poussé tout contre
les cordes. Il halète, je vois dans tous ses détails le jeu des côtes. Hélas!
il profite de ce qui lui reste de souffle et de forces pour essayer encore des
grâces. Alors je tourne le dos au spectacle. Un abat-jour de zinc doré me vaut
plusieurs instants de contemplation mais, vite, je me retourne du côté de la
scène car j'ai entendu des murmures où la plainte conventionnelle s'habillait
d'espoir plutôt que d'anxiété :
«Ce sale
nègre va le tuer.
— Il
saigne comme un bœuf, ce pauvre gosse.
— Il a
déjà une oreille comme un chou-fleur. "
C'est
vrai, tout le bas du visage est couleur de bouche et une oreille est à moitié
décollée...
On a
compté jusqu'à dix.
Le
nègre salue. Il a gagné les vingt-cinq francs, la gloire.
On
relève le petit.
Il
tient mal sur ses jambes. Il s'essuie avec l'avant-bras pour un sourire. Mais
ses lèvres obéissent mal. On dit qu'il pleure.
Bénies
soyez larmes qui avouez la douleur. Une souffrance qui se dérobe m'irrite. Par
sa faute j'imagine que toutes les expressions heureuses cachent du désespoir.
J'ai le goût de la vérité. J'aime les spectacles où n'entre aucune fiction.
Lorsque
je rencontre des êtres combinés, mon étonnement va jusqu'au désir de leur mort
ou de la mienne. Je souffre d'eux. Et dans ma chair.
Ainsi
je me suis senti vidé, je me suis vu tout bleu, le jour où visitant un
dispensaire de syphilitiques, parmi tous ceux ou celles qui venaient se faire
soigner après leur travail, je ne rencontrai que des visages et des corps qui
n'étaient pas de malades. Dans des éprouvettes, du sang couleur de celui que
j'avais aimé, que j'avais bu, le matin même sur une lèvre amoureusement
torturée. Et des putains au verbe haut, bien harnachées, attendaient, avec des
piaffements séducteurs, leur piqûre. Un petit gars fait de l’œil à une jolie
fille. La manche relevée il présente un bras musclé. Je ne sais pas s'il est
fier de son bras, de soi tout entier ou de la maladie. Des femmes blanches au
milieu de flacons et d'ampoules. Innocence et propreté. D'ailleurs il y a aussi
des enfants qui sourient. Ils s'amusent à regarder les tubes de verre.
Tous
semblent sains dans cette clinique. J'aimerais mieux les voir tomber en
morceaux. Dans une léproserie j'aurais pitié, mais ils sont acteurs jusqu'à
sembler bien portants. Pourquoi n'aurais-je point alors redouté, moi aussi, les
gestes sans contrôle et la parole bégayante?
Peau du
visage, du cou, des mains, peau que ne couvraient ni les écailles ni les
pustules, peau dangereuse, par la faute de votre mensonge, je me lamentais.
Mais
qu'espérer des hommes, mes compagnons, acteurs d'une troupe à laquelle
j'appartiens?
Je
connais assez l'art de feindre pour ne plus croire les vivants capables de vérité.
Seule
la mort, en pétrifiant les plus chers visages, permet de croire définitive leur
expression et définitif aussi le sentiment qui en naît au plus secret de nous.
Quant à ces affirmations que le mouvement sans cesse renouvelle, chacune est de
quelque vérité, mais que le temps limite et qu'on ne saurait confondre avec la
vérité.
Ainsi
la minute actuelle fait un mensonge d'une franchise antérieure.
Mais
cesse la vie, et toutes les ficelles se cassent. Les pantins renoncent aux
subterfuges de l'agitation, à l'épilepsie simulatrice. Les édifices
conventionnels s'effondrent sous leurs étais de mensonge et alors, même si nous
pleurons la catastrophe et croyons que le malheur va reculer encore certaines
bornes, à contempler la débâcle où se trouve englouti ce à quoi nous devions le
plus grand, parce que le plus sûr, bonheur, nous ne tardons guère à penser que
mieux vaut tout de même qu'il en soit ainsi, car celui en qui nous avons mis
notre complaisance dès la mort se divinise, tandis qu'il s'amoindrit et mérite
même la haine si le feu illusoire d'amour ou d'amitié s'éteint, sous la seule
action de la force dite des choses et qui ne manque jamais de triompher de la
force des êtres.
Incapables
de vivre sans l'arrière-goût du doute, lorsque nous est ravie la créature qui
pour nous fut le plus près d'incarner la perfection, nous sommes heureux
qu'elle n'ait eu ni le temps ni l'occasion de sortir du cercle idéal où
l'exigence de notre amour prétendait circonscrire son humanité diffuse; c'est
pourquoi devant son cercueil nous cédons moins au regret qu'à l'exaltation
déchirante, mais exaltation tout de même, de penser qu'une revanche nous fut
donnée, et que si elle ne se poursuit point, c'est que la condition humaine
seule empêche qu'elle s'accomplisse en durée, mais non la faiblesse de celui à
qui nous le dûmes.
Et
puis, la magnificence d'un corps débarrassé de la vie et que nos mains
colorées, chaudes mais faibles, n'osent toucher est déjà, semble-t-il, d'un
monde où commence le vrai et son règne insensible, puisque le sensible auquel
nous devons de nous renouveler, c'est-à-dire de nous nier et nous renier sans
cesse, ne saurait tolérer rien de définitif.
Nos
amours, nos haines, nos essais les plus passionnés?
Des reflets
sur l'eau et nous avons appris, pour notre malheur, notre honte, que l'eau est
sans couleur, sans saveur, sans odeur.
Condamnés
à ne pas savoir si nous serons quelque jour délimités, caméléons de formes et
de couleurs, lorsque certains reflets sur l'eau séduisent, parce qu'en dépit du
désir que nous en avons, nous ne parvenons pas à les fixer et parce que, malgré
tout, nous avons décidé de les croire réels, pour justifier l'abus de pouvoir,
nous essayons de fabriquer une vérité de l'insaisissable.
Le
mouvement continue à déformer objets et êtres autour de nous et les déforme si
bien que nous ne les reconnaissons pas. Néanmoins nous parlons de vérité. De
vérité relative. Et ce sont des bouquets combinés. Nous assemblons, pauvres
fleurs, les suppositions qui nous ont paru propres à distraire, un temps, les
moins frivoles. Le tout se fane vite. L'ère des divertissements ne peut durer.
Rien ne
prévaut contre cette angoisse dont est pétrie notre chair même et qui, nous
desséchant d'une soif de vérité, doucement nous pousse au pays des miroirs
absolus : la mort.
Aucun
effort ne s'opposera jamais à l'élan mystérieux qui n'est pas l'élan vital,
mais son merveilleux contraire, l'élan mortel.
Si
j'essaie de temporiser, en me dédiant aux vérités relatives et à leurs piètres
prétextes, les phénomènes extérieurs, très vite il me faut reconnaître que
fuyant l'idée de la mort je n'ai pas accepté non plus celle de la vie, et que
tous mes actes furent de petits suicides momentanés qui me diminuèrent sans m'éloigner
de la douleur. Je n'ai pas voulu me sentir vivre. J'ai descendu l'escalier qui
menait au bar souterrain et lumineux. J'ai bu, j'ai dansé. Ma chair devenait
insensible. J'ai baisé toutes les bouches pour être bien sûr que je n'avais
plus ni désir ni dégoût. Entre deux boissons j'ai combiné des affaires, des
articles pour le lendemain. J'ai ébauché une aventure. Et j'ai entassé les
projets sur les projets. J'ai pincé ma peau devenue indifférente. Je me suis
mordu la main, et je n'ai pas reconnu le goût humain. Et voici que l'aube me
surprend étranger aux choses et aux créatures. Ai-je donc péché que je me voie,
et souffre d'un tel dégoût à me voir : «C'est un péché que de se trop
connaître, un péché contre soi ", me dit le compagnon qui pleure mais dort
bien. Et je rentre seul par des rues couleur de remords. Mes larmes ne coulent
pas, mais je ne puis reposer. Ce mal de tête et cette lucidité ce sont
tourments d'enfer. Oui c'est péché contre soi-même que d'avoir voulu voir en
soi, que d'avoir vu en soi.
Péché
contre soi-même parce qu'on ne va pas jusqu'au bout de sa franchise. Mais ne
suis-je point déjà mort que, soudain, un chant sans parole, une lumière sans
rayon éclatent? ma faiblesse supportera-t-elle leur aveuglante beauté? ô mon
apothéose. La chaleur de mon front est celle du soleil. Tous les océans du
monde ont empli de leur victoire mes oreilles. Une seconde, du fond de la
douleur, je suis remonté, jusqu'à la joie.
Dites
aux hommes que je suis heureux. Dites aux hommes qu'une minute au moins je me
suis échappé de leur globe d'attente. Je n'ai plus composé avec l'angoisse, et
c'est pourquoi mon silence fut tissé d'allégresse, mais déjà ma tête redevenue
de plomb cherche la douceur terrestre d'un oreiller.
Vais-je
retomber dans un monde de petits objets, de petits individus?
La
douloureuse surprise des songes qui m'interdit tout espoir de repos rend
inconcevable le néant.
Et si
la mort n'était qu'un mot?
Ma
cravate ne demanderait pourtant qu'à faire de moi un pendu. J'aime la légende
de la mandragore. J'aime aussi en vérité l'odeur de la semence humaine. Homme
mort, ferai-je pousser une plante entre les lattes de ce parquet? — Mais non,
cabotin. Tu vas encore temporiser. Tu es passé par le point magnifique.
Et déjà
tu cherches à gagner du temps, à perdre ta vie.
Il faut
parler de fuite ou de ruse.
Je suis
devant mon papier, docile aux arabesques de ma plume. D'ici quelques minutes,
j'aurai perdu jusqu'au souvenir d'une peur à la consolante pureté? Je ne serai
même plus en danger.
En
effet tout ce qui de nous est susceptible de se traduire par des gestes ou des
phrases n'est plus à craindre. à espérer non plus d'ailleurs.
Voici
l'heure de dormir et de se régénérer par quelque bon cauchemar.
Or, au
réveil, juste après la minute nécessaire pour reconnaître mon corps, mon lit,
ma chambre, j'aurais honte de n'avoir pu supporter la compagnie des problèmes
sans symbole de la voix, de l'écriture ou des êtres. Ainsi la sécurité
fabriquée marque non un progrès mais une décadence dont au reste aucun
critérium raisonnable ne permet de juger; seule contraint à penser ainsi cette
sensation d'âme à quoi nous devons, bien plus qu'à notre intelligence
victorieuse, le bonheur sinon d'éprouver du moins de toucher la vérité. Or si
la satisfaction de l'intelligence ne peut rien pour notre paix, combien moins
utile encore sera l'aide des réussites humaines. C'est parce qu'elle me vaut,
cette sensation de vérité, une joie telle que je n'en saurais rendre compte
avec des mots humains que je la crois d'un autre monde et que, sous l'action de
son miracle, je me figure être déjà passé par les portes de la mort.
Avivée
des seuls reflets de mes minutes, l'eau glisse entre mes doigts, plus furtive
encore que le sable du sablier dont il est convenu qu'il donne l'image de la
vie. Ce que je veux ce n'est ni du sable ni de l'eau mais une vérité indéniable
comme un oeuf. La vérité.
La
vérité. Dès qu'un homme, dans une assemblée, parle de Dieu ou ce qui revient au
même de la Vérité, avec un V majuscule et absolu, ses voisins de rire. Mais,
interrogez chacun de ses voisins et ils vous avoueront leur effroi devant de
tels mots. C'est que les uns ont renoncé (sans parvenir à n'y plus penser) aux
problèmes essentiels; c'est que les autres ont essayé d'un arrangement
provisoire (mettons humain) qui ne saurait les satisfaire. Je pense à cette
phrase qu'un homme anxieux écrivit, réponse à des remarques désespérées :"
Il y a beaucoup de grandeur dans un peu de vérité. "
Beaucoup
de grandeur dans un peu de vérité?
Pourquoi?
Si j'ai rêvé d'une solitude telle que je ne serais pas tenté, le soir venu, de
chercher le contact illusoire d'une chaleur humaine c'est bien que ce " un
peu de vérité " , au cours de toutes mes tentatives quotidiennes, ne m'a
jamais contenté. C'est lui au contraire qui a permis au mensonge (le mien et
celui des autres) de tenir debout, car si la vérité n'est susceptible d'aucun
alliage et, par conséquent, apparaît étrangère à un monde où tout est fusion,
le mensonge ne saurait être conçu à l'état pur, je veux dire sans ce " un
peu de vérité " dont se contente notre aimable faiblesse. Ainsi, je ne
vois point la possibilité d'un mensonge absolu non plus que d'une vérité
relative.
Au
reste, il faut reconnaître que, dès que la vérité dépasse ce " un peu
" , nous sommes éblouis et faussons à nouveau l'éclairage, tout comme, les
jours de trop grand soleil, portons des verres fumés. Mais, dans la
demi-obscurité où nous nous condamnons à vivre et nous nous croyons forcés de
vivre, nous ne désirons que cet accident lumineux, qui déchire de haut en bas
notre ennui et, par la douleur, réussit à nous donner sensation d'être.
Nos
recherches sexuelles peuvent d'ailleurs elles-mêmes s'expliquer fort
vraisemblablement par l'axiome : " La volupté est fonction de la douleur
" . Mais, parce que nos corps et nos âmes ne sauraient doser ces
jouissances qui, leur donnant l'oubli des états antérieurs, leur permettent
quelques secondes d'une vie enfin dédaigneuse de la mémoire, parce que nous manquons
de poids et de mesure, contraints à de perpétuelles surenchères, nous sommes
amenés, suivant le degré de notre tempérament, au désir du sommeil ou de la
mort et, à force d'ardeur, souhaitons la minute qui nous libérera d'une
existence que nous ne savons ordonner.
Toute
la vie, ainsi, rôderons-nous autour du suicide dont les législateurs ont fait
un péché pour que ne soit pas désertée la terre.
D'un
suicide auquel il me fut donné d'assister, et dont l'auteur-acteur était
l'être, alors, le plus cher et le plus secourable à mon cœur, de ce suicide qui
— pour ma formation et ma déformation — fit plus que tout essai postérieur
d'amour ou de haine, dès la fin de mon enfance j'ai senti que l'homme qui
facilite sa mort est l'instrument d'une force majuscule (appelez-la Dieu ou
Nature) qui, nous ayant mis au sein des médiocrités terrestres, emporte dans sa
trajectoire, plus loin que ce globe d'attente, les seuls courageux.
On se
suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n'est pas vrai. Tout le
monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou
moins syphilitique.
Mais en
fait pourquoi ne verrais-je pas dans le suicide un moyen de sélection?
Se
suicident ceux-là seuls qui n'ont point la quasi universelle lâcheté de lutter
contre cette sensation d'âme déjà nommée, si intense qu'il nous faut bien
jusqu'à nouvel ordre la prendre pour une sensation de vérité.
N'est
vraisemblablement juste ni définitif aucun amour, aucune haine. Mais l'estime
où, bien malgré moi et en dépit d'une despotique éducation morale et
religieuse, je suis forcé de tenir quiconque n'a pas eu peur et n'a point borné
son élan, l'élan mortel, chaque jour m'amène à envier davantage ceux dont
l'angoisse fut si forte qu'ils ne purent continuer d'accepter les divertissements
épisodiques.
Les
réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le
bonheur terrestre permet de prendre patience c'est, négativement, à la manière
d'un soporifique. La vie que j'accepte est le plus terrible argument contre
moi-même. La mort qui plusieurs fois m'a tenté dépassait en beauté cette peur
de mourir, d'essence argotique et que je pourrais aussi bien appeler timide
habitude.
J'ai
voulu ouvrir la porte et n'ai pas osé. J'ai eu tort, je le sens, je le crois,
je veux le sentir, le croire, car ne trouvant point de solution dans la vie, en
dépit de mon acharnement à chercher, aurais-je la force de tenter encore
quelques essais si je n'entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la
solution?
Au
reste, la hantise du suicide, sans doute, me demeurera la meilleure et la pire
garantie contre le suicide.
Déchirer
la photographie de la créature la plus chère, effeuiller une rose, le dernier
présent de ceux qui parfois réussirent à me faire aimer certaines minutes, et
penser à la mort dans la plus anonyme des chambres d'hôtel, n'est-ce point là
trop d'orgueil?
J'ai
rêvé d'un absolu par le vide et voici que peut-être il me va falloir coucher
avec des fantômes.
ô les
braves égoïstes, qui usent du pluriel de politesse pour déclarer, comme s'ils
étaient des papes : " Nous nous suffisons à nous-mêmes. " Si je sais
que les autres ne me peuvent suffire — parce que peut-être je ne leur suffirais
pas —, puis-je dire, sans feintise que, moi, je vais maintenant me suffire à
moi-même?
Quand
je suis seul j'oublie l'existence des autres, mais ce n'est que pour mieux
douter de la mienne.
Sans
être, sans objets, à qui vouer les mouvements de mon corps ou de mon âme, que
me reste-t-il?
Faisons
nos comptes, que me reste-t-il : cette nuit, hormis la montagne qui le jour, à
mon arrivée, commençait verte, devenait grise, finissait blanche. Je retourne à
la fenêtre. La lune s'est levée, la lune éclaire la route, le torrent parallèle
à la route, la chaîne parallèle au torrent. La lune éclaire le paysage et,
puisque, bonnes ou mauvaises, ma faiblesse s'acharne à réclamer des raisons,
les fameuses raisons de vivre, je répète, comme s'il s'agissait, en vérité, de
quelque talisman de bonheur : " La lune éclaire le paysage. " Alors,
qu'importent le bois blanc de l'armoire, la commode et ses quatre tiroirs qui
n'ont pas su garder l'aveu léger des parfums, la chambre sans visage, le papier
qui la décore, et ses roses roses sur fond pâle.
Il y a
le paysage.
Le
paysage? Ce n'est qu'un mot, hélas! un souvenir d'amphithéâtre sous les combles
d'une Sorbonne craquante de la canicule et d'examens, ballon de torpeur chaude
soudain crevé par la vrille d'une voix universitaire... " Et troisième
sujet : commentez le mot d'Amiel : "un paysage est un état d'âme".
Bien
entendu, c'est le troisième sujet que choisissent tous les candidats, et telle
est la précipitation de certains qu'ils retournent ce fameux axiome aussi
simplement que s'il s'agissait du premier bonnet de coton venu et, au lieu de
dire comment un paysage peut bien être un état d'âme, prouvent qu'un état d'âme
est un paysage. Et là-dessus un souvenir de Verlaine et de ses piètres violons,
et nos étourdis de citer le sonnet : " Votre âme est un paysage choisi.
"
Mésaventure,
Amiel, qui vous prouve que les plus subtiles maximes sont réversibles. Pour
vous, d'ailleurs, hormis cet incident, vous n'avez guère à vous plaindre.
Beaucoup qui entassèrent traits de génie, réflexions quintessenciées et
paradoxes ne gagnèrent rien de cette gloire, qu'une seule phrase, une seule
petite phrase simple comme bonjour, vous conquiert toute.
Une
seule phrase? Si vous viviez encore, il faudrait me confier le soin de votre
publicité. Vous verriez comme je m'y prendrais.
Sur les
murs, à la dernière page des journaux, en capitales, des impudents osent se
vanter : " La timidité vaincue en cinq leçons. Cent mots à la minute.
" Je voudrais bien chronométrer les cinq heures qui donneront de l'audace
aux honteux et je défie votre meilleur élève, école Pigier, de sténographier en
soixante secondes les cent mots qu'il me plaira de mettre en file, onduleux,
rares et terribles.
Mais
parlez-moi d'Amiel et de sa fameuse phrase. J'annonce : " L'immortalité en
vingt syllabes " et sans même signaler l'existence du Journal , n'ai qu'à
répéter : " Un paysage est un état d'âme " , pour que personne n'ose
me contredire. Exemple unique dans l'histoire des lettres. Seul, l'auteur de
certain sonnet pourrait prétendre — mais de loin — à la même sorte de gloire.
Or cette affirmation d'Amiel, des candidats nous la mettent cul par-dessus tête
et c'est un saut périlleux, non moins périlleux et surtout non moins surprenant
que celui qu'exécuterait par exemple un nouveau président de la République, en
signe de joyeux avènement, devant l'assemblée dont il est l'élu, ou un
généralissime en présence de toutes ses troupes réunies.
Paysage
état d'âme. La Sorbonne, le jour de mon baccalauréat, Verlaine et ses musiques
falotes que je rougis maintenant d'avoir un peu aimées. Souvenirs de mon
adolescence et même souvenirs scolaires. Pourquoi cette récapitulation, ce
soir, devant une montagne dont j'espérais si fort qu'elle serait aimant? Mes
pensées voltigent. Rien ne les lie. Nul point précis ne les attire. Papillons
frivoles que n'excuse point l'éclat des ailes, pensées couleur de mes yeux qui
ont sommeil et ne se fermeront point pour le repos simple, mais, ce soir,
impossible.
Lyrisme
et litanies de mon insuffisance. Seuls me sollicitent les souvenirs qui
condamnent au doute. Devant toutes les poupées cassées, la mémoire sait trop
bien feindre l'attendrissement. Elle sourit, joue à la petite fille, parle
d'une enfance que trop tôt endigua la pitié. Mais voici que le sourire se
crispe. La petite fille se ride, fait une mine, prend des airs vieillots.
Courbes soudain redressées, les lèvres s'amincissent, les narines se dilatent,
les yeux se voilent. L'homme ne sait plus ce qu'il prend et ne peut plus
prendre ce qu'il croyait savoir. Les paupières sont fanées et les narines qui
ont la transparence triste du parchemin ne battront plus. Collée aux mâchoires,
la peau des joues laisse voir l'ombre des dents. J'ai assez bon caractère pour
me résigner à n'être plus que le chef d'orchestre de mes cauchemars. Tous les
instruments du doute, instruments de torture et de subtilité musicale, sont
bien d'accord. Torture, subtilité musicale? Ce soir, je souffre de ne pouvoir
embrasser la chair rouge de quelque bonne certitude. Ce soir, j'avais un tel
besoin d'être sûr. Fini le jeu des suppositions. Pour spéculer sur l'incertain
il faut une salle éclairée, chauffée, peuplée. Vive l'hypothèse, son
arrière-goût précaire et d'amertume lorsqu'on est deux, lorsqu'on est trois,
lorsque chacun croit à la vie de l'autre, des autres et que se peuvent faire
des échanges, se créer des courants qui réchauffent les cœurs et s'épanouissent
en pétales assez larges pour cacher l'inquiétude et la maigreur des poitrines.
Mais
celui qui est seul?
Zébré
de désespoir, il ferme les yeux et ce n'est pas même l'obscurité définitive.
Mille points brillent et les paupières à l'intérieur offrent le mensonge des
pierreries, un monstrueux mensonge et plus incompréhensible que celui dont
éclaire, couleur d'opale, la gélatine des méduses.
Minerai
trop pailleté, la nuit ne connaîtra point le repos. Dès le premier rêve, la
tête se détache, saute au beau milieu de la chambre et, boule, roule, bondit et
rebondit de l'un à l'autre des quatre murs qui se l'envoient avec de grands
éclats de rire. Le lit a pris la hauteur d'une montagne. Un paysage composé de
tout ce dont est fait l'ameublement usuel à la place des pics, vallées, forêts,
présente des guéridons, chaises, draps, tapis. Interminables glaciers des
serviettes-éponges, plateau de la table d'où ne saurait descendre qui s'y
aventure et, dominée par le massif des chaises, en vallée, cette descente de
lit que le soleil n'embellira jamais.
Voyages
et surprises. En dépit de l'épouvante nocturne, la tête sans corps ne connaît
aucune joie de reprendre à l'aube sa place sur des épaules, de couronner une
double courbature.
Seule
l'ecchymose des songes fleurira la tristesse des paupières et les yeux
voudraient que jamais ne se soulevât le voile dont la douceur protège du
spectacle qui recommence et du désordre sans possibilité parmi quoi, tout un
jour et bien d'autres encore, il va falloir chercher des raisons de continuer à
vivre.
Ce
soir, comme tous les soirs, j'ai moins peur de la nuit que du réveil. Le petit
jour met trop d'obstination à ramener les incertitudes, toujours les mêmes. Au
moment de dormir, je m'acharne a trouver quelque sécurité qui m'aide à
reprendre avec plus de courage la suite de mes jours. Comme on a besoin de
manger et de boire, oui, j'ai besoin d'être sûr. Sûr de n'importe quoi. Sûr,
par exemple, que la patronne de l'hôtel dont le corps semble lourd sous la
blouse est enceinte et qu'elle accouchera d'un garçon, que ce garçon deviendra
militaire, mourra général. être sûr du plus infime, du plus stupide, mais être
sûr.
Or, à
sentir que mon incertitude a fait tout le mal et combien, momentanément, elle
me serait moins pénible, si d'autres l'entouraient miroirs déformants et dans
lesquels, à la fin, elle ne se reconnaîtrait plus, pourrais-je n'excuser point
ce désir qui pousse les hommes à se perdre dans la foule?
Grâce à
certains points de comparaison, l'individu néglige tout ce qui le fait
différent des autres. Il arrive à ne saisir que des similitudes, et croit qu'il
ne va plus souffrir, parce qu'il ne sent plus rien de précis dans sa douleur.
Mais cet individu qui croit à l'unité des masses dans lesquelles il s'obstine à
vouloir se perdre n'est même pas l'indivisible. Il parle de larges synthèses
humaines et son être n'est pas une synthèse achevée. Ainsi la solitude ne
m'offre point cette sensation d'unité dont j'attendais le réconfort pour mon
orgueil en quête. Et, tout de même, qui de nous, souvent, n'a pas feint de se
croire défini pour mieux éviter la peur des rêves, des désirs qui prolongent?
On m'a jadis conté l'histoire d'un certain Bucéphale que son ombre effrayait.
Certes, le cheval d'Alexandre permettrait de bien faciles symboles. Or j'ai
beau ne pas vouloir me servir d'une image aussi complaisante, je ne puis
oublier le jour où me fut dénoncé, voisin de l'être que je m'étais cru, visible
et précis, son jumeau, mon jumeau de velours noir insaisissable et fuyant. Une
projection qui me rejoignait par le mystère fragile de je ne sais quelle
charnière me continuait en caricature de cauchemar.
Comment
ne me serais-je point cabré, comment n'aurais-je point essayé quelques pas de
fuite?
Aujourd’hui,
le monstre habite ma chair même, ne cesse de se démener, me tente, me
persécute, me désespère. Plus fort que les raisons de ma raison et jamais ne
daignant s'expliquer, il a le triomphe hautain. Par vengeance, il me faut le
rendre responsable de mes malheurs et de mon indignité. Si la paix était en
moi, ce soir, je penserais qu'elle couronne avec justice une journée
consciemment employée toute à sa recherche. Mais, puisqu'il faut accuser, je
désigne celui qui affirme sans savoir.
Si j'ai
pris la fuite, si j'ai quitté mes amis, mes ennemis, ceux à qui je devais de
croire que n'était pas tout à fait vide le théâtre où chaque journée s'essayait
à de nouvelles tragi-comédies, est seul coupable ce moi-même invisible qui me
contraignit à parfaire des ébauches de velléités, sans jamais donner des
prétextes valables. Comme serait plus réconfortant l'exhibitionnisme d'une
sagesse aux apparences d'ordre. Et puis, un doute demeure. Je ne reconnais plus
le corps de son ombre et me demande : est-ce l'homme que je me veux, me crois,
me sens ou bien son double vide de conscience, mais apte à mimer tous les
désirs, à exagérer leur douloureuse tentation?
J'envie
les géologues, hommes au cœur simple et qui ne doutent de rien, car du globe
dont ils s'occupent ils ont réussi à faire une petite boule apprivoisée et
démontable. Ils coupent la terre en deux et après cette petite opération nous
offrent un moka idéal et saugrenu d'ères successives. Et le tour est joué. Le
tour d'ailleurs a semblé si simple que nos psychologues durant des siècles s'y
sont essayés. Peine perdue. Les éléments demeurent en fusion. La tranche de vie
est un lambeau de brouillard tristement sanglant. Et toujours cette obsession :
il nous faut compter avec nos rêves.
Oui,
nos rêves.
Cette
petite fumée, après quoi s'acharne toujours notre course aux sécurités, soudain
s'évapore et c'est à recommencer. Et nous cherchons un feu nouveau. Je pense à
cette jarre qui dans un décor de ballet, tout près d'une maison, dont un de mes
amis disait qu'elle devait abriter un sphinx, reste sur une scène vide, après
le départ — enfin — des danseurs importuns. Allons-y de notre petit symbole.
Les danseurs importuns, ce sont les divertissements quotidiens et qui ne
gardent même point cette séduction pittoresque dont la qualité certes n'est pas
grande, mais dont nous espérions qu'elle pourrait aider encore à quelque
illusoire passe-temps. Mais le temps ne passe ni ne coule. Les danseurs sont
partis et ont bien fait de partir. La jarre est seule sur la scène. Une fumée
sort de la jarre. Me direz-vous qu'un bossu y est caché qui fume benoîtement sa
pipe? Qu'on appelle le bossu instinct sexuel ou de conservation, la fumée, les
rêves n'en montent pas moins de la jarre, de notre sommeil. Et ces rêves, cette
fumée ne sont point la somme d'une jarre, d'un bossu, d'une pipe, non plus que
d'un sommeil, d'un corps, d'un instinct.
Nous
n'avons pas la stupide consolation de nous séparer en tranches, en quartiers.
Réel et impondérable, un nuage s'élève de mes heures libres. Mais au réveil il
me faut avouer que je me rappelle moins les images que cet état qui en naquit.
Recommençant une vie contrôlée, j'essaie avec les moyens de ma petite
expérience aux yeux ouverts de suivre en sens inverse ce que nos pédants
baptisent processus et, parti d'un état vague mais péremptoire, cherche des
précisions qui ne parviendront du reste point à me sembler indéniables.
Au fur
et à mesure que le jour m'éloigne du rêve nocturne, l'état qui en fut le
résultat s'évaporant, je suis, pour le recréer, contraint de courir après un
plus grand nombre d'images, de mots. Ainsi naît certain mensonge déjà signalé.
Le mensonge de l'art. On prend un corps, un sexe. On prend une toile, des
pinceaux. On prend du papier, une plume.
Hélas!
il n'y a plus ni fumée ni rêves. Un enfant interrogé au matin expliquera sa
joie ou sa terreur nocturnes par un seul fait. à midi les accessoires du songe
auront été doublés, deux heures après triplés et ainsi de suite.
Donc
nous cherchons les sensations nettes et insuffisantes capables de recréer un
état vague et suffisant . Je rêve d'un goût de chair humaine (non caressée ni
mordue, mais mangée). Je me réveille avec une surprise dans la bouche. Comment
y vint-elle? Je crois que j'ai vu des guirlandes de peau décortiquée. Ces
guirlandes ornaient ma chambre alourdies de fruits humains semblables à ces
lampions du 14 Juillet. Je suppose que j'ai dû cueillir un de ces fruits, le
manger. Mais cette hypothèse et les images dont j'ai tentation de l'embellir ne
suffisent point. Je suis sûr d'un goût de chair dans ma bouche. La langue est
une île inconnue dans la géographie des rêves, et pourtant, quand j'ai cessé de
dormir, ma langue, oui, ma langue pensait qu'il est assez facile de devenir
anthropophage.
Voilà
un rêve qui n'est guère pittoresque. Pourtant je le donne pour un de mes plus
étranges. Il m'a hanté toute une nuit et tout un jour. à la recherche de cette
secousse qui me fit l'égal confus de Dieu, j'essaie de bâtir une tour qui
n'arrivera jamais à me mener si haut que cette fumée au goût de chair humaine.
Notre sommeil coupé en deux, nous nous
apercevons que l'esprit libéré ne s'enchaîne point toujours à ces prétendues
merveilles qu'il plaît à nos minutes lucides d'amonceler. Bien plus que des
dragons ou les éruptions des volcans de porcelaine, m'épouvante ce nettoyage
par le vide qui me vaut par exemple de rêver que je ne rêve point. De même une
combinaison des plus stricts et plus lucides raisonnements.
éveillé
en sursaut, je me surprends occupé à quelque travail inexorablement logique. Je
suis peut-être fou, puisque j'ai eu un rêve qui ne l'était pas. Le bonheur
serait de n'avoir point à me reprocher ce goût des subtilités.
Un
homme fort ne se pose que deux ou trois questions; répond oui ou non; s'endort
ou agit. Mais, toujours fait comme s'il n'y avait rien dans l'univers qui ne
fût très évident.
Comment
ne pas lui donner raison? Il est fort, il est heureux. Mais est-il heureux et
fort parce qu'il fait comme si , ou au contraire fait-il comme si parce qu'il
est heureux et fort? Cause ou effet? Les aller et retour s'enchevêtrent. à tel
point que même dans ce cas — le plus simple — déjà je ne m'y reconnais plus.
J'ai
vingt-cinq ans. Cet âge, sans doute, équitablement, peut compter d'autres
plaisirs que celui de démêler des écheveaux.
Donc un
peu de précision et même, pourquoi pas? de brutalité. Après avoir consenti à
figurer dans telle ou telle catégorie — me déclarant par exemple un sensuel —
suis-je capable de me coucher et de m'endormir d'un sommeil voué tout entier à
la joie que ne manquera certes pas de me valoir la résolution d'essayer, dès
l'aube, quelque aventure?
— Une
aventure dans ces montagnes!
Allons
donc! Qu'attendre d'un pays perdu?
— Mais
ce pays perdu est un pays bien portant. Au reste, j'ai ouï dire que les animaux
se prêtent volontiers à la curiosité amoureuse des hommes. Et sans doute, pour
l'ordinaire, les uns et les autres y prennent-ils quelque agrément, puisque
aucune religion n'a omis de le défendre. D'ailleurs, la montagne n'est point
réservée aux seuls animaux et pourquoi n'espérerais-je point aussi de qui les
gardent. Toute peau à cette altitude doit être bien cuite et offrir, à respirer
d'un peu près, une surprise plus affamante que celle du pain chaud. Et, déjà,
se laissent deviner les rudes secrets dont sauront user naïvement les corps, en
vraie peau, en vrais os, en vrais poils et tapissés de vraies muqueuses, pour
attiser le désir au plein air, quand le soleil tombe à pic, découpe en tôle
l'ombre des arbres et fait plus haletant le souffle des bêtes qui n'ont que la
langue pour transpirer.
Donc je
partirai de bon matin. Amoureux des prairies, je caresserai l'herbe, les
fleurs. Mes paumes seront heureuses. Je les joindrai en coupe, et ma bouche,
pour se mettre en goût, permettra de s'échapper à une langue qui sans doute
alors connaîtra la surprise d'un coin de ma peau — mes mains trop visibles —
demeuré mystérieux quoique ou parce que sans protection de vêtements, de linge.
Je
marcherai.
De la
fraîcheur dans mes cheveux et tant de joie qu'à l'étage au-dessous on oubliera
de penser.
J'ouvrirai
ma chemise jusqu'à la ceinture. Autour de mon torse la brise essaiera un drôle
de jeu. Chaque caresse s'imprimera en cercles de douceur. Des joies parallèles
s'additionneront pour me donner la méprisante vivacité du zèbre et, mon
épiderme devenu robe de bonheur, ma poitrine s'élargira et se tendront mille
petits muscles élastiques et jamais soupçonnés.
Déjà
les herbes se font plus hautes.
Des
fleurs touchent mes genoux.
Ma
chemise glisse.
Une
épaule, un bras entier s'offrent à tout ce bleu du ciel.
J'ai
honte de ce qui me reste de vêtements.
Belle
vengeance. Si longtemps mes habits durent mépriser le corps que je leur
offrais.
J'arrache
ma chemise.
Ma
poitrine va-t-elle s'ouvrir, ruche enfin soumise aux abeilles du bonheur?
Et
soudain je comprends pourquoi les pâtres de tous les temps demeurèrent
attentifs aux insectes, aux cigales, à l'obstination bourdonnante des champs.
Il faut être docile. Dans les villes mes pieds prisonniers du cuir
s'obstinaient à quelque vengeance. Toute ma peau exilée s'exaspérait jusqu'à ne
plus savoir, après l'attente des jours, utiliser pour le plus grand bonheur
nocturne quelque autre peau dont la recherche avait compliqué les heures. Mais aujourd’hui
la chair est libre, mes pieds ne se rappellent plus les chaussettes, les
chaussures. De simples espadrilles les protègent, des herbes les caressent.
Parfois jusqu'à la peur.
Quel
miel allez-vous donc m'apporter, désirs, dont j'ai laissé se disperser
l'essaim?
Je suis
curieux de toutes les fleurs.
Mais
déjà voici le troupeau des corps animés par le sang. Déjà voici venir les
victimes que réclame mon orgueil d'homme nu. J'étais un homme perdu. Je me suis
retrouvé. Enfin je suis l'Homme. Je crois en ma grandeur parce que j'ai marché
nu dans le soleil. Je puis souffler mon souffle aux coins les plus secrets de
mon corps. Il n'y a pas de toit entre ces nuages de chaleur et ma sécurité.
Je
vois, je tâte, j'aime mon ventre, mes cuisses, moi, en pleine lumière, en
pleine solitude, en plein désir.
Mais
déjà voici le troupeau des corps animés par le sang. Déjà voici venir les
victimes que réclame mon orgueil d'homme nu.
Les
chèvres, les vaches, les chiens, celui ou celle qui les garde.
Il
faut.
Allons.
Mais...
...
Mais quoi, alors?
Et c'est
déjà une tristesse à ma bouche, corps rencontrés, corps impraticables qui
étaient pourtant des corps voulus.
Mes
paumes n'ont pas oublié la fraîcheur d'une chemise dont la transparence
laissait, en réponse à mes premières exigences, deviner cette chaleur qui
montait en bouffées tout au long d'un corps qu'il me plaisait de surprendre.
Réminiscences
et parfums.
Un
souvenir de talc faisait une plaine bien lisse de toute une surface
spontanément offerte à l'amour.
Certains
plis gardaient un orient secret. Plantes des pieds qu'une finesse d'épiderme
révélait soeurs de mes lèvres, charnières des jarrets, saignée du bras qu'il
suffit de caresser pour n'ignorer plus la pitié et toutes ces oasis d'odeur
humaine qui persuadent le désir. Ventre creux, ventre de Christ, cuisses
polies, colonnes de mystère où s'accomplit le travail des muscles bien réglés.
Mes doigts à peine tangents, les laisser aller et, par le sommet de leurs
petits monts sensibles, apprendre à connaître les vibrations d'une créature qu'on
force à l'amour, au bonheur. Et puis comment ne point vouloir se perdre au sein
des pays qu'offre un atlas voluptueux. Cette veine traverse la presqu'île d'une
jambe en rivière souterraine. De l'une à l'autre hanche c'est la plaine
haletante qui, tout à coup, s'élève pour s'achever par une vallée de tendresse
au milieu de l'indolence des monts — pics indéniables ou dômes aux courbes à
peine perceptibles — si doucement nommés mamelles. Je n'aime pas le mot sein dont
la brusquerie convient si mal à ces surprises élastiques glissant
langoureusement vers l'isthme du cou. De cet isthme, éventail de subtilités,
des fibres s'épanouissent pour effleurer le plateau des épaules, les steppes du
dos, les môles des mollets, les caps des coudes et des genoux, semblables à ces
courbes qui marquent le passage des paquebots. Rocher en bec d'aigle, le menton
assiste impassible aux tempêtes. La bouche est le gouffre où le plus voluptueux
de notre chair a connu les doux naufrages et aussi les terribles tempêtes tout
contre les rochers des dents.
Créature
protégée par le dôme de mon amour, comme le plus beau pays par un ciel à l'arc
bien tendu, créature éternellement présente, ton souvenir m'empêche d'aimer qui
ne te ressemble pas.
Nu dans
le soleil et si près d'être à jamais sauvé, c'est le réveil d'une chair pour
qui la lumière, la joie ne peuvent être encore que d'intermittents miracles.
Vaches,
chèvres, qui les garde?
J'entends
les cloches de ce troupeau.
Moi qui
lui avais donné un rendez-vous de sensualité. Je ramasse ma chemise. Je couvre
une peau dont j'ai honte, dont j'ai raison d'avoir honte car la sensualité, la
vraie sensualité ne ferait pas tant de façons.
Je ne
suis pas un sensuel.
Un
sentimental? Pourquoi pas?
Mais si
j'étais un sentimental, je ne me poserais point toutes ces questions, et
n'aurais point à me mettre en quête de quelque objet d'amour.
Je ne
suis donc ni un sensuel ni un sentimental et pourtant je me sais à la fois
sensuel et sentimental. Quelle accumulation d'ailleurs ne serais-je à même de
supporter. Il faut tant d'adjectifs pour me qualifier que je puis me vanter —
ou m'accuser — de n'appartenir à aucune catégorie mais à toutes.
D'une
minute à l'autre je ne me reconnais plus.
Je ne
me reconnais plus dans mon corps.
Ainsi,
lorsque, pour le plus précis des gestes, s'est exalté ce qui de ma chair ne
demande qu'à s'exalter, au moment de l'échéance voluptueuse, ces quelques
centimètres cubes, où se sont multipliées mes faims éparses, parfois semblent
ne même point être de ce corps auquel pourtant ils servent de truchement.
était-ce
que le désir se trouvait par trop localisé pour ne contraster point avec
certaine indifférence au fond?
Dès que
j'avais choisi une créature, elle me semblait anonyme. Pour la retrouver j'étais
exigeant jusqu'à la rage. Alors je me perdais en elle, ne la retrouvais pas en
moi. Je ne l'aimais pas, elle m'empêchait de m'aimer encore. Je n'avais même
pas envie de la tuer. Elle existait si peu dès que mon désir s'était contre
elle non satisfait mais évaporé.
Je
pensais que des curiosités extérieures peut-être pourraient tenir mon attention
en éveil. J'étais soldat, ce qui me permit de séduire assez facilement une
fille qui pesait cent kilos. Ni plus ni moins. Je l'avais rencontrée dans un
café. Elle m'avait invité à boire un anis del Oso. Elle expliquait : " Tu
sais, petit, j'étais déjà belle fille, et puis j'ai eu la chance d'attraper
l'albumine. ça m'a permis de prendre encore du poids. Veux-tu danser? "
J'accepte.
Grâce à
Dieu elle a gardé ses gants, et ma main échappe à l’écœurante fraternité. Je
regarde notre couple. Si j'étais un esthète je serais heureux. Mes bras sont
mêlés à ceux d'un monstre. Hélas! je n'ai point le goût du pittoresque. Je
préfère mon corps de pioupiou aux kilos de la poufiasse. Et cependant pour
toucher ma curiosité, pour l'attiser, elle me fait des confidences. Je rougis.
J'ai chaud. Elle essaie d'autres séductions. " Et puis tu sais, moi aussi
je suis une raffinée, une artiste. Je comprends tout. Je fais des poses
plastiques à l'Olympia, oui, mon petit homme. Mon homme. " Et voilà
qu'elle s'autorise du refrain à la mode pour me déclarer sien. Elle me serre,
j'entends mon squelette qui craque. Cette femme devrait m'amuser, elle me
dégoûte. Si je couche avec elle cette nuit, elle me dira :
" Tu
ne m'embrasses pas aussi bien après qu'avant. " Et comme toujours durant
les essais d'amour contre une chair anonyme, il faudra le secours de la parole.
Et je me rappellerai pour les regretter certaines nuits où le geste suffisait.
Pourtant je n'ai pas eu le courage de la solitude. Je me suis mis dans un lit
avec la grosse femme. Bien entendu elle m'accusa de n'être pas dévoué au
bonheur de son corps. Je me trouvais stupide à vouloir être méchant et lui dis
que, si je n'entreprenais rien pour la joie de sa chair, c'est qu'intimidé par
toute la masse qu'elle m'offrait, je ne savais à la vérité par quel bout
commencer. Elle était encore assez soûle pour devenir sentimentale après une
telle réponse. Elle essaya de philosopher. L'amour, l'amour...
J'appuyai
sur le bouton d'une poire électrique. La lumière se fit. Un avant-bras sur les
yeux pour n'être point éblouie, ma conquête discourait.
La
glace d'une méchante armoire m'envoyait l'image d'un jeune garçon tout nu, accroupi
auprès d'une maritorne dont la chemise de tulle rose, remontée en tapon
jusqu'au nombril, semblait salie de toute cette graisse qui ne s'était pas
décidée à fondre une fois pour toutes.
Grâce à
l'indulgence de cette glace, je m'aimais comme à douze ans, lorsque, ma famille
couchée, j'allais dans la galerie, allumais les lustres et, par la complaisance
des miroirs qui me multipliaient, jouissais d'un corps que mes mains aimaient à
caresser sans d'ailleurs savoir de quelle façon l'utiliser pour un plaisir
précis.
La
maritorne continuait à parler d'amour.
Je
m'écartai d'elle, mordis à même mon épaule et, comme je n'avais plus douze ans,
sur le conseil de la glace pris un plaisir que mon orgueil se louait de ne
partager point avec un corps plus méprisable que le mien. à la minute où le
bonheur m'arrachait un soupir, la maritorne, qui ne pouvait plus ne pas se
douter de quelque chose, souleva le bras qui cachait son visage. Elle vit. Et
moi joyeux qu'elle vît et ne profitât point, je connus une exaltation telle que
je me laissai tomber comme si la vie m'avait été ravie. Et la grosse bête de
vouloir goûter ce dont elle avait été privée. Je me mis en boule pour échapper
aux exigences de son appétit car je savais que si elle feignait d'être quémandeuse
c'était pour, soumise, tirer quelque vengeance. Et moi, j'avais pitié d'un
corps que le plaisir faisait d'autant plus vulnérable.
J'écartai
les cent kilos, arrangeai le drap entre eux et moi, éteignis la lumière et,
imitant le sommeil, me pris à réfléchir. D'abord je m'en voulus de n'avoir
point trouvé ce bel oubli de l'âme assez rare pour que je le veuille appeler
bonheur.
Mais de
cet oubli, de ce bonheur, étais-je digne, moi qui avais commencé par chercher
des mots, en réponse aux avances de cette lourde fille, à seule fin d'oublier
la tristesse d'un endroit que je n'avais pas eu le courage de quitter, et où
rien ne s'était offert de curieux hormis la monstresse, par qui — péché
d'orgueil — je m'étais amusé à me faire enlever?
Et au
lit, si j'avais essayé de la bonté, ce qui, de ma chair, s'était dévoué,
n'avait, à dire le vrai, point songé à son propre plaisir, mais au moyen
d'imposer silence à cent kilos bavards, et finalement n'avait réussi qu'à
parfaire un dégoût initial.
Or,
maintes fois, parallèlement et lorsqu'il ne s'agissait plus, hélas! de quelque
phénomène de graisse et d'ennui, le geste d'amour, non seulement ne m'a point
rapproché de la créature, son prétexte, mais m'en a éloigné, libéré.
Ne
dit-on pas de Psyché qu'elle perdit l'amour pour l'avoir voulu connaître? Si le
verbe faire remplace le verbe connaître, nous avons l'histoire de tous les
couples.
Ainsi
mes doigts ont perdu certain bégaiement passionné pour apprendre à flatter des
peaux inconnues au gré de leurs cocasseries.
Je
m'amuse.
Je bibelote.
J'éprouve
la même sorte de plaisir à ranger ma bibliothèque une fois par an.
Entre
des draps, deux corps débarrassés de tout linge, et la curiosité des doigts
déjà se nomme zèle amoureux. On se décide à me rendre le bien pour le bien.
Alors je me laisse manoeuvrer. J'attends que le vide en moi se fasse et
auparavant ne veux plus voir que ce poignet monté sur quelque imperceptible
roulement à billes et qui, pour la joie de mon épithélium, cherche des
inflexions plus douces que celles mêmes des violonistes. Je ne veux plus voir
que cette bouche, lichen humide, et qui doucement se serre, anneau docile, à
l'arbre charnel.
Hélas!
Incapable
de m'absorber dans un plaisir dont quelques morceaux de peau sont le champ de
départ, l'intelligence trop lourde pour voler jusqu'en un ciel de précises
transparences, l'esprit attentif mais non ailé, la chair sceptique, en dépit de
certaines victoires, malgré la conscience des muscles, très vite, je laisse mon
regard se prendre à quelque bizarrerie dont le spectacle d'ailleurs ne saurait
en rien me suffire.
Nu et
me rendant compte qu'il faut encourager le dévouement des doigts ou de la
bouche, tout à coup, je veux me rappeler quelques leçons de civilité puérile et
honnête. Ainsi ai-je appris à connaître l'art des saccades. Je choisis quelques
mots dont je sais changer les proportions. Alors la volupté s'exprime à
merveille. L'autre, bien à son travail, grogne d'aise. Je glousse en réponse et
c'est à croire qu'au plus profond déferlent, écume en tête, les vagues de
quelque grondant et souterrain mystère.
Les
coquillages imitent bien le bruit de la mer.
Plages
de peau, douces aux pieds, douces aux paumes, plages de peau que je ne me
résigne point à quitter pour cette tempête dont les secrets ressorts me
déchiquetteraient, m'ensanglanteraient et finalement me rejetteraient jouissant
et moribond au rivage; mais aurais-je jamais l'audace de me précipiter
tête-bêche au sein de l'immense désordre? J'ai attendu longtemps les yeux clos,
docile à votre caresse plus douce d'être imprécise, plages de peau. Des
coquillages, frères des oreilles, imitaient si bien, trop bien, le bruit de la
mer. Je n'avais point cette sotte et triomphante brutalité du continental,
brisant les conques marines pour spécifier qu'il ne se laissera plus prendre à
aucun mensonge, fût-ce au mensonge des vagues.
Plages
de peau les mieux aimées, si la tête qui vous terminait n'offrait point quelque
mystère à mes regards, je concluais qu'une langue de chien, aussi habilement
qu'une langue humaine, saurait lécher ce qui de moi aime à être léché. Je
haussais les épaules et reprenais mes pensées. Les projets que je faisais pour
l'économie des nuits futures ne variaient guère. J'hésitais à me donner
rendez-vous avec moi-même, car si je me condamnais à une soirée de solitude, je
savais qu'après certaine lecture, quand viendrait l'heure du lit, ce serait
devant la glace, quinze ou vingt bonnes minutes de cabotinage, à seule fin
d'imaginer quelque autre présence. écœuré de ce que le dictionnaire Larousse
dans sa sévérité de certificat d'étude baptise vice solitaire , je me
répéterais que mes dents à heurter les autres dents, les dents étrangères,
finissent par croire, au moins quelques instants, à l'intimité réciproque des
squelettes.
Et
puis, devant un miroir, mes yeux ne sauraient apprendre à connaître ce corps
auquel ils appartiennent, cette âme dont ils sont les hublots.
Car
seul, même au cas où ma propre image suffirait à me donner quelqu'un de ces
désirs en quoi il faut chercher les plus probables révélations, des gestes
identiques se faisant réponse, aucune surprise ne serait possible.
Au
contraire, si mon attention se voue à quelque autre, à force d'oubli je me
retrouve soudain plus riche. Spontanément fusent des brutalités, des
précisions. Alors, comme si les yeux projetaient au travers de mon être des
rayons X, j'ai l'impression de voir toute mon âme, et sans mensonge enfin, sans
le mensonge du muscle que le fort subit seul à seul, sans le mensonge du fard
que le faible épaissit dès qu'une vitre lui envoie son reflet.
Mais il
ne faut pas exagérer les bienfaits d'autrui. Rares demeurent ceux qui
m'aidèrent à découvrir un peu de moi-même.
Certains
passants. Et surtout cette femme aux cheveux collés, tout pailletés d'épingles
de strass, caraco rouge tendu sur sa poitrine, robe courte, socques qui
battaient le pavé d'une rue chaude. Elle me valut la surprise d'un contact. Un
peu de ma chair métamorphosée battait contre un coin de ma peau, qui, lui,
avait conservé sa substance, sa température. J'avais treize ans, n'étais pas en
avance pour mon âge et ignorais dans toutes leurs précisions les jeux des
sexes.
Oui,
c'était à Toulon. Je marchais entre mon père et ma mère. On m'avait montré les
fameuses cariatides du quai Cronstadt. J'étais trop absorbé par toute l'odeur.
Passe la fille que j'ai dite. Et c'est, pour la première fois, certaine
suffocation. Je suis heureux, sur ma cuisse restée froide, comprimée par le
caleçon, ce petit bloc tiède, dont une autre peau, ma peau quotidienne d'enfant
triste, veut croire qu'il est un morceau ferme du sein de cette fille qui m'a
souri. Je m'arrête. Mes parents me dépassent. Je n'ose plus avancer. Sont-ce
des secondes, des heures? à mon corps le linge est doux. Pourtant c'est la même
chemise, le même caleçon qu'hier. La fille chante : Tu voudrais me voir pleurer
Tu
cherches à me faire de la peine.
Des
larmes montent. Je ne comprends plus rien à la rue, à mon corps. Je n'ai connu
pareil trouble qu'il y a trois années. J'avais dix ans. J'étais au cirque. Je
suivais les dangereuses coquetteries des trapézistes, et soudain je rêvais que
rien ne me ferait un plus vif plaisir qu'une déchirure inopinée au plus intime
endroit de leur maillot. Beaux acrobates qui manquiez mourir à chaque mouvement
et ne daigniez point me montrer votre peau affamante sous ce jersey léger,
léger. J'ai eu bien chaud ce jour-là au cirque.
J'ai
chaud dans la rue de Toulon. Mais je suis joyeux. Est-ce le soleil? Le regard
de cette fille qui me bouscule? Il me faut m'arrêter. Mon oreille entend un
gémissement triste. Je me rends compte enfin que tout ce trouble est né de
cette partie de moi-même dont on m'avait enseigné à avoir un peu honte.
Je suis
un homme.
Dès que
mes yeux peuvent à nouveau comprendre les maisons, la vieille église, le marché
au poisson, un coin de rade là-bas, je pense qu'une paix nouvelle en moi ne va
point tarder à descendre.
Mon
père et ma mère sont loin.
Je les
retrouverai tout à l'heure à l'hôtel.
Je suis
la fille au caraco rouge.
De
grands marins sont joyeux sur le quai.
Leurs
cous ont troué leurs vestes et par l'échancrure c'est la victoire d'une chair
puissante. Maillots bleus, peaux brunes comme des cheveux, et leurs yeux trop
clairs.
L'un
d'eux parle à la fille. La main de cet homme, elle doit avoir l'habitude des
cordages jusqu'à leur ressembler. Je sais que la femme est docile à cette peau
rugueuse. Elle s'y adapte. Ils ont l'air heureux. Je ne suis pas jaloux. Mais
voilà que recommence l'histoire de tout à l'heure. Au même endroit, la même
chaleur. L'homme et la fille s'embrassent. Les lèvres du marin doivent être si
douces dans ce morceau carré de hâle.
Ma
langue passe et repasse sur mes lèvres pour mieux imaginer ce que peuvent être
des lèvres à des lèvres.
Pour la
seconde fois, je m'arrête, ferme les yeux.
Mes
mains de garçon qui n'est pas en avance pour son âge comprennent enfin. Une
toile rude encourageait leurs maladresses et, malgré mes yeux fermés, je
saurais bien de telle chemise si elle est bise ou blanche. Mais les larmes qui
étaient tout à l'heure déjà montées jusqu'à mes yeux, maintenant coulent. Aucun
corps ne se tend. Deux fois cinq petits doigts avaient espéré percevoir enfin
par leurs sommets sensibles une réalité humaine, une réalité apte à secourir
une tristesse qui ne savait pas encore très bien, une tristesse qui avait peur.
Depuis...
Mais
n'est-ce point le mépris de la chair que j'ai rencontré chez tous ceux qui
vécurent par elle, pour elle, et en furent les victimes?
Petit
voyou à la nuque rasée, au cou si blanc à l'ombre rouge d'un beau foulard, qui
attendiez derrière un verre de fine l'ami qui vous aidât à oublier la pluie et
la solitude d'une nuit, l'ami dont vous ne vouliez pas qu'il vous payât. "Sweet
pimp", disait-il, ce client d'un soir. Des soldats américains vous avaient
appris un peu d'anglais pendant la guerre, et vous traduisiez " gentil
maquereau " et vous fâchiez : " Non, je ne suis pas un maquereau. Je
fais de la boxe pour gagner ma vie. Il faut être gentil avec moi. "
L'étranger
venu à Paris pour ses jeunes apaches tâtait vos biceps. Il était ravi : " Charmant
petit poisse ", s'extasiait-il, et vous,triste qu'on vous aimât pour votre
corps et surtout ce coin précis qu'une main d'homme soi-disant bien élevé
n'avait pas honte d'explorer, vous ragiez : " Pas touche. "
L'étranger
ricanait. Il vous invitait à danser. Une fille, qui vous aimait sans doute,
vous injuriait lorsque vous partiez avec l'étranger. Vous caressiez les cheveux
de la fille et ne répondiez point à ses ordures.
L'étranger
vous déshabillait.
Fier de
votre corps aussi proprement que vous l'eussiez été de votre intelligence, vous
faisiez des exercices de souplesse, de force, d'acrobatie, puis vous chantiez
une chanson tendre. L'étranger qui vous avait cru comestible, qui avait voulu
vous acheter comme une boîte de cigarettes, un fruit pour jouir de vous, était
touché, réfléchissait, comprenait. Et entre l'Anglo-Saxon ivre et le maquereau
triste, c'était un dialogue où triomphait le mépris de la chair par quoi les
plus sages voulurent mettre en garde les plus ardents et leur faire savoir que
l'illusion de posséder en fait ne permet jamais d'atteindre à cette joie,
carrefour où des esprits tangents s'épanouissent et se mêlent enfin par les
antennes communes.
Et
certes, ce désir obstiné qui cherche l'amour, fait s'échapper l'amour dans le
sursaut même, à la fin d'un acte qui ne laisse, entre deux chairs sottes et
partiellement fripées, qu'une honte de peau et d'esprit.
Ainsi
l'amitié, dont on a fait si longtemps profession de croire qu'elle n'était
possible qu'entre des êtres d'un même sexe, à la vérité me semble exprimer non
quelque sentiment d'une autre nature que l'amour mais le plus haut point de
l'amour même.
Vouloir
qu'à la femme soit réservée toute et rien que l'activité sexuelle de l'homme
sous-entend le mépris même de l'homme pour la femme.
à qui
dédier alors le plus profond, le plus riche, le plus trouble de soi?
Si
toutes les filles de bordel sont lesbiennes ce n'est point qu'elles soient,
comme on serait tenté de dire, vicieuses. Mais, instruments entre les jambes de
l'homme, elles ne croient point à la possibilité de devenir plus ou mieux pour
lui. Dès lors c'est à leurs compagnes qu'elles demandent secours affectueux. Le
geste d'amour qu'elles accomplissent si tristement avec des clients scellera le
pacte sentimental qu'elles ont fait entre elles.
C'est
que la clef grossière des sens ne force aucun mystère. Un sexe n'est pas un
passe-partout.
Il y a
vingt ans, d'après ce qu'on m'en dit, l'amour était un sport. Pour remplacer le
pushingball , un petit sac de peau humaine avec divers accessoires secondaires,
seins, cheveux, oreille, plante des pieds, mains, fesses, bouche, etc.
Tout
était très simple.
Une
sorte d'onanisme impérieux et dont le besoin, à de certaines heures, pouvait
contraindre aux plus grandes folies devait donner l'illusion d'une volonté
supraterrestre. La force en était supérieure à toutes les autres, à celles
qu'on dit simplement humaines. Mon désarroi est tel que j'ai toujours demandé
aux plus beaux yeux d'être intelligents, et les êtres qui m'ont hanté m'ont
hanté comme des pensées...
Sans
doute le malheur vint-il de ce que j'acceptai de croire que tout se trouverait
simplifié si, de ceux qui m'attiraient, je parvenais à faire des objets. Ainsi
fut obstinément, et en vain d'ailleurs, tentée une transsubstantiation, dont au
reste, si elle avait été parfaite, je n'eusse été capable de me contenter.
À la
vérité, le mystère demeure. La peau ne m'a rien révélé. J'ai enfin appris que
les contours charnels ne marquent point de frontières, et que les corps auront
beau se prêter, l'apaisement ne sera point chose de l'esprit.
La lumière
demeure froide qui accuse des systèmes voluptueux ou cruels.
Comment
ne point s'exaspérer?
À force
de me sentir seul, je me découvre méchant.
S'il
m'arrive de le nier, le lendemain, je suis bien forcé d'en convenir. Mais
parfois, au milieu de tous les minutieux instruments d'analyse qui les ont si
bien combinés, les plaies des âmes, les malheurs de chairs n'exhalent même plus
cette odeur chaude et qui, fétide, encore enivre.
Alors
tout se fait algèbre, même pour mes sens.
Équation
de peau sur les divans, lettres et chiffres humains se joignent, changent de
place, cherchent des notions d'égalité, sans d'ailleurs paraître beaucoup
s'amuser.
Je puis
m'accuser d'avoir trop souvent et trop volontiers parlé d'amour. J'ai tout de
même le droit de dire qu'il m'arriva de le faire. Hélas! au sein de mes
sauvageries, demeure une politesse — forme de l'ennui, n'est-cepas, La Bruyère?
— qui me défend contre certaines grandes joies et douleurs. Nonobstant, je vais
écrire, pour la tentation des innocents : JE + X sur Y = jolie partouse. Mais
que cette partouse ait au moins le mérite de nous fixer un peu sur les besoins
et les possibilités de la matière humaine.
Pour
moi je ne trouve pas que la division en races blanche, noire, jaune soit, à
dire le vrai, bien satisfaisante.
Je vois
deux classes :
Jouisseurs
ou voyeurs, sensibles ou intelligents, spontanés ou artificiels.
Dans ce
que j'appelle jolie partouse et dont je fais une peinture exacte et réaliste,
rien que par l'assemblage des lettres JE + X sur Y, si tout le monde a vu,
personne n'a joui.
Tout le
monde a honte. Personne n'a envie de recommencer. Et pourtant on se remet à l’œuvre.
à nouveau chaque regard se sent d'une impitoyable acuité. Mais les chiens qui
se fixent trop longtemps deviennent de faïence. Alors comment espérer que la
soumission aux choses ou aux êtres qui se trouvent dans le rayon visuel puisse
valoir cette sensation d'âme, qui est celle de la vérité.
Je n'ai
point encore renoncé à la vie extérieure et je sais pourtant que de ma seule
vie intérieure peut venir le salut et naître cette notion de dignité dont les
simulacres humaines ont fait un mot dérisoire.
Alors?
La
somme des complications ne constitue pas un joli total.
Aller
et retour; et chemin faisant, découverte de tout ce qu'il y a de faux dans les
combinaisons humaines.
JE voudrait
être seul.
X voudrait
être seul.
Y voudrait
être seul.
C'est
le moment, c'est l'instant de chanter sur un air bien connu des paroles qui ne
le sont pas moins :
Et l'on
revient toujours
à ses
premières amours.
Premières
amours. Les seules. Découverte amoureuse que l'homme, en récompense de maints
sacrifices, fait de son propre esprit, de son propre corps, un esprit, un corps
qui semblent se former à la caresse du silence et de la solitude.
Réunis
JE + X sur Y ne sont pas à leur aise.
Au
revoir, JE.
Au
revoir, X.
Au
revoir, Y.
Seul
chacun des trois se retrouve soi-même. Une rue. Elle est droite ou du moins
c'est comme si elle était droite. Il s'agit de marcher sans se soucier de savoir
où elle peut bien mener.
JE est
seul.
X est
seul.
Y est
seul.
Et
voici que de leur solitude ils gagnent le sentiment de dignité, d'autant plus
incroyable que prévu, et du sentiment de dignité une joie intérieure qui les
incite à chantonner. Lyrique, devant un étalage de verroteries, de colliers en
galalithe, de perles de Venise, JE s'arrête cinq minutes. X a choisi tout un
bazar. Y se contente d'une affiche de cinéma. Ni JE ne voit la boutique de
pacotilles, ni X le bazar, ni Y l'affiche. Au même instant sans se concerter
ils ont découvert un même bonheur. Ils ne voient plus, ils n'ont plus besoin de
voir. Ils jouissent. Ils jouissent. Confusément et ce peut-être du plus abstrait
ou de la plus claire idée. Ils jouissent égaux de Dieu car ils ne renoncent à
aucune possibilité pour quelque objet précis ou constaté.
Or
voici qu'une vendeuse bouscule JE, on prend X pour un voleur à la tire, Y est
dérangé. Donc JE, X, Y recommencent à vivre, ou du moins à faire les simulacres
dont il a été admis, une fois pour toutes — est-ce si sûr? — que l'ensemble
constituait le vivre.
JE, X,
Y voient, ils ne jouissent plus. Ils regardent les passants. Tous les passants,
comme l'on pense, sont odieux. Alors ils leur souhaitent du mal, essaient des
crocs-en-jambe, combinent des faillites, des meurtres. Ce n'est point à eux
qu'il faut donner tort mais aux passants, à tous les passants organisés,
policés. N'avais-je point raison de parler de notre méchanceté. Il est vrai
qu'elle est la plus digne réaction. Je ne conçois pas d'homme honnête qui
puisse ne ressentir aucune irritation des lois humaines passées, présentes,
futures. Et tout le monde n'est pas Antigone.
Antigone
et Créon : l'anarchie, l'apparence d'ordre. Mais Antigone si facilement devient
Créon, c'est-à-dire qu'ayant invoqué les lois senties au plus secret qui ne
peuvent manquer de s'opposer aux autres, celles des cités, l'homme, renonçant à
son ordre vrai, se contente de l'arbitraire, qui facilite les transactions
quotidiennes mais ne peut rien contre l'angoisse.
Or le
propre de tout choc sensuel est de révéler la vanité des transactions
quotidiennes. Après le geste d'amour, la joie qui en résulte, quels qu'en aient
été le ton ou le degré, contraint, qui en a fait l'épreuve, à ne point se
contenter de si peu. Ainsi les spécialistes ont dû noter les rapports de
l'ardeur amoureuse et du mysticisme. Celui qui bégaie de volupté ne saurait
tarder à se mettre en quête des lois divines, des lois supérieures à celles
essayées pour l'économie mesquine de ce globe d'attente.
C'est
que les gestes, mouvements de reins, et contacts divers, bien qu'il soit aisé
de les prétendre sans importance, me forcent, il faut l'avouer, à des questions
qui ne sont point seulement du bonheur épidermique.
Que tel
chrétien du XVIIe siècle par exemple, ou quelque homme d'un temps d'ordre et de
certitude ait fait l'amour, sans jamais éprouver la moindre angoisse, voilà qui
est tout naturel. Mais pour moi, après le halètement voluptueux, à la minute où
il s'agit de retomber sur terre, et d'y retomber sans cuirasse de cynisme ou
bouclier de frivolité, trop de problèmes m'assaillent pour que je ne sois tenté
de chercher une solution qui me justifierait.
Or si
éclatant ait été l'incendie allumé dans mes membres, ma poitrine, mes yeux, il
me faut bien avouer que l'acte, son principe, ne m'a rien révélé d'essentiel.
Et
cependant, ce n'était pas mon corps mais mon esprit qui demandait un miroir.
D'une
fusion dont il me semblait qu'elle me permettrait d'échapper au mal de
solitude, et de croire enfin au miracle d'une présence, je m'aperçois qu'elle
ne m'a pas guéri, qu'elle ne pouvait pas me guérir.
J'ai
voulu posséder, alors que la sagesse eût été non de prendre mais de comprendre.
Il importait
de sentir ensemble.
Peut-être,
le fait de se trouver deux entre des draps, de mettre son ventre sur un autre
ventre, de mêler pieds, mains, bouches et tout ce qui aime à être mêlé,
facilite-t-il l'échange impondérable.
Mais
d'autres chocs aident à la fusion, d'où naît l'égalité constante et intime (qui
n'a rien à voir avec l'égalité conventionnelle).
Une foi
commune, par exemple, bien plus et bien mieux qu'un besoin partagé de
jouissance physique, dont la possibilité joyeuse de chérir autrui comme
soi-même. Foi commune, communion, communisme des âmes, le rêve d'un petit Juif
a été plus fort que la prétendue sagesse antique, un vagabond crucifié a fini
par vaincre des lois qui avaient eu raison de sa créature humaine, l'antisocial
a permis au monde de ne pas crever sur son fumier raisonnable, la révolution
sincère a triomphé de la pourriture conventionnelle, et bientôt, les individus
trop particuliers pour ne point devenir ennemis les uns aux autres LT(homo,
homini lupus)LT/ , du haut de leurs tours d'égoïsme logique, leurs dernières
forces affaissées sous ce dont ils ont voulu faire des cuirasses d'esprit, de cœur,
ne pourront plus ne pas sentir — illusion ou vérité, mais secours sublime, en
tout cas, et dont il nous est humainement fort difficile d'avoir le courage
d'être dignes — que le salut n'est pas dans quelque créature choisie ou
l'effort terrestre, mais une fusion totale, absolue.
Et ne
sais-je point déjà que mon plus haut, mon vrai, mon seul orgueil fut celui des
jours où, parcelle anonyme d'un continent universel, d'un continent dont les
frontières étaient les yeux, les oreilles, les papilles à jouir, les peurs, les
volontés, les soifs, les désirs, les rages, les espoirs et désespoirs de tous
les êtres, enfin, je n'essayais plus de me rattraper à quelque essai de bonheur
individuel.
élément
indivis, mais tout de même un peu responsable, puisque les yeux, les oreilles,
les papilles à jouir, les peurs, les volontés, les soifs, les désirs, les
rages, les espoirs et désespoirs d'un René Crevel qui s'était promené sous la
pluie, s'était troublé de certaines rencontres au coin des rues, avait aimé ou
haï sans mettre jamais sa pensée d'accord avec elle-même, si grande en fut la
misère, étaient les hublots dont s'éclairait la coque d'un navire maître du
temps et de l'espace, étaient les antennes d'un lieu idéal et qu'on ne pouvait
nommer que Paradis.
Le
Paradis, le Paradis retrouvé.
Esprit,
mon beau mystère, pourquoi mon corps, ce poids de chair, me force-t-il à
retomber au fond de l'abîme, comme les semelles de plomb, le scaphandrier?
Mon
corps et moi? Les corps et les autres?
Mon
corps, les corps? Que puis-je en essayer qui ne me semble indigne de moi, des
autres?
Un corps
qu'on me prête, j'en fais une machine.
égoïsme,
dira-t-on.
Mais si
j'accepte d'être altruiste, c'est moi qui deviendrai machine. Les rôles seront
intervertis, l'économie du couple n'aura pas changé. Sur deux unités, il y aura
une chose et une créature. Donc deux solitudes.
Or si
nous sommes deux à subir la même impression aucun n'est plus seul.
Ce
n'est pas encore la guérison, mais déjà un soulagement.
Soulagement
fort rare d'ailleurs, car un remède qu'on prétend bon pour tous en fait ne
saurait convenir à personne.
C'est
que la morale avec ses moyens sociaux, plus soucieuse de la lettre que de
l'esprit, ne saurait trouver de solutions particulières, non plus
qu'universelles.
Mon
équilibre ne s'établit pas comme celui du voisin. Et pour avoir raison de la
commune peur de la nuit (le même symptôme d'ailleurs ne révèle pas un même mal
chez tous) il ne s'agit point d'aller quérir l'une de ces réponses toutes
faites qui savent juste limiter ceux-là seuls qui n'ont pas d'élan. Au malade
clairvoyant le spécialiste recommande d'être son propre médecin et de fixer les
détails de son régime. Alors, pourquoi les ordonnances omnibus qui sacrifient
l'individu au profit d'on ne sait qui, d'on ne sait quoi, puisque la foule des
contraintes imposées à chacun de ceux qui la composent ne tire aucun profit et
ne saurait connaître ni bonheur ni santé si sa majorité est de malsains.
Au
reste il n'est pas moins fou d'imposer à tous les mêmes lois pour l'âme et le
corps, qu'une même couleur de cheveux, un même tour de poitrine ou de taille.
Hélas! tel est le besoin d'uniformité (" Les hommes, disait Napoléon,
chérissent l'égalité sociale mais ne sauraient que faire de la liberté ")
qu'on veut croire à l'efficacité des préceptes aussi généraux que les
disciplines des monastères et des casernes.
Il
faudrait d'abord prouver l'utilité — en soi — des monastères et des casernes
sans foi et aussi que leurs disciplines valent mieux pour le progrès et la
santé intime que l'hygiène individuelle dont toute la règle sociale interdit en
fait le libre exercice. Parler d'hygiène individuelle, à défaut de l'idéale
communion, communisme des cœurs, ce n'est d'ailleurs pas, comme feignent de le
croire les partisans de la dictature à tout prix, prétendre que la normale de
chacun doive se trouver en opposition systématique avec cet ensemble de
préceptes que les officiels estiment à jamais fixés.
S'il en
était ainsi, il n'y aurait qu'à faire volte-face et ce serait le même désordre,
je veux dire le faux ordre d'aujourd’hui, goût de l'inversion par exemple
poussant les homosexuels à se faire hétérosexuels, car si, en des temps
d'apparente uniformité, tous font mine d'accepter une même règle, chacun n'a
d'autre désir que s'en libérer. C'est que la paresse individuelle espère mieux
d'une masse monochrome où ressort la moindre couleur.
De là
ce jeu double, l'arsenal des faux prétextes, et un mal d'orgueil.
La
morale conventionnelle comme la douane fait du plus honnête homme un tricheur.
S'il y
avait libre-échange, peut-être les valeurs enfin s'établiraient-elles
justement. Pour l'heure, il faut accuser la quasi universelle hypocrisie et
noter que le triomphe de certain cabotinage condamne les plus scrupuleux à la
fuite. Ils commencent par renoncer aux divertissements dont leur angoisse ne
peut se leurrer. Mais quelle sécurité calmera leur silence inquiet et dans la
solitude viendra leur prouver qu'ils firent bien de renoncer aux à-peu-près?
Je me
rappelle une phrase où, avec la naïveté de ceux qui, ne les ayant pas éprouvés,
veulent expliquer certains tourments, le biographe de Stendhal affirme que le
don Juan milanais " pensait avec raison qu'en mathématiques l'hypocrisie
était impossible ".
Malheureusement
pour Stendhal, les mathématiques ne l'empêchèrent point d'aimer les jeux
subtils où seule triomphe l'hypocrisie.
Il
comprenait trop bien d'ailleurs les raisons des autres pour accepter de
paraître misanthrope. Aussi ne borna-t-il pas son ennui et, toujours curieux
des femmes, de l'amour, des salons, jamais n'eut idée de fuir les êtres ou les
lieux vers quoi l'entraînait chaque jour un nouvel et impérieux besoin.
Au
reste, qui porte en soi l'universel désir, indifférent aux détails et aux
petits profits, songe moins à satisfaire ce désir qu'à vouloir se persuader que
rien ne triomphera de la soif qu'il a de tout.
Chaque
essai, dès lors, sera marqué par une déception, mais la soif de tout en
deviendra plus intense. Et déjà nous sommes loin de la salle où des lignes
droites et blanches, sur un plan uniformément noir, marquaient une vérité. La
vérité, sans concession de couleur.
Fenêtre
ouverte à l'espoir d'impossibles conquêtes, dehors c'était le jardin limité par
un mensonge d'horizon. Un rayon entre. Des poussières y dansent.
Premier
rêve d'arc-en-ciel.
Des
mains sèches de craie et de rigueur logique se tendent vers le frais, vers
l'incertain. Un frisson dans le dos. Frisson de croissance. Des ailes poussent.
Et voilà que recommence une fois encore l'histoire de l'enfant prodigue.
Mais
d'un enfant prodigue qui ne reviendra jamais, condamné à partir sans arriver
nulle part, à vieillir dans une misère de Juif errant, et las de ne pouvoir
atteindre ce fil de soleil qui jadis, entre ciel et terre, semblait au premier
matin le but d'une marche facile. Et pour accompagner ses pas, les mêmes
pensées répétées jusqu'au dégoût. à chaque ruisseau l'eau claire tente le
vagabond, mais cette eau, elle a toujours le même goût. Celui de sa bouche, de
ses déceptions. S'il marche vite c'est pour mieux perdre son âme. Mais les buissons
auxquels il tente de l'accrocher ne veulent pas de la loque. Dans les villes,
enfant, je l'ai vu qui se détournait des glaces dont s'ornaient mes plus chères
boulangeries. Et il ne s'arrêtait jamais. Sans doute lui semblait-il que s'il
restait en place l'effroi originel fondrait sur lui pour dépecer l'oiseau
précaire et tendre dont, semblable à tout homme, il espérait qu'un jour il
chanterait dans sa poitrine.
Quelles
spirales de feutre menacent son silence, son immobilité!
Toujours
il va.
Par orgueil,
il a renoncé aux objets.
N'a-t-il
pas quitté ses biens parce qu'il ne s'en pouvait satisfaire?
Il
marche donc sans se souvenir des choses, des arbres, des maisons. Il ne
pourrait les aimer que s'il y découvrait quelque symbole humain.
Comme
la douleur est la seule sensation d'âme qui lui révèle son existence, il
demande aux rêves de métamorphoser tout au gré de l'inquiétude en quoi il
reconnaît son propre et cherche sa grandeur.
Il fait
comme s'il croyait à certaine hiérarchie dont lui-même occuperait la première
place.D'où le respect voué à l'uniforme de chair.
Ainsi,
le plus humble saint complaisant au chant de son âme dira " mes frères
" aux oiseaux et non aux cailloux.
Pour
notre vagabond, devant ceux qu'il croit ses semblables il s'arrête satisfait.
Alors, il se juge capable d'amour, mais, après une minute attentive, s'il
continue à se reconnaître en qui l'entoure, son imperfection, soudain accusée
par quelque geste, s'irrite du miroir.
D'autre
part, qui n'a pas ses goûts lui apparaît digne de mépris. Les voix étrangères,
pour ses oreilles, ne roulent que des syllabes sauvages, et il comprend que,
dans la babel des cœurs, jamais n'auront un sens indéniable les maux ou les
joies des autres.
S'il
continue sa marche, ce n'est point qu'il espère de la prochaine étape. Il ne
veut que l'oubli de la précédente. Mais ce perpétuel voyage est une fuite
manquée, car l'esprit ne suit pas les accidents d'une terre qui porte le corps,
son enveloppe.
Paysage,
état d'âme?
Dans
des lieux nouveaux, notre enfant prodigue, devenu Juif errant, n'arrive point à
se créer une âme nouvelle.
Ce
qu'on appelle nature le laisse indifférent. Et certes, il faudrait qu'il fût
masochiste pour l'aimer sans y voir un symbole de soi-même. Celui qui prête
attention au monde extérieur et le croit étranger à lui-même ne manque jamais
d'en faire un palais des supplices.
Or pour
moi, s'il me plaît de souffrir, je n'ai besoin ni des choses ni même des autres
hommes.
Je sais
me torturer.
Je sais
m'accuser. Et m'en réjouis parfois.
Ainsi
je voudrais être calligraphe pour annoncer en manière d'avertissement, au
sommet d'une feuille toute blanche :
PAMPHLET
CONTRE MOI-MêME
Il est
vrai que, bien vite, il me faudrait reconnaître l'outrecuidance.
Pamphlet
contre moi-même.
Si rien
ne se fait que contre quelqu'un, quelque idée ou quelque chose, encore
importe-t-il que la personne, l'idée, la chose aient, pour l'esprit ou le corps
en mouvement, de la précision.
Mais ce
serait un nuage et non un pushingball bien dur, bien net, bien exaltant que
j'aurais désigné à mes propres coups de poing, de tête, de cœur.
Si je
me déclarais à moi-même mon propre ennemi, j'espère que, devenu d'un coup champ
de bataille et point de mire de toutes mes forces disponibles, j'aurais enfin
sensation d'unité, quitte à la déclarer détestable, à la combattre et à en
triompher peut-être, à la troquer sûrement contre quelque nouvelle.
Or j'ai
peur qu'il s'agisse non de guerre mais de grandes manoeuvres. Ubu, capitaine
Bordure, je vous envie, qui aviez le bonheur de crier : " Vive la Pologne,
car sans la Pologne il n'y aurait pas de Polonais. "
Après
tant de méditations essayées il faut tout de même bien, si je ne puis me
conclure, que je tente au moins de me résumer.
Moi-même?
à la
fois dompteur et fauve.
Dompteur,
mais se réjouissant de son effroi, complaisant pour ses nerfs.
Alors,
à quoi bon faire l'envieux et quelles excuses donner au désir de muscles
dociles, de doigts précis, de cœur exact et bien rangé?
Voilà
pour le compteur; quant au fauve, il n'est pas trop méchant, ni capable de le
devenir. Si le dompteur aime les drinks et le poivre, le désespoir métaphysique
et les caresses qui le retournent comme un gant, le fauve, lui, se nourrit de
pervenches.
Moi-même?
Un
dompteur, un fauve?
Un
fauve dompté?
Un
dompteur fauve?
Moi-même?
Ou
plutôt un petit tas d'os, de volontés inconciliables, de papilles à jouir,
d'organes à percevoir.
Dans la
journée, sous prétexte d'ordre, l'intelligence coupe les plus vigoureuses
branches, les plus touffues, les plus salutaires. Critique et destruction. Elle
fait une roue sans plumes et n'accepte de s'endormir qu'après avoir éparpillé
toutes les petites chances de bonheur.
La nuit
il y a le prolongement des rêves.
Ce
prolongement est à la fois un secours et une raison de désespérer.
Secours
, parce que l'esprit fait le seul voyage capable d'enrichir. J'entends que,
grâce aux rêves, j'ai appris à douter de ce qui est facile à voir, à prendre, à
sentir, à manger, à embrasser, et grâce aux rêves j'ai appris à chercher mon
bonheur en d'impondérables sensations, bouquet dont je permets de rire.
Raison
de désespérer, parce que le sommeil dont on a coutume de dire qu'il est l'image
de la mort, réservant les surprises des rêves, après une nuit de cauchemars ou
d'amours extra-terrestres, il ne m'est guère possible de croire que la mort
puisse être une évaporation, une descente au néant. J'ajoute que d'ailleurs la
notion du néant a pour moi toujours été inconcevable. Peut-être est-ce encore
une lâcheté et que, n'ayant pas trouvé mon compte dans les aventures humaines
qu'il me fut donné de parfaire, je m'obstine à penser que l'agrégat qui porte
mon nom (petit tas d'os, volontés inconciliables, papilles à jouir, organes à
percevoir, l'intelligence le jour, les rêves la nuit) ne peut se dissiper avant
d'avoir brillé de quelque éclat.
J'avoue
d'autre part que, si je tiens à la vie tant que je la juge précaire, je la
trouve fort négligeable dès que je l'imagine projection terrestre d'une marche
éternelle.
Pour
mémoire je signalerai mon orgueil, l'orgueil qui me pousse à me croire digne de
porter un jugement, de condamner, de me condamner moi-même.
Humilité,
direz-vous, et non orgueil. Disons humilité, s'il vous plaît, mais l'orgueil peut
devenir la pire forme d'humilité. N'est-ce pas M. de la Rochefoucauld,
maintenant qu'il n'y a plus de sottes gens, mais rien que de sots métiers?
Donc,
certain orgueil persuadé de son pouvoir de décider, et me déclarant apte à
tirer parti du bien et du mal, du beau et du laid, et me donnant aussi la
méfiance de tous les systèmes — Tzara, vous aviez raison et l'absence de
systèmes est encore un système — en un même instant et sans les concilier
jamais, assemble scrupules et cynismes.
Scrupules
et cynismes, oui, mes amis, nous ne nous y reconnaissons plus et pourtant nous
avons un bel esprit critique, nous crevons d'esprit critique. Et c'est pourquoi
nous tente toute chose qui porte en soi sa fin et ses raisons.
L'intelligence,
dans la journée, les rêves, la nuit. Mon intelligence sait que la nuit vaut
mieux que la journée, car la journée n'a fait que détruire et s'acharner contre
ce que, sans se rendre compte, la nuit avait construit, pour la joie ou la
tristesse.
Il
fallait marcher longtemps avant de voir le mur qui fermait le cul-de-sac. Nous
avons fait demi-tour. Mais retrouverons-nous cette naïveté, les surprises
qu'elle nous réserve, dont chacune est poésie?
Pour
l'heure nous essayons encore des jeux. Jeux de sexe, jeux de main, jeux de
vilain.
Mais
n'a-t-il point tort celui qui, luttant et jouant contre soi-même, risque, après
le combat, en vérité par trop singulier, de ne trouver plus que la place de
soi-même et non soi-même.
" Je
sens deux hommes en moi ", écrivait Jean Racine à la fin de ses jours.
Cette phrase est devenue le vers d'un cantique, et ce cantique le chantent les
enfants des églises. Mais quelle multiplication depuis le catéchisme de mes dix
ans! Ce n'est pas deux ni trois, mais une multitude que je sens en moi. Duquel
s'agit-il de triompher? Il y a trop d'ennemis pour que je sois victorieux
d'aucun.
>à
nouveau tout de même j'annonce : Pamphlet contre moi-même.
J'agite
ce titre en panache, en drapeau. Suis-je suivi?
J'ajoute...
et contre quelques autres. Or n'est-ce point encore une lâcheté qui m'engage à
parler de quelques autres. Ces quelques autres, les plus sympathiques de mes
amis et de mes ennemis, si je leur prête attention c'est que je les fais
symboles de ces diverses étincelles dont je souhaite qu'un jour l'éclat commun
donne l'illusion d'une grande flamme.
J'espère
une grande flamme? Moi-même.
Le tout
serait de savoir si l'on a raison de prétendre que le bruit de la mer est fait
de celui de toutes les gouttes d'eau.
Pour
l'heure il s'agirait de battre la mer, de battre moi-même et ceux qui me
ressemblent.
Et
pourtant nous sommes des animaux dignes de pitié, encore que brillants, habiles
aux coquetteries, grimaces, mauvais tours envers soi et les autres, jeux
d'esprit et, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, jeux de sexe et même
jeux de cœur lorsque la saison s'y prête.
Animaux
qui voudraient bien être sauvages, mais doivent se résigner aux consolations de
quelques doubles somnambules et nocturnes puisque, le jour, dans leur état dit
normal, ne les surprennent plus jamais la résurrection de quelque désir ou une
peur assez profondément ressentie pour durer et ne sembler point, après
quelques minutes, mosaïque de simulacres.
N'ont
rien révélé ni le sang répandu, ni les matins froids, ni les après-midi au goût
de cendre, ni les nuits sans sommeil, ni le désordre aujourd’hui roi par le
monde.
Animal,
je suis, hélas! un animal raisonnable.
Mes
congénères ont tout combiné pour mon agrément et ma commodité. Toutes les
terres de ce globe ont été découvertes. Il m'est trop facile d'excuser mes
volontés meilleures, jamais réalisées, en disant, par exemple, que telle est
l'organisation du monde que j'aurais pu aller très loin sans partir jamais.
Heureux
Anacharsis qui visita la Grèce.
Cette
peur de gâcher tout, en réalisant quoi que ce soit, nous condamne à des
attitudes. On m'accuse et je m'accuse d'attitude. Mais je vous le demande, ce
que vous appelez attitude, cette manie de faire des gestes et des déclarations —
gestes et déclarations dont tous ceux qui ne feraient pas les mêmes se soucient
au reste, suivant la formule, autant qu'un poisson d'une pomme —, je vous le
demande, ces attitudes par quoi nous essayons de nous laisser prendre à ce dont
chacune d'elles est symbole, n'y ayant point été spontanément portés, ces
attitudes, ne comprenez-vous pas qu'elles nous rendent dignes d'une pitié dont,
au reste, nous ne voudrions pas un seul instant. Ce que le passant baptise pose
est souvent, chez celui en qui le spectateur la constate, plus naturelle qu'une
brutalité.
Certes
la vie nous eût été plus douce si les questions du choix ne s'étaient posées.
Mais ce choix n'ayant pas été initial, ni le sacrifice de certaine partie de
nous-même à certaine autre résolu inconsciemment, comme il se doit faire pour
que l'équilibre existe et continue au moins un temps d'exister, doués de trop
de désirs pour accepter d'être sainement asservis à quelqu'un d'eux, nous
connaissons mille regrets, avant d'avoir consenti pleinement à une seule possession.
Et même, lorsque nous voulons nous distraire, nous savons trop le peu que
valent nos essais. L'ennui dont longtemps fut rapetissé le sens a repris sa
haute taille et, nous hantant, à nouveau il nous dépasse. Nul des
divertissements qu'on nous propose ou que nous nous proposons ne saurait en
avoir raison.
Alors
quelle excuse inventer pour chaque virevolte? Je me suis dit qu'il me fallait
aller quérir aux sources mêmes les documents pour acquérir le droit de
mépriser. Mais le mépris s'est-il jamais soucié des raisons bonnes ou
mauvaises, et n'est-ce point hypocrisie que chercher quelque explication à ces
sacrifices, sans doute inutiles, consentis à ce que nous méprisons le plus.
Cependant, Pascal lui-même, s'il eût vécu en ce siècle, Pascal, au lieu de
rouler en carrosse et de connaître le loisir, s'il eût à subir tant d'odieuses
contraintes mécaniques, contempler les nouvelles combinaisons de corps, de
produits chimiques et pharmaceutiques, de plantes, prétextes à ce qu'on nomme
vices, et dont l'époque doit à son ennui d'essayer sans cesse quelque nouvel
arrangement (les ressources de l'imagination, en cette matière, ne sont
d'ailleurs pas, comme chacun sait, illimitées), Pascal lui-même — que je prends
ici comme simple exemple de la plus parfaite intelligence et de son merveilleux
complément, l'inquiétude —, Pascal lui-même contraint à de perpétuelles
surenchères, n'eût-il point, avant la fameuse nuit (" Joie, pleurs de
joie... ", etc.), cherché tout comme les petits camarades quelque courant
d'air humain, si rare par ces temps de calorifère, de maquillage, d'ersatz.
L'univers,
ou ce qui nous est donné d'en voir, semble, à dire le vrai, promettre depuis
quelques années un trop beau spectacle pour que nous ayons le courage de nous retirer.
Cette curiosité donnée comme raison d'une perpétuelle attente ne fut-elle pas
d'ailleurs de tout temps aussi plausible, et n'y a-t-il pas eu au long des
siècles des hommes qui se disaient, comme moi aujourd’hui, que s'ils n'étaient
pas résignés à de simples bonheurs et cependant acceptaient de continuer à
vivre, c'est qu'ils espéraient le miracle d'une harmonie prochaine? Aussi
parfois suis-je bien forcé de croire que seules ma déception passée, ma lâcheté
présente et l'impuissance à renoncer où je demeure malgré tout me poussent à
forger encore des rêves. Mon intelligence pourtant est grande et claire. C'est
en elle que j'habite, c'est d'elle que je vois. Mais les vitres tristes qui la
défendent contre le froid et le chaud, la pluie et le soleil, condamnent à
l'anémie mon corps et mon cœur. C'est, perpétuel, derrière l'intelligence et
ses frontières, un exil. Nous voulons vivre. Nous n'avons pas la sensation,
nous n'avons pas la certitude de vivre.
On empoisonna mes quinze ans avec certain petit
: " Je pense donc je suis. " Je sais que je pense. Mais suis-je? Mon
intelligence est grande pourtant, claire. C'est en elle que j'habite, c'est
d'elle que je vois. Là est ma faute.
Si
j'écoutais la voix souterraine qui toujours a raison de mes raisons, à
l'instant, je m'agenouillerais.
PRIèRE
Mon
Dieu, mon intelligence est grande, claire. Mais parce qu'en elle j'ai voulu
habiter, parce que d'elle j'ai voulu voir, j'ai gâché tout et tous, moi-même et
les autres.
Blancheur
des draps, par quoi, mon Dieu, essaient de vous figurer sur leurs murs blancs
les benoîts, les naïfs, les saints, blancheur des draps, aux jours de brioche,
d'eau bénite, de buis, de fiançailles, de pardon, et de mort douce, blancheur
des draps blancs, et qui ne le savent, ô vous, mon Dieu, pardonnez-moi.
Mon
Dieu...
Mais
quel rictus déjà creuse cette bouche.
Si je
retrouve ou crois retrouver Dieu, est-ce pour la seule joie de me vouloir
Lucifer. Encore les attitudes. La paix, mon intelligence! Silence, littérature.
Je ne suis pas un esprit fort. Je ne suis pas un bel esprit. Il faut
recommencer:
PRIÈRE
Mon
Dieu...
Hélas!
il faut encore me taire, car si je veux parler de Dieu, si j'ai un tel besoin
de le prier, c'est qu'un goût du blasphème déjà me tente et cherche à me faire
supérieur à la notion même que mon effroi, certains jours de trop grande misère
humaine, fut bien contraint d'avoir de Dieu.
Si mon
intelligence grande et claire dispose des tempêtes essentielles, c'est pour,
sortie du péril, se mieux recomposer et jouir de sa grandeur, de sa clarté.
Si
d'autre part je renonce à toute intelligence, c'est que, m'expliquant par
quelque instinct confus ou quelque élan vital, je flatterai mon corps, mon
tempérament, leur prêtant des ressources qu'ils n'ont certes point.
Alors?
Si je
suis victorieux de moi, ou si j'ai durant quelques minutes l'impression de
l'être, ma victoire est une simple victoire à la Pyrrhus.
La
bataille achevée, la comédie finie, je suis seul, les mains vides, le cœur
vide.
Je suis
seul.