René Crevel

Êtes-vous fous ? , (1929)

Chapitre I Chapitre IV
Chapitre II  
Chapitre III  

 

CHAPITRE IV

Vagualame à Berlin. – À la recherche de Dame de la Mer dont il n’a pas oublié que le beau-père était spécialiste de la chirurgie faciale. – Chez ce rafistoleur des visages, Herr Dr Herzog. – La mère de Dame de la Mer, Frau Dr Herzog, avec sa figure à moitié réparée, sert de réclame à son mari. – Dame de la Mer vient de subir une étrange opération. – L’institut sexuel du Dr Optimus Cerf-Mayer. – Où l’on rencontre le frère de l’héroïne de coeur de goitreuse, un Suissaud perverti. – Adolescence d’un anormal dans le canton de Vaud. – Le fétichisme des gants beurre frais. – Balzac et Mme Hanska, à Neuchâtel. – Les ovaries et les otaries. – Encore une chanson. – Dame de la Mer est amoureuse et aimée d’une Américaine, Miss Patre, prénommée Cléo. – Qu’en dites-vous, papa Ibsen ? – Emma Psychologie. – Elle porte des bas du même bleu que Mme Hanska, Hanska, la belle Polonaise. – Au fond des fjords, dans la maison du Revenant. – Byron et ses amours. – Le Musée de l’Institut sexuel. – Une séance d’éonisme. – Défilé des mannequins. – Arrivée de Yolande. – Ce que le Suissaud appelle un schön lokal. – Le regard d’une jolie Berlinoise. – Cartes sur table. – Vagualame, c’est René Crevel. – Pendant l’absence de Yolande, le taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante kilos ont éventré, grignoté le fakir. – Mort de Yolande. – Je me refuse à prendre le ton documenté pour

parler de Berlin, capitale de la Prusse et de la Pureté. – Il n’y a pas d’oasis. – Gulf Stream des mappemondes spirituelles. – Faire la planche.

 

À Berlin.

Comme il n’avait pas oublié que le beau-père de Dame de la Mer, le beau-frère sans le savoir de Yolande, était un spécialiste de la chirurgie faciale, Vagualame releva, sur le livre des téléphones, les noms des modistes mâles et à diplômes qui vous coupent, taillent, rognent la peau avec la même et aussi simplement joyeuse désinvolture que s’il s’agissait du feutre le plus docile, deux fronces à chaque tempe, plis et surjets sous le menton et un petit coup de retroussette au nez des belles Prussiennes, qui, d’avoir vu les Lancret dans les chambres et les couloirs froids de Sans-Souci, rêvent de frimousses Pompadour et des grâces de cette Barbarina dont le nom est, à lui seul, un symbole puisque le 18e français, fort voyageur, pour cacher des idées que les douanes du temps ne devaient pas tenir a laisser passer, avait, dans ses bagages, un lot de peintures complaisamment frivoles, des soies et colifichets, et surtout mille franfreluches qu’il épingla au Nord-Est de l’Europe, sur cette belle surface qui, sans abus de confiance métaphorique, pourrait très bien figurer une poitrine large à grands seins fermes, paradoxaux parmi le rococo des parures dont les surcharges faisaient, par antithèse, plus belle encore la barbarie, si belle que s’appelait tout juste Barbarina, et ne pouvait s’appeler que Barbarina, la danseuse, papillon de tulle et de flamme, diablesse tourbillonnant sur les pointes et incroyable parmi les filles aux longs pieds, vraie figue de Barbarie, dans la solitude magnifique et glaciale des landes où le plus rude fruit a besoin d’une serre, et si troublante que le vieux Frédéric lorsqu’il voulut lui faire hommage d’une virilité, d’ailleurs sujette à caution, ne put, finalement, que lui offrir une tasse de thé.

La rage à croire en de possibles meilleurs, quoique les conférenciers et journalistes s’obstinent à parler du Désespoir et du mal de ce siècle, permet que cent quarante praticiens, dans une seule capitale d’Europe, vivent, ou aient des raisons d’espérer vivre, des anatomies et expressions à rafistoler.

Menée par ordre alphabétique l’enquête de Vagualame lui avait déjà mangé une semaine, quand, parvenu à la lettre H, il recueillit sur le privat docent Karl Herzog des renseignements qui lui donnèrent tout lieu de croire qu’il tenait enfin son homme. Il s’en fut donc lui demander si pouvait se métamorphoser en nez du style grand Condé celui quelque peu en truffe dont il était porteur.

- Enfance de l’art, lui fut-il répondu. Anesthésie locale. On ouvre, on bourre de paraffine, et, après avoir modelé, on recoud. Le patient n’a qu’à dire ce qu’il veut, et, selon ce qu’il aura choisi, deviendra busqué comme un baron balte, aquilin, bourbon, rectiligne à la grecque, et sans, d’ailleurs, risquer de rien perdre de ses facultés olfactives…

Pour que le ravaudeur des faces sortît de la généralité et entrât dans la voie des confidences, Vagualame, soudain, feignit d’hésiter, s’inquiéta de savoir si cette rédemption par le fer et par la cire ne risquait pas, mais pas du tout, de lui abîmer quand même, tant soit peu, le portrait, et si, par exemple, le Dr Herzog oserait une telle opération sur quelqu’un des siens, ou, ce qui serait vraiment convaincant, l’avait déjà osée et réussie.

Le privat docent donna en plein dans le panneau et envoya chercher Frau Dr Herzog elle-même, puisque sur le visage de sa propre femme il s’était exercé la main.

De profil, vue de droite, Frau Doktor a vingt ans. De gauche, elle en porte cinquante. De face, mi-virginale, mi-flétrie, on croirait qu’une ligne verticale lui passe par le milieu du front, du nez, des lèvres, du menton, pour séparer jeunesse et flétrissure d’un trait non moins idéal, mais aussi net que l’équateur entre les deux hémisphères de notre globe.

Or, que dirait le voyageur ou navigateur des tropiques, si l’invisible cercle dont les géographes ont ceinturé la terre délimitait deux portions toujours quasi égales en poids, chaleur, masse et matière, mais si dissemblables d’aspect que l’une semblerait calcinée par l’incendie, le sirocco, les fièvres et les tourments du soir, tandis que l’autre, qui la touche, la précède, y colle, sans la moindre transition, serait demeurée fraîche de la naissance du jour ?

La paradoxale Frau Doktor, avec ses cinquante pour cent de visage rafistolé, sert de preuve vivante : Avant. Après. Elle n’a d’ailleurs guère à se plaindre d’une opération qui l’a rendue célèbre, puisque tous les peintres expressionnistes ont voulu faire son portrait. Un philosophe de l’Université d’Iena, auteur d’un savant ouvrage sur l’asymétrie et la puissance séductrice, vient de lui consacrer (en appendice, à un premier travail) un opuscule illustre. La saison dernière, au bal monstre qui a lieu pour le Carnaval, au Palais des Sports, immense vélodrome, toujours trop petit, ce jour-là, pour la foule qui veut y entrer, parmi des milliers et des milliers, elle a été la plus remarquée et a même remporté le premier prix, grâce à son costume de "Mère et fille", si naturellement "petite vieille" d’un côté, "fillette" de l’autre, qu’elle semblait faite de deux morceaux de temps, joints par une soudure invisible.

Frau Doktor a, d’ailleurs, toute une collection de photographies et articles qu’elle va se faire un plaisir de montrer à Vagualame, tandis que Herr Doktor continuera de recevoir ses clients. Vagualame, qui la suit dans la chambre aux documents, lui demande si elle connaît Paris. Frau Doktor se récrie : Paris, mais elle y est née, y a vécu des années, s’y est même mariée une première fois et y a donné le jour à une charmante fille, Dame de la Mer, qui sera si heureuse de montrer à un compatriote les curiosités berlinoises, quand elle sera sortie de l’Institut du Professeur Cerf-Mayer, où on vient de lui faire une bien curieuse opération.

Vagualame cherche en quoi peut consister "une bien curieuse opération" pour celle qui porte d’un coeur léger une synthèse contradictoire de visage. Mais il n’a pas un long temps à s’interroger, car c’est une avalanche de questions sur Paris, ses modes, ses théâtres, dont n’attend même point la réponse Frau Doktor, aussi bavarde que sa jumelle, constate Vagualame, qui a beau jeu, après tout ce que Yolande lui a raconté, de découvrir que les filles du cocher se ressemblent aussi exactement que le peuvent, d’une part, une réclame de teinture pourvue d’un échafaudage pileux, blanc à droite, noir à gauche, d’autre part, une statue de glace.

Expressionniste à Berlin, comme elle fut, voilà des années, ibsénienne à Paris, Frau Doktor est une dans l’innombrable théorie des femmes de bonne volonté qui courent le monde en robes médiévales, des nattes roulées sur les oreilles, des perles de bois peinturlurées arrangées en colliers, bracelets, etc., et, au gré des modes, font de la pyrogravure, du cuir repoussé, du spiritisme ou de la culture physique, toutes nues, dans les prairies, où elles acceptent très volontiers qu’on les photographie sautant des haies, pour les illustrés de l’Europe centrale.

À la ville, dans les ateliers où elles peignent des anges anémiques sur un fond-fouillis de palmes et de lumières, habillent de reliures gothiques les poètes anglais bleus et roses, aussi bien qu’aux champs, lorsqu’elles cueillent les plus innocentes des fleurs pour des couronnes et des guirlandes, partout et toujours, elles s’affirment végétariennes en diable, folles des spectacles d’art et de danses rythmiques, parlent extasiées et sibyllines de Bach et de Rimbaud, qu’elles appellent Jean-Sébastien et Jean-Arthur, comme s’il ne s’agissait que de petits cousins juifs ayant réussi à glisser un prénom rare entre le banal qui leur est propre et le Lévy patronymique. Chastes et paisibles créatures et qui jamais ne refuseraient de partir en guerre pour défendre une liberté que nul ne leur conteste.

Ainsi, Frau Doktor, esclave de son privat docent, jusqu’à lui servir de réclame avec sa tête d’avant-après, éprouve-t-elle le besoin de proclamer bien haut, devant Vagualame, ses principes quant aux droits sexuels. Jadis la femme (Frau Doktor montre, du doigt, la moitié ridée de son front symbolique) était domestiquée. Aujourd’hui, elle commence à s’affranchir (caresse à l’autre moitié remise en état, jeune, lisse). Survivent, de l’ère barbare, à peine quelques épouses encore soumises à l’hebdomadaire coït conjugal qui rend mères sans laisser le temps de devenir amantes. Mais ce n’est pas fini. Des faits, il faut des faits, et pas simplement des théories, si l’on veut que les moeurs deviennent ce qu’elles doivent être. C’est pourquoi Frau Doktor est fort heureuse que sa fille ait subi à l’Institut sexuel du Dr Optimus Cerf-Mayer une opération qui la métamorphose, à son gré, dans sa plus secrète intimité.

Frau Doktor a justement promis à sa fille d’aller la voir cet après-midi.

Donc, si Vagualame n’a rien de mieux à faire, qu’il l’accompagne.

L’Institut sexuel du Dr Optimus Cerf-Mayer.

Une façon de ministère avec colonnes en faux porphyre, escaliers de pompeux mauvais goût, paquets de brochures éventrés à terre, et dans des niches deux bronzes d’art, un monsieur à moustaches, tout nu, grandeur nature, et une dame de la même taille et dans le même équipage.

Le Dr Optimus vient justement de sortir, mais son plus cher disciple recevra Vagualame et lui montrera les curiosités de l’établissement, tandis que Frau Doktor ira voir sa fille, à l’étage des opérés.

Le plus cher disciple, un Suisse (encore) parle d’Optimus Cerf-Mayer avec des larmes dans la voix. Et certes, comment, sans un maître ès choses sexuelles, aurait pu s’y retrouver le jeune montagnard qui, même avant la puberté, dans une chair qu’on aurait crue héréditairement coriace et imperméable aux vices, sentit s’éveiller de pervers instincts ? Anormal. Il était anormal. Et on parlait de stériliser les anormaux du canton de Vaud. Lui, avec ses goûts, ne risquait certes point de faire des enfants. Donc il pourrait opposer l’inutilité de sa stérilisation. Tout de même, il avait froid dans le dos quand on discutait de la loi sur l’anomalie. Rossignol parmi les pingouins (il avait trouvé, tout seul, cette image), il aurait voulu chanter, aimer. Il n’osait, confondu par le saint exemple des siens et surtout celui de sa sœur aînée, créature d’élite, dont la vertu venait d’être célébrée (tiens, comme on se retrouve) tout au long de Coeur de goitreuse.

Dernier né, enfant de vieux, sans doute était-il d’un sang plus pauvre, puisque, le seul de toute la chaletée, il demeura sans goitre. Sa mère, qui le considérait comme quelque peu infirme, n’aurait certes pas continué à l’entourer de douce pitié si elle avait imaginé quelles tentations le tenaient éveillé, la nuit, le coeur battant à l’unisson du coucou national, dans son petit lit blanc. Peut-être, lui-même, à force de lutter, aurait-il fini par étouffer la voix des sens, si la fatalité n’avait voulu qu’un beau jour s’amenât pour passer le temps de ses vacances un cousin de Zurich.

Le Zurichois, très gandin, fait grosse impression, grâce à des gants beurre frais, qu’il ne quitte, et tout juste, que pour manger et dormir. Amoureux du dandy et des gants, le petit montagnard emmène le tout en promenade, et quand il y a quelques sapins entre eux et la demeure familiale, il caresse les doigts encapuchonnés du citadin, qui, pour toute réponse, lui écrase les lèvres de ses dents. Arrêt. On se couche sur l’herbe, mais soudain, le Zurichois, qui semblait prendre plaisir au jeu, laisse son partenaire en plan et crie : "Blumen, Blumen ! " Des fleurs, des fleurs. C’est le miracle des colchiques, le contraire même de celui que Vagualame vit rendre folles les vendeuses de mimosa. Blumen, Blumen. Des fleurs, des fleurs, dont l’innocence donne honte de la chair, de toute chair. Le Zurichois sera pasteur, mais, avant de partir pour l’école de théologie, il offre ses gants beurre frais, les gants profanes, les gants coupables au petit montagnard qui n’a jamais habillé ses mains rougeaudes.

Equivoque présent et qui suffit à décider d’un fétichisme opiniâtre.

L’hiver suivant a lieu l’avalanche, dont le torrent, avec la maison, ses ours en bois sculpté, la statue de Guillaume Tell en rebois sculpté qui protégeait un honnête petit monde, emporte aussi les gants beurre frais.

On sait que, grâce au sacrifice de la sœur aînée, sera reconstruit le chalet.

Mais les gants ?

Ils sont à jamais perdus.

D’où la mélancolie du futur disciple d’Optimus.

Comme on a payé son pesant d’or le goitre de l’alpestre Iphigénie, l’adolescent ira terminer ses études à Neuchâtel.

Bien entendu il ne se laissera point ensorceler par le charme de la ville sans bruit, sans fumée. Pourtant, la nuit, un rêve le mène au bord du lac.

Les eaux sont vertes, mais d’un vert dont la pâleur est celle du froid. Sur le petit tertre où il doit rencontrer Mme Hanska, Balzac, de long en large, promène son ventre, sa redingote aux pans froissés et son pantalon en vis de pressoir. Arrive Mme Hanska. Fort belle. Petit chapeau à brides, long voile immatériel, les pieds gainés de reps noir. Jaquette de taffetas feuille morte, jupe de jaconas à volants, fleurettes blanches et noires sur fond rouille. Par malheur, des larges manches dégouline un sang de comtesse naturellement bleu, mais qui n’en tachera pas moins l’exquise toilette de voyage. Révérence de la dame au génial romancier. Petit coup de vent traître venu de la surface des eaux, les volants s’envolent et Balzac n’a plus d’yeux que pour les bas du même azur foncé que le noble sang. Mme Hanska pour l’heure a bien d’autres soucis. Assez intimidée (le psychologue note combien exquise peut être la gaucherie chez une personne de si haute volée), elle s’excuse de n’avoir plus de mains au bout de ses poignets. Tout à l’heure, dans la diligence, comme elle voulait arranger ses cheveux, son chapeau et tout ce tulle flottant, elle a mis tant d’énergie à se déganter, que les doigts et les paumes sont venus avec le joli chamois beurre frais dont elle voulait les libérer.

Qu’à cela ne tienne, répond Balzac. J’ai d’assez bonnes grosses pattes pour qu’on puisse vous y tailler une paire de menottes. Et puis vous êtes et serez toujours

Hanska, Hanska, la belle Polonaise.

Et, sur un air de boîte à musique, voilà Balzac qui se met à danser, d’une telle patauderie qu’il devient, à force d’entrechats, l’un des ours en bois sculpté du chalet familial. L’ours et le chalet sont emportés par une nouvelle avalanche, et, avec eux, toutes les mains qui ont eu des coquetteries beurre frais.

C’est à ce point du rêve que le disciple du Dr Optimus s’éveille en sursaut.

Il finit par se confier à un jeune Roumain, beau comme un bouvier antique, venu étudier la psychologie enfantine, d’ailleurs excellemment expérimentée et enseignée à l’université de Neuchâtel.

Le Roumain conseille un petit séjour à l’Institut d’Optimus Cerf-Mayer. Lui-même, au fin fond de sa Valachie, se morfondait avant qu’il eût décidé d’aller consulter le savant berlinois pour qui, d’ailleurs, ce fut un jeu que de voir clair dans le fils des gospodars, puisqu’il lui prouva, illico, que toutes ses hantises avaient leur principe dans le désir jusqu’alors insatisfait de coucher avec une femme qui eût un sexe d’homme.

Le Suissaud prend donc un billet pour Berlin.

Cerf-Mayer lui ouvre grands les bras et les portes de son palais. Sur-le-champ, il envoie chercher deux paires de gants beurre frais : une, que portera nuit et jour le jeune inquiet, l’autre pour figurer dans le musée de l’Institut parmi divers fétiches, dont les bottes d’un nègre éoniste type, c’est-à-dire semblable au chevalier d’Eon connu pour n’avoir jamais porté les vêtements de son sexe. Comme beaucoup d’éonistes males, ce nègre avait le vice des bottes, qu’il faisait faire à très hauts talons, d’après un modèle genre aviateur, en vogue pendant la guerre, de l’un et l’autre côté du front, quand les plus frêles jeunes filles copiaient les soudards, car l’éonisme souvent se complique, l’homme qui s’habille en femme poussant la perversité jusqu’à vouloir sembler une jeune femme éprise des autres femmes et qui, pour les mieux séduire, affecterait une allure quasi masculine.

 

Le Suissaud, d’après Cerf-Mayer, s’assimilait à la Dame Hanska de son rêve, et, s’il ne se fût refoulé, eût porté jupe à volants de jaconas fleuri blanc et noir sur fond rouille, jaquette de taffetas feuille morte, petit chapeau à brides et long voile du même vert inquiétant que les eaux du lac. À noter, d’ailleurs, qu’il était amoureux de Balzac, puisqu’il avait inventé la danse balourde afin de le mieux confondre avec l’ours, premier symbole viril dont ait pu s’émouvoir une inversion en quête dans un chaste chalet.

Mais puisque son désir inavoué pour un monsieur à gros ventre l’a mené jusqu’ici, le Dr Optimus, décidément généreux, offre sa rondouillarde personne.

Devenu "le plus cher disciple", notre Suissaud oubliera cimes et forêts pour se dévouer corps et âme à l’oeuvre de son maître.

Aussi, s’empresse-t-il de remettre à Vagualame le questionnaire de la maison, deux pages dont la fine et insidieuse imprimerie s’enquiert des goûts, capacités, dimensions, anomalies et menu fretin des signes distinctifs. Ceci fait, il parle de l’article 175 du Code pénal allemand qui punit de prison l’homme qui a eu des rapports avec un jeune garçon. À vrai dire, l’article 175 n’est pas un grand empêcheur. Cerf-Mayer, qui, d’ailleurs, n’a jamais manqué de courage, n’en a pas moins, depuis toujours, mené une campagne si acharnée pour son abolition, que les nationalistes bavarois, à Munich, en 1919, ont attenté à sa vie.

Or si, note le Suissaud, le plus grand nombre se soucie assez peu de l’article 175, certains malchanceux, amateurs de plein air, surpris plusieurs fois la nuit, par la police, dans le Tiergarten, et, du fait de la récidive, condamnés à une assez longue peine, au sortir du cachot, viennent, et plus souvent qu’on ne saurait croire, demander à Cerf-Mayer un certificat en bonne et due forme qui leur permette de subir la castration. Opération de rien du tout. Moins grave qu’une vulgaire appendicite.

Vagualame aimerait mieux penser à autre chose, mais le Suissaud, heureux de se sentir à l’abri de la stérilisation légale, dont le canton de Vaud menace ses habitants, épilogue sur les avantages échus aux eunuques de leur gré. Les hommes, paraît-il, ne sont pas seuls à bénéficier de l’aide tranchante du fer, et les femmes ont aussi un grand goût pour les ablations qui les métamorphosent dans leur intimité sexuelle.

- Ainsi, la fille de Frau Doktor Herzog, Dame de la Mer, docile aux volontés d’une belle Américaine, Miss Patre, son amante, n’a pas craint de se faire raboter la poitrine et enlever ce que le jeune Helvète misogyne appelle, comme s’il s’agissait d’une sautillante famille de très jeunes et gentils animaux : les ovaries. Un jeune homme qui trouvait qu’une partie de ce dont venait d’être allégée la jeune fille ferait fort bien son affaire, vint à l’Institut pour qu’on lui greffât…

- Les seins ? interrompit, simpliste, Vagualame.

- Non, les ovaries, rectifie le Suissaud, et on les lui a effectivement greffées sur la hanche droite.

- Joli bouquet.

Sans doute Frau Doktor Herzog a-t-elle raison, et chacun a le droit d’user de soi, de son corps, de son visage, comme il l’entend, mais pourquoi faut-il qu’une Américaine, habituée, par la mode transatlantique du camping, à coucher sur la dure, ait décidé à se faire planche la Rouquine que, sur la foi de Mme de Rosalba, Vagualame était venu prier de se laisser engrosser d’un enfant bleu ?

Il pleure les ovaries, comme dit le Suissaud, les ovaries ravies à leurs nids, pour un exil sur une hanche droite de godelureau, bébés fous, bébés ivres, mes petits coquillages absinthiques, palourdes d’amour, martins-pêcheurs, martins pêchés, ovaries, plus attendrissantes que vos cousines patronymes les demoiselles otaries, les otaries, chères filles, arrachées aux délices des glaces originelles pour jouer du violon ou du cor de chasse dans la poussière des music-halls, entre un numéro d’équilibriste japonais et les efforts d’un couple d’acrobates syphilitiques à maillots violets déteints sous les bras.

Mais les ovaries d’une Dame de la Mer ont de la famille ailleurs que sur les banquises, et, en Méditerranée, par exemple, toute la troupe se serait bien fiancée à un phalanstère d’oursins.

À table, au dessert, le jour des noces communes, on aurait chanté :

Ursule, Ursuline,

Monsieur des Ursins.

L’ours, votre cousin,

À son fils marin,

Vive la Marine

Et gloire à l’oursin.

 

En Polynésie, mi-algues, mi-corail, elles se seraient épanouies, végétation minérale, et dignes de ces arbres de sel qu’on trouve dans le secret des mines au fond du fin fond de la terre. Or, plantes, même plantes, ces ovaries n’auraient pas voulu de ton pollen, Vagualame, grande orchidée. L’enfant bleu ? Mais il était chimère parmi les chimères de la pythonisse en délire d’un quartier petit-bourgeois. Père d’un bébé azur, tu n’aurais pas été mécontent. Sacré instinct génésique. Tu as honte. Tu te sens frustré, diminué. Drôle de moralité à l’histoire de la Rouquine rabotée. Le Suissaud parle. Tu l’écoutes sans l’entendre. Tu restes en plan, tout saugrenu. Aussi sot que grenu. Les calembours, maintenant. N’empêche que, pour une plage de peau, à droite d’un nombril, les ovaries ont déserté Dame de la Mer.

Or, de tout ceci, que pourrait bien penser le grand Scandinave sous la protection duquel son prénom semblait avoir mis la jeune opérée ? que dirait-il l’auguste vieillard à barbe de brume, ce créateur qui sut faire jaillir du brouillard tout un peuple de photographes ivres d’hyposulfite, d’architectes dont les maisons s’obstinaient à ne pas tenir debout, de moribonds, d’ataxiques, de financiers véreux, d’inadmissibles femmes enceintes, de jeunes mères de famille qui perdent la tête rien que d’avoir dansé une tarentelle, le mardi-gras, je vous le demande une autre fois, que dirait-il, lui qui, dans les maisons de la ville en fête aussi bien que dans une campagne désertique ou un fjord solitaire, savait vous dénicher de ces cas de conscience à l’orgueil quasi alpestre, que répondrait-il s’il entendait le Suissaud annoncer que Dame de la Mer bientôt sera peinte nue, la poitrine telle que l’a simplifiée son opération, c’est-à-dire sans la plus petite ombre de seins, au beau milieu du mur, dans le Musée de l’Institut sexuel ?

Hein, papa Ibsen, si ces messieurs tabétiques, les fines fleurs d’hystérie, leurs compagnes et les adolescents hérédos pour qui tu as le même faible que la Suisse pour ses goitreux, si tes Hedda, Eilert, Oswald et Cie et toi-même aviez entendu l’histoire des bottes à hauts talons, et celle de la paire de gants beurre frais, n’auriez-vous point alors trouvé que l’épilepsie des messieurs en frac, la mégalomanie d’un entrepreneur de travaux publics, les propos délirants d’une vierge en train d’abîmer le plancher d’une scène avec l’alpenstock dont les coups rythment son discours, les divagations d’une dame très bien élevée au bord des flots, ne sont, après tout, que de la gnognotte, car c’est une autre chanson quand, sur la nuit du monde, hurle, et pour de vrai, la chair.

Optimus Cerf-Mayer, il est facile de le moquer.

Mais qui donc pourrait mieux aider les créatures égarées dans la forêt des cris et des pals à leur déchirer derme et épiderme, et tout l’épithélium, l’interne et l’externe, et la moelle, la précieuse moelle ? Le populo, quand il parle d’un masturbé, dit qu’il se fait sauter la cervelle, comme si tout crâne devait se vider, dans un grand fleuve de tiédeur opaline.

Et quelles vagues sur ce fleuve aux flots pourtant épais. Le vent qui les soulève ne s’appelle ni foehn, ni mistral, ni sirocco. Il a retourné les plus lourds radeaux du désir. Accords éperdus, arpèges déchirants, à croire qu’on arrache, des corps en vie, tous les nerfs. J’entends glapir, pleurer, rager, insulter à haute voix, à la plus haute voix de terre, une voix, papa Ibsen, qui ne se laissera point assaisonner à la sauce symbole.

 

Vous avez compris maintenant le titre de ce livre, et pourquoi on vous demande :

Êtes-vous fous ?

 

À tirer, par exemple, de la masse des documents de Cerf-Mayer la photographie d’un jeune homme qu’on avait tout lieu de croire correct et prudent (c’est encore du Prince de Galles qu’il s’agit), qui n’a pas craint de s’habiller en femme, et de se faire photographier ainsi, à se rappeler que ce portrait juponné parut en toute innocence à la première page d’un fort respectable journal parisien (Excelsior), n’est-ce point suffisant pour qu’on renonce à l’étude de l’homme, du moins selon la méthode classique, celle qui se vantait d’atteindre au coeur même du mystère par les voies de l’expérience et de la raison ?

Dame Psychologie, la pimbêche, baptisons-la Emma une fois pour toutes et n’en parlons plus. Toi, papa Ibsen, il faut te rendre cette justice, tu l’avais trouvée assez vilaine pour la vouloir voilée. Donc la péronnelle aux bas bleus, arrivée au pays des fjords, s’était embarquée sur l’un de ces petits vapeurs qui font la poste. Toi, capitaine d’un médiocre navire, tu regardais la nuit tomber, tandis que la passagère avait, pour arranger ses tulles et ses gazes, les gestes mêmes de la Hanska au bord du lac de Neuchâtel. Capitaine Ibsen, Capt' Ibs', comme dit le mousse, tu te prends à réfléchir. Or ce Revenant qui gesticule (dieux ! quelle vitalité !) là-bas, dans la demeure familiale. Cap' Ibs', ne crois-tu pas qu’il ferait mieux d’embrasser pour de vrai, et là où l’entend son désir, la jeune servante, à la naissance de laquelle ne se trouve pas tout à fait étranger feu Monsieur son père ? Mais la vieille maman, une brave Scandinave, dont les idées n’ont guère à craindre les courants d’air sous l’édredon de cheveux blancs qui les protège, avec l’acharnement des vertus malheureuses, qui des années et des années, ont attendu en silence le moment de dire tout ce qu’elles avaient sur le coeur, parle, parle. Et elle en dégoise. Son fils essaie de lui couvrir la voix, mais, pauvre jeune homme, ses forces l’abandonnent. Il n’a même plus envie de coucher avec la bonne. Il demande le soleil. On lui offre un verre d’eau. Il meurt. C’est la vie. Le revenant ne reviendra plus.

Du fond de sa douleur, la dame au respectable chignon déjà regrette de n’avoir point laissé les choses aller leur train qui n’eût, certes, pas manqué d’être surprenant, si elle avait permis au cher disparu de faire une connaissance extra-fraternelle avec la domestique bâtarde. Il eût pu s’autoriser d’illustres précédents, de Byron, par exemple, qui fut, comme chacun sait, l’amant de sa sœur, influence qui eût, d’ailleurs, risqué d’entraîner un peu loin le cérébral et nerveux jeune homme, puisque, la chair non assouvie par l’inceste, l’insatiable pied-bot (ces boiteux, tout de même, quels tempéraments !) s’en fut à de nouvelles amours maudites, dont il poursuivit la série avec, entre autres, un jeune médecin italien, profil de médaille, yeux longs à faire le tour de la tête et encore un petit noeud par-derrière, et dont le buste sculpté, grandeur nature, a place d’honneur dans le Musée de l’Institut sexuel, entre le panneau vide, destiné à Dame de la Mer, et celui que couvre une peinture de couleur officielle représentant l’attentat contre Cerf-Mayer.

Dans ce musée, toutes les sortes de sadismes, masochismes, fétichismes, onanismes, les variétés infinies du rut et de l’accouplement sont figurées, soit que les schématise quelque savant graphique ou les fixent, dans un des aspects de leurs mouvantes métamorphoses, des photographies, tableaux, dessins aussi exacts que possible.

À signaler aussi un magnifique choix de fouets, chaînes, lits de supplices, pour les amateurs d’éducation anglaise, une belle variété de dames de voyage, de phallus grands et petits et d’instruments chinois pour ranimer les virilités défaillantes, le tout aussi bien étiqueté, rangé qu’une collection de papillons ou de minéraux.

À regarder tant de photographies, où les créatures ne sont plus que rouages des machineries de sensualités, qu’il s’agisse d’hommes et d’hommes, de femmes et de femmes, d’hommes et de femmes, de bergers et de chèvres, de filles et de chiens loups, Vagualame voit comment Léda et son cygne ont pu, de couple scandaleux, devenir sujets pour statuettes d’albâtre, pendules du plus honnête bronze.

Pour amasser une telle quantité de documents, Cerf-Mayer a dû lancer de par le monde toute une armée d’agents secrets, qui s’est éparpillée dans les bordels, les maisons de rendez-vous, les cabinets de toilette bourgeois, les bains de vapeurs, les soutes des vaisseaux de guerre et de commerce, les jardins publics aux heures louches, les promenoirs de music-hall et les cinémas où les tentations se frottent aux tentations, les chambrées des casernes, les ports, leurs quartiers réservés, leurs quais, leurs docks, les arrière- boutiques provinciales, les dortoirs des lycées, et surtout les rues, les rues qui n’en finissent jamais, et qu’on enfile, pas au figuré, les rues enfilées comme ne demanderaient qu’à l’être leurs putains en bouquets rôdeurs, quand le trottoir, la chaussée, crus vides, voici une minute encore, par l’homme pressé de rentrer chez soi, soudain, ont d’une ombre plus foncée que la nuit, d’une danse inexplicable à même le macadam, réveillé les désirs et forcent à se tendre, à vivre, la chair qui ne voulait plus que le sommeil, l’oubli, la mort.

Grâce au dévouement de ses collaborateurs, Cerf-Mayer a pu dresser des listes, des statistiques, établir par exemple le nombre approximatif des hommes qui n’ont pas besoin d’une autre bouche que la leur pour contenter ce qui, d’eux-mêmes, se plaît tout particulièrement à être chatouillé d’une pointe de langue hardie. ; Et certes, la police du Dr Optimus n’est pas mal faite, puisque, du dossier de l’héritier d’Angleterre, le Suissaud a tiré une photographie du dessus-de-lit brodé pour Yolande.

Vagualame joue à l’ignorant curieux.

Interrogé sur Yolande, le Suissaud, après avoir compulsé les archives, répond qu’elle est une grande cocotte. Il parle du fakir, dont il ne soupçonne pas l’usage exact, non plus que celui du rat, du taureau.

 

Le surlendemain de sa visite à l’Institut sexuel, Vagualame reçoit une carte de Cerf-Mayer qui l’invite à une séance d’éonisme en l’honneur de Dame de la Mer, remise sur pied et qui vient d’obtenir la permission de s’habiller en homme.

La séance d’éonisme.

Frau Doktor Herzog au premier rang.

Vagualame s’assied à côté d’elle.

Assistance très grave et qui applaudit à tout rompre quand paraît Cerf-Mayer.

Le maître salue et commence une causerie qui répète à peu près tout ce que le Suissaud a déjà dit.

Puis c’est le défilé des mannequins.

D’abord l’éonisme à sa naissance, imparfait, tel que le représente un premier jeune homme habillé normalement, mais coiffé d’un béret de satin bleu, avec une petite plume rose, comme une guiche sur sa joue plâtrée. Le suivant porte un pantalon court très juponné, grâce à quoi paraît d’autant plus piteuse une jambe de coq, gainée dans un bas de soie noire. Le troisième drape sur un raglan misérable une étole en peau de lapin pelée. Quant au quatrième, mains d’étrangleur, nuque de boucher, il tombe la veste, le pantalon, émerge tous volants, soies et dentelles, chemise en crêpe de Chine, soutien-gorge de tulle à faveurs mauves et incroyables sur un torse de lutteur.

Et maintenant, le morceau de résistance : une grosse dame timide qui s’avance et, de sa plus douce voix, avoue qu’elle est un ancien uhlan. Il avait toujours aimé s’habiller en femme, et, après la guerre, pour mieux aller avec ses robes s’est fait castrer. Le dernier poil de sa barbe tombe, son corps engraissé, arrondi, elle est bien heureuse. La semaine elle travaille comme ouvrière dans une usine de produits chimiques. Le dimanche, pour se distraire, elle a ses petits travaux à l’aiguille. Elle sort de son sac des napperons, serviettes à thé, dessous de carafe. Très galant, Cerf-Mayer lui offre son bras pour aller de l’estrade à la salle, où les spectateurs se font un plaisir d’acheter les broderies.

Enfin voici Dame de la Mer.

Belle, malgré la brosse qui lui sert de chevelure et son costume d’employé de l’enregistrement.

Ni homme, ni femme, comme sa mère n’est ni jeune, ni vieille, Yolande ni morte, ni vivante, la dernière d’une lignée qui, en une seule personne, sut, à plusieurs reprises, assembler d’irréductibles contraires, elle remercie le directeur et le chirurgien de l’Institut sexuel au nom des hommes qui eussent dû naître femmes et des femmes qui eussent dû naître hommes.

Vagualame est le seul à ne pas applaudir.

Encore un mot ému pour Frau Doktor Herzog, mère sans préjugés, qui permit la délicate opération, et toute la salle croule.

Dame de la Mer, après avoir salué, va s’asseoir à côté d’Optimus.

Entre Miss Patre.

Travestie en page pour film de Douglas Fairbanks, la belle Américaine, échappée de la plus médiévale des cavalcades à Hollywood, avant de chanter ses ballades écossaises, y va aussi de son petit discours.

Elle juge en effet de son devoir que nul de ceux qui s’intéressent à la sexualité n’ignore comment, après avoir obtenu de sa puritaine famille le droit de quitter les Massachusetts pour l’Europe, une amazone de la banlieue bostonienne vint à Berlin, ou, désireuse d’étudier la libido, elle savait trouver la plus merveilleuse opportunité " in the world ". Issue des Patre (on ne fait pas plus Mayflower), la jeune fille avait vu tourner la chance " at home ". D’abord le vieux père. Sans doute il continue toujours à signer les billets de banque de l’Etat, mais, un jour de grand froid, un vent lui a gelé son oeil droit, depuis lors plus dur que glace, et sec, aveugle. " Well " a dit le vieux père, quand il fut rentré borgne à la maison. " Well " répéta le vieux père sans même profiter de l’épave de regard susceptible encore d’humidité, pour répandre quelques larmes. " Well " et il s’est versé double ration de whisky. On croit qu’il est devenu alcoolique. La mère. Une intellectuelle. C’est elle qui a insisté pour que sa fille se prénommât Cléo en souvenir d’une impératrice à qui le patronyme Patre sert d’écho final. Mrs Patre ne perd jamais " son nobilité " même lorsque, membres mieux déliés que pattes de grenouille, elle nage dans les clairs ruisseaux. Eprise de " modernité ", elle a organisé, dès la parution d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, toute une série de conférences sur Marcel Proust et la notion de l’amitié, ce dont, au reste, s’est beaucoup moqué Dick, le frère aîné de Cléo. Dick est, d’ailleurs, un méchant garçon qui a jadis tenté de violer sa sœur. Cléo ne se laissa point faire car elle aimait d’amour sa cousine de New York, Maggy, la femme la mieux habillée au monde, qui va tous les deux mois acheter à Paris, des robes, au Poiret’s et, au Cartier’s, des bracelets qu’elle passe à la douane dans des tubes de pâte dentifrice. Honteuse de sa passion pour la femme la mieux habillée au monde, Cléo se confie à Mammy, qui ne paraît pas très bien saisir et répond que la Vierge Marie et la mère de saint Jean-Baptiste, deux cousines aussi, avaient tant d’affection l’une pour l’autre, que trop de scrupules insulteraient à leurs mémoires. Consulté le vieux père à l’oeil sec dit " Well ". Alors Cléo monte chez Dick. Dick ne comprend rien qu’à l’inceste, où d’ailleurs il se croit passé maître depuis qu’il a perverti le dernier-né fort judicieusement baptisé Junior. Mais les liens de parenté entre Cléo et Maggy sont trop lâches pour que Dick puisse donner le moindre avis, et Cléo s’en vient trouver le grand Cerf-Mayer, dear Optimus, qui l’a si bien aidée dans son essor vers la liberté que la voici prête à sauter par-dessus l’océan des préjugés, d’un seul coup, d’un seul.

Petite comparaison avec la traversée aérienne de l’Atlantique et le salut à l’Europe, en réponse au bonjour que le gentleman La Fayette s’en fut, autrefois, porter aux futurs United States of America.

Sans peur d’une digression politique, Miss Patre évoque la grande ombre de Woodrow Wilson, qui protège cette fête (date dans l’histoire de la confraternité des peuples) puisque trois nations viennent de collaborer : la France qui, en la personne de Dame de la Mer, sous l’inspiration de Miss Patre, c’est-à-dire de l’Amérique, a bien voulu prêter son corps à l’audace scientifique de la jeune Allemagne représentée par Cerf-Mayer et ses collaborateurs.

Pour les journalistes qui prennent des notes dans la salle, Miss Patre annonce qu’elle va demeurer encore quelques mois à Berlin, puis retournera en Amérique, accompagnée de Dame de la Mer, qui là-bas, de même que Frau Doktor Herzog ici, avec sa figure d’avant-après, a servi de réclame vivante à son mari, sera la preuve utilisée pour la publicité monstre qu’il est bien temps de mener autour et en vue de la sexual liberation.

Maintenant, comme tout ce soir doit être à la gaieté, au bonheur, et puisque Miss Patre s’est déguisée en cadet de Robin des Bois, elle va chanter une chanson que la malheureuse reine d’Ecosse, Marie Stuart, composa, paroles et musique, pour une de ses femmes dont elle était fort éprise. Le Suissaud accompagnera. L’ancien uhlan éoniste, la grosse dame en vert qui jouait du fifre, du temps qu’elle était militaire, tournera les pages.

Arpèges, roucoulades et vocalises.

La fête en l’honneur de Dame de la Mer s’achève dans la plus musicale des extases.

Tandis que Miss Patre est allée troquer ses nippes moyenâgeuses contre l’uniforme international des Saphos modernes, Frau Doktor Herzog présente sa fille à Vagualame et l’invite à passer le reste de la soirée avec elle. Le Suissaud qui se vante de connaître un " schön lokal " est délégué en cavalier servant par le Dr Optimus qui doit, lui-même, travailler toute la nuit à une étude sur les perversions et les abus érotiques chez les Patagons, d’après des notes d’explorateurs.

On va se mettre en route pour le schön lokal du Suissaud et déjà la porte est ouverte, lorsque d’un taxi saute une longue jeune femme pâle et vêtue de noir. Avec grandes protestations d’amitié, elle se précipite sur Frau Doktor Herzog et Dame de la Mer. Vagualame reconnaît Yolande qui s’excuse de n’être point arrivée à temps pour la séance d’éonisme. Mais elle descend du train. Juste le temps d’installer à l’hôtel ses compagnons, le fakir, le rat, le taureau d’appartement, cher trio qu’elle présentera, dès demain, au Wintergarten.

Frau Doktor Herzog l’interroge sur les robes qu’elle apporte de Paris, mais Yolande ne veut parler que d’un boléro de diamants et d’une jupe de tulle, très volumineuse, qui s’arrête au genou, devant, se prolonge en traîne de plusieurs mètres, derrière, et partout scintillante de paillettes noires, astres minuscules en réponse aux étoiles électriques essaimées par tout le plafond du Wintergarten. À l’imaginer ainsi ruisselante des flots obscurs, le torse serré dans une cuirasse lumineuse, Cerf-Mayer se demande quel peut être le vice de cette nocturne ballerine. Bien sûr, il y a un mystère entre elle d’une part, et, d’autre part, l’homme et les bêtes à proportions saugrenues de son numéro.

Directeur de l’Institut sexuel d’une capitale, où le froid soleil d’hiver fait fleurir les minces Juives et les blonds athlètes, comme celui du printemps les cerisiers à Montmorency, le Dr Optimus sait que les coulisses du music-hall sont plus profondes et à plus équivoques cargaisons que les soutes des grands navires.

Abeille, goutte d’or, la sensualité veut d’autres calices que les soleils en plumes d’autruche, plus très fraîches, ou les corolles de tarlatane complaisamment transparentes aux molles nudités. Abeille, goutte d’or, elle bourdonne, non gonflée mais finement ivre d’un invisible suc, s’énerve, se cogne aux murs de velours noir, sur fond de quoi, plus blanche que pipes en terre des boutiques foraines, fleurit la géométrie froide des trapézistes, la gênante séduction des prestidigitateurs, le charme bleu pâle des femmes vaguement médiums et, pour sûr, diaboliques, les plaisanteries des jongleurs et l’énigme cuivre des dompteurs et des lions.

Cerf-Mayer n’ignore pas que les Hercules à sourires de jeunes filles, gardénia blanc au revers du frac on ne peut plus correct, qui jouent à la balle avec les phoques, ont dû commencer par séduire peu à peu toute la troupe, car ces clowns huileux n’obéissent aux jolis garçons que si leur lente chair a été émue, pénétrée des caresses à la fois les plus aiguës et les plus fortes.

Donc, Yolande, avec le fakir, le rat et le taureau…

Dommage que Cerf-Mayer ait ce travail qui ne peut plus attendre. Il aurait suivi la petite bande que vient enfin d’entraîner Miss Patre, réapparue libre des chausses et pourpoint qu’elle a troqués contre une jupe et une veste de coupe masculine.

Enfin le plus cher disciple a promis de regarder de tous ses yeux, d’écouter de toutes ses oreilles.

 

Le "schön lokal" du Suissaud.

Il montre d’abord à Vagualame les lavabos où une affiche de calligraphie très appliquée interdit la vente de la cocaïne, les baisers sur la bouche entre individus d’un même sexe, les curiosités furtives, caresses digitales, exercices labiaux, toutes choses que vient, d’ailleurs, proposer un marchand de cigarettes à l’oeil ingénu.

Mais un roulement de tambour, et le Suissaud presse Vagualame d’aller rejoindre leurs compagnes, car c’est la danse de Micky… et Micky…

Dans la salle.

Un dancing pauvre, gris.

Encore un roulement de tambour.

Le Suissaud tape des mains, se lèche les babines : " Micky, voici Micky. "

L’ancien uhlan éoniste, la grosse ouvrière en produits chimiques, serait sylphide comparée à Micky, sexagénaire adipeux, obèse petit-bourgeois, ruiné par les chauffeurs de taxi qui le battaient, obstinément verdâtre sous la peinture sanglante des lèvres, le charbon qui lui couvre paupières, cils et sourcils, la brique pilée dont sont fardées ses joues et le grumeleux amidon, en plâtras sur le front, le menton, la nuque, le cou, les bras jaillis de la robe sans manches et décolletée en carré, copie de celle que portait l’impératrice Joséphine le jour de son sacre. Pour achever l’ensemble empire, perruque amadou avec diadème en papier d’argent, tortillé parmi les boucles, les frisettes et les guiches, pendants d’oreilles, colliers et sautoirs faits des capsules qui bouchent les bouteilles d’eau minérale, espadrilles en guise de cothurnes, bordure de coton hydrophile cirgulée d’encre, façon hermine, le long d’une loque de panne rouge, qui figure la pourpre d’un manteau de cour porté par les garçons de l’établissement.

Micky et sa suite traversent la salle.

L’orchestre accompagne les saluts de l’impériale caricature. Elle s’arrête, on la débarrasse du vieux rideau à traîne. En échange on lui apporte des castagnettes, un bouquet d’oeillets, une dentelle noire qu’elle arrange en mantille, un châle bariolé, un éventail. Devenue fille d’Espagne, le cotillon relevé d’une main, voici Micky prêt aux plus endiablées sarabandes. Seuls (et c’est cas de force majeure car ils s’écraseraient sous son poids) manquent les hauts talons. L’orchestre joue du Granados. L’Andalouse hors série fredonne " Tanz pompeuz, tanz grazieuz ". Ses cent kilos voudraient tourbillonner, perdent l’équilibre, le retrouvent, le reperdent, le boum, et boum et boum, " tanz grazieuz, tanz pompeuz", inventent de chimériques séductions pour un toréador imaginaire.

Le numéro fini, Yolande fait inviter l’impérialo-andalouse qui, d’ailleurs, s’excuse :

" Elle " est un peu nerveuse…

- Quel ennui, déplore Yolande. J’aurais aimé présenter à cette Carmen mon taureau d’appartement.

Docile aux instructions d’Optimus, le Suissaud supplie :

- Madame, Madame, je voudrais tant connaître le taureau.

Yolande toise le Suissaud.

- Ce n’est pas l’heure du taureau, jeune homme, pas l’heure de le déranger, et pour vous ce ne sera jamais l’heure d’en parler. Et puis, maintenant, ce n’est l’heure de rien, de personne.

- Je croyais que pour vous c’était toujours l’heure du taureau. Quand on a un chéri…

- Vous ai-je demandé si vous aviez plaisir à vous frotter contre les génisses, petit veau ? Indiscret, prenez plutôt modèle sur la réserve de M. Vagualame.

 

Sur le plancher rendu au public tourbillonnent enlacées Miss Patre et Dame de la Mer.

— Sont-elles gentilles, soupire Frau Doktor Herzog.

- Exquises, adorables, surenchérit Yolande (et, en aparté, à Vagualame) : Seriez-vous devenu muet ? Pourquoi ce silence ?

- Ne vantiez-vous point ma réserve, la minute dernière ?

- Façon de parler. Je vous plains. Pauvre petit. Vous être laissé influencer à ce point par la Rosalba. Avoir fait tout ce voyage pour voir danser aux bras d’une Américaine ridicule celle à qui vous vouliez faire un enfant bleu ! Ma vengeance est parfaite, Vagualame.

L’orchestre s’arrête.

Les danseurs ont regagné leurs chaises.

Personne ne dit mot.

Le Suissaud, qui ne veut point rentrer bredouille, demande à la cantonade :

- Êtes-vous sadiste ou masochiste ?

- À la fois sadiste et masochiste, répond Yolande au nom de l’univers, car nul ne se rappelle s’il commença par torturer dans l’espoir des brutalités qui, justes réponses, le marqueraient corps et âme, ou si, au contraire, spontanément, il offrit ce corps et cette âme, nus, sans linge protecteur, parce qu’il fallait un prétexte aux vengeances fleuries d’ecchymoses, semées d’étoiles de sang.

 

Dame de la Mer et Miss Patre (est-ce le ton passionné de la femme au fakir qui les a mises en appétit ?) invoquent leur fatigue et se retirent, confiant toute la troupe à une amie qu’elles viennent de lui présenter, jeune Berlinoise que les plus aigres des aubes ont vue, promeneuse jamais lasse, explorer la capitale dont elle aime l’immense nuit, ici affairée, plus électrique dans sa hâte que les affiches lumineuses qui la maquillent, parée de jeunes femmes que les fourrures n’alourdissent point et sœur du cristal qui ruisselle à grandes eaux claires du ciel, des portiques de cinéma, des lampadaires, des maisons qui n’ont jamais sommeil, pour laver – mais qui donc a pressé les énormes et invisibles éponges ? – de ses fatigues la géante à peau de pierre et souffle d’adolescente.

Cette peau, ce souffle, nulle épreuve ne les altère, même là-bas, au nord, où la tristesse, la faim, l’angoisse, toute la sainte journée, secouent leurs tapis.

Pourtant la misère, cette carne, elle tape à grands coups de marteau sur les crânes, elle creuse ses galeries, la gale, et vire virus, écorche, diablesse, d’un ongle empoisonné la fragile peau de terre, sous le poil verdâtre des squares, moud son poivre, verse son vitriol entre les cuisses des faubourgs. Alors au fond des cabarets, les mains dans les poches de pantalon, l’enfance se gratte au sang. Il n’y a pas seulement l’internationale prostitution des faux matelots, des faux petits garçons en maillots cycliste, mais aussi celle, obligatoire, des gosses qui ne veulent pas mourir de faim, et, dehors, grelottent, pour de vrai, sans une chemise entre la vieille veste de mauvais drap et les épaules, le dos, la poitrine.

Dans les bars qui les recueillent, au soir tombant, ils ont mal à la tête, à cause de la chaleur et des désirs qu’il faut perpétuellement tâcher de feindre. Il pleut de la poussière. Or, l’étouffante grisaille, le mica brouillé devant la force rose, ingénue, cette transparence de sale rideau, seule les crève la jeune fille, comme l’écuyère des cirques le cerceau de papier blanc mis en obstacle à sa course.

Elle entre, les joues, les mains glacées de nuit, et les garçons, à serrer ses doigts dans leurs grosses pattes, déjà ne se sentent plus en danger de s’éteindre, de devenir aussi louchement incolores que la salle, dont, au reste, l’atmosphère, le " stimmung ", excite les clients bien plus, bien mieux que la multiple jeunesse, où ils pêchent sans regarder.

L’amie de Dame de la Mer et Miss Patre, ayant énuméré les divers attraits et spécialités de ces endroits, il est, au contraire, opté pour ce que le Suissaud nomme un " lesbique lokal ".

Le lesbique lokal n’a rien pour séduire, non plus, du reste, que ses propriétaires, Frida et Mina, boulottes à fossettes, " très garçons d’honneur ", un oeillet à la boutonnière du veston bordé, les gros seins au martyre sous la cuirasse du linge empesé.

Frida et Mina s’approchent, demandent des nouvelles de Dame de la Mer. Frau Doktor Herzog les prie de s’asseoir, et du ton orgueilleux que prennent les mères pour vanter les qualités de leurs filles, leurs talents domestiques et leurs promesses au piano, raconte la séance d’éonisme.

De son côté, Yolande, pour le Suissaud qui boit ses paroles, invente des mensonges saugrenus.

La jeune Berlinoise danse.

Alors, Vagualame, à lui-même :

- Voici l’heure des soliloques. Seul et loque tu flottes sur une grande marée de tristesse. Au lieu de te retourner, pour faire face au flot qui galopait derrière toi, et, déjà, te mordait au talon, tu as continué ton chemin, amusé d’objets, de marionnettes, accroché par n’importe quelle goutte d’eau, que le premier rayon venu, pour la joie de ta frivolité, métamorphose en prisme illusoire, en kaléidoscope à ne rien comprendre. Et rappelle-toi, truqueur, quand tu étais malheureux, trahi ou crachant le sang, tu t’inventais d’hypocrites consolations dont la plus habituelle consistait à te dire que le spectacle était à l’intérieur Mais, à peine sorti de ta misère, tu repartais en quête d’un nouveau labyrinthe de cocasseries.

Or, les Rosalba du monde entier, qui, pour se venger de leurs charbonneuses Batignolles, s’intitulent voyantes et jettent leurs potées de menaces, toutes les femmes à fakir, les Patata éprises de jumeaux dalécarliens et prêtes à les renier pour trente paires d’Indous mâles, les belles goitreuses et leurs Suissauds de frères, les Frau Doktor Herzog à figure d’avant-après, Balzac et Mme Hanska, Ibsen et Emma Psychologie, et une autre Emma, Emma Bovary, celle de Flaubert (encore un éoniste, et, qui prétendait : Mme Bovary, c’est moi), les Dames de la Mer bien rabotées,

 

Sans fesses ni tétons.

Comme la poupée à Janeton,

les Miss Patre prénommées Cléo, toute cette clique, lorsque tu en as bien regardé les grimaces, tu te demandes :

- Et après ?

- Après ? Rien.

La grande marée de tristesse se retire. Elle t’a déposé dans un cul-de-sac.

Mais cette fois, au lieu d’aller interroger une pythonisse en chambre, pose plutôt quelques questions à la jeune Allemande, votre guide, qui vient de se rasseoir à côté de toi. Demande-lui n’importe quoi. Par exemple, comment elle s’appelle.

Réponse : On l’a surnommée Carlina, parce qu’elle ressemble aux chiens à la mode sous Louis XIV, tels qu’on en voit sur toutes les estampes du XVIIe.

Toi, Vagualame, tu as l’air d’un pékinois.

Ne va point, de ce fait, hasarder une comparaison.

Ton chaos n’est pas la force, tandis que la jeune fille, malgré son irrégularité, ne mérite pas l’injure bien française de minois chiffonné.

Donc, impossible de jouer au narcissisme.

Dommage, car se confondre avec l’objet d’un amour possible, puis avec ce possible amour, et, de fil en aiguille, avec l’amour tout court, donne excellente opinion de soi, et, après le spectacle chez Cerf-Mayer de tous ces malheureux et malheureuses acharnés à sortir de leurs peaux, tu voudrais bien te sentir à l’aise dans la tienne. Ta vie antérieure, tu la détestes, tu la renies. Mais, le présent ?

Les yeux de la jeune Berlinoise, ces yeux dont tu ne t’es pas même donné la peine de constater la couleur exacte, déjà tu as subi leur charme. A l’extrême limite du soir, de l’indécision, leur regard rédempteur s’est allumé. Eclair tombé de très haut, mais qui, doucement, glisse sur l’eau de ta détresse. Et surtout que cette électricité ne s’arrête pas en chemin. Plus loin qu’elle, plus loin que toi, hors d’elle, hors de toi, il y a elle et toi, il y a vous.

Toi + elle = vous.

Troublante synthèse des syllabes, mais, la chimie a bien d’autres mystères. Et puis, des formules, tu en as plein les poches, plein la tête et le coeur. Tu sens bon la terre de France, comme disait la chauvine Rosalba. Développe cette proposition de l’ancienne dompteuse de puces, approfondis et avoue que tu étais bien doué pour la rhétorique. Tes négligences, ton désordre, ils étaient encore appliqués, organisés. Si tu as battu la campagne ce n’était point défaut d’intelligence, mais parce que nulle loi fatale ne commandait à ta vie.

Alors, pourquoi ici plutôt que là, plutôt qu’ailleurs ?

Tu fais n’importe quoi, avec n’importe qui, n’importe où, n’importe comment et tu veux que ce soit de la belle ouvrage.

Imagine une plaine, une steppe, et sur cette plaine, cette steppe, un vent ni du nord, ni du sud, ni de l’est, ni de l’ouest, mais à la fois du nord et du sud, de l’est et de l’ouest et encore du sud-est et du nord-ouest, du nord-est et du sud-ouest.

Les plus fragiles ombellifères, ces voyageurs qu’enfant tu soufflais, le tourbillon des forces contradictoires les martyrise, les roule mais ne les lance, car il ne saurait envoyer même à un mètre ce qu’une haleine puérile jetait au ciel.

Ainsi, toi, qui, sans délectation, voulus aimer toutes les violences de la chair et de l’esprit, altéré des filtres sorciers, épris des végétaux magiques, des mots à charme incantatoire, toujours prêt à grimper les cinq étages des pythonisses faubouriennes, qui ouvrent grandes les portes du futur sur de haillonneuses fééries pourpres et outre-mer, comme, à l’aube du printemps, les fenêtres de leurs taudis sur un ciel ressuscité malgré les grasses fumées, toi qui souhaitais la corde et le fer le plus inexorable pour l’arc des désirs, dont tu espérais qu’ils t’enverraient, flèche, aux étoiles, toi encore, à la même place dans le carquois, épileptique gigoteur de la grandiloquence, tu te retrouves plus fripe que ces déguenillées pompeuses, chapeau à plumes, falbalas, volants gorge-de-pigeon, et dentelles de tous les âges et couleurs, paquets de vieux chiffons endormis sur les quais.

Tu rêves de tremblement de terre, mais dilettante anémique, tu les aurais dégustés, comme sa petite secousse ce vieux parapluie de Barrès.

Et, dis, à quoi bon le protocole de la sensualité, les corps savants, l’amour dans ses trente-deux positions, sous toutes ses formes et perversités ; à quoi bon, encore, l’alcool et les drogues, dont tu essayas bien des variétés, si, de tes essais, tu n’as pas même contracté ce qui, du côté cour se nomme vice, et passion du côté jardin ? Tu n’en es pas moins fier d’une expérience qui te permettrait d’y aller de petites descriptions charnelles, très Baedecker, d’un naturalisme à vous retourner les doigts de pied. Il y a aussi les considérations un tantinet pharmaceutiques, à propos des paradis artificiels, et je t’entends jaspiner des heures et des heures, évoquer les grands fauves qui de ta défectueuse et sautillante personne n’ont pas même daigné faire leur proie. La maladie, tu y as renoncé quand tu as eu vu, de tes yeux vu, comment, au plus haut étage du sanatorium gratte-ciel, le silence, l’immobilité, sournois complices, aidaient à mourir. Alors, pour une fois, tu as eu la force de ta colère, trop de force pour te contenter d’une révolte sur place, d’un dancing de Kurhaus, où faisait l’aumône d’un sourire très bien imité une jeune femme quasi transparente, si maigre, si lasse, qu’elle ne pouvait plus danser que posée sur les pieds de son cavalier, moins lourde, certes, qu’au poing du chasseur le faucon des récits médiévaux.

Mais, pour avoir refusé une fin dans l’altitude et le froid, tu n’en as guère plus de raisons de te continuer.

Tu es à Berlin.

Pourquoi ?

Réponds, si tu peux.

Tu n’as rien à dire ?

Alors, ôte ton masque.

Tiens, tu me ressembles comme un frère.

Et, s’il te plaît, le nom qui te désignait, avant la rue des Paupières-Rouges ?

Tu dis ?... René Crevel ?

Mais tu es moi. Je suis toi. On est le même.

Donc de Vagualame, c’est-à-dire de René Crevel, je ne parlerai point à la troisième personne, non plus que je ne lui parlerai à la seconde.

Mais, auparavant, il importe de liquider nos autres héros, de leur faire un sort.

Yolande, par exemple, au sortir de chez Frida et Mina, est rentrée à son hôtel qu’elle a eu le tort de choisir dans le voisinage du Zoo, dont les émanations, imperceptibles aux narines humaines, ont grisé ses chers animaux. Le rat qui pèse cinquante kilos s’est mis à grignoter les pieds de l’impassible fakir, tandis que le taureau d’appartement essayait de l’éventrer. Mais le ratatiné était si durement ascétisé que le premier s’y cassa les dents et le second les cornes. L’un et l’autre, tout de même, s’obstinèrent à n’en point laisser une miette, et Yolande les trouva endormis et repus. Elle comprit son malheur, se coucha, comme si de rien n’était, et stoïque, mourut à l’aube, et, cette fois, pour de bon. Il y eut scandale, enquête. On parla d’une affaire d’espionnage, de moeurs. Le Dr Optimus, nommé expert, ne put apporter aucune conclusion, et comme on ne parvenait pas à découvrir ni les assassins, ni le véritable état civil de la victime, non plus, et pour cause, que le lieu de refuge du fakir, soupçonné dès la première minute, la presse nationaliste française se saisit de l’affaire pour, bien entendu, parler d’espionnage. D’où une suite de beaux articles concluant : N’évacuons pas la Ruhr et faisons la guerre au Maroc. Méfions-nous des fakirs, de l’Inde, de l’Asie, de tout cet Orient prétendu impassible et mystique, mais qui fait le jeu de l’impérialisme teuton et des bolcheviks. Et tutti quanti…

Le taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante kilos, quoique fort abîmés, furent recueillis au Zoo, où, d’ailleurs, ils ne tardèrent point à mourir de consomption, car, devenus très profondément masochistes, ils ne pouvaient vivre, l’un, sans le pal du chapeau cornu, l’autre, sans les caresses du masque à mâchoires métalliques.

Le Suissaud continue à faire les honneurs de l’Institut sexuel, lorsque son maître est en promenade.

Dans huit jours, Frau Doktor Herzog accompagnera Dame de la Mer et Miss Patre à Hambourg. Les deux jeunes filles s’embarqueront pour l’Amérique où on a grand besoin d’elles afin d’organiser la sexual liberation.

Mimi Patata vient de se découvrir enceinte. Elle n’est plus jeunette, jeunette, mais nonobstant, compte accoucher d’au moins une paire de jumeaux.

Moi, Vagualame, René Crevel, je suis de retour à Paris.

On bâtit des maisons neuves rue des Paupières-Rouges. Alors, pour me consoler je cours les cartomanciennes. On me presse de devenir sérieux, et, au lieu de demander aux autres, et à moi- même : "Êtes-vous fous ?", d’achever un livre sur Diderot, entrepris depuis des années, soit d’en commencer un sur Berlin, où j’affirme, si volontiers, que tout est parfait.

Or, l’encyclopédiste peut attendre. Quant la Ville, elle n’a pas besoin de moi, la belle Prussienne. Et puis je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre la connaître, après trois mois. D’ailleurs, elle n’est pas, mais devient. Monde jaillissant, j’y ai enfin rencontré des êtres jeunes, et surtout une, vraiment purs, quels que fussent les gestes du moment, d’une pureté qui n’est pas le mot dont on veut, ici, faire un nouveau snobisme, qu’on a tenté de remettre à la mode, en l’assaisonnant à la sauce scandale. Mais la pureté demeure aussi étrangère au scandale que, dédaigneuse de considérations mondaines et domestiques, la fatalité. L’une comme l’autre, elles méprisent les jeux de mots, de sexe, d’esprit, qui sont, pour le moins autant que jeux de mains, jeux de vilains.

Et puis, à quoi bon les divertissements qui grignotent nos minutes, ces rongeurs (comme feue Yolande, son rat), mais ne peuvent rien contre les heures, dont les griffes ont blessé notre désert de soufre ? Là-bas, dit-on, des oasis offrent une ombre douce, des palmes, des jets d’eau. Mais le sirocco enflamme la mosaïque bleu ciel et rose des plus aimables mensonges. Les sourciers, pliés sous la rafale du vent de feu, parcourent le monde qu’ils emplissent des cris de leur désespoir, car le coudrier n’est plus docile à la voix de l’eau. D’ailleurs, il n’y a plus d’eau, hommes, pour votre soif. Les dallages aux lourds pavés dont vous avez voulu vêtir le sol lui-même se fendent, sautent, s’éparpillent poussières, à l’éclosion des volcans soudain allumés. La peur hurle ! Première sincérité depuis des siècles et des siècles. Il faut recommencer par le commencement, par la rauque angoisse ancestrale, et seule peut le miracle de la franchise ressuscitée la violence. La violence. Expression même de ce besoin de justice suprême dont parle André Breton, dans son Manifeste du Surréalisme, et sans quoi, quelque chose, au plus secret de nous qui ne peut se tromper, affirme qu’il ne saurait y avoir de vie intellectuelle, morale.

Et vous tous, dans vos sarcophages de relativisme sophistiqué, afin de libérer vos ankyloses des bandelettes d’arguties et de sentiments distingués, il fallait bien de la dynamite, et de la dynamite, encore de la dynamite pour desserrer vos lèvres avaricieusement jointes.

Condamnées, exécutées, finies, la rhétorique, ses grimaces en prose et en vers, les architectures dans le vide et cette harmonie formelle, sans raison, puisqu’elle n’a pas encore trouvé son écho dans le silence du coeur. Mais déjà les bouches tremblent, et, mieux qu’un savant discours, leur bégaiement passionné affirme que la vérité n’est pas plus dans le vin que dans le juste milieu. Donc, toi, mer du milieu, ô Méditerranée, tes vignes, tes fleurs, tes complaisances parfumées, le maquillage de tes roches rouges, de ton soleil, tes bords de sensualité, de ruse, métal dont les trop habiles ciselures servent de rivages au miroir des narcissismes civilisés, comment se laisser prendre à tant de frauduleuses promesses, puisqu’il n’est pas, sur la terre, de paix pour les hommes, même et surtout de bonne volonté.

Et que m’importe un ailleurs que je ne saurais imaginer assez différent de cet ici.

C’est le matin.

Le lit, bateau de fièvre, a fait naufrage.

Ouvert sur une aube, ce livre se ferme sur une aube.

La première, le froid la poignardait Voici, gisante, la dernière.

Cette nuit, par la fenêtre ouverte, sont entrés la lune et ses maléfices. L’insomnie a bu un lait de lumière, poison plus sûr que le lait de ciguë. Et cependant le même breuvage fut un philtre pour des amours qui se croyaient éternelles et paisibles, sous les arbres, au fond des parcs. Donc, bien des égoïsmes peuvent encore se conjuguer. Mais toi, qui portes mon nom et mon visage, autant d’inutiles fardeaux, naufragé, de personne tu n’accepteras le secours.

Immortel et glorieux Hercule, tu aurais voulu filer aux pieds d’Omphale.

Homme, et aussi incapable de suivre jusqu’à ses flamboyantes limites une idée que d’élargir, par une respiration totale et bien rythmée, un thorax défectueux, après avoir, en vain, tenté les gestes de l’innocence, ce beau secret perdu, continue, solitaire, ton voyage dans le chaos du temps. Immobile sera ta course, comme celle de ce carrosse dont les roues tournaient sans bouger, tandis que couraient, au fond, les décors de la féerie qui présentait la vie de Cendrillon à ton éblouissement, la première fois que tu fus mené au théâtre.

Tels ces décors, de mystérieux Gulf-Stream vont, viennent, labourent les flots de la mappemonde spirituelle, où restent à découvrir tant d’Amériques dont la Raison voudrait bien être, mais ne sera pas le Christophe Colomb.

Docile aux courants, et non dans l’espoir d’un havre, car la plus élémentaire pudeur ne veut plus du nommé Dieu, président du conseil d’administration des compagnies d’assurances sur l’Eternité, en attendant la mort et ses rivières souterraines, fais la planche, fais-toi planche.

Et pas un signe aux vaisseaux fantômes des religions qui passent, là-bas, à l’horizon, pas un cri vers ces navires hypothétiques.

Mais, pour les flâneurs de l’une et l’autre rive, pour les veules et les escrocs qui s’autorisent de raisons sociales, patriotardes, conventionnelles et autres, pour les grisâtres friands de mensonges multicolores, que ta voix ressuscite, se gonfle, et toujours, encore, interroge :

Êtes-vous fous ?

Êtes-vous fous ?

Sinon…

 

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© Mélusine 2007