René Crevel

Êtes-vous fous ? , (1929)

Chapitre I Chapitre IV
Chapitre II
Chapitre III  

 

CHAPITRE III

Le dessus-de-lit en broderie anglaise.- Le chapeau cornu. – Le masque à dents métalliques. – Yolande s’attendrit.- Pleurs sur Vagualame.- Vagualame n’est pas dupe.- Le temps des germinations est passé, nul miracle d’iris noir ne jaillira.- Yolande fatale, mais sensée, se saisit du mot iris.- L’ire des iris brille dans ses yeux. – La femme au fakir, astre de malheur.- Ce que voit Vagualame au clair de mémoire.- Quelle étoile écarlate éclata, avant-hier, dans sa bouche ? – Souvenirs du sanatorium gratte-ciel.- Coeur de goitreuse. – Des Turcs très pressés de devenir occidentaux, au lieu de nourrir leur gramophone des dernières nouveautés nègres et new-yorkaises le bourrent de vieux couplets des faubourgs parisiens. – L’exilé se raccroche à un de ces airs qui lui ressuscite, entre une chemiserie où tout est rose et la boutique d’un chapelier qui ne vend que des casquettes, un moulin à chansons. – Alors, issue de l’herbe des prés, danse la folle ronde des filles vendeuses de mimosa dans les villes, à l’orée des métros.- Le disque des Turcs ne peut, hélas, qu’une résurrection nasillée de ce qui fut la juste chanson des bouches. – Et puis, il n’y a pas de bistrot dans le rucher à malades. – L’homme casse son thermomètre, déchire ses feuilles de température. – Était-ce bien la peine ? pour entendre la Ville, Yolande, gémir sur lui.- Petite digression sur l’humanocentrisme.- Vagualame appelle Yolande la " tricheuse " et, dit, non sans complaisance, pourquoi il l’a traitée ainsi.- Dans quinze jours ce sera la Toussaint.

Dans le mitan du lit,

La révolte est profonde.

(vieille chanson).

Inévitable mélancolie de celui qui dort seul.- Enfant maudit, jamais il n’eut envie de coucher avec sa mère.- Épouvante par cette absence de complexe il va chez un psychanalyste.- Histoire d’une femme de trente ans, d’une chauve-souris nouvelle née et d’une tribu de morpions.- Le psychanalyste veut, à toute force, caser la spécialité de la maison : le classique complexe d’Œdipe.- L’homme se résignera donc à n’être que presqu’île de poussière.- Déchéance, lui qui aimait à parler d’océan, la rivière qui coule dans le mitan du lit le noierait, s’il ne se rattrapait aux branches d’une ridicule chanson. – Vagualame qui la fredonne s’attire les foudres de Yolande.- Yolande le chasse, le menace.

Son récit achevé, Yolande demande à M. Vagualame s’il veut voir le taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante kilos, phénomènes d’ailleurs, quoique à des titres, différents, non moins extraordinaires que le fakir, ou s’il aime mieux venir admirer le dessus-de-lit en broderie anglaise, œuvre et présent du Prince de Galles.

M. Vagualame opine pour le dessus-de-lit et Yolande le mène à sa chambre. Mais elle spécifie.

- Nous irons, tout de même, un peu plus tard, faire un bout de visite à mes chers petits monstres. Sinon, ils seraient jaloux du fakir. Et puis, vous me verrez avec mon chapeau cornu et mon masque à dents métalliques, car, fidèle au principe de pique-puce, chaque soir, avant de m’endormir, je fonce sur le taureau pour l’empaler, au moins légèrement, et grignote quelque peu le rat. Mais nous voici rendus à mes appartements privés. Regardez ce travail à l’aiguille et appréciez, comme elle le mérite, l’adresse de l’héritier d’Angleterre. Une vraie petite féerie, n’est-ce pas ? Vous avez bien contemplé ? Alors asseyons-nous. Vagualame, je m’intéresse à vous. La vieille Rosalba sait faire parler son monde, et, moi, je sais faire parler la vieille Rosalba. Vos tristesses, je les comprends d’autant mieux que je suis, moi aussi, une sensitive. J’ai déjà pleuré sur toi…

Pleuré sur toi… pleuré sur toi…

Ainsi une pendule, douze fois, fêle la sombre porcelaine de minuit. Mais l’horloge martelant l’insomnie, et, de même, la simple montre chatouilleuse, finissent toujours par se taire, Yolande, elle, n’arrêtera-t-elle donc pas de secouer l’arbre à sanglots ? Des branches hystériques les fruits aqueux tombent, s’écrasent à terre. Encore un silence. Yolande se lassera. Encore un autre. C’est le dernier. M. Vagualame se frotte les mains. La pique-puce, grignote-rat, fonce-taureau, n’a pas su inventer pour lui, un durable supplice. Bien mieux, la voici jouée au jeu dont elle espérait, pour un autre, une torture. Glu, sa robe au velours traître d’un fauteuil la colle, prisonnière et de sa propre peau. Derrière les barreaux des clavicules, contre la cage de squelette. va s’exaspérant un frisson d’oiseau captif. Déjà ne sont plus que filet d’esclavage, inexorable camisole de force, entre cuir et chair, la résille des nerfs, le fier tissu des muscles.

Sa bouche, un nid sans espoir. La phrase que sa langue a couvée ne ramera plus d’une aile libre, en plein éther, mais retombe, petit troupeau flasque à l’odeur de caoutchouc brûlé, comme les ballons de l’enfance, lorsque leur ronde joie indigo, verte ou rouge, au plafond se cogne.

Cette baudruche, encore, se liquéfie,

Alors M. Vagualame :

- Dis donc, la femme au fakir, tu sèmes des syllabes pour récolter des étoiles, mais nul bouquet d’astres ne s’épanouit au-dessus de nos têtes. Par contre, une flaque de faux mystère abreuve l’ersatz de pelouse et de laine, sous nos pieds. Soit dit en passant, ma chère, noblesse oblige, et, si tu avais bien fait les choses, tu aurais installé, au moins, une prairie en chambre pour le taureau d’appartement. Or, je ne vois pas une seule promesse végétale parmi le vain orient de ta carpette. Et puis le temps des germinations est passé. N’espère donc point que jaillisse un de ces miracles d’iris noir, à quoi, tout à l’heure, tu t’es vantée d’avoir été si souvent comparée…

Sans doute, M. Vagualame eût-il continué de parler fort longtemps, si Yolande ne s’était saisie du mot iris…

- Iris, iris, s’écrie-t-elle. J’oppose un iris au flot de ta malfaisante inspiration, Vagualame. Tu aurais bien voulu m’ensevelir sous un océan de vinaigre. Mon éloquence a noyé la tienne. Je sais crier plus fort que les fous. Voilà pourquoi je suis une femme sensée. Fatale aussi, d’ailleurs. La jolie devise : Fatale, mais sensée ! As-tu donc oublié que Myrto-Myrta commanda elle-même : Feu, lors de son exécution à Vincennes ? Donc, celle qui continue, défi à la mort son incroyable destinée, Yolande, mon cher, se moque bien de tes intentions méchantes. Tu l’as crue engluée à ses larmes. Tu as voulu la narguer, mais l’ingratitude, ce chewing-gum à la dynamite, dans ta boîte à éloquence, comme les cailloux du papa Démosthène, pourrait bien aider ta pétrisseuse de langue à faire connaissance avec une jolie petite explosion. Corps et âme, tu ne serais plus qu’une dentelle bonne à épingler, en garniture, autour des broderies du Prince de Galles. Tu as refusé l’iris noir, mais si un, couleur de sang et fabuleux par la taille et l’éclat, jaillissait de ta poitrine ?...

Quand il montait sur son siège, le père de Yolande, après avoir fait claquer son fouet, ne manquait jamais d’affirmer : " Charbonnier est maître chez soi. " Sa fille sait bien que les mots prononcés dans sa demeure lui appartiennent, tout comme, du reste, pour le temps qu’elles y passent, les personnes en visite, et, leur existence entière, jusqu’à l’éternité, le fakir, le taureau, le rat, et ces fleurs d’un tapis payé deniers comptants. Alors, pourquoi se refuserait-elle à iriser de pourpre l’ivoire transparent des voyelles, aussi docile à la voix, sur son armature de consonnes, qu’à la flexion du poignet l’éventail en papier de verre serti de clous de girofle ? Iris. Vagualame se rappelle assez de latin pour n’ignorer point qu’il y a de la colère plein ce mot. Mais l’ire des iris flamboie ailleurs qu’au fond des corolles. Il faut compter aussi avec l’ire des iris entre les cils de Yolande. Quasi incolores, ses yeux se sont éclairés d’un feu qui n’est certes pas de joie. Vagualame oppose deux gouttes d’azur pâle, regard dédaigneux du si proche incendie, sans doute non moins bien ignifugé qu’un ciel de quatorze juillet, mais qui ne saurait tout de même servir de fleuve-frontière entre lui et celle qui l’arracha au brouillard, cet après midi, rue des Paupières-Rouges.

Yolande n’est plus la simple survivante de Myrto-Myrta, la paradoxale mais encore humaine ressuscitée dont les épaules, la poitrine exsangues s’épanouissaient, sirène de marbre, hors des flots de tulle pailleté noir. Yolande, soleil d’incendie, déchire, creuse la nuit, et Vagualame retrouve, ruines et décombres, tout son passé. Yolande, elle. mériterait de s’appeler Mémoire. Vois, Vagualame, l’herbe sèche des minutes, les savanes embrasées du désir et surtout ces grands arbres, trop souvent léchés par la langue de feu, les rêves, que ton orgueil, de ses mains, a bâtis. Paysage calciné, charbonneux et à vif cependant, comme, après les brûlures, le bois et la chair. Et puisqu’il faut un iris couleur de sang, rappelle-toi, avant-hier. pas plus tard qu’avant-hier, non moins surprenante que les stalactites de glace. dans les grottes, au coeur de l’été, une chaude façon d’orchidée, de ta poitrine sans chaleur, a jailli, bien écarlate pour un mois où tout se décolore. L’étoile écarlate t’éclate dans la bouche. Tu te penches, tu as fermé les yeux. Quand tu les rouvriras. tu verras une petite flaque de boue sanglante, au bord d’une cuvette. Voilà ce qu’il en coûte d’aimer les grandes putains de ville qui portent collier de visages en papier mâche. On t’avait prévenu, pourtant. Pas un matin, au long de ces interminables jours que tu demeuras au plus haut étage du sanatorium gratte-ciel, l’homme à crâne pointu qui te servait de soigneur n’a manqué de venir te répéter, que… si tu voulais, d’ici quelques mois, un an, deux ans.. Quelle promesse, au fait, pouvait bien sous-entendre la phrase inachevée ? Quelques mois, un an, deux ans… oui, mais à condition de bien faire tout ce qu’il faut pour mériter de guérir, ajoutait la Schwester aux joues de toile cirée rouge. Mériter de guérir ? La première fois, tu t’es demandé quel crime tu avais bien pu commettre. La seconde, tu as commencé de comprendre que toute une mystique montagnarde et sanatoire s’abritait derrière cette formule. Dès lors, la personne de la Schwester eut une valeur symbolique, au reste jamais contredite par ses gestes non plus que par ses paroles. Ainsi, a-t-elle pris son air le plus enjoué pour t’apprendre qu’elle portait râtelier. Elle a aimablement soulevé son bonnet de lingerie empesé, la coquette, car elle tenait encore à te montrer un amour de petite caboche cabossée sous les mèches clairsemées de ses crins jaunes. Vagualame, cependant, s’étonne. La Schwester n’a pas de goitre. Or, le jour de son arrivée, feuilletant les périodiques, dans une édifiante revue de Zurich (Pro Juventute, juillet 1922), il a lu que " selon l’illustre professeur Dr de Quervain, de Berne, successeur du réputé Dr Kocher, il existe trois sortes de goitres, dont le premier, goitre banal, goitre bourgeois, très bien porté, donne un air d’autorité et de respectabilité ". Alors, puisque les plus dignes des arrière-neveux et nièces de Guillaume Tell se mettent entre les clavicules et le menton la pomme que l’ancêtre chassait à l’arc, cette Schwester, belle comme l’idée générale de l’edelweiss, pourquoi porte-t-elle un carcan si lisse qu’il ne s’y trouve certes point de place pour la moindre noisette ? En réponse, la Schwester n’a qu’à ouvrir le cylindre de toile amidonné qui lui sert de col et à désigner, sur ce qui en émerge, une longue cicatrice. Allègrement, elle paraphrase l’évangile, dont elle est férue, et, à Vagualame qu’elle suppose incrédule comme saint Thomas, donne à toucher du doigt le sillon à même sa chair, d’où la fatalité voulut que sautât certaine boule d’un aussi bon effet décoratif, sous la peau, que, sur une cheminée, le presse-papier avec vue du château de Chillon.

Goitreuse, par esprit fédéral de renoncement elle a sacrifié la part quasi divine d’elle-même, et c’est de son histoire, toute son histoire, rien que son histoire, que s’est inspirée la réplique helvète à Coeurde Française, car enfin, Vagualame l’a deviné, ne font qu’une seule et même personne cette Schwester et l’héroïne de Coeurde goitreuse, la grande œuvre du célèbre romancier vaudois qui exalte avec un juste lyrisme la costaude, pataude, rougeaude, rustaude, suissaude vertu des montagnardes assez bien d’aplomb sur leurs pieds pour ne jamais risquer de s’envoler, même quand monte, des plaines, du sud, le foehn, vent de folie…

Donc, il était une fois une petite fille qui habitait avec les siens un joli chalet de bois. Elle chantait : Mon beau sapin, cueillait des fleurs qu’elle arrangeait en bouquets et, chaque dimanche, se rendait au prêche dans la vallée, vêtue d’une robe en broderies de Saint-Gall, dont la fine collerette s’épanouissait sous un goitre bourgeois fort prometteur et qui, du reste, ne manqua point à sa parole.

Un poète octogénaire de langue romanche, aveugle et à demi paralysé, trouva quand même assez de force, dans son vieux corps, pour aller à pied de ses montagnes à celles du canton d’Uri, où vivait l’exquise créature, tant il voulait, avant de mourir, caresser de ses vieux doigts, pour la mieux chanter, la merveille d’excroissance, objet de tous les entretiens, de la plaine au glacier, depuis certaine photographie parue à la première page d’un hebdomadaire illustré lucernois, au-dessus de cette légende :

Minerve n’est pas née de la tête de Jupiter,

Mais du Cou de Vénus.

A quelque temps de là, le jury bernois, chargé de désigner une candidate pour un concours international de beautés qui devait avoir lieu à Hollywood, ne put que reconnaître en notre goitreuse la plus parfaite des grâces fédérales, et certes, elle ne se serait point dérobée à ce glorieux devoir, si elle n’avait, la veille même de l’élection, accordé sa main à un chanteur de tyrolienne revenu de son service militaire à ses prairies originelles, le teint aussi frais et non moins innocent que celui d’un valseur de boîte à musique, car l’avait gardé de toute tentation, de toute souillure, la chastifiante soupe aux nénuphars dont Mme de Rosalba, experte ès choses amoureuses et guerrières, a ci-dessus, déjà, vanté l’effet à Vagualame.

La noce a lieu un premier août, jour de fête nationale. Avec sa robe noire qui, selon la coutume, lui servira pour son deuil, quand il aura plu à Dieu de lui reprendre son époux, avec le tulle blanc qui la voile, le bouquet d’alpen-roses à la main et le goitre doucement ballotté dans l’échancrure du corsage, la douce fiancée a fort bon air. Grise d’amour et de vin sans alcool, elle n’en demeure pas moins fidèle aux traditions et monte, à la fin du jour, avec les siens, sur un sommet pour allumer des feux. Mais le jeune mari, tout à son bonheur, pousse un troulaïlaïlaîtou si retentissant que lui en pète la veine du cou.

Rentrée au chalet familial, la vierge veuve décide qu’elle ne vivra plus désormais que de sacrifices, se refuse aux objectifs des reporters, interdit aux Homères locaux de composer de patoisantes odyssées à la gloire de ses charmes et jure de se dévouer, en toute occasion, aux éprouvés. La Providence, qui l’écoute, lui mettra bientôt du pain sur la planche, car à la fin de l’hiver suivant, au retour du prêche, un dimanche, elle et les siens trouvent leur demeure emportée par une avalanche. La chaletée, sans logis, chante encore : Mon beau sapin, mais le ton n’y est plus. Courage, braves gens. Vous avez de la mélancolie dans la voix, mais restez humbles parmi les épreuves, ne vous révoltez point, ne perdez pas confiance, car le salut vous viendra des puissants de ce monde. La femme du président de la Confédération n’a jamais réussi à rien faire pousser sur son épiglotte. Pas même un trognon de pomme d’Adam. Or qui donc, plus fort et plus sincèrement qu’elle, pourrait souhaiter les signes extérieurs de l’honorabilité, de la respectabilité ? Pour une dame qui connait ses auteurs, la phrase de l’illustre professeur Dr de Quervain est un couteau dans la plaie. À Neuchâtel, Fribourg, Zurich, Lucerne, Lausanne, partout, dans les vallées et sur les pics, on se gausse. À Berne, on chuchote, et les ours de la fosse y vont chacun de son pied de nez, quand ils la voient passer, le cou si mince que c’en est un scandale. Tout un été, elle a bu les eaux des sources, puits et ruisseaux, d’une vallée fameuse par ses difformes et ses demeurés, car elle se contenterait d’un goitre crétinoïde, à défaut d’un bourgeois. Sans doute l’accuserait-on de démagogie, mais il faudrait au moins reconnaître qu’elle a fait de son mieux. Hélas ! Ce ne sont qu’échecs sur échecs. Son mari parle même de la répudier, lorsque, lisant, par hasard, qu’une milliardaire américaine, victime d’un accident qui la privait du pavillon de l’oreille droite, avait eu l’idée géniale d’offrir la forte somme à une pauvresse contre un de ses appendices auditifs, la présidente de la Confédération helvétique sourit et bat des mains : " Eurêka, eurêka !" Une petite annonce : " On demande une goitreuse. " Mille se présentent. La vierge veuve décroche la timbale. Anesthésie locale. Longue incision. Le noyau sort du fruit, Minerve du cou de Vénus. Quelques points de suture. À même la chair, en lettres de cicatrices, jusqu’à la mort, pourra se lire le récit de l’héroïque abnégation. Mais il faut partir, abandonner le plus précieux de sa chair. Sanglots, malgré l’orgueil de savoir que le déchirement donne tout son prix au sacrifice. La présidente, il est vrai, a des mots exquis pour apaiser cette douleur. Allons, console-toi, ma fille, Guillaume Tell n’aurait pas mieux agi. Grâce à toi, on va rebâtir le chalet. Et quel confort, quel luxe, jusque dans les W. C. où un rouleau de papier est fixé sur une boîte à musique, si bien que, par un heureux dispositif joignant l’utile à l’agréable, celui qui tire pour en détacher la première sur la suite de feuilles fixées les unes aux autres par un pointillé, a la bonne surprise d’entendre soudain : Les montagnards sont là.

Plus tard, quand ses petits frères et soeurs seront casés, toujours assoiffée de sacrifice, la vierge veuve ira se dévouer aux malades. Et pourquoi se priverait-elle de répéter à ceux qu’elle soigne fort ponctuellement que toute guérison doit être méritée ? Il faut être un Vagualame pour échafauder, à ce propos, tant de méchantes arguties. Au lieu de se laisser émouvoir, il se crispe, et, contre la Schwester dégoitrée, va jusqu’à inventer une magie. Trop maladroit pour modeler une figurine de cire, y enfoncer des épingles, il prend des pivoines, des tulipes, n’importe lesquelles des fleurs rouges d’assez bonne santé pour ne point pâlir à cette altitude, et, comme s’il s’attaquait à la Schwester elle-même, d’une dent vengeresse il martyrise le vermillon joufflu des fadeurs végétales.

Symbole d’une exécution capitale, mais symbole dénué de toute vertu sorcière, puisque la goitreuse dégoitrée, imperméable au maléfique vouloir, continue de venir, plusieurs fois chaque jour, prononcer l’éloge du silence, de l’immobilité.

Or, à force de subir la vierge de linoléum au premier plan, les sapins du fond et autres suisseries, contre quoi il se trouve sans protection, car le fer qui défendit sa première aube du naufrage s’est dilué, fondu, évaporé goutte à goutte, celui qui, nulle part ailleurs, n’accepta de se résigner à rien, à personne, lentement glisse, déchoit jusqu’à la soumission, et, semblable aux autres abeilles du rucher à malades, attend l’heure des gramophones, pour, dans la bourdonnante confusion, choisir un, parmi les airs, dont s’enivrer comme de la plus essentielle des liqueurs.

Il saute toujours sur le disque de ses voisins, couple turc à la double excellente volonté dont l’âge ne saurait s’évaluer ainsi que celui des arbres, car, sous l’adipeuse écorce ottomane, palpite une jeunesse fort pressée de devenir occidentale, mais qu’une indivise faiblesse pulmonaire contraignit à s’arrêter dès le seuil de la ruminante Confédération. Quoique de très bonne intention, le ménage est encore incapable de s’y reconnaître parmi les spécialités des États et de leurs grand-villes, et, par exemple, fait venir de Naples des parfums, trouve de l’esprit aux journaux belges, demande à la presse anglaise des vues impartiales sur le communisme et les soviets et, au lieu de nourrir le gramophone des dernières nouveautés new-yorkaises, le bourre de valses style 1900, dont chacune, au promeneur de février porte fièvre, rappelle, entre une chemiserie où tout est rose et la boutique d’un chapelier qui ne vend que des casquettes, un moulin à chansons où, les écouteurs aux oreilles, les yeux aimantés par le bariolage des couvertures qui tapissent les murs, il se saoulait des mots et des rythmes que, tour à tour, hérissaient les mille poignards de la jalousie, embuait une mélancolie de bord de fleuve, aussi douce que soie bleu sombre légèrement éraillée, illuminaient des couleurs plus orgueilleuses que celles des joujoux japonais en papier, et, toujours, pénétrait un parfum de rues pauvres, pluie, vin rouge, graisse de frites et poudre de riz à la violette.

De la fenêtre suisse, de l’embrasure d’aujourd’hui, alors le passé ressuscite et, issue de l’herbe des prés, la nerveuse et faubourienne théorie des gitanes qui ont toujours vendu, et vendront toujours, le mimosa, dans les villes, à l’orée des métros. Parées du plus insolent sourire, ces filles qui choisissent pour leurs éventaires citadins les moins fragiles des feuillaisons, maintenant cueillent les trop mauves colchiques des fins d’été.

Tourne, tourne le disque des Turcs.

Bohémiennes, sirènes des rues, vous deviendrez folles dans ces pâturages, et de vos yeux déjà l’un s’est fait pavot si charbon l’autre demeure.

Tourne, tourne le disque.

Le plateau de cire qui va si bon train, les couplets qui s’en échappent et suffoquent mieux que la fumée des ronces incendiées au ras du sol, et ces minces romanichelles dont le nombre se multiplie, qui soudain s’assoient en cercle, les bras levés, des bouquets moribonds dans leurs hautes mains, et se mettent à tourner, tournent, tournent, chacune sur soi, tournent, tournent et plus vite, plus fort que les disques, plus vite, plus fort que les plus fous des derviches, pour ce tourbillon à qui la terre ne saurait pardonner de contredire à son mouvement, pour trois paroles et deux mesures du refrain, son axe, l’homme donnerait le globe et tous ceux qui l’habitent.

Tourne, tourne le disque.

Mais ce n’est certes pas impunément, puisque des montagnes déjà descend l’automne, et, du même gris que la rochaille, les petites vaches dont le lait ne vaudra, certes, jamais la céruse, en guise de crème sur les pâtisseries au vitriol dans les quartiers misérables.

Et d’ailleurs, assez grincé, les gramophones.

Voici la soixantième, la dernière minute de votre règne. Il faut vous taire. Le silence, oiseau de feutre, fend, blesse le ciel d’un long sillon sournois.

Un révolté, qu’un révolté, un seul, mais un au moins, hurle donc à grands cris d’écarlate.

Tous ont peur. Et toi le premier, l’homme, qui hantais les moulins à chansons, donc devrais aimer le rouge. Mais oui, pardi. Tu te rappelles les soies sauvages que tu nouais autour de ton cou. Hypocrisie. Tu n’avais pas la moindre foi dans la couleur de ton sang. Miniature, va ! Tu t’emmitouflais de violence pourpre, mais simplement rapport aux courants d’air. Tu parlais de risque et tu redoutais des rhumes de cerveau. Tu prétendais aimer les putains, les voyous, leur répertoire, les rues mal famées et tout ce qui chavire, mais la vue d’un rasoir ouvert te faisait claquer des dents, et tu vis allongé depuis des mois sur un balcon-alvéole.

D’un égoïsme à n’entendre que le disque des Turcs, oserais-tu nier que, depuis des semaines et des semaines, plus rien ne t’intéresse, sinon la maladie, ta température et l’ennui même dont tu as mis plus longtemps à soupçonner l’aristocratique usage qu’à savoir se servir d’une bicyclette un Esquimau ?

Misérable internationale des poitrines pourries, syndicat bacillaire, franc-maçonnerie tousseuse, avec, depuis le romantisme, des grâces squelettiques, cousines du petit doigt en l’air de la prétention bourgeoise, lorsqu’elle porte à ses lèvres infectes sa tasse de café moka.

La dégoitrée, par exemple, aime la fièvre et ses paillettes, dans les yeux des malades, comme les vers luisants, la nuit, sur les pelouses. Au fond, elle souhaite un petit 40° à ceux qu’elle exhorte de son : " Il faut mériter de guérir ", d’une même et aussi basse inspiration que le : Enrichissez-vous du bonhomme Guizot.

Mérite de guérir, enrichis-toi, mal bigorné.

Respire de toute ton âme, de toute ton espérance, ne parle plus, ne bouge plus, puisque même l’air, au plus haut étage du sanatorium gratte-ciel, se trouve promu à la dignité de médicament.

Et ne quitte point ta chaise longue, même si tes doigts se glacent, malgré la saison qui, pour une demi-semaine encore, s’appelle été, oublie le zinc quasi charnel des comptoirs, les mains que tu y jetais, l’année dernière, car, il n’y a pas de bistrot dans le rucher à malades, pas un pan de mur où s’épanouisse une gerbe de salpêtre entre des colonnes de bouteilles, pas une table dont la toile cirée, façon marbre, présente des méandres violacés, nervures foudroyantes, cocasseries péninsulaires, découpées blanches et noires sur fond rouge, autant de fleuves, de routes, à l’espoir, au rêve. Mais, de sa prison, l’esprit qui ne peut y ouvrir les ailes veut s’envoler. Or on ne flotte pas dans le vide. Tu n’atteindras point à l’éther si haut creusé. Je te l’avais bien dit. Bigne ! tu te cognes aux montagnes. Ton oeil maintenant à la dérive aimerait se faire mollusque, huître à gober, mais nulle bouche pitoyable ne boira tes larmes, ce piteux résumé d’océan, d’où l’amour seul ressusciterait la mer et l’infini de ses mirages.

Décidément tu n’en peux plus.

Tu brises ton thermomètre, déchires tes feuilles de température.

Tu prends le train pour Paris. Mais, arrivé, tu constates qu’est passé, bien passé le temps de février porte fièvre.

Récapitule : Mme de Rosalba.

La rue des Paupières-Rouges.

Yolande, enfin, chez qui tu as échoué. Elle ne parle pas, toi non plus. Tu t’es étendu sur son lit. Elle ne t’en veut même pas de salir avec tes souliers le travail si délicieusement ocré du Prince de Galles, mais parce que tu glisses, tu vas tomber, rouler sur le tapis, elle te passe autour du corps son bras de pierre, comme si elle craignait que, sans le secours de sa vigueur, tout de toi, os, pensées, reliefs de muscles, déchets d’espoirs, dût s’éparpiller. Elle veut être ta courroie. Tu rêves d’une bouche qui sentirait le géranium, d’un coeur pétale à sève de sang, arraché à quelque mystérieuse corolle et flamboyant du feu même qui sert de noyau à la terre.

Or, les yeux de la femme, ta voisine, un point rouge dénonce leur glauque hypocrisie.

La fille du cocher, Myrto-Myrta, Yolande, baptise-la comme il te plaît, cette personne à transformations, Vagualame, entre autres noms mérite surtout celui de " Mémoire ", dont, aujourd’hui même, tu l’affublas. Un tison, dans le regard de Mémoire, incendie tête d’épingle, ne magnifiera nulle forêt à coups de hautes flammes.

Elle s’est saisie du mot " iris ".

Elle a parlé, pour que, de sa voix, bulle de son, fût irisée l’heure. S’il avait été question de bégonias, elle prétendrait bégoniaiser l’univers, puisqu’il faut que tout lui serve et qu’elle se gargarise de syllabes comme elle se frotte avec son fakir. Autrement dit, Yolande connaît la vie, et, des créatures, plantes, minéraux, pas une nuance, un contact, une monstruosité naine ou géante, pas une bribe d’écho, d’ombre ou de reflet, dont elle n’ait découvert d’inattendues possibilités.

Le monde et ses trois règnes, des mystères de l’Inde au goût de l’héritier d’Angleterre pour les travaux à l’aiguille, elle a prévu tous les usages, et, comme sur les images d’Epinal, une mystérieuse machine d’un lapin sait faire un chapeau haut de forme, ainsi, volontiers, à son profit, métamorphoserait-elle tout en produits de beauté, objets mobiliers, fantaisies décoratives, etc. Un tel parti pris d’égoïsme suppose tant de foi en l’existence que, pas même cinq minutes, elle ne s’étonna de sa résurrection, et, sous la diversité des aspects et vocables qui désignèrent, tour à tour, sa personne, elle n’a jamais cessé de se reconnaître une et totale à la fois. Toi, Vagualame, tu devrais t’inspirer de cette miraculeuse vitalité, pour choisir, par exemple, une pâte dentifrice bien nommée, bien coloriée. Tu en essaierais, et, parce que l’essayer c’est l’adopter, décide à ne plus mettre ton charme en doute, alors tu sourirais d’un sourire irrésistible. Tu proposerais une alliance à Yolande. Elle l’accepterait, et, avec le fakir, le taureau d’appartement et le rat qui pèse cinquante kilos, vous feriez des tournées triomphales. Mais quoi ! Tu t’obstines à ne point parler. Le silence, pourtant, tu sais bien qu’il est, entre toi et elle, aussi incompréhensible qu’une comète scalpée. Elle ne support era point cette calvitie. Fidèle à l’infaillible méthode de pique-puce, elle gémira sur le gémissant :

"Cette nuit j’ai rêvé de toi, j’ai pleuré."

Encore !... La Femme, la Ville, toutes, elles ont donc le même refrain aux lèvres ?

Dédaigneux du larmoyant nocturne dont se délecta, entre hier et aujourd’hui, le sommeil incapable d’inventer lui-même ses astres, Vagualame se dit qu’il entre toujours un peu de rage dans le composé chimique des larmes, et Yolande, avant de s’éveiller, avait déjà prévu le matin contre sa vitre et la répétition des petits cristaux difficiles à persécuter. Vengeance, elle a voulu que son attendrissement servît de prison à l’homme, mais lui, semblable aux singes des jardins zoologiques, toujours prêts à rire des promeneurs, dont ils croient les pas limités par les barreaux de leur propre cage, lui, a su pervertir la pitié dont la femme prétendit l’encercler.

Il éclate :

"Tu as pleuré, la femme, tu as rêvé.

"Les larmes, tes larmes, les larmes.

"Tu aimes le faste et l’étiquette. Vas-y donc d’une présentation.

"Vagualame…

"Les larmes, le rêve.

"Les larmes, un orphelinat de nombrils, une pépinière de cœurs en pain d’épice, un déluge de sourires sans dents. "

Toutes ces faces de carême se lèvent pour voir le rêve, moulé dans un maillot à losanges de feu et de glace, au-dessus de leurs cheveux salés, sauter d’arbre en arbre, et si joyeusement souple qu’il n’est pas même possible d’imaginer d’os à son corps. Mais les pies-grièches s’exaspèrent. Elles tirent à la courte paille pour savoir qui, par son pied de flamme, saisira l’incroyable voltigeur.

 

"Le sort tomba sur la plus vieille. "

(Air connu.)

Donc, ces dames de monter sur les épaules les unes des autres, et celle que le destin désigna, dressée au sommet de la branlante pyramide, arrache de sa branche l’acrobate. Et toutes, alors, de sauter à terre, entourer, piétiner, déchirer l’Arlequin de gel et d’incendie. À l’aube, éteint, fondu le rêve, se lamenteront les vieillardes.

devenu tempête, la vraie tempête, on ne sait d’où venue, et qui arrache leurs secrets aux gouffres, aux cimes, balaie le ciel des plus médiocres banlieues, et, entre ciel et terre, à flamboyante volée, secoue des chevelures d’ouragan et de surprise sur le front des inspirés.

Or, par la faute des larmes, de la Ville, par ta faute, Yolande, et celle de n’importe qui voulut toucher au rêve, sous terre sont rentrés les chênes, les palmiers, les saules et les iris géants. Rêve donc de forêt vierge tant qu’il te plaira, Vagualame, mais sache que, de tous les végétaux, seule demeure une liane, qui s’enroule, là- bas, quelque part, pour la protéger d’un mystérieux courant, autour d’une jeune fille endormie. Sans doute, s’agit-il de la Rouquine prédite par la Rosalba, Dame de la Mer, la nièce exécrée de Yolande. Son sommeil d’ailleurs ne doit pas être terreau à nourrir les plantes grasses des désirs vulgaires. Elle repose couronnée de rythmes glauques et l’heure qui la berce est un flot que ne salissent ni les navires, ni les épaves. Nulle écume ne viendra tristement broder son réveil, car, ses paupières baissées, mille et mille lames de fond guillotinent les poissons torpilles de l’angoisse dont les caprices électrocutent l’homme, ton semblable, Vagualame.

Regrette.

Et surtout regrette ce gouffre lyrique dont pas une sonde n’eût touché le sol. Tu as peur des saisons et des mains nues. Ta jeunesse, toute d’os et de mâchoires, tu l’as reniée. Tu portes des gants de laine et des algues douces, mais traîtresses, tapissent tes heures. Tu n’es guère profond, et, cependant, tu ne plongeras point en toi-même, car ton pied tâtonnant ne saurait trouver, pour donner contre, l’ultime rocher. Pourquoi, d’ailleurs, voudrais-tu revenir à la surface, toi qui cueillis non des perles, mais d’anecdotiques coquillages.

Tu t’accroches à des histoires. Tu étreins des mots, tu te réjouis d’éprouver la moindre palpitation des faits. Tu ressembles à un homme qui s’étranglerait rien que pour la joie de sentir la vie pantelante sous sa peau du cou.

Or, à quoi bon le regard, les flammes ou étincelles nées du frottement des sons et des couleurs, si le mystère même n’en prouve l’essentielle et insaisissable identité avec le feu qui chauffe nos demeures, cuit nos aliments, mais jamais ne doit cesser, à la crête des songes, sa danse immatérielle ?

Le globe terrestre, les hommes, les femmes, les animaux, les choses qui le peuplent sont là pour tenter ta faiblesse. Tu ne voudrais pas mourir sans avoir vu Venise, Tahiti, les deux Amériques. Quand tu rencontres des enfants, tu cherches des épithètes qui décident de leur avenir. Tu dis : celui- ci est l’enfant séduisant, cet autre, l’enfant obscène, et à la campagne tu caresses l’herbe, comme un chien dont tu serais amoureux. Pourtant la Nature, aussi majuscule que tu la voudras, tu sais bien qu’elle n’est, flore et faune, qu’un dictionnaire, sans doute dictionnaire à surprises où le rêve parfois a trouvé son verbe, mais dictionnaire tout de même, et rien que dictionnaire.

Commence donc par mépriser la lettre que l’esprit flamboyant ne double.

Fruits, chaises, bateaux, continents, mers, flaques de soleil, gifles de pluie, la goitreuse dégoitrée, Mimi Patata et ses twins, le Prince de Galles et ses broderies, Rosalba et ses prédictions, Yolande et le fakir, le taureau d’appartement et le rat, toute cette mosaïque, dont ta vie elle-même n’est qu’un point, ne valent que si, hors de leurs frontières, de leurs contours habituels, un écho les ressuscite, métamorphosés, supérieurs à soi-même.

Ainsi, du reste, as-tu aimé la nuit, comme ta plus belle, ta magnifique, ta seule vengeance. À la minute où l’astre à préciser enfin chavire, parce qu’il n’y a plus de faits, mais simplement des risques, alors, du jeu d’ombre et de lumière naît le miracle de transsubstantiation. Tout devient pourpre à notre orgueil. Et nous connaissons le règne des choses disproportionnées.

Mais la Ville, Yolande, qui, pour expliquer le mal à renaître avec le jour, ont, à la taille de leur conscience, de leur éveil, rapetissé la mémoire d’un élan, même si, de leurs larmes, tu eusses été la cause, pour n’avoir vu de l’émotion que le principe, il faut qu’une taie soit sur l’oeil de feu, dont, tout ensemble, doit juger et éclairer le monde quiconque se réclame d’une vie supérieure à la quotidienne.

Un poète (Francis Picabia) a imaginé deux miroirs bien en face l’un de l’autre, sans rien dans l’intervalle, sinon un regard libre de tout corps, de toute chair, pour que ne fut plus réduite à des mots, la notion d’infini.

Hélas, tu sais trop bien, créature misérable, que ta personne physique est un objet plus difficile qu’un autre à oublier, à cacher. Ce qui, de toi, dispose du miracle des miroirs conjugués ne saurait, malgré le plus héroïque propos, empêcher que se glisse, entre les deux surfaces réfléchisseuses, ton obsédant individu.

Au lieu d’une extase libre de mots, ce serait donc un Narcissisme à l’infini rabâché. Une tête, deux têtes, trois têtes, quatre, cinq, cinquante, cent, cinq cents, mille, cent mille têtes. Mais comment des yeux seraient-ils éblouis, qui se rappellent encore le palais des mirages des jeudis puérils, quand un simple papier vert, de ses découpures réfléchies, créait une inextricable forêt ?

C’est ta faute, coeur trop instruit.

Mieux que toi, n’importe quel lampion éclairerait ces fêtes que tu veux encore te donner à toi-même. Parce que les astres à ton sang ne mêlent plus leur lumière, un fleuve mat abreuve cette chair, ta chair. Tes cheveux ont perdu leur fauve insolence et tes yeux n’espèrent plus briller jamais.

Tu voudrais avouer mais tu n’as pas de crimes.

Yolande et toi demeurez face à face, sans plus à vous dire que chiens de faïence.

Vos oreilles sont des surcharges rococo.

Pas un moment de vous qui mérite sa résurrection, et il était juste que ce jour commençât par une aube de fer-blanc et que nul visage ne s’attendrît, ne se penchât, ni sur l’un ni sur l’autre de vos réveils Tu le sais, Vagualame, et que les larmes de tes semblables ne sont pas d’un tel prix qu’on doive s’obstiner ainsi à t’en vouloir faire honneur. Donc, une fois pour toutes, refuse cette responsabilité lyrique, mais constate que tu ne connais personne de ton espèce qui vaille même une goutte d’eau salée L’autre poète ( Paul Éluard) avait donc raison qui s’écria : " il faut désensibiliser l’univers ".

En dépit des mains carrées, des jambes mal attachées, de la graisse et des nauséabondes petites pensées qui les gonflent, et des goitres bourgeois dont ils sont porteurs au propre et au figuré, les hommes, dans les livres, les théâtres, les musées, ne cherchent, chacun que son propre portrait. Ainsi toutes les Françaises ont lu Coeur de Française. Principe même de la statuaire grecque, du succès de Phidias et Cie.

Or, si l’on accroche le grelot de la réalité, toi, Vagualame, tu diras fort judicieusement que d’un marbre de la meilleure époque, expédié tout droit de l’Acropole, et d’un jeune maquereau torse et membres nus, juste avec, entre les cuisses et le nombril, un petit caleçon de coton rose et blanc, qui se dore, au soleil, l’été, sur la plage de Catalans, à Marseille, c’est le maquereau qui a raison. De même, les grosses nourrices quadrupèdes et ailées, connues sous le nom de sphinx, t’ont depuis longtemps donné à penser qu’il était malhonnête d’arracher aux fantômes les plus aériens de leurs attributs, pour en décorer des créatures que deux lourdes paires de pieds firent au sol.

Au reste, si tu méprises ces quatre pattes, c’est que tu as, pour te porter, des milliers et des milliers de pieds. Tu vas si vite que tu n’as pas le temps de t’arrêter a un être, à une idée. Pas même infidèle, puisqu’on ne te connaît pas de liaison, mais toujours tiré à hue et à dia. Et sans cesse le rêve d’une grande force mystérieuse souterraine, dont tu espères qu’un jour elle te jettera plus loin que l’horizon et l’habitude, là-bas, où il est bien temps qu’éclate enfin le soleil de soufre et d’amour.

Ce soleil, il est l’oeuf dont naîtra l’oiseau esprit. Mais que ne tente jamais de l’apprivoiser la ruse des oiseleurs. C’en est assez de la navrante fable de Psyché qui perdit l’amour pour l’avoir voulu connaître. D’ailleurs, Vagualame, tu n’as qu’à regarder tes doigts. Bien trop grossiers pour que tu oses les offrir en perchoir a la colombe immatérielle. Qu’importe, au reste, que l’oiseau soit colombe immatérielle, rossignol à barbe, triangle à musique, pourvu de plumes aussi habilement travaillées que celles dont s’orne le mythologique chapeau de Mercure, et quand bien même serait-il aigle éléphantin, oie verte ou vulgaire vautour pelé, il mérite un nom, au moins égal en beauté à celui du guépard. Mais, surtout, Vagualame, ne l’appelle jamais ni Dieu ni diable, car ses ailes déployées seraient à l’étroit dans le ciel des hommes et nul ne saurait imaginer un enfer assez vaste pour les flammes qui le couronnent.

Cette violente douceur qui n’est ni blanche ni noire, ni bleue, ni rouge, mais blanche et noire, et bleue et rouge, comment la créature dont le rêve en fut effleuré osera-t-elle, à son réveil, y avoir reconnu la caresse d’une paume et pas d’une autre, le sourire de certaine bouche ? Mais les yeux n’en continuent pas moins à prendre pour des larmes, leurs larmes, l’aveuglante rosée de l’aube.

Yolande, la Ville, vous tous et toutes qui avez voulu éclairer d’un nom l’heure assez émue pour n’en point porter, Vagualame vous sacre tricheurs et tricheuses.

YOLANDE – Moi, tricheuse ? Pourquoi ?

VAGUALAME – Tricheuse parce que tu joues pile et face.

YOLANDE – Pile et face ?

VAGUALAME – Oui, pile et face et face et pile et pile et pile et face et face. Tu pleures, tu rêves, tu pleures, mais à quoi bon donner figure humaine à cette humidité ?

Au temps de l’enfance, quand brillait un soleil incompréhensible derrière le rideau de pluie, ton cocher de père disait : "Tiens, voilà le diable qui bat sa femme ". Toi, aujourd’hui, quoiqu’il n’y ait, entre nous, nul lien conjugal, tu voudrais venger ton sexe, battre l’homme. Tu n’as pas bien choisi l’époque. Depuis des jours et des jours, pas le moindre des orages paradoxaux, bagues d’arc-en-ciel, aux doigts énervés des minutes. C’est l’automne, Yolande, une sale saison. Dans la ville de chair, le zinc dont m’obsédait la tentation, au plus haut étage du sanatorium gratte-ciel, ne coulera plus, fleuve lyrique, froide et quasi charnelle tendresse, aux mains de mon ennui. Le 15 octobre, là-bas, au sud, c’est une hypocrisie mordorée et mes pieds ne retrouveraient plus la fragile route des canicules, entre l’incendie tombé du ciel et l’ombre plus douce que raisin violet. Rompu le fil que le regard ne pouvait deviner, et que, pourtant, suivait la marche, maîtresse de l’aveuglante alternance, et, sans jamais le moindre vertige du gouffre de lumière, à droite, ni de cette fraîcheur, à gauche, creusant les pavés de la projection terrestre des murs haut dressés à même l’azur…

Et voilà Vagualame qui, une fois encore, a oublié Yolande pour se rappeler, au bord des flots, une ville, qui, elle, n’a jamais prétendu ni pleurer ni rêver de personne, le contraire même d’une rue des Paupières-Rouges où l’on rencontre une femme à fakir et pique-puce. Promeneuse égarée au jardin des pesantes pivoines, une jeune fille passait, si légère que ses pieds semblaient les feuilles d’une plante que nulle racine au sol ne fixe, et de cette silhouette une ombre se levait, montait jusqu’aux nuages, où, pour sa plus douce joie, l’homme voyait galoper le lion, le loup, la gazelle. Mais une faune transparente aura toujours du mal à vivre, et, tandis que les sphinx griffent encore le sable des plus vieux déserts, un soir, de grands carnassiers à noms foudroyants se mirent a broyer, et, toute la nuit, broyèrent les os des bêtes à pelages beiges et regards longs.

Et maintenant se tait le peuple chaussé d’espadrilles qui lançait, lassos à saisir l’azur, les couplets dont les Turcs offraient la caricature nasillée, à l’heure des gramophones.

Mais ne va point songer à partir pour le port, capitale des voyous que tu appelais rouges-gorges, à cause des foulards comme tu les aimes, Vagualame, mais qu’ils nouent autour de leur cou, eux, les arsouilles musclés, simplement pour le plaisir. D’ici quinze jours ce sera la Toussaint, à Marseille comme ailleurs. On jettera des couronnes à la mer. Un faux Napolitain ne se réchauffera point à manger des flammes et les filles auront une voix sourde, des yeux méchants, car déjà la pluie transperce la soie éraillée des corsages, accable la courbure des reins, les jambes mal défendues et les pieds fourbus et qui chavirent dans de mauvais souliers à talons trop hauts.

Sur l’univers entier tombe la plus perfide des saisons. Vagualame, tu ne sais où aller et, pourtant, tu dois partir. Que signifie, en effet, ta présence à cette heure, chez la femme au fakir ? Bien sûr, tu n’as pas envie de faire l’amour avec cette banquise.

Donc, il faut prendre ton courage à deux mains, renouer la conversation, dire au revoir…

Et puis…

Et puis, ce sera l’oasis, le sommeil.

Mais quoi ?

Tu claques des dents, tu frissonnes, et les yeux perdus, bien que Yolande ne soit pas à trois mètres devant toi, soudain tu te mets à chantonner :

Dans le mitan du lit,

La rivière est profonde.

Tu te répètes, jusqu’à ce que d’un ricanement, ton propre ricanement, soit coupée la litanie.

Alors, commence un discours, un soliloque plutôt, car, pour toi seul, encore une fois, tu parles, ce dont, au reste, pourrait fort bien s’exaspérer un orgueil professionnellement séducteur d’ancienne danseuse. Il est vrai que tu le lui as toi-même rappelé. Noblesse oblige. Donc l’amie du prince de Galles saura se contenir. Ses doigts auront beau tambouriner, et malgré eux, d’ailleurs, sur les bras du fauteuil, elle te laissera jaspiner. Et tu t’en donnes :

Moi, Vagualame, je dois rentrer me coucher. Seul. Aux soirs de mon enfance, je prenais toujours, à côté de moi, pour dormir, un ours et une petite locomotive. De l’un et de l’autre j’étais amoureux, et, certes, plus amoureux que mon père de la maman Bijou, évoquée par la vieille Rosalba, cet après-midi, avec un enthousiasme aussi déplacé qu’anachronique, puisque celle qui m’enfanta, aujourd’hui morte, fut de son vivant trop insoucieuse de charmer son fils pour que, d’elle, une sensualité s’éveillât. Bébé renifleur, dès mes dix mois je lui préférai la femme de chambre, une certaine Lucie qui se parfumait à l’oeillet.

Pour un petit de bourgeois français, une mère, c’est un meuble, au même titre que le buffet Henri II, le Pleyel du salon, ou le grand lit faux Louis XVI des parents.

Un peu plus naïf, sans doute, que les autres, et, rétrospectivement effrayé de ma frigidité puérile, parvenu à l’âge d’homme, j’allais voir un psychanalyste.

Il a commencé par un interrogatoire :

- D’où venez- vous ?

- De chez une femme.

- Son âge ?

- Vingt-neuf ans.

- Le vôtre ?

- Vingt-six.

- Parfait. La femme à qui vous avez rendu visite était plus vieille que vous. Premier point. Avez-vous éprouvé une émotion en sa présence ? Et de quel ordre, quelle intensité ?

- Une chauve-souris nouvelle-née, tombée de je ne sais où, s’était écrasée contre le sol de la terrasse où nous nous tenions. Adulte, une chauve-souris ne me paraît déjà guère excitante. Mais, nouvelle-née, avec une pauvre chair molle, froide, mauve, à vif, et surtout celle-là, les ailes déchirées, le cou cassé, la poitrine en marmelade…

- Très bien, très bien. Quel animal détestez-vous entre tous ?

- Le morpion.

- De mieux en mieux. Avez-vous des frères, des soeurs vivants ?

- J’avais un frère, il est mort. J’ai encore deux soeurs vivantes.

- Qui préférez-vous des trois ?

- Mes soeurs.

- Elles sont vos aînées ?

- Non. Mon frère, lui, était l’aîné.

- Alors vous devez vous tromper, Monsieur.

Ou plutôt, vous n’osez dire votre pensée. Phénomène des résistances. Phénomène bien connu des psychanalystes. Une dernière question, s’il vous plaît. Redouteriez-vous de devenir aveugle ?

- Plus que tout au monde.

- Tout s’explique et fort simplement. Nous nous trouvons en présence d’un banal, classique complexe d’Œdipe. Vous avez rendu visite à une femme plus vieille que vous, la mère. Sans la moindre compassion pour l’enfant chauve-souris qui se tua en tombant du nid, la pauvrette, au lieu de vous apitoyer vous n’avez, au contraire, éprouvé que dégoût, écoeurement et vous haïssez les morpions inoffensifs, mais, par définition, parasites, donc symbole des plus petits que vous, de ceux et celles à naître et dont votre enfance redoutait qu’ils vinssent vous ravir ce que de l’affection maternelle vous estimiez votre dû. Vous secouez la tête ? Vous n’avouerez pas, et voudriez abuser les autres comme vous vous abusez vous-même, en toute inconscience, certes, je l’admets, lorsque vous prétendez avoir préféré et préférer encore au frère aîné les soeurs qui vous sont puînées. Mais commençons l’analyse. Je prends un crayon, du papier, m’installe derrière vous. Alors, selon la méthode que vous n’ignorez point, parlez, énoncez, sans contrôle aucun, ce qui vous passe par la tête. Une seconde, s’il vous plaît. Oubliez ma présence. Je vous écoute.

- Inutile, docteur. Je n’ai jamais rien pu dire, même de fort composé, à qui n’était point dans le champ de mon regard. Le subconscient n’est point petite fille autruche. Une présence lui arracherait, peut-être, son secret. Une embuscade, jamais. Iriez-vous de gaieté de coeur dans une rue déserte et mal famée, la nuit, si vous étiez sûr que, derrière la palissade des terrains vagues, d’invisibles crapules sont là qui guettent votre passage ? Si, de tous les hommes, le plus grand nombre se complaît à songer au suicide, fort peu s’y résignent, mais nul ne se laisse assassiner. Donc, docteur, j’évite les impasses où, le couteau sous la gorge, il me faudrait vider mon sac. Et puis après tout, pourquoi ne jouerions-nous point franc jeu ? Je sais à quoi m’en tenir et que je suis affligé non du classique complexe d’Œdipe, mais du simplexe anti-OEdipe. Au fond, au fin fond du coeur, entre les pavés de l’arrière-cour, pas même assez de terre pour le chiendent de l’obsession. Voilà pourquoi je ne sais comment passer le temps. Je n’ai jamais désiré ma mère. J’ai tout juste levé les jupes d’une fille de cuisine, à la campagne, quand j’avais quatre ans. Or, malheur à l’homme qui n’a pas voulu coucher avec sa mère. Ceux qui souffrent du complexe d’Œdipe ne sont point les malades, puisqu’ils forment la quasi-totalité. Au contraire, pauvre isolé, atteint du simplexe anti-OEdipe, je pourrais, paraphrasant sainte Thérèse, hurler à tous les échos, que je souffre de ne point souffrir.

Mais, est-ce le phénomène des résistances, cher sans doute à M. de la Palice, j’ai menti, non quant à mes frères et soeurs, mais quant aux morpions, car à parler franc j’adore ces délicieuses petites bêtes. Si je n’ai pas un petit bonsoir à leur aller porter, dans leurs buissons de poils, toute la nuit je rêve que leurs souterrains neveux, les termites, à même ce corps solitaire que nulle volupté n’a fait invulnérable, vont creuser leur galerie, le long des jambes, du tronc, des bras, du cou. Et je m’effondre, presqu’île de poussière, sur l’incolore océan des draps.

Presqu’île.

Vous pouvez encore y aller de votre symbole phallique, mais comme tout, à se diffuser, devient confus, panthéisme, par exemple, ne faisant plus qu’un, au bout du compte, avec athéisme, ainsi l’interprétation pansexuelle des créatures les met toutes dans le même sac, puéril uniforme très ajusté, en peau de couille, et qui écrase le sexe de l’homme, tandis que celui de la femme est cousu à petits points du fil même qui tient assemblées les pièces du costume. À la fin des fins cette matière apparaît aussi peu érotique, aussi peu érogène, aussi peu érophile, et certes moins subtile de veine et de grain que le marbre d’où la IIIe République a fait jaillir les statues de ses squares.

Or, docteur, je vous le demande, l’esprit révolutionnaire, la force libératrice d’une science que vous prétendez servir, mais dont, en réalité, vous vous servez, en quelle infecte boulette vont la métamorphoser vos mains, dont l’une est paresse et l’autre imbécillité ? Et pourquoi faut-il que, la très haute parole, un nain prétende s’en saisir, se croie plus grand qu’elle ?

- Monsieur, interrompit le médecin, une science ne vaut que par qui l’applique. Si donc vous blâmez ma manière, continuez à vous passer de la psychanalyse. Empêtrez-vous dans vos complexes jusqu’au jour où…

- Quoi ? des menaces ? Mais si j’avais des complexes, ils me seraient trop précieux pour que j’acceptasse d’en être jamais vide. Les plus dignes parmi les hommes n’ont point à nourrir de leurs aveux, de leur moelle, leurs frères inférieurs. Et que ferais-tu, psychanalyste, de tout ce que tu m’aurais pris ? Tu dois être plein à craquer de tous les médiocres secrets extorqués à tes clients. Voleur, semblable aux autres dont nul ne sait user de ce qu’il a dérobé, c’est toujours la même brocante, le même recel à l’ombre du temple, d’ou le nommé Jésus chassa les marchands. Mais il fallait commencer par raser le temple lui-même, le palais des supplices que l’humanité masochiste mit des siècles et des siècles à se construire. On ne connaissait pas la dynamite, vous récriez-vous, du temps du Nazaréen. Belle excuse. La vérité, hommes, la vérité, nous, la vérité, moi, la vérité c’est qu’il n’y a point assez de phosphore, point assez de rouge colère dans le sang de nos cœurs. Mains trop courtes (tiens, je t’offre encore deux fois cinq phallus, psychanalyste), mes mains que j’aurais voulues palmes de lumière, leurs dix doigts, leur double anémie boursouflée, n’a pas même tenté de déchirer le carton-pâte des faux remparts qui m’encerclent. Je vis encagé, comme les petits camarades, captif et victime trop souvent orgueilleuse de l’individualisme bluffeur qui oppose les créatures les unes aux autres pour la vaine joie des psychologues, romanciers mondains et l’espèce multiforme des amateurs de potins et de ragots. Le Salut n’est nulle part, ne sera nulle part, tant qu’on le croira pour quelques-uns et non pour tous. Le vieux savant de Vienne qui a montré aux hommes les silhouettes nues que dérobaient, pour la plus funeste confusion, les draperies compliquées des ancestraux et vains fantômes, son admirable parole n’aura d’effective valeur que le jour où la foule, la tourbe, la canaille, comme vous dites, après en avoir dépossédé les snobs et l’égrillarde théorie des rationalistes conservateurs qui singent l’audace, cette foule, cette tourbe, cette canaille s’affirmeront assez agressives, assez inexorables pour s’en pourvoir envers et contre tous, car même la connaissance est au prix du sang, et qui veut l’acquérir doit, après avoir dénoncé des mythes tels que celui de l’instruction pour tous et mille autres de la même farine, mettre hors d’état de nuire ceux qui, ayant dispensé de faux bienfaits, n’ont voulu paraître enseigner qu’afin de mieux celer les plus essentielles des hypothèses libératrices.

N’emmaillotez donc plus les enfants de fausse humilité ou ne vous étonnez plus qu’ils souhaitent, adultes, le retour dans le sein maternel, l’oubli d’un monde où tout leur est contrainte.

Voyez Vagualame, presqu’île de poussière parce que

Dans le mitan du lit

La rivière est profonde.  

La rivière ?

Lui qui aimait à parler d’océan, le voici bien modeste. À force d’orgueil, sa phraséologie, ses métaphores antérieures sans doute risquaient de devenir imprécises et même incompréhensibles. Mais si le bel esprit du Café du Commerce, dans n’importe quelle ville de notre chère France qui a la tête solide et sait à quoi s’en tenir, pouvait prétendre que notre héros méritait bien de s’appeler Vagualame, le non bel esprit du Café du Pas Commerce, dans n’importe quelle petite ville d’un pays idéal qui n’a pas la tête solide et ne sait pas a quoi s’en tenir, répondra que, sous ce désordre, il y avait une franchise en vrac et qui valait mieux que n’importe quel mensonge tiré au cordeau, ce qui, d’ailleurs, n’empêchera point le non bel esprit de déplorer que ce scaphandrier des plus profondes bonnes intentions ait souhaité qu’une rivière l’engloutît.

Vagualame, presqu’île de poussière qui rêvez à haute voix, éveillé, dommage que Yolande, ce morceau de vanité froide, vous entende crier ainsi à tue-tête, qu’un petit courant d’air de rien du tout éparpillerait aux quatre coins du ciel et une mare noierait le petit tas de cendre que vous êtes. Soudain, vous vous attendrissez, d’une incompréhensible indulgence, pour vos mains trop blanches qui feraient un beau nénuphar double. Tout de même, quand on se noie, on cherche à étreindre quelque chose au passage. Vagualame s’accroche à une chanson, la première entendue, celle dont berça ses plus jeunes mois sa nourrice, une Bretonne que ce dénaturé, ce sans-instinct, ne sut pas même téter spontanément.

Mais foin du passé.

Voici les paroles que hurle, sur un air pas très sûr, notre héros :

Tout le monde y pue

Y sent la charogne

Y a qu’mon doux Jésus

Qui sente l’eau d’Cologne

Gnac gnac gnac mon doux sauveur

Qu’a la bonne odeur.

 

Du coup c’en est trop.

L’insolence de ce couplet rendrait Yolande folle furieuse si, grande dame, elle ne savait se maîtriser.

- Quand j’étais petite, monsieur, je demandais souvent quelle sorte d’animal était le mufle. Si je vous avais rencontré je n’aurais plus eu besoin de répéter cette question. Ceci posé, je crois que nous nous sommes assez vus. Je n’ai plus rien à vous dire. Comment ai-je pu, tout à l’heure, vous confier le secret de ma vie ? Vous avez un vilain caractère et on doit avoir beaucoup à craindre de qui chante pareilles imbécillités. Gnac, gnac, gnac mon doux sauveur. Je t’en donnerai du gnac et du gnac, et de l’authentique, tu verras, quand je te ferai grignoter par le rat qui pèse cinquante kilos. Ce rongeur et le taureau d’appartement auraient vite fait de venir à bout d’une carcasse de Vagualame. Ton salut, c’est la Patata. Elle sait que tu es avec moi. Je la voudrais au diable. Vite qu’elle parte pour les Indes et s’y paie un tel bon temps avec les 30 paires de jumeaux du Maharadjah, qu’elle ne veuille plus jamais en revenir. Alors, gare à ta peau. Allons, ouste, bonsoir.

- Bonsoir, madame.

- Ah, si vous m’aviez comprise, tout à l’heure, j’allais vous aimer. Mon inhumaine beauté, quel drame ! n’est point pour ceux de ce monde.

- Adieu, madame.

- Adieu, monsieur, et bon voyage.

- Au fait, puisque vous parlez de voyage, si j’allais, docile aux prédictions de la Rosalba, faire connaissance avec la Rouquine votre nièce, Dame de la Mer, qui est, m’avez-vous dit, à Berlin ?

- Allez, monsieur. Nous nous y retrouverons, car j’ai accepté de présenter mon fakir au Wintergarten. Les Allemands adorent les variétés. On me paie un prix fou. Je serai très adulée, très puissante. Allez, monsieur, mais ce sera la guerre. Gare à vous.

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© Mélusine 2007