René Crevel

Êtes-vous fous ? , (1929)

Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV

 

CHAPITRE II

Chez Yolande.- La Rosalba n’y a vu que du feu. – L’incroyable vérité.- La morte vivante.- Le fakir.- Le taureau d’appartement.- Le rat qui pèse cinquante kilos.- Le passé de Yolande, sa vie du temps qu’elle s’appelait Myrto-Myrta.- La Cour d’Autriche pendant la guerre.- Les dessous de l’espionnage.- Myrto-Myrta est vendue par un homme mystérieux, rencontré et aimé un soir à Séville.- Conseil de guerre.- Le poteau de Vincennes. – Comment elle est ressuscitée à coups de fakir.- Elle devient Yolande. – Le fakir fait des siennes. – Tristes souvenirs. – Avant Myrto-Myrta il y avait la petite Camille, fille de cocher.- Une enfance à Picpus.- Pauline, la jumelle de Camille.- Chanson des tireurs de nattes.- Pouvoir maléfique du mot " prépuce ".- Un cocher de père se fracasse le crâne contre une bordure de trottoir.- Une veuve qui rôtit le balai.- Où Camille et Pauline sa jumelle, violées par l’Italien, amant de leur mère, demandent encore, encore.- On les exile à la foire du Trône, chez leur marraine Rachel, dompteuse de puces. – Au cri de " pique-puce ", la future Myrto-Myrta-Yolande décime la ménagerie. – Rêves et remords. – Rachel, ruinée, part avec ses filleules à la recherche de la veuve. – La veuve, ruinée elle aussi, battue, trompée par l’Italien, s’autorise du profil dont elle est redevable à des coups de poing bien appliqués, pour se métamorphoser en Mme Dante.- Rachel devient extra-lucide. – Sa métamorphose en Mme de Rosalba.- Ou l’on apprend que Mimi Patata dès l’âge nubile fut amoureuse des jumeaux et jumelles et que Pauline, la sœur de Camille-Myrto-Myrta-Yolande, est mère d’une fille rousse.- C’est cette rouquine, symbole pour elle de la perfection, que la naïve Rosalba prédit à ses clients lorsqu’elle veut leur faire plaisir.

Chez Yolande.

Dîner expédié en deux temps, deux mouvements, à cause de Mimi qui passe avec la zigzagante, tout de suite après l’entracte.

Donc, au dessert, elle se lève et s’en va suivie de ses " twins ".

Yolande et M. Vagualame, restés seuls, vont s’asseoir au salon, Yolande dans sa cathèdre, d’où elle domine M. Vagualame tout petit sur l’un des tabourets du petit-fils d’Abd el-Kader. D’un geste souverain, la maîtresse de céans désigne les merveilles gothico-arabes et conclut :

- Mme de Rosalba ne vous a point trompé, monsieur, du moins quant aux meubles et bibelots de ma précieuse collection. Grâce à elle, avant même que d’entrer, vous aviez une idée fort juste des chefs-d’œuvre que je me suis plu à réunir entre ces murs. Mais votre voyante a menti et sera châtiée d’avoir menti en tout ce qui concerne mon intimité, mes amis et les débauches auxquelles, soi-disant, eux et moi nous livrons de compagnie. Je connais Mme Rosalba et sais toujours ce qu’elle va dire. Comment ? Pourquoi ? C’est mon affaire. Elle, par contre, ignore tout de moi. Tout l’essentiel, s’entend. La vérité, monsieur, ma vérité, la tuerait, si férue qu’elle veuille bien se prétendre des plus mystérieuses sciences. Elle ne serait d’ailleurs point la seule, car, pour entendre mon secret, il faut des intelligences et des nerfs solides, un peu plus solides, par exemple, que ceux de notre bonne Patata et de ses jumeaux. Une seule fois, j’ai failli avouer. C’était au Prince de Galles. À la dernière seconde, j’ai reculé. Son Altesse aurait été prise entre l’affection que j’aime à croire qu’Elle veut bien me porter et les devoirs de sa naissance. En définitive, j’ai épargné au prince l’épreuve de ce cornélien dilemme. Sans soupçonner le mystère de ma vie, un de ces mystères qui font chavirer les esprits, bouleversent les cités, ruinent les civilisations, il continue de hanter cette maison, de s’y livrer comme par le passé aux innocentes délices de la broderie anglaise. Il vient même d’achever un grand dessus de lit dont il m’a fait présent et que je vous montrerai, plus tard. Ceci dit, puisque vous vous estimez un homme fort, monsieur, tenez-vous des deux mains à votre tabouret, car, à vous enfin, je vais tout confesser. Oubliez l’épave que j’arrachai au brouillard de la rue des Paupières-Rouges. Redevenez celui de jadis, le navigateur du sous-marin de cristal à pavois d’orgueil. Retrouvez ce bateau qui blessait les rochers. Il était à votre taille et sa transparence, sur mesure, ne craignait ni les poissons-torpilles, ni les requins à dents de scie. Bien couché tout au long de la cale, à nouveau, explorez les abîmes. Les raies donnant de leurs gueules mauves contre le navire, pour elles, invisible, feront à vos rêves une couronne d’orchidées, froides comme les mains que l’altière Yolande daigne nouer autour de votre front. Fermez les yeux, Vagualame. Des profondeurs monte une voix. La voix de Yolande. Et Yolande, c’est la femme-mystère. D’elle vous ne savez qu’un prénom. Or, un prénom, jamais n’a suffi à expliquer une femme. Tout à l’heure, rue des Paupières-Rouges, vous avez vu, de loin, venir Mimi et ses jumeaux. Mais Yolande, elle, comment a-t-elle jailli du trottoir ?...

- Jailli du trottoir ? répète Vagualame.

…Jailli comme jaillit l’iris que ses adorateurs, cent fois, que dis-je ? mille fois, des milliers et des milliers de fois, lui ont dit qu’elle était. Iris. Elle ne s’habille que de tulle noir.

Et elle explique :

- Mes joues, mes lèvres, tout mon visage, mon cou, mes bras sont blancs, blancs, blancs ; et blanche toute ma personne, plus que blanche, incolore, exsangue, sous le maquillage et la robe dont je les ai revêtus. De couleur authentique il n’y a que le gris pierre des yeux. Ma peau est lisse comme celle des plantes. Et sans chaleur aussi. Vous voulez vous rendre compte ? Touchez des doigts, des lèvres. On vous permet tous les contacts. Approchez. Viens, mon chéri. Profite de l’occasion. Tu ne rencontreras pas à tous les coins une morte qui parle et qui remue. Je t’ai promis la vérité. Je viens de te la dire. Je suis une morte. Et pas le seul être incroyable de la maison. Suis-moi, je vais te présenter au fakir, au taureau d’appartement, au rat qui pèse cinquante kilos.

D’abord le fakir. C’est ici. Ouvrons. Bonsoir, fakir. Tu le trouves un peu ratatiné pour ton goût. Dame, cinquante ans sans manger, sans boire, sans bouger. Il a fermé les poings quand il avait vingt ans. Il en a soixante-dix et ne les a jamais rouverts. Ses ongles lui ont transpercé les paumes. Eh bien, mon cher, c’est à ce père tranquille que je dois de n’être point déjà pourrie dans un cercueil. Mon corps se nourrit de son contact. Sans doute, je demeure privée de la température et des couleurs des vivants. Mais tout s’arrange. Mes bras sont célèbres, et je n’ai qu’à me peindre du haut en bas, après ma toilette. Tu te demandes comment un fakir a pu redonner parole, mouvement, intelligence à la morte que je confesse avoir été. Je n’en sais rien moi-même. Secret des Indes que l’Europe ne saurait expliquer. Le fakir était dans une riche famille de Pondichéry. Tu penses qu’il ne coûtait pas des millions à entretenir. Tout de même, ses propriétaires, soudain ruinés, s’en défirent. Un homme qui m’aimait me le rapporta. Il connaissait la manière de s’en servir, qui, d’ailleurs, est fort simple. Une application sur la peau du grand visionnaire, à volume réduit, et ce condensé des forces psychiques redonne les plus essentiels des attributs de la vie. Donc, je le promène par tout mon corps, tout mon visage. Il faut procéder à cette petite opération au moins deux fois chaque jour. En voyage, par exemple, ce n’est guère pratique. Si recroquevillé qu’il soit, le pauvre chou ne tient pas dans une simple valise. On doit le mettre aux bagages. Je lui ai fait faire une petite malle où il se trouve comme un coq en pâte. N’empêche que j’ai toujours peur qu’on me l’abîme ou me le perde. Un jour, à la gare de Florence, imagine-toi qu’on ne le retrouvait plus. Enfin, on me l’a rapporté. Juste à temps. Il est vrai, je n’ai jamais eu d’autres ennuis. Brave petit fakir. Pas coureur, pas bruyant. Et ce silence oriental. Quel camouflet au débraillé européen. Tu penses comme je remercie du fond du coeur celui qui le rapporta. C’était un Anglais d’excellente famille avec château en Écosse, villa à Beaulieu, yacht et tout le bataclan. Et des manières, mon petit. Le soir, pour le dîner, toujours en smoking ou habit, même si nous n’étions que nous deux. Pas de poil aux pattes. La peau, un velours, avec des muscles qui couraient dessous. Toutes les femmes en étaient folles. Aujourd’hui encore, je perds la tête rien qu’à me le rappeler. Imagine le coup de foudre quand je l’ai rencontré. Alors je n’avais pas besoin d’un fakir pour remuer bras et jambes. Je m’appelais Myrto-Myrta. J’avais le sang chaud. Je dansais. Pas la zigzagante, bien sûr, mais de vraies danses avec chassés-battus, déboulés. pointes et grand écart, des danses espagnoles, grecques, napolitaines, arabes, tziganes, chinoises, thibétaines, nègres, des excentriques et des à tutus. Il y en avait pour tous les goûts. La guerre interrompit mes représentations. L’Anglais, qui, afin de continuer à mener son train de vie, avait dû accepter les propositions de l’Intelligence Service, me casa dans l’espionnage. Nous avions l’un et l’autre autant d’activité que d’appétit. Servir des deux côtés à la fois était un jeu d’enfant. Pas un râtelier où nous n’ayons mangé.

À Vienne, sous les noms de Baron et

Baronne Von Veidt, nous avions nos grandes et petites entrées à la Cour. Le vieux François-Joseph, qui, malgré son âge, regardait encore beaucoup les femmes, eut pour moi tant de galants égards, que, bientôt, la ville entière prétendit que j’étais sa maîtresse. Je laissai dire. L’Empereur était fort peu exigeant. On le mettait aux anges rien qu’à lui pincer le menton en chantonnant : Je te tiens par la barbichette.

De ma plus douce main je caressais le front ridé, les célèbres favoris. Souvent aussi nous imaginions de grandes chasses à l’isard dans le Tyrol, quand la guerre serait finie. Je m’étais même déjà commandé une petite culotte courte en peau. Pour me récompenser de toutes mes gentillesses, il me racontait les secrets des Habsbourg et de l’Empire. J’en ai entendu, allez. De quoi écrire des livres et des livres. Lui, quand il m’avait ouvert tout grand son vieux coeur, il s’endormait, un sourire de bienheureux aux lèvres. Je l’aimais au fond, ce cher Franfranz. Mais vous pensez que je n’allais point perdre mon temps à m’attendrir. Tout ce qu’il me dégoisait valait son pesant d’or, et, à peine avait-il fermé l’oeil, je rentrais à la maison, où mon chéri et moi, nous nous occupions de nos rapports. Hélas, le chéri reçut de Londres l’ordre de partir pour les Indes. Moi, je devais demeurer en Autriche.

Mauvais moment à passer. Franfranz se répétait. Il avait des idées fixes. Il baissait. Il mourut. Je pris le deuil. Rien à tirer du successeur qui aimait sa légitime et n’arrêtait pas de lui faire des enfants. Ma Myrto-Myrta vend aux Viennois les plans stratégiques de Clermont-Ferrand et de Brive-la-Gaillarde, et, comme elle a de quoi se payer de petites vacances, vous prend ses cliques et ses claques. Et c’est l’Espagne et ses castagnettes, comme on dit dans la revue de Mimi. Mauvaise inspiration. L’Anglais ne reviendra pas avant des mois et des mois. Myrto-Myrta s’ennuie. À Grenade, un soir, dans les jardins de l’Alhambra, un beau garçon lui offre des oeillets. On s’embrasse. On rentre à l’hôtel. On fait l’amour. Ouf. On refait l’amour. Myrto-Myrta n’oublie pas son chéri. Mais le remplaçant ne lui déplaît guère. Il l’interroge. Elle y va de ses petites fausses confidences, si jolies, si bien empapillotées que, pour sûr, il n’y voit que du feu. Lui joue au cachottier. Elle le baptise M. Mystère. Un jour, M. Mystère doit rentrer en France. Il la supplie de le suivre. Elle accepte. Les voilà dans un grand lit de milieu, à Paris. M. Mystère raconte qu’il est né un dimanche à midi.

- Et après ? interroge Myrto-Myrta qui n’a jamais aimé les boniments à la graisse de chevaux de bois.

- Après, répond M. Mystère, voici l’après, Madame. Comme tous ceux qui sont nés un dimanche à midi, je devine, je sens, je sais ce qu’on veut me cacher.

M. Mystère contracte les mâchoires. Myrto-Myrta prend peur des petites taches jaunes soudain allumées dans ses yeux. Elle veut se lever, fuir. Mais déjà il lui a tordu les poignets, Elle crie. Il serre davantage et elle hurle. Il ricane :

- Pas besoin de vous effrayer, madame la Maîtresse de François-Joseph, la police va venir vous délivrer de moi…

Voici, en effet, les flics. On tire la femme des draps. Elle a une crise de nerfs. L’homme se lève. Il fait le malin :

- Vous avez su dissimuler, Madame, mais vous n’avez pas été la plus forte. Permettez que je me présente. Capitaine X… du deuxième bureau et chargé de remettre aux mains des autorités françaises la traîtresse qui a vendu les plans stratégiques de Clermont-Ferrand et de Brive-la-Gaillarde. Je vous remercie, Madame, d’avoir si bien su rendre agréable à l’homme l’austère mission du soldat.

Rien qu’à se rappeler la nique du capitaine et les mots dont il la narguait, la ci-devant Myrto-Myrta, Yolande, aujourd’hui encore, s’exaspère. Elle prend Vagualame à témoin.

- Avez-vous jamais vu pareil soudard ? Et qui aurait pu deviner sous le masque du gosse bien balancé le vrai visage de M. Mystère ? J’avais beau m’y connaître en espions, j’étais faite. M. Mystère m’accompagna jusqu’à Saint-Lazare, où ma seule vengeance fut de lui cracher au visage, en guise d’adieu. Ma colère ainsi apaisée je décidai d’accepter sans broncher toutes les épreuves à venir, me disant : " J’ai joué, j’ai perdu ". Donc, ce fut partout le même et impassible visage, dans mon cachot, chez le juge d’instruction, au conseil de guerre, lorsqu’on lut la sentence qui me condamnait à la peine capitale. Mon avocat avait écrit aux Indes, et juste la veille du jour que je devais être exécutée, j’apprends que mon chéri, demain, sera de retour, avec un fakir dernier cri et la manière de s’en servir. Il parait que je suis sauvée. Je danse. Je chante. Les bonnes soeurs me croient folle. Qu’elles aillent au diable ! Je ne ferme pas l’oeil de la nuit. Enfin voici l’aube expiatoire, comme dit le ratichon qui s’amène dès potron-minet. Mais à la porte le bonhomme noir ! J’aime mieux le traditionnel verre de rhum que son De profundis. Je me fais belle. À me voir, on croirait que je vais à une messe de mariage. Robe de soie noire à grand jabot plissé, souliers vernis. Bas à jours, comme c’était la mode alors. Sur les épaules un renard argenté. Chapeau monumental de velours aubergine, avec grande plume du même ton. Quelques bijoux. Ni diamants, ni rubis. Rien que des perles, un saphir à l’annulaire gauche, mon sautoir de Lalique or et cristal, terminé par le face-à-main. On vient me chercher. Une seconde, s’il vous plaît. Un petit nuage de poudre et je suis prête. Les prisons de la troisième république manquent de miroir… Voilà. Ne vous impatientez donc pas. On y va. On y va.

Le terrain d’exécution. Je descends du fourgon automobile qui m’y a conduite. Mon défenseur m’offre le bras. Nous marchons entre deux haies de soldats casqués, armés. Grâce au face-à-main qui me donne une contenance, et à la plume d’autruche aubergine, j’ai l’air d’une reine qui passe la revue de ses troupes. Nous arrivons au poteau : on m’attache. Les maladroits ont froissé ma robe. Tant pis. Elle en verra d’autres. Je ne veux pas quitter mon chapeau. Je refuse de me laisser bander les yeux. Mon avocat me baise la main. Le commandant du peloton est si troublé que je crie moi-même : " Feu ! " On tire. Je tombe, Je suis morte.

Ma résurrection.

Mon corps a été réclamé, soi-disant par ma famille. En vérité, on m’a transportée chez mon chéri. Mes yeux viennent de se rouvrir et voient l’incomparable amant qui promène le fakir sur mon cadavre nu. Ce contact cicatrise les blessures et réveille les sens. L’avocat est à mon chevet. Il me présente un petit vieux bien propre, médecin spirite, de ses amis, venu surveiller l’opération que cet amour d’Anglais tenait à exécuter de ses propres mains. Le médecin spirite est tout joyeux car il paraît que j’ai à la minute, retrouvé mon aura. Bientôt, je pourrai gambader, rire, aimer. Toutefois je n’aurai plus jamais ni température, ni couleur. Il faut m’y résigner. C’était prévu. Et mon défenseur qui n’oublie jamais rien m’offre une boîte de maquillage. Mon chéri entonne le God save the king et me fakirise de toutes ses forces. Le travail achevé, l’avocat et le docteur s’en vont. Mon chéri pose le magot sur le bord de la table, et vite, en deux temps, deux mouvements, se déshabille. Vlan, le veston dans un coin, les bretelles dans un autre. Tout valse : gilet, pantalon, chemise, chaussures, cravate. Cette belle viande d’homme rose est plus que jamais affolante comparée au parchemin tendu sur les os du ratatiné.

- À votre bonne santé, fakir. On va y aller d’un bon petit zig-zig. Et vous n’aurez pas à vous plaindre, avec un aussi joli couple à vos pieds, lui, vicieux comme un Anglais, elle, qu’il caresse en l’appelant " son chère petite morte parlante et remuante ", pâmée, la grande amoureuse. Ils s’étreignent à s’en faire craquer la carcasse.

Malheur à eux !

Myrto-Myrta oublie qu’elle n’est pas plus chaude que glace. Un buveur de whisky à se frotter contre une banquise, à se coucher à plat ventre sur un iceberg, s’y rouler, risque fort une congestion. Que ne s’en est-elle souvenue, alors qu’elle rêvait, neige, de se laisser fondre entre les bras, entre les jambes d’un volcan. Lui, soudain, flamboya, rouge, bleu, vert, violet, noir, et après ce spasme arc-en-ciel, devint blanc et froid, aussi blanc, aussi froid qu’elle. Il ne bougeait plus. Donc il était mort. Myrto-Myrta prit le fakir, le promena par tout son corps, ainsi qu’elle l’avait vu faire pour soi. Ouitche ! Sa résurrection avait vidé le sacré petit bonhomme. Et elle, qui aurait tant voulu, à son tour, sauver son sauveur ! Le temps que le fakir se recharge, son chéri serait trop définitivement mort pour qu’il puisse jamais lui être rendu. Et puis elle-même devra, d’ici moins de douze heures, être refakirisée. Certes elle passerait bien son tour, mais si le sacrifice, par miracle, n’était pas inutile, d’une vie dont elle se serait privée, en renonçant à sa propre et indispensable pitance de forces psychiques, n’aurait que faire le tendre Anglo-Saxon qui n’a jamais cessé de jurer que, sans sa Myrto-Myrta, l’existence lui apparaissait le pire des maux.

Elle ne sait où donner de la tête. Elle crie, elle hurle. Et le fakir qui ne grouille pas. Prières, injures, gifles, sanglots, menaces. Rien n’y fait. Il ne remue ni pied ni patte. Volontiers, Yolande le jetterait par la fenêtre. Mais elle n’a pas de temps à perdre. Elle remet le ratatiné sur la table, téléphone à l’avocat. Il arrive avec le médecin spirite qui ne peut que constater le décès de l’Anglais.

On se hâte d’habiller, de peindre Myrto-Myrta qui part, avec sous son bras, le fakir enveloppé dans des journaux.

C’est une autre vie qui commence.

Pendant qu’on fusillait Myrto-Myrta, pour passer le temps l’Anglais avait eu l’excellente idée d’aller toucher le gros chèque, prix de ses services en Autriche et aux Indes. Donc la ressuscitée, qui a pris son portefeuille et quelques mèches de ses cheveux, en guise de souvenirs, a de l’argent. Et d’une. Elle a besoin d’un nouvel état civil, et s’appellera, dorénavant, Yolande de Scabieuse. Et de deux. Bientôt, parce que Scabieuse prête aux sobriquets et que les échotiers l’ont surnommée la Scabreuse, elle sera Yolande tout court. Elle a le culte de la famille, de l’amitié et s’arrange à renouer avec tous ceux qui furent chers à Myrto-Myrta, qu’ils pensent morte et ne reconnaîtront point. D’abord, le Prince de Galles. Les Anglais ne posent jamais de questions indiscrètes. Et puis l’héritier ne va pas chercher midi à quatorze heures et n’écouterait même pas l’incroyable histoire. Quant à la Patata qui fut liée, dès l’enfance, avec Myrto-Myrta, comme il y a eu très souvent rivalité entre les deux dames, depuis qu’elle la croit enterrée elle se venge. Et souvent Yolande doit subir un flot de calomnies, dont elle ne peut même pas interrompre le cours. Elle écoute, les dents serrées, ne souffle mot mais n’en pense pas moins :

" Quelle grande lâche, cette Patata. Un jour ou l’autre elle verra ce qu’il en coûte de s’attaquer à la mémoire d’une disparue. Répands ton fiel, ma jolie. Yolande te rattrapera au tournant "

L’extralucide Rosalba ne se doute de rien, non plus que la sœur de la ci-devant Myrto-Myrta, son beau-frère, sa nièce. La nièce, le beau-frère et surtout la sœur, sa jumelle, si la ressuscitée avait, dans son récit, été fidèle à l’ordre chronologique, M. Vagualame connaîtrait déjà toute cette petite famille. Mais on a beau avoir la tête solide, tant de drames finissent toujours par vous la mettre à l’envers et notre Yolande a tout simplement attelé le sapin avant le canasson, comme disait son père, cocher, mais d’intelligence assez rigoureuse, d’esprit assez réaliste, pour corriger, en l’adaptant aux nécessites citadines, le vieux cliché agricole des bœufs et de la charrue.

Avant Myrto-Myrta – déjà un pseudonyme – il y avait une charmante enfant, Camille, de son nom de baptême. Pauline était la jumelle de Camille. État civil un peu cornélien, sans doute, mais que la suite fatale des choses devait se plaire à justifier, quoique le père, qui ne destinait ses petites ni à des traîneurs de sabre du modèle Horace, Curiace, ni à des buveurs d’eau bénite à la Polyeucte, n’eût jamais entendu signifier ainsi qu’elles pussent connaître le tragique et grandiose destin des amantes écartelées, comme, par exemple, ce fut le cas pour la narratrice, le jour que, nue, échevelée, en larmes. elle courut du fakir épuisé à l’Anglais déjà froid et de l’Anglais au fakir, sans trouver la solution satisfaisante pour la bonne raison qu’il n’y avait pas, qu’il ne pouvait y avoir de solution satisfaisante.

Le cocher, par légitime orgueil professionnel, avait appelé " Urbaine " sa première-née morte en bas âge. Pour les suivantes, il avait donc décidé qu’elles seraient Camille et Pauline, puisque, après l’Urbaine, les deux plus fameuses Compagnies de fiacres étaient, l’une, la Camille, l’autre, la Pauline.

Le cocher et les siens habitaient Picpus, ce dont le sort tira prétexte pour la tragédie, qui, par le trépas de l’un d’eux, métamorphosa la vie des autres.

À l’école, on taquinait les petites :

- Tiens, voilà les celles qui piquent les puces.

Dans la rue, les garçons tiraient leurs nattes en chantant :

 

Pique puce

Mes pucelles

Mon prépuce

À du sel

Pour la celle

Sans puce.

À cause du sel, les naïves croient que prépuce est un mot distingué pour dire : épicier. Un après-midi, que sa mère l’a envoyée acheter deux sous de moutarde, la future amie du Prince de Galles, déjà éprise de pompe et de mystérieuses formules, après avoir tiré sa révérence au commis qui l’a servie, très grande dame : " Au revoir et merci, prépuce. " Le commis aime la gaudriole. Il lui offre trois bonbons acidulés, un rouge, un jaune, un vert, pour que trois fois elle répète :

" Merci, prépuce. " La caissière a surveillé le manège, tendu l’oreille. On vient justement de circoncire son fils. un gamin de dix ans, rapport à de vilaines habitudes, et, dans son dictionnaire à sensualités, prépuce signifie vice puéril. Elle sort de sa boîte le porte-plume pique à même un majestueux faux chignon.

- Prenez-vous l’épicerie pour une maison à gros numéro, Augusse ?

- La paix, vieille chouette.

- Mal poli ! Et toi, petite saleté. dépêche-toi de déguerpir. Malheur ! Ça n’a pas fini sa croissance et ça fait déjà sa traînée.

Arrive le père, très olympien sur son fiacre.

Camille hurle :

- Papa, papa, elle m’a appelée traînée.

Un fouet claque.

- Vous voulez danser, mère grinchue ?

L’additionneuse se trouve mal. Rassemblement. Le pharmacien du coin apporte de l’eau de mélisse. Un sergent de ville prend à partie le cocher descendu de son siège et jure qu’il saura bien malgré sa résistance, le conduire jusqu’au poste. Bagarre. Un chapeau haut de forme en cuir bouilli roule dans le ruisseau et celui qui engendra tombe si malencontreusement que son crâne s’en vient donner et se fendre contre la bordure du trottoir.

Transporté à l’hôpital, il meurt le lendemain.

La veuve vend le fiacre, s’achète un corset rose, des pantalons festonnés, douze chemises à faveurs et se met en ménage avec un Napolitain, vrai matou, qui vaut cent fois, au moins, le cocher, pour l’amour. Mais, à peine a-t-elle tourné le dos, l’Italien, en vitesse, viole les jumelles qui demandent " encore, encore ". L’Italien va répondre dignement au chœur des deux insatiables. Mais rentre, à cette minute, la veuve, qui pense fort judicieusement qu’un homme n’est pas un fruit à côtes, comme le melon, fait, d’après Bernardin de Saint-Pierre, pour être mangé en famille.

- Et s’il te plaît, macaroni, qui donc a les clefs de l’armoire à glace, où sont cachés les sous ? Il reste trois quarts de bagnole et de canasson à boulotter. Alors il faut choisir. La veuve aime la bagatelle, bien sûr, mais elle n’est pas gnole à permettre qu’on la marloute, et qu’on se paie sa bobine par-dessus le marché. Attends un peu, zigoto. La veuve sait nager. Et puis elle a des avantages qui se posent là. Hier, dans l’omnibus Madeleine-Bastille, un gandin à moustaches blondes, souliers vernis, col empesé, a été bien content de la pincer. À preuve qu’elle a encore un bleu sur la fesse droite. Donc, tu peux penser qu’elle ne serait point dans l’embarras pour trouver un autre homme, avec cette croupe et ces bras costauds qui serrent très fort les beaux gosses, mais de taille, attention, grand flandrin, à flanquer une bonne ratatouille aux sales frappes qui lui manqueront de respect. Ce n’est pas tout. On te sait porté sur le zigouigoui. Tu aimes les trous à croire. que tu as eu une grand-mère taupe. Donc certain que tu n’as pas oublié la belle surprise, la première fois que tu as exploré la veuve. Vois. Tu te lèches les babines, rien qu’à te rappeler qu’elle l’a en casse-noisettes. Pas besoin d’en dire davantage. On se comprend. Quand tu t’es bien esbigné, macaroni, ta bouche sur sa bouche, et ce qui te gonfle au bas-ventre dans ce qui se creuse entre ses jambes, tous les deux à poil, le petit muscle au fin fond du fin fond, qu’elle fait jouer à volonté, bigne, il n’en faut pas plus pour que tu te croies au beau milieu du paradis. Voilà de la belle ouvrage, et qui te met jusqu’aux doigts de pied en éventail. Essaie donc de demander de ces trucs à une jeunesse anémique. Les jumelles, par exemple, c’est d’un fadasse. Si tu y tiens, tu peux toujours les emmener. Mais on t’aura prévenu. Elles ont leurs liquettes et leurs frusques. Pas un radis. Et trop mômes pour faire le trottoir. Comme tu n’as jamais eu, toi, d’autre métier que celui de te promener et d’offrir des statuettes en plâtre aux passants vous ne ferez pas florès, à vous trois. La veuve ne te l’envoie pas dire.

Elle a un gentil petit saint-frusquin et sait fort bien qu’elle joue sur le velours. Tu n’as donc plus qu’à lui demander pardon, l’embrasser, la bichonner. Tu n’es guère à plaindre, beau ténébreux. Vous vous enlacez, vous chavirez et déjà le lit se creuse sous votre étreinte. Quelle fricassée de cuisses ! Les jumelles en pleurent de rage. Vengée, leur mère se délecte d’une victoire aussi douce à son coeur qu’à la caresse de ses doigts, les cheveux frisés, les lèvres, les longs cils battants et surtout, très bas, protégé par la douce peau du cou, un chignon de muscles.

Pardonné, le Napolitain se relève, va remettre de l’ordre dans son vêtement quelque peu dérangé par les exploits qui l’ont réhabilité. Il revient avec sa mandoline et chante " O sole mio ". Alors, sous le corsage que ragrafe la mieux satisfaite des veuves qui rôtissent le balai, un paon blanc fait la roue. De son corps, figuré par le nombril, s’épanouit, étincelle un demi-cercle de givre et de glace. Quant aux jumelles, impossible qu’elles-mêmes ne s’émeuvent aussi à ces ténorinades d’une bouche en cul-de-poule, œufs dont se cassent les coquilles pour de fragiles naissances d’oiseaux couleur d’aquarelle, qui, bien sûr, ne sont pas les hirondelles des simples beaux jours fredonnant :

Sur votre sein, la belle

J’irai me reposer,

mais, frères aériens des poissons japonais, légère troupe qui voltige attendrie parmi le ciel de deux fois deux yeux. Or, à se pencher au bord des paupières, pris de vertige, ces transparents colibris tombent, et, dans leur chute, fondent de peur.

Autrement dit, voilà nos jumelles en larmes.

Leur mère, qui ne saurait support er qu’on lui gâte un si pur plaisir, gronde :

- Grandes dindes, au lieu de nous ennuyer avec vos jérémiades, vous auriez mieux fait de surveiller vos pucelages…

Prépuce, pucelage, une même et unique famille où tout le monde se chatouille sous les aisselles et la plante des pieds. Camille rit. C’est nerveux. Elle saute sur sa chaise. La danse de Saint-Guy en chair et en os. L’Italien croit qu’elle se moque et jette la mandoline par la fenêtre. Cette vie ne peut plus durer. Camille et Pauline iront vivre avec leur marraine, la cousine Rachel, dont la roulotte a place d’honneur dans toutes les foires parisiennes.

C’est alors que la future Yolande commence à prendre le goût des grandeurs et à rêver de vie en beauté. L’y incitent les lieux mêmes du campement, et surtout la très flamboyante personne de sa marraine.

Avec son immense chapeau de feutre beige relevé à droite d’un cabochon façon améthyste et fer forgé, ombragé d’une plume azur qui fait le tour de la coiffe, tombe en cascade par-derrière et lui bat les fesses, avec son casaquin de velours vert et la longue jupe à traîne taillée dans la robe d’astrologue de son défunt (semis d’étoiles d’or, sur fond rouge), avec sa cravache, ses gros colliers et bracelets de zinc, son maquillage arrogant et les bottes russes, cuir violet soutaché d’argent, qu’elle découvre lorsqu’elle relève d’une main gantée à crispin son cotillon, Rachel vous a des faux airs de Mlle de Montpensier. Dans la satinette d’un vieil édredon et l’andrinople de rideaux désaffectés, elle a trouvé de quoi tailler des costumes de pages pour ses filleules, et, à huit heures, tous les soirs de la semaine, au début de l’après-midi le dimanche et le jeudi, en grande pompe, on descend les quatre marches qui mènent de la roulotte au trottoir. Les pages arrangent une haute table de peluche grenat, tandis que la simili Montpensier va, vient, amazone diabolique et déchue, mais qui espère l’étalon aux naseaux de cauchemar et sabots de feu, à jaillir soudain d’entre les pavés.

Et pourquoi pas ?

Feu l’astrologue, à force de regarder la grande ourse, avait bien fini par y lire qu’on revient plusieurs fois sur la terre. Lui, à l’avant-dernier tour, il avait été Napoléon, pas celui de 70, non, mais le grand, le vrai, le seul, qui allait en Russie pedibus cum jambis, avec toute une armée, histoire de se dérouiller les jarrets, et n’eut tort qu’une seule fois dans sa vie, en quittant, après des années et des années, sa bonne vieille Joséphine, pour faire un gosse à la demoiselle de l’Empereur d’Autriche. Rachel, sans avoir jamais connu pareil éclat, tout de même, à la précédente tournée, avait été une femme dont elle ne se rappelle plus le nom pourtant célèbre et qui tenait le milieu entre Cléo de Mérode et la reine Amélie de Portugal. Et c’est pourquoi elle porte, aujourd’hui, tant d’astres à sa robe. Mais la pluie déteint, la poussière éraille, le temps ternit les plus constellées des soies, et le coursier digne de ses chimériques atours ne vient pas souvent au rendez-vous. Elle doit, encore, toujours, remettre la merveilleuse et infernale chevauchée, se résigner à la table de peluche grenat, puisque les nécessités de l’existence l’ont faite dompteuse de puces.

Or, voici justement les jumelles-pages qui apportent les fauves minuscules dans des cages à leur échelle : " Approchez, Messieurs, Mesdames, et vous aussi, militaires et bonnes d’enfants. Des puces, oui, des puces, de simples puces, vont danser, jouer du violon, tirer des brouettes, faire le ménage, monter en voiture. Aussi intelligentes que l’architecte qui a construit la tour Eiffel, gaies comme pinsons, jolies comme des cœurs. Approchez donc, Messieurs, Mesdames, et vous aussi, militaires et bonnes d’enfants… "

Tandis que Rachel scande son boniment à coups de cravache sur le sol, Camille fredonne tout bas, rien que pour soi, la chanson des tireurs de nattes :

 

Pique puce

Mes pucelles

Mon prépuce

À du sel

Pour la celle

Sans puce.

 

Elle s’effraie, rien qu’à prononcer le mot prépuce depuis que, par la plus maléfique magie des syllabes satinées, son cocher de père s’est fracassé le crâne contre une bordure de trottoir. Mais la nuit, quand Rachel dort, elle se lève, pour aller, en cachette, au cri de pique-puce, chatouiller avec une pointe d’aiguille ou d’épingle la ménagerie de sa marraine.

Elle s’en donne avant, pendant, après, car, recouchée, rendormie, elle savoure un songe qui, mêlant peur et remords, est meilleur que le citron pour qui aime à grincer des dents.

Rachel, plus charlatane que jamais, a frotté une allumette au dos de sa main et toute la foire s’illumine du feu de sa vengeance. Dans son rêve, la coupable se voit soudain métamorphosée en femme de cire, allongée sur un lit de velours violet à l’entrée du Musée Dupuytren, le torse très délicatement nu. Mais deux paires de seins, l’une sous l’autre. La veuve, l’Italien, tous ceux de Picpus défilent. Quand tout le monde est parti, une affreuse bergère, de cire elle aussi, grand chapeau de jardin qui danse au vent, une paire de lunettes d’écaille sur son museau pointu de renard, corsage à falbalas, mais sans rien de la ceinture aux pieds, ce qui d’ailleurs ne fait pas des mètres et des mètres, car l’aimable monstresse, dépourvue de jambes, a les chevilles soudées aux cuisses, mène, un livre anglais à la main, paître les troupeaux des manèges. Cette affreuse bergère, une grande voyageuse qui a l’expérience des êtres et des choses et sait que les chevaux de bois ne se nourrissent pas d’herbe, approche du cercueil vitré où repose la belle aux quatre seins, et d’un coup de sa tête incassable, fait voler en éclats le verre protecteur. Alors le bétail verni se précipite, déchiquète ce corps de douce paraffine, s’enivre de son sang plus et mieux parfumé qu’eau dentifrice, et, bien qu’on soit en plein noir, un soleil subit éclate, astre et nuage à la fois, puisque son feu soudain métamorphosé en grêle de poignards, les plus inexorables lames flamboient et convergent jusqu’à la cible de velours violet, dont le lambeau misérable et sanglant, bientôt dans la nuit éteinte, vide, sera, de l’univers entier l’unique, l’ultime vestige.

 

 

Chaque matin, la dompteuse trouve des cadavres, des estropiées. Les survivantes, accablées par les deuils et les pressentiments, perdent toute verve, tout entrain. Un soir, la dernière rescapée du corps de ballet, à elle seule essaie encore une danse, Rachel a beau lui chantonner Coppélia, son air favori, la pauvre n’a plus de coeur aux jambes. Elle sait qu’elle sera morte à l’aube prochaine, assassinée par une main, pour tous (sauf Camille, bien entendu) mystérieuse. Et Rachel, en signe d’affliction, se dépouillera de la robe aux étoiles. Le feutre grande mademoiselle, les bottes russes et le casaquin vert sont remplacés par une méchante jupe, un caraco noir et une mantille. Les jumelles de reprendre aussi les nippes de leur vie antérieure. La marraine et ses filleules, trois pauvresses, s’en vont demander secours à la veuve.

- La veuve ! se récrie la concierge. Mais vous n’y êtes plus. La veuve, elle est loin si elle court toujours. Elle a changé de manières, de quartier et même de nom.

- Elle a épousé son macaroni, suppose Rachel.

- Épouse ? Madame veut rire. On se moque des maires et des curés. La veuve maintenant s’appelle Mme Dante. Pourquoi ? Allez lui demander. Voici sa nouvelle adresse, aux Batignolles.

Aux Batignolles, sur une porte, à l’adresse indiquée se trouve effectivement une carte de visite qui annonce :

 

Mme DANTE

PREDIT L’AVENIR

 

Quelle chance ! elle va nous dire la bonne aventure, se réjouit la chimérique Rachel.

La ci-devant veuve, Mme Dante soi-même, vient ouvrir, et sans avoir pris le temps d’un bonjour :

- Vous ne m’auriez pas reconnue, hein ? Ne me regardez pas avec cette insistance, les jumelles. Et toi, cousine, tu n’en reviens pas non plus. C’est le pif. Je l’avais à la retroussette. Il ne pleuvra plus dedans. C’est la faute au sacré Italien. Quand il a eu mangé mes marchepieds et jusqu’à la dernière dent de Cocotte, il se mit à me battre, tant et si bien que me voila cabossée pour ma vie durant. Lui, un jour qu’il était de bonne humeur, m’a montré une de ses statues.

- Ton portrait qu’il me dit.

- Quoi, cette vieille qui pourrait se gratter le nez avec le menton ?

- Un peu de politesse, s’il te plaît. Il ne s’agit pas d’une vieille femme mais du plus grand poète de ma chère Italie, Dante. Depuis que je t’ai si bien cassé le nez, on te prendrait pour sa fille, et tu peux me remercier de t’avoir arrangé le portrait, Mme Dante. Mieux vaut être Mme Dante que la veuve n’importe quoi.

Comme le macaroni ne vendait guère de ses bonshommes en plâtre par les rues, il décida Mme Dante à quitter Picpus, quartier de malheur. Elle a donc loué ici, aux Batignolles, acheté des tarots, appris à faire les cartes. Pas difficile à prédire le futur…

- Tu veux connaître le tien, Rachel ? Pour toi, ce sera gratis. Tu es la dame de trèfle. Je te sors. Coupe le paquet de la main gauche. Puis choisis une carte. Tu la mets au-dessus. Une autre à droite. Encore une à gauche. Une dernière, dessous. Ce qui te domine : valet de trèfle, le mystère. Ce dont tu es sûre : huit de carreau, petit voyage. Ce que tu redoutes : as de pique, épine dans le coeur. Ce que tu foules aux pieds : sept de pique, tes ennuis. Couvre l’as de pique. Deux cartes. Parfait. Valet de pique : on t’a trahie, ma Rachel, mais finalement dix de coeur. Tu peux être contente. Joie, joie, joie. Sur toute la ligne. Ton malheur fera ton bonheur. Tiens, choisis encore une carte, pour mettre sur le sept de pique : as de coeur. Tu triomphes, ma Rachel, tu triomphes.

Rachel exulte :

Valet de trèfle, le mystère. Huit de carreau, petit voyage, On ne saurait mieux dire. La foire de Neuilly commence la semaine prochaine. Je suis à la Nation, pour l’instant. Donc. je traverse Paris avec la roulotte. L’épine dans le coeur, c’est mes puces qui sont mortes. La trahison, encore mes puces qu’on m’a assassinées. Mais j’ai de l’énergie. Mon malheur, je m’assied dessus. Je le foule aux pieds, et ainsi j’en triomphe.

- Et tu oublies le dix de coeur, ingrate. Puisque tes, puces sont mortes, je vais t’expliquer le mystère, Valet de trèfle, qui te domine. Toi aussi tu vas devenir cartomancienne.

Tu suivras toujours les foires (huit de carreau, petit voyage). Mais la jupe rouge avec des étoiles d’or, le casaquin vert, le grand feutre, l’amazone bleu ciel, tout ce harnachement qui te sied à merveille, il ira bien mieux, conviens-en, à une voyante qu’à une dompteuse de puces. Va, cousine. Moi, je reprends mes filles. Ce macaroni de malheur m’a abandonnée, la semaine dernière, pour une vieille richarde. Je ne suis plus amante, je ne suis plus femme, je redeviens mère.

 

Donc Rachel dit l’avenir dans les foires, et Mme Dante aux Batignolles. Cette dernière, tous les matins, va cueillir du lierre au parc Monceau, pour des couronnes qu’elle dispose autour d’un serre-tête très ajusté sur le front, la nuque, les oreilles. L’Italien lui a laissé un buste de son poète national. Elle l’a mis sur la cheminée de son cabinet de consultation, et, avant de commencer à prédire, jamais ne manque de présenter aux clients :

- Le poète Dante, mon grand-père.

À la mort, d’ailleurs prématurée, de Mme Dante, Rachel vend la roulotte et prend sa succession. C’est elle-même qui, sous le nom de Mme de Rosalba, eut à charge de secouer M. Vagualame, et de lui promettre, pour le venger de l’indécise grisaille du jour, une femme rousse et un enfant bleu.

 

Revenues chez leur mère, les jumelles commencèrent leurs classes de danse à l’Opéra. Identiques de taille et de traits, elles n’en étaient pas moins fort dissemblables quant à l’expression, au maintien : Pauline sentimentale et douce, Camille avec de la diablerie pour deux, et qui, n’ayant plus de puces à piquer, demeurait cependant fidèle au principe de sa suppliciante perversion, c’est-à-dire mordait les chiens, griffait les chats et rêvait de faire attraper un rhume de cerveau ou un mal de gorge aux courants d’air eux-mêmes. Mimi Patata, dans ces temps, apprenait aussi le chassé-battu. Déjà éprise du chiffre deux, elle s’amouracha des jumelles. On ne se quitte plus. Si bien qu’on fut surnommé les Trois Grâces : Pauline, la grâce tendre ; Camille, la grâce cruelle ; Patata, la grâce parisienne.

À cette époque, le grand Behanzin d’Abyssinie vint à Paris. Les trois grâces dansèrent à l’Élysée. Behanzin n’eut d’yeux que pour la grâce cruelle. Alors commença la brillante et tragique destinée de Myrto-Myrta. La grâce parisienne entra dans la troupe des femmes nues aux Folies-Bergère, où, de grade en grade, elle obtint le bâton de maréchal. Quant à la grâce douce, sa marraine Rachel-Rosalba, qui s’était fait des relations aux Batignolles et connaissait un architecte, réussit à la marier avec ce constructeur, qui se prenait pour Solness et imaginait de curieuses bâtisses obstinées à ne pas tenir debout. Tombé avec un sixième étage, un jour, il se tua net. Veuve et enceinte, Pauline, fidèle au goût de son mari, pour les symboles nordiques, broda tout Ibsen sur les bavoirs de l’enfant posthume, petite fille qu’on baptisa très simplement : Dame de la Mer.

Pauline prétend que sa fille a la plus belle des chevelures fauves. Elle est, en vérité, carotte. Ce qui, d’ailleurs, n’empêche point la vieille Rosalba, sa grand-tante, de l’adorer, et de toujours prédire à ses clients, lorsqu’elle veut leur faire honneur, quasi inconsciemment, qu’ils épouseront la Rouquine.

Singulière faiblesse pour une voyante, mais qui n’étonnera plus, lorsqu’on saura qu’elle ne reconnut point Myrto-Myrta ressuscitée, Yolande venue la consulter. La jalousie que l’ancienne dompteuse de puces a toujours vouée aux femmes, seule, parla. Elle exècre la mystérieuse, froide et fatale beauté, ne manque jamais d’en dire des horreurs, comme si elle tenait à venger, après des années, sa chère petite ménagerie, assassinée au cri de Pique-Puce.

Yolande a revu Pauline, qui, elle non plus, n’a rien soupçonné, à Berlin où elle vit avec Dame de la Mer, depuis son remariage avec un très célèbre chirurgien de la face.

 

 

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© Mélusine 2007