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L’Universel Reportage, Papiers réunis par Myriam Boucharenc, Mélusine, n° XXV, Cahiers du Centre de Recherche sur le Surréalisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2005. Un vol. 15,5 x 22, 5 de 304 pages.

  Compte rendu par Gérard FARASSE[1]

 

On ne se livre pas « impunément, à une des activités les plus périlleuses qui soient, l’activité journalistique », fulmine André Breton, dans le Second Manifeste, à l’encontre de Robert Desnos. À s’approcher de trop près de la grande presse, on court le risque d’être contaminé par son impureté et de se dévoyer. Entre l’écriture automatique et l’universel reportage, quoi de commun en effet ? Voilà, d’un côté, l’avant-garde, soucieuse de rompre avec le passé et de changer les façons de se figurer le monde et voilà, de l’autre, la grande presse, machine à décerveler à la botte de la société marchande, qui adopte les moules figés de l’académisme. Au-delà de ces idées générales, ne convenait-il pas, pourtant, d’entrer dans le détail de ces relations de répulsion et d’attraction  – de fascination pour le dire d’un mot – que le surréalisme a entretenu avec le journalisme, en sorte d’en proposer une plus fine approche ? C’est ce qu’a entrepris Myriam Boucharenc en réunissant les études de ce très substantiel numéro de Mélusine. Nulle plus qu’elle, sans doute, à la fois auteur d’un bel essai sur Philippe Soupault (L’Échec et son double, Champion, 1997) et d’un autre sur L’Écrivain-reporter au cœur des années trente (Presses du Septentrion, 2004), n’était mieux à même de mener à bien cette tâche.

Quelques études d’ensemble ouvrent le numéro sur la « sortie des médiums » et l’« entrée des médias » (Daniel Bougnoux), la sociologie du surréaliste journaliste (Norbert Bandier), « La presse dans les premiers livres de Breton » (Patrick Suter), La Révolution surréaliste (Nicolas Surlapierre); un deuxième volet examine les relations des surréalistes avec certains organes de presse : Paris-Journal (Nathalie Limat-Letellier), Combats et Arts (Gérard Roche), la presse de gauche (à propos des surréalistes de Bruxelles, Estrella De La Torre Gimenez) ; la troisième et dernière partie brosse le portrait de certains surréalistes-journalistes, qu’ils l’aient été à l’occasion ou plus durablement : Roger Vailland (Christian Pietr), Raymond Roussel (Pierre Bazantay), Roger Vitrac (Henri Béhar), Aragon (Maryse Vassevière), Philippe Soupault (Myriam Boucharenc), Andréas Embiricos (Ionna Papaspyridou), Georges Henein (Marc Kober) ; une étude sur Denise Bellon et ses photo-reportages referme l’ensemble (Alain Mascarou) : il eût été dommage, en effet, que la photographie, présente dans Nadja comme dans les grands reportages, ait été exclue de cette réflexion. 

Avec la grande presse, le surréalisme partage le goût du jour, de l’immédiat, du document, de l’insolite : la presse va à la rencontre. Le merveilleux quotidien archive tout ce qui relève de la « mythologie moderne » chère à l’auteur du Paysan de Paris. Le surréalisme a su, pour sa part, faire sa réclame et s’en servir comme d’une caisse de résonance. La vocation du manifeste, avec ses formules-choc, ses prises à partie et ses jugements tranchés, si caractéristiques de la presse de l’époque, n’est-elle pas de s’afficher dans cette dernière ? Qu’il l’abomine ou non, le surréalisme tient compte de son existence et s’en trouve imprégné, comme son lecteur. Le journal, soumis à la critique poétique qui le subvertit, devient une matière d’art. Le surréaliste exploite telle bribe d’article, compose des poèmes à partir des titres de la presse qu’il découpe et colle, joue de sa variété typographique et de ses procédés de mise en page. Fort à propos, la couverture de ce numéro de Mélusine fait écho à cette mise en pièces de la presse en proposant à nos yeux un collage de fragments de journaux, qui fait se lever, derrière cette information si ordinaire – « Revue mensuelle » –, une « Ève mensuelle », combien plus grisante !

Derrière chaque surréaliste, il semble bien qu’il ait eu un journaliste, fût-il demeuré en sommeil. Écrivain hybride, il écrit à la fois de la main gauche et de la main droite, soit par goût du réel, soit parce qu’il faut bien vivre. Chacun a sa manière de faire cohabiter en lui le poète et le pigiste, l’avant-garde et la culture de masse. Il serait étonnant, pour le moins, que ces deux pratiques restassent étrangères l’une à l’autre. Ce sont, bien plutôt, comme on le constate, des vases communicants : avec des modalités diverses, l’expérience surréaliste nourrit l’écriture de presse comme l’écriture de presse nourrit, en retour, l’expérience surréaliste. Si Maryse Vassevière intitule son étude « Aragon journaliste à L’Humanité : du reportage à l’écriture », Myriam Boucharenc donne pour titre à la sienne « Soupault à Excelsior : du roman au reportage ». Entre document et fiction, l’écriture va et vient. Outre l’intérêt que présente ce numéro quant à l’étude des formes littéraires, de leur formation et de leur déformation, il offre l’avantage de nous montrer aussi l’écrivain surréaliste plongé dans la vie de son époque, en contact avec ses journaux, aux prises avec les difficultés ordinaires de l’existence. L’artiste est un homme réel.

On trouvera dans cette livraison bien des informations inédites sur des articles de presse jamais encore rassemblés en volume. On est heureux d’avoir à sa disposition des documents comme ces extraits de Paris-Journal (p. 81-86), ces reproductions d’Excelsior (p. 171-172 et p. 175-176), ou cette  chronique de Roger Vitrac publiée dans Visages du monde : « Deux heures du matin aux Halles » (p. 143-145). Sans doute, dira-t-on, nous éloignons nous du centre vif du surréalisme en examinant cette frontière incertaine, ce lieu de passage de l’un à l’autre, ce no man’s land de textes de transit au statut incertain, articles d’écrivains et qui plus est surréalistes ; mais n’est-ce pas en observant ces marges où il semble se défaire qu’on a le plus de chance de renouveler la compréhension de ce qui fut son cœur ? N’est-ce pas au moment même où il semble se dénaturer qu’on a le plus de chance d’en saisir l’esprit ? Saurait-on qui est Mélusine si on ne l’avait pas vue, ce terrible samedi, se transformer en serpent ? Quoi qu’il en soit, tous les amateurs de surréalisme et les curieux de journalisme se réjouiront de cette publication.


 


[1]. Note de lecture parue dans la Revue des Sciences Humaines, Le reste, la relique, n°278, printemps 2005. Nous remercions l’auteur et la revue de nous avoir autorisés à reproduire cet article.