MÉLUSINE

titre de la revue Aventure

Aventure n°3, janvier 1922

Avant le Congrès de paris

SOMMAIRE
Georges Limbour Enfant Polaire
Tristan Tzara Réalités cosmiques vanille tabac éveils
Henry Cliquennois Le Bal des Coeurs de Mer 23 h. 13
Man Ray dessin
André Breton Rendez-vous
André Breton Privé
Max Morise Alternative
Jacques Baron La Croix du Sud
Marcel Arland Natures Mortes
André Dhôtel Stilnô
René Crevel Nuit
Roger Vitrac Le Peintre

P.2

Avant le Congrès de Paris

Au mois de mars prochain, s'ouvre, à Paris, un Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l'esprit moderne. Tous ceux qui tentent aujourd'hui, dans le domaine de l'art, de la science ou de la vie, un effort neuf et désintéressé, sont conviés à y prendre part. Il s'agit avant tout d'opposer à une certaine formule de dévotion au passé - il est question constamment de la nécessité d'un prétendu retour (?) à la tradition - l'expression d'une volonté, qui porte à agir avec le minimum de références, autrement dit, à se placer au départ en dehors du connu et de l'attendu. La part de la vérité n'est certes plus à faire dans les arguments que peuvent invoquer en leur faveur les représentants de l'une et de l'autre tendances. Il est, par contre, permis de dire que l'attitude des premiers, s'appuyant sur une doctrine des plus strictes et se posant, on ne sait pourquoi, en gardiens de l'ordre, menacerait gravement la liberté des seconds, livrés par définition à des entreprises hasardeuses et fréquemment contradictoires, si ces derniers ne se renouvelaient sans cesse ou s'ils n'étaient renouvelés. Les uns gagneront donc à être instruits de notre projet. Aux autres, nous demandons de faire abstraction de leur ambition particulière et de nous adresser leur adhésion. Qu'on ne s'y méprenne pas : les signataires de cet article n'ont nullement l'intention, par delà les caractéristiques individuelles, voire les caractéristiques de groupements ou d'écoles dont nous avons l'exemple en art avec l'impressionnisme, le symbolisme, l'unanimisme, le fauvisme, le simultanéisme, le cubisme, l'orphisme, le futurisme, l'expressionnisme, le purisme, Dada, etc., de travailler à la création d'une nouvelle famille intellectuelle et de resserrer des liens que beaucoup jugeront illusoires. Nous n'entendons, en effet, former ni ligue ni parti; tout au plus nous estimerions-nous heureux si, par tous les moyens dont nous disposons, nous rendions impossible confusion présente. Il suffit pour cela qu'avec la collaboration de tous ceux que la question intéresse, nous procédions à la confrontation des valeurs nouvelles, nous rendions pour la première fois un comple exact des forces en présence et puissions au besoin préciser la nature de leur résultante. Seul un parti pris de scepticisme pourrait empêcher de répondre à cet appel, qu'on attende ou non du Congrès de Paris une révélation capitale. Un tel programme subit à ce jour un commencement de réalisation pratique. On conçoit qu'il ne doive se borner à une campagne de presse ni même à un échange plus ou mois intéressant de points de vue. Le difficile reste à faire. Il nous semble qu'une simple lecture d'observations, de mémoires, selon la méthode des assemblées scientifiques, manquerait ici de vigueur. Toutefois, nous réservons provisoirement notre solution, afin de pouroir tenir compte des suggestions qui nous seront apportées. Les membres du Comité d'organisation, au nombre de sept, sans se donner pour les mandataires qualifiés de qui que ce soit, professent des idées trop diverses pour qu'on puisse les suspecter de s'entendre afin de limiter l'esprit moderne au profit de quelques-uns : leurs dissensions sont publiques. Le malentendu qui règne entre eux répond de leur impartialité au sein du Congrès; il laisse cependant subsister le minimum d'accord indispensable pour ne pas paralyser la tentative. Il ne leur échappe pas que cet appel aurait sans doute gagné à être rédigé d'une façon plus attrayante; que, puisqu'il ouvre, à leur sens, un débat primordial, moins impersonnel, il aurait touché plus facilement. Mais on leur saura gré de n'avoir pas supposé le problème résolu et d'avoir ainsi rendu possible un plus grand nombre de participations. Ils croient devoir souligner encore une fois le caractère peut-être décisif de la partie qui se joue et prendre sur eux de lui ménager le plus grand éclat. En conséquence, ils exhortent tous ceux qui se reconnaissent voix au chapitre, sans distinction d'âge, de qualité, d'opinions, à contribuer dans la mesure de leur pouvoir au succès d'une expérience assez vaste pour que, devant elle, s'effacent les personnalités. Georges AURIC, compositeur ; André BRETON, directeur de Littérature; Robert DELAUNAY, artiste-peintre; Fernand LEGER, artiste-peintre; Amédée OZENFANT, directeur de l'Esprit nouveau ; Jean PAULHAN, secrétaire général de la Nouvelle Revue française ; Roger VITRAC, co-directeur d'Aventure.

Les personnes désireuses de participer au Congrès sont priées d'écrire au secrétariat du Comité organisateur du C.P., 2, rue de Noisiel, Paris (16°)

ENFANT POLAIRE

Sur le balcon de Baltimore, à l'angle de la maison Européenne, il regardait passer le Gulf-Stream comme la traîne bleutée d'une reine polaire. Par delà la croisée ouverte derrière lui, l'Europe l'invitait par les vingt-trois foyers de ses capitales. Mais il ne se retourna pas et penché sur la balustrade, au risque de tomber du continent, il disait : « Des plaines vertes de l'Europe essemées de taureaux, suivant un vent puissant d'Est qui vers la mer poussait les cerfs-volants, je suis venu vers ton climat tiède et berceur, Gulf-Stream qui te recourbes comme un bras où je pose mon front, quille arrimée des lourdes peines du continent. Je suis venu vers ton amour, frère jumeau, symétrique au courant des civilisations, quand elles remontaient de l'Inde et de la Grèce vers nos grises et mornes acclimatations. J'aime au-dessus de tout la puissante tristesse de cette chambre Nord-Ouest de l'Europe et la Manche, tendue de brouillards qui est le parloir du monde. Quels grands cœurs en sont partis dont les tombeaux invisibles sur la terre ne sont pas encore des volcans. Je te vois emporter, Gulf Stream, des épaves, croit-on, mais sans doute berceaux où, Moïse abandonnés, de fragiles bonheurs iront s'épanouir sur les rivages de l'Ecosse. C'est un pays d'idylles tristes. Les jeunes gens y sont vêtus de petites jupes et leur visage est si délicat que l'amour désemparé ne sait plus les désigner. L'amitié y ressemble à l'amour, mais celui-ci parfois pense le sexe selon les cicatrices des genoux, et maintes fois se trompe encore. Plus haut ton haleine réchauffe les deux doigts scandinaves qui gravent sur la glace des pensées qui fondent à mesure. Puis, vers le pôle, épanouis-toi comme la bouche des clairons et jette aux plaines désertées du Nord le chaud appel du Mexique. J'aimerai cette haleine lointaine, mais n'y répondrai pas. Je te livre mon cœur, que le couvre ta chaude langue recourbée, issue de cette bouche dentée de Floride, ô Gulf Stream. » A l'heure du couchant, il descendit sur l'avenue maritime. Nul nuage ne subsistait au ciel et la mer était blanche où le soleil ne la colorait pas. Le froid agrandissait le paysage et son cœur dans une température idéale avait de larges désirs tristes. Mais un maître de quart le prit pour déserteur, un épicier lui réclama le prix d'une tartine, quelque mauvais tuteur rêvait de le reprendre, une femme amoureuse l'attira sur sa poitrine. Image pressentie de son destin, ils le tiraillaient chacun de leur côté; il leur échappa et s'enfuit dans la nuit.

Bohêmiens, vous avez emporté tous les enfants du monde. La belle fille qui les tentait, assise au siège de la roulotte, s'appelait Puberté, mais ils l'avaient habillée des étoffes ravies aux armoires maternelles. Pèlerinage païen et patient, certains traversaient l'Europe pour aller aux extrêmes pointes de Bretagne adorer la mer infranchissable, chimère qui se laissait flatter mais se refusait à les suivre. Les vagues vinrent à leur rencontre, serpents charmés et quand ils jouèrent une musique barbare leurs animaux restèrent allongés, sachant qu'à leur place la mer travaillerait. Avant que Puberté, ayant retrouvé ses parents, ne redevint une petite bourgeoise, selon ce rêve héroïque et sentimental qui charme l'attente du sommeil pour les enfants qu'on couche de bonne heure, l'enfant amoureux du Gulf Stream, dans la coulisse d'un petit cirque de Baltimore, s'exerçait à marcher sur une boule. Puberté, des plumes d'un paon dérobé composait sa robe du soir. Derrière eux dans une cage le sommeil d'ours blancs était des montagnes de neige vues à travers la fenêtre grillagée d'un monastère. Puberté venait de raconter à l'enfant l'histoire des ours dont la souffrance affectait sa jeune sensibilité, et lui, marchant toujours sur la boule, comme s'il modelait, non de ses mains, mais avec les pieds, le vase où reposait son cœur, s'imaginait vivre le drame :

L'iceberg, d'un frôlement nonchalant de hanches défonça le bateau. Formidable jazz-band de la mort épanoui au milieu de l'Atlantique auquel nul spectateur ne fut convié. On dit que les musiciens jouèrent jusqu'à mourir un suprême tango, entrecoupé d'explosions des cœurs éclatant comme des chaudières, et les rescapés prétendirent, tant cette musique exaltait les derniers désirs que jouant des hymnes religieux ces derniers musiciens s'adressèrent à Dieu. Nul ne peut considérer le spectacle en son ensemble. Fleur composée, effeuille-toi dans l'imagination. Après l'autre chaque drame se cueille. Un homme, penché sur le bastingage, laisse avec précautions glisser un corps. Sonde d'amour, veux-tu mesurer le fonds où va pouvoir mouiller la mort? Un autre nage, une femme entre les bras, l'étreignant à peine plus fort qu'en une danse. Ils se sont éloignés dans un coin de la salle où ne s'égarent pas d'autres danseurs. L'orchestre s'y fait plus faiblement entendre. Ce vers quoi ils vont, ce n'est pas une plante verte ni une loge tendue de tapis mais où nul spectateur ne s'accoude, ni la buvette colorée d'orangeade, abandonnée pendant la danse et où rêve la dame : loin du naufrage leur dernière heure est une note blanche et le soleil couchant vend du fard aux cadavres des noyés. L'enfant revient au bateau, apprêtant un nouveau plongeon dans la mort. Quelle nouvelle victime accompagnera-t-il dans le vain effort de survivre? Avec quelle grâce devait-il reconduire à la porte les jeunes filles en visite? Une femme attend sur le ponton, préservée par son mari, qu'on la descende dans le canot de sauvetage. Du revolver du capitaine part le câble qui coupe les voyageurs en série. Mais l'amant surgit qui réclame sa maîtresse. A cette heure la vérité doit se révéler. La femme adultère repousse son mari et n'acceptera le salut que de son amant. Ainsi tout mensonge s'efface. L'enfant, dans le naufrage, profitant d'un rayon de vérité, se choisissait une idéale maîtresse, aimant qu'en quelques minutes leur bonheur ait été consumé. Mais restait-il encore un espoir, ou eux aussi aimaient-ils la possession d'un seul ardent instant et désiraient mourir dans la richesse, les voleurs détroussaient la mort, oubliant qu'elle court plus vite qu'eux, et se laissaient rattraper. Un grognement des ours précipita l'accident. Le bateau sifila et serra les dents comme si on avait mis de la teinture d'iode sur sa plaie. Un grand remous râfla toutes épaves de sa large roue de loterie. Toutes les mises furent enlevées. Il n'y eut pas de gagnants.

Cependant l'iceberg s'éloignait indifférent, surmonté d'ours. Sans remords, cette femme ne devine pas le drame qui dans son sillage agonise? Ours immaculés présagez- vous votre destin? Votre ile insensiblement diminue et chaque instant vous livre davantage à la mort.

Le soleil se couchait sur un monde immobile et mille lumières glissaient sur l'iceberg en un jeu de mains multicolores, mains passionnées, mains chaudes dont le contact anéantissait la glace, ces mêmes mains mystérieuses de l'amour qui à force de caresser le cœur le font sous elles disparaitre et séparent les bien-aimés. Il y eut le noir et les étoiles. C'est ainsi que les vers à soie prisonniers dans les boîtes dont nous percions de pointes le couvercle autrefois voyaient la lumière. Au matin un canot emporté par le courant suivait le glacier, le filait pour le dénoncer. L'iceberg laissait derrière lui une eau plus bleue qui avait été son corps, comme le filou dans sa fuite déroule une longue ceinture de flanelle. Dans le canot s'agitait parmi les sinistrés qu'il s'était soumis un colosse populaire, sorte de savetier aux mains duquel on confiait un dauphin. Il venait de découvrir un moyen de châtier les ours et de s'enrichir. Il s'improvisa dompteur et prépara des nœuds coulants. Les ours, tiraillés par la faim et déjà tourmentés sur leur plate-forme périlleuse, poussèrent du côté du Nord de longs appels. Vers le soir de la troisième journée, le glacier s'inclina et le premier tomba dans la mer. Il fut facilement capturé.

*
*      *

L'enfant revit la capture successive des bêtes épuisées qui n'offraient pas de résistance et dont l'antique blancheur gisait maintenant sur des planchers souillés et desséchants. Lui aussi était prisonnier de ces gens qui avaient enfermé, invisible parmi ses animaux humiliés, la vierge insensible du Nord. Il était obligé de travailler sous leurs ordres et leurs coups afin de partager la niche de cet animal domestique qui passe sur le cœur une langue plus douce que celle du chien et qu'on appelle pain. Il s'était vu dans ses rêves équipant des armées pour se venger des hommes et protégé de chimères. Il marchait dans la coulisse, soucieux comme un général qui médite la bataille. Baltimore, cette ville maudite qui laissait se souiller sur le plancher des cages les fourrures du pôle, cette Baal qui pour son plaisir demandait qu on martyrisât des enfants, allait-il déchaîner sur elle le fléau de ses rêves? Il prépara le chemin de sa fuite, puis marchant du côté des ours, il ouvrit tout grand les portes de la cage et leur montra le chemin de la sortie. Déjà, dans la ville épouvantée, on entendait des cris effrayants. (A suivre.)

Georges LIMBOUR

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RÉALITÉS COSMIQUES VANILLE TABAC EVEILS

I.

écoute. je ferai un poème mais ne ris pas quatre rues nous entourent et nous leur disons lumière. SUR LES POTEAUX DE PRIÈRE ET TU PARLAIS AUX éléphants, au cirque, comme la lumière je ne veux plus que tu sois malade, sais tu mais pourquoi pourquoi ce matin. tu veux siffler. téléphone je ne veux pas je ne veux pas et il me serre TROP TROP FORT

II. ce matin de cuivre ta voix grelottait sur le fil le jaune s'enfermait dans le pavillon COMME LE SANG la femme couverte de vert-de-gris de vert-de-gris se dissipa comme la brume dans les clochettes pleure — rose des vents — pleure blanc voici, une lumière qui pourrait être noire fleur

III. sur des lys d'acier et de sel dis-moi encore une fois que ta mère fut bonne

IV. je suis ligne qui se dilate et je veux croître dans un tube de fer d'étain je dis cela pour t'amuser

V. non pas parce que j'aurais pu être archange de cire ou pluie du soir et catalogue d'automobiles

VI. dans les fosses la vie rouge bout pour silence je veux compter mes joies tu m'as dit que j'aie pitié de toi et je n'ai pas pleuré lorsque tu m'as vu, mais j'au- rais voulu pleurer dans le tramway tu me dis je veux partir les perles de la tour de mon gosier étaient froi- des. tambour major pour les cœurs et glisse les insectes dans la pensée ne me mordent pas, fleur des doigts ah, l'eau aboie et si tu veux je rirai comme une cascade et comme un incendie

VII. dis : vide pensée vite tu sais je serai violoncelle

VIII. je te tiens le manteau lorsque tu pars, comme si tu n'étais pas ma sœur

IX. en acier de gel sonne dors-tu lorsqu'il pleut ?

X. les serviteurs de la ferme lavent les chiens de chasse et le roi se promène suivi par les juges qui ressem- blent aux colombes j'ai vu aussi au bord de la mer la tour bandagée avec son triste PRISONNIER dans les fosses ouvrez l'électricité par conséquent seigneur seigneur pardonnez-moi DE GLACE

XI. GRANDES LARMES glissent le long des draperies tête de chevaux sur le basalte, comme des jouets de verre cassent entre les étoiles avec des chaînes pour les animaux et dans les glaciers j'aimerais suivre avec racine avec ma maladie avec le sable qui fourmille dans mon CERVEAU car je suis très intelligent et avec l'obscurité

XII. EN PORCELAINE la chanson pensée je suis fatigué - la chanson des reines l'arbre crève de la nourriture comme une lampe JE PLEURE vouloir se lever plus haut que le jet-d'eau serpente au ciel car il n'existe plus la gravité terrestre à l'école et dans le cerveau ma main est froide et sèche mais elle a caressé le jaillissement de l'eau et j'ai vu encore quelque chose [au ciel comme l'eau visse les fruits et la gomme

XIII. mais je suis sérieux en pensant à ce qui m'est arrivé lila LILA LILA LILA LILA ton frère crie tu lui dis entre les feuillets du livre la main humide avec la chaux peins ma croyance brûle sans lumière en fil de fer LILA

XIV. ton œil est grand seigneur dans les draperies ton œil court derrière moi ton œil est grand comme un vaisseau pardonne-moi envoie des médicaments la pierre

XIV bis. cœur de l'amant ouvert dans le ruisseau et l'élec- tricité regardons le point toujours le même des cheveux poussent autour de lui il commence a sautiller s'agrandir monter vers les éclats définitifs encercler glisse vite vite roulant nocturne virages

XV. parmi les douleurs il y a des organismes et la pluie tes doigts

XVI. golfe VIRAGES ton cœur volera faisant choses si hautes en escalier de frissons serrés comme l'arbre

entre les rougeurs des éclats tu t'en vas les chemins les branches lèchent la neige des hanches

XVII. où l'on voit les ponts qui relient les respirations dans la nuit l'obscurité se partage et se groupe dans des pavillons tendus par les chemins et les vents vers ta caresse

la plaie SILENCE VIRAGES

XVIII. le cheval mange les serpents de couleur tais-toi

XIX. la pierre danse danse seigneur la fièvre pense une fleur danse danse sur la pierre chaude tresse recommence en dissonance pour l'obscurité, ma sœur ma sœur ?

Tristan TZARA. (1914).

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LE BAL DES COEURS DE MER 23 H. 13".

Aux Champs-Elysées, Sirdar conseille aux saints de voyager, aux noctambules de la semaine de monter en tramway. Les receveuses leur comptent des chapelets d'injures, mais les autobus et les steamers sont chargés de souvenirs et de nébuleuses. Sous les gants du jeudi soir, sales d'ailleurs, jour de Jupiter, que de lèvres oppressées.

Les Amants

Acquérant dans les clubs armonicains des horloges qui réveillent matin, nous nous marierons à la Saint Glin-Glin, nous nous marierons à la Saint Glin-Glin, nous nous marierons à la Saint Glin-Glin.

Le silence ennuie la femme, elle ne s'ajoute le passé, cette chère expérience, qu'en période caniculaire, favorable aux chauffeurs de taxi, aux animaux du Jardin des Plantes. J'en connais qui refusent le travail sous la lampe, quand la nourriture obésit les hommes et que le gaz incite les femmes à la reprise des bas. Puis de jour en jour, c'est la rue, l'adieu, le consentement aux gares étrangères.

Maxime

On peut prendre la rue de Marignan pour la rue de Marbœuf et le bras d'un jeune homme pour un manteau.

Les cœurs qu'importunent les derniers drapeaux de 1870 s'accrochent aux moments, aux mâtures des fré- gates, aux chapeaux des jeunes filles. Une tasse de thé, du lait ou du citron, des cigarettes, de la sparterie cons- tituent les attractions de la soirée. Il pleut à 6 heures du soir, cette dépression atteint les pirates antarctiques. Deux boucaniers, assis près du Vésuve, se refusent à mentir plus longtemps : ils se désespèrent avec des romances italiennes.

Bonsoir. Ah ! bonsoir.

(La Direction se réserve le droit de modifier le programme et les pannes d'électricité dans le huitième arrondissement.)

Voyage

TERGNIER. - Sol mou. — De folles gerbes, y germant de l'argile, coupent à la surface des citron-foug éclatés, des allumettes de fer. Le rapide, titubant de vitesse, s'ar- rête aux estaminets, puis se reprend. (On se reprend.) En route vers l'ALLEMAGNE et ses femmes mal fardées.. Certaines en Belgique ont une chair cirée de brique propre. Des commerçants, tristes comme la sociologie, attirent les dorades, l'étoile provinciale et les bêtes de la mer.

Or, l'aimant des boussoles magnétise et console l'écaille maritime.

C'est la frontière allemande. Il faut la Légion d'Honneur aux vieillards attristés par un ciel noir, cerclé d'orange, arlequin de M. Ternynck. L'inclination que nous eûmes fut réciproque et successive : c'est une cause de laideur pour les dames du wagon-restaurant. L'aubépine française, sur la bécane horizon, met sa capote en fleurs. De l'horizon droit s'envolent les voiles maigres de frégates au long cou. Les cadeaux enfantins ne nous font plus aucun plaisir; tambouriner sur les vitres n'excuse point certaines omissions de caractère ni la pluie diagonale ni la tour Eiffel ni tous les nègres des jazz bands du monde. Est-ce que je vous aime Nous nous défendons mal contre l'ennui. C'est pourquoi, vers le septième ou le huitième mois, je vais au bal,

Le bal des cœurs de mer.

Madame, timide aux pommettes rouges. L'air se trouble, percé d'étranges microbes et d'haleines. Ça n'a aucune importance ; je respire au travers d'une vieille étoffe. Les fourmis des jambes sont parties, enterrées vivantes. Les mouches, distraites, ayant soif, distraites, les ont oubliées. Donnez-leur tout de même à boire : elles ne l'ont pas fait exprès. Le sang qui bat trop vite est un pas dans l'escalier. Des buissons faux de palmiers, des flores de boulevards dissimulent des citrons et des amants pressés. Quelle chaleur tout de même ! Le poids de tous les vieux nuages est sur la ville et sur ceux qui consomment les oranges des siècles chauds : j'en ai ma part. J'ai rêvé cette minute et cette attente, ces gâteaux et ce porto. Tiède, comme moi, la glace s'étiole. Pas plus qu'une feuille dans l'air stagnant, je ne puis me mettre en colère. Je me fâcherais mieux si l'on arrosait le boulevard des Capucines. Je pense à vous et peut-être à d'autres et d'autres m'ont dit que je devenais un jeune homme sérieux ; j'ai la force inerte d'attendre. Toutes ces cigarettes mortes ont mesuré le temps et toutes les quatre elles se moquent de moi. J'attends une femme et l'hiver. Les souvenirs nous sont plus attachés que de fidèles bassets, nos amies étrangères ont des terriers anglais, chargés d'oreilles d'éléphant et d'une tête de cheval. Tous les soirs ils nous suivent, sans nous quitter ni se compromettre. On ne s'entend plus parler. Notre étude nous fatigue et nous absorbe en des variations infinies et honteuses. Nous avons tort. Par exemple: je m'imite sans cesser, je déteste une mélancolie qui m'est coutumière. Les abois des souvenirs sont enregistrés par le pavillon mécanique d'une diseuse de bonne aventure, qui répète les faits et, dans un miroir, les gestes déjà faits. Je m'obstine à vouloir me connaître, à vouloir te connaître...

J'ai l'œil éteint, les dents molles, le nez creux... — Annoncez la couleur... — Patron, ce sera un rouge et deux blancs...

Qu'allez-vous penser de moi, sinon qu'il faut avoir une conception pessimiste de la vie et que c'est le meilleur moyen d'espérer?

Henry CLIQUENNOIS

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RENDEZ-VOUS

Après les tempêtes cerclées de verre, l'éclair à l'armure brouillée et cette enjambée silencieuse sous laquelle la montagne ouvre des yeux plus fascinants que le Siam, petite fille, adoratrice du pays calqué sur tes parfums, tu vas surprendre l'éveil des chercheurs dans un air révolutionné par le platine. De loin la statue rose qui porte à bout de bras une sorte de bouteille fumant dans un panier, regarde par-dessus son épaule errer les anciens vanniers et acrobates. Un joli bagne d'artistes où des zèbres bleus, fouettés par les soupirs qui s'enroulent le soir autour des arbres, exécutent sans fin leur numéro! D'étonnants faisceaux, formés au bord des routes avec les bobines d'azur et le télégraphe répondent de ta sécurité. Là, dans la lumière profane, les seins éclatant sous un globe de rosée et l'abandonnant à la glissière infinie, à travers les bambous froids tu verras passer le Prince Vandale. L'occasion brûlera aux quatre vents de soufre, de cadmium, de set et de Bengale. Le bombyx à tête humaine étouffera peu à peu les arlequins maudits et les grandes catastrophes ressusciteront pêle-mêle, pour se résorber dans la bague au chaton vide que je t'ai donnée et qui te tuera.

25 septembre 1921.

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PRIVÉ

Coiffé d'une cape beige, il caracole sur l'affiche de satin où deux plumes de paradis lui tiennent lieu d'éperons. Elle, de ses jointures spéciales en haut des airs part la chanson des espèces rayonnantes. Ce qui reste du moteur sanglant esi envahi par l'aubépine : à celte heure les premiers scaphandriers tombent du ciel. La température s'est brusquement adoucie et chaque matin la légèreté secoue sur nos toits ses cheveux d'ange. Contre les maléfices à quoi bon ce petit chien bleuâtre au corps pris dans un solénoïde de verre noir ? Et pour une fois ne se peut-il que l'expression pour la vie déclanche une des aurores boréales dont sera fait le tapis de table du Jugement Dernier ?

André BRETON. 2 octobre 1921.

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ALTERNATIVE


outrance raison
ridicule juste milieu
raté talent
génie bon goût
folie tradition
liberté procédés
amour légion d'honneur
affirmation artifice
lyrisme réussite
moi mensonges
ingénuité étiquettes
contradictions ménagements
risque système
fièvre sagesse
précipice compromis
impulsion optimisme
nudité culture physique
anarchie académie française
utopie bonne santé
inutile bon sens
culot bêtise
crime purisme
égoïsme littérature
conscience psychologique Max MORISE

LA CROIX DU SUD

Longues, longues sont les mains de la plante inconnue qui vient serrer la douceur de la mer tropicale, et les casques rutilants des coquillages spéciaux chantent hors des villes les cantiques que seuls ont su les hommes d'avant le déluge. La plage fait traîner ses cheveux comme une torche lointaine, et les accroche aux fils télégraphiques que les vagues tissent de leurs sourires. Les grattes-ciels se crispent — étoiles de mer — forts d'être dédaignés. Pourquoi les hommes croient-ils avoir construit ? Leurs paroles se fatiguent comme des fumées. Le crachat d'un cœur. Nous cherchons à palper les sourires, à traîner nos pas dans un règne inexploré, à comprendre quelque chose pour ne plus dire « à quoi bon ! » Les paquebots débarquent chaque jour des hommes de tous les pays, des chercheurs d'or et des trappeurs qui se laissent entraîner par les langueurs des polypiers et les geysers d'arcs-en-ciel. L'ombre des palmiers où pendent certains fruits incandescents, abrite des jeunesses gachées et nargue le ciel, inscrivant sur les ailes d'avions mystiques les noms des poètes morts, dédaignés par le monde, vivant là-haut en chantant leurs échos blancs. Ma tête va se répandre comme une fusion de sang. J'ai vu ces poissons éclatants dont parle Arthur Rimbaud. Leur troupe s'est accouplée autour du rocher qui gît au mileu de la mer, comme mon cerveau ; ils m'ont dit des choses dont je ne me souviens déjà plus, ils faisaient résonner chaque creux de la pierre comme un orgue céleste, les éléments élevaient autour une haie de lames d'acier qui m'entraient à chaque parole dans la chair. Tout mon corps n'était bientôt plus qu'un lam• de viande, pareil à ceux que l'on voit à l'étal des bouchers. Ainsi je me promenais seul à l'équateur, conçu de rêves peints aux couleurs du plumage des oiseaux parlants qui se sont penchés pour me servir.

Jacques BARON.

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NATURES MORTES

TABLE

Sur quatre élans équarris repose une patience éternelle. Quel invisible festin est dressé pour les anges.

La porte ouvre un silence sur un silence. Une fille émue du calme, doux obstacle aux gencives, pliée en fleur de chair, laisse choir sur une coupe large ses deux seins aigus. La voix d'or d'une abeille voue au ciel l'offrande des fruits clairs. Je n'ai fruits ni prémices pour d'inconnus autels. Seule coupe aux primeurs charnelles offertes au goût d'un dieu, mes mots s'élancent du poème pour ériger ma ferveur.

D'autres fardeaux encore. Nous les avouons banaux. Noms de femmes après l'envol de leur prénom. Les viscères imposent la première science. Un arbre balance un dernier oiseau dans le soir vêtu d'un deuil de vierge.

Les points cardinaux défoncent la table par quatre baies. Les vents des tropiques ou chantent d'indicibles plumages y damnent de regrets l'agonie obscure d'une tendre brute polaire. Calme pourtant le corps poli se distrait en de petites vies retouchées. Un poulain ébroue sur la campagne le printemps en grappes de lilas. Un clocher dresse la mèche éteinte de nos vœux sous une neige de duvets. Et Madeleine ayant levé son coude vers un bâillement, nous vîmes appareiller avec des grâces mécaniques, salué des mouettes, lesté des riches espoirs que lui léguait l'heure venue du sommeil, le voilier de Terre-Neuve renversant un céleste pubis.

Table, au lait pervers des lampes nourrissant quelque rêve, inclinerai-je vers toi un front vieillot pour des littératures, ou céderai-je au conseil de tes jambes écartées en des fornications. La nuit par la fenêtre hurle des magies plus fortes que les sexes et les mots. Mon pied l'a renversée, squelettique charogne tendant à mon remords quatre implorations ou menaces.

PONT

Toujours choisir. Un tramway sollicite mon regret par des promesses métalliques de banlieue. L'heure passée s'attendrit au détour de la rue en une gentillesse du mouchoir agité. - A demain. Sans doute. Je me donne à ce dos d'âne repu. L'indifférence permet un maussade accoudement au parapet. A mi-chemin entre l'âme et le corps, deux amants, mains égarées vers quelque chaleur fragile, s'enchantent d'impondérable détresse. L'eau est un miroir ravagé de ties. Je souhaite un fleuve céleste où nuls reflets équivoques n'avoisinent les puretés. Mais au plus haut de l'are vers le ciel se tendant comme le ciel vers un dieu, sous les vents des espaces, défaillance. Cloué aux quatre membres sur l'immuable Caucase, ceint du pagne velu craché d'un chalutier, le Titan invaincu proteste de son cœur suprême. Quelques fleurs, mesdames, pour le gymnaste fort beau. Une louve maternelle flaire ce christ déchu. Nuit, fais vrombir de ses entrailles un incendie d'étoiles. Les chants des amis morts soupirent des annonciations balancées selon les troubles frais de feuilles d'or délicates. Pont — d'un jour vers l'autre jour. Vivante carcasse où se pressent les poux. Vers l'autre rive, mon frère. Si l'éblouissement ne cloue pas toujours nos têtes, l'autre rive est éternellement neuve.

ARBRE

Nos attentes ont pressé et fouillé les soirs comme de noires grenades d'où tombait une ivresse triste. Cernés par des yeux électriques et perspicaces, l'affolement léger du désir s'épanchait à rectifier un faux-col. Un attendrissement que nous voulions ironique guettait le miracle quotidien de la prestigieuse silhouette. Léguant au monde le regret d'un suprême intérêt, leur abord un peu contraint exalte en nous la savoureuse jalousie de n'être point les uniques merveilles. Un chantonnement toujours nouveau de prénoms éteint les gloires et les soucis. Exhaussés jusqu'à l'accueil seul d'une bouche capricieuse, nos cœurs ont oublié les étoiles d'enfance, figées et mortes de notre négligence. Bustes écartés pour une ingénue contemplation, mais jambes encore pressées et s'affirmant l'étonnante présence, voici que chaque couple est le tronc nécessaire bifurqué en deux curiosités sentimentales.

Marcel ARLAND.

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STILNÔ

En suivant la route d'émeraude Qui mène vers Tsilbaal J'ai rencontré le pays du rire.

Aux arbres les frondaisons superposées étaient des cymbales Aux ruisseaux étaient tendues des cordes d'argent chanteuses

Quelle phrase étrange dira tout cela Quelle phrase ayant la douceur de sifflement des serpents

Et la voix de l'homme en ce pays (oh! comprendrez- vous ?) Sa voix était le glissement des lumières au ras des nuages Sa voix était le parfum était le rayon Mais il faudrait posséder la folie pour savoir dire cela

J'allai vers la ville du rire. Je n'osai parler et j'eus peur quand j'entendis ma voix Mais je m'extasiai aussitôt Elle avait l'ampleur endormeuse des cascades lointaines. Et je pus prendre part aux banquets des dieux du rire Et je me promenai dans les failles bleues des allées en forêt avec les dieux du rire Et je m'arrêtai aux cratères de marbre où dansaient des eaux vertes

Et j'entendis Stilnô!

« Diamants éparpillés « Sombres violences de lourds archets « Le cirque est plein « Jonglez ô parodistes

« Silence ! « Je vois soudain autre chose

« Oh ! les plis bleus transparents sur tes seins « clairs « Hespera, respiration des étangs « Pétale balancé en l'air plein de sillages « Longuement tu agites les bras « Vers moi. « Tes jambes longues sous le voile « T'emportent vers moi. « Viens sur ma poitrine « Je te raconterai comment dans un tronc creux « Le Fils des mouettes « Alla vers l'ile mystérieuse

« Autre chose encore

« C'est au plus profond de l'hiver « Fleur d'aube, le givre est sur les prés « Je vois des enfants, " et des lilas regrettés vivants extraordinaires « Les enfants portent les lilas « Allons par les chemins sonores « Au sein des haies gelées « Et sur les étangs miraculeux « Où les pierres jetées « Sont restées suspendues

La joie était alors Comme était l'or sur les boucliers

Quand Stilnô dit « Car la poésie est une limite l'éclat de rire à l'aube de la folie ».

Et son vêtement arraché par ses mains grelottantes, alors m'apparut une blessure triangulaire Les hommes de Tsilbaal ont tous la même Celle de Stilnô est la plus profonde

O spectres idiots, reculez au lointain des décors dorés. Où suis-je ? Chez les histrions - les gens furieux, Au sein de l'atroce banalité Retrouverai-je la route qui descend de Tsilbaal vers les plaines paisibles? Je ne sais plus Depuis que Stilnô parla en mon cœur et chanta « l'Invitation à la folie » Stilnó le dieu du rire Stilnó le clown hideux et banal

André DHÔTEL.

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NUIT

Une femme brune qui se faisait appeler Diana, m'avait entraîné vers certain petit bar équivoque où bien des choses en ce soir me devinrent étranges. De la suivre, tout d'abord, je n'avais eu aucune joie. Elle me conseilla son cocktail favori. On le baptisait « chinois », sans doute parce que se déco- rait d'arabesques compliquées - or sur fond rouge - l'établissement qui s'en était fait une spécialité, ou bien peut-être à cause du barman dont la peau safranée, l'impeccable veste de toile blanche et les gestes aux précisions menues étaient d'Extrême- Orient. De parti pris, j'avais déclaré insignifiante la conversation de Diana. Trop heureux d'avoir trouvé un prétexte pour contre elle défendre et fixer mon attention, je méditais longuement la nationalité probable de ce barman. En dernière analyse, l'état civil m'avait tant réservé d'inattendues révélations au sujet des « Carmen », « Mercédès » et « Jenny », qu'un scepticisme ethnographique me le fit croire d'un faubourg terne. Je le tins redevable de sa pigmentation à quelque maladie de foie, et de l'harmonie en ses gestes, au jazz-band, dont la mesure (comme il arrive aux habitués des maisons de musique et de danse), était devenue le rythme de ses mouvements.

Je bus du cocktail vanté par Diana.

Mes lèvres ne s'étaient pas enthousiasmées à l'effleurer. L'été devenait un accablement, et mon habituelle idolâtrie des villes n'était plus assez forte pour vaincre un désir des campagnes très simples, où se boiraient des boissons vraiment fraîches, fruits pressés dans l'eau et sans chaleur d'alcool; pour cette nuit et d'autres encore, le désœuvrement me condamnait à ce petit bar, où la torture des soifs compliquait sans s'apaiser le mélange de glace et des liqueurs. Quand j'entrai des professionnels exécutaient les pas à la mode. Serrés l'un contre l'autre, ils semblaient de petits crapauds collés pour quelque fornication. Autour d'eux une poussière, où il y avait de la poudre de riz et le malaise des parfums trop violents. Depuis quelques jours me poursuivait une odeur mêlée de sueur humaine et de bière fade. Ici des essences, peut-être agréables mais difficiles à supporter par cette température couvraient l'écœurement habituel, hurleuses d'appels exagérés. Paris tout était faisandé par la canicule et le vice exempt de beauté. L'été jouait faux entre les pierres grises des monuments, les squares desséchés et les avenues désertes. Les femmes paraissaient avoir taillé leurs lèvres trop molles à même les bâtons dont elles les rougissent à l'ordinaire, et lorsque avides, elles se collaient aux verres, on craignait de les voir s'y écraser.

Quand je vous ai rencontrée au café, Diana, la transpiration imprimait deux ronds plus clairs sous les bras au pongé de votre robe ; malgré le fard votre figure était un peu rouge; en vous j'imaginais l'inquiétude énervée des soirs d'orage. Je vous ai désirée. Chaleur : les appétits sont plus ardents, mais un rien leur devient répugnance. Il y a l'effroi d'une pourriture prochaine dans l'éclat d'un été; volontairement, on s'éloigne des beaux corps parce qu'après l'amour ils paraissent des outres gonflées, inconsistantes, et prêtes à se vider. Diana, tout à l'heure j'ai baisé vos lèvres salées de cette bière dont j'ai le dégoût, et maintenant je ne vous aime plus dans ce bar où pourtant il y a des lumières flatteuses à votre teint, des nègres qui jouent du banjo et des couples qui dansent.

Diana m'a vu triste. A nouveau elle m'a conseillé de cet étourdissant cocktail chinois. Je lui ai obéi ; alors en vérité, les lampes voilées l'ont faite très belle. Les professionnels d'amour et de danse ont dansé pour moi un tango très épris, sensuel mais sans laideur. Encore, je boirai. Je vous admire de savoir ainsi vous servir d'une longue paille, les doigts joliment infléchis, le coude sur votre genou croisé. Je comprends de quel mystère vos yeux un peu vagues peuvent inquiéter l'amour des hommes. En ma propre ivresse, celle des autres me devient révélatrice. Dès cette minute, vous incarnez certain péché rare et somptueux bien que beaucoup le disent banal. Il vous pare d'une préciosité ambigüe. Je songe à quelque divinité orientale que la griserie d'étranges parfums fait à la fois très douce et très cruelle...

Mon ami Jean nous a rejoints. Il me réprimande. Pourquoi? Il paraît qu'en répétant « je suis lucide, je suis lucide », tandis que Diana et lui s'occupaient à flirter j'ai déchiré en fines lanières le cuir délicat d'un étui à cigarettes. Je me fâche. Comment, vous caressiez Diana, et vous m'en voulez d'avoir cherché une attitude détachée parce que ce fut aux dépens d'un morceau d'antilope. Vous êtes en vérité peu galant homme. N'insistez pas. Je sais ce que je dis et n'ai pas oublié qui je suis. La jeune fille que j'aimais vient de partir pour l'Engadine avec son fiancé. Si je suis à Paris, c'est que j'étais trop triste pour aller vers les palaces exubérants, ou les campagnes satisfaites. Je n'ai pas honte à le dire. Devant la terre assemblée je répéterai qu'à elle seule cette infidèle incarne toute la cruauté féminine.

Tout à coup au travers d'un brouillard lumineux, je m'étonne de voir à la place d'ampoules électriques des rats marcher au plafond. Jean, ne haussez pas les épaules en répétant « Il visionne ». J'ai vu des rats, je le sais et aussi que vous et Diana concevez de machiavéliques machinations. J'entends « le mieux est qu'il aille se coucher ». Je n'ai pas envie d'être séquestré, d'un bond je me lève. Je suis dehors.

Il fait enfin frais dans la rue. Elle luit des reflets du gaz. Elle est le dos d'un serpent. Sur un corps invertébré, elle se tend, peau qui doit être froide et sollicite l'épiderme fatigué des pieds. Ôter ses chaussures, et marcher en discourant sur le sol uni de cette rue, avec un maître ou un disciple. Je pense aux adolescents des académies antiques ; ils allaient jambes nues dans les ruisseaux des bois, mais ils craignaient les cailloux pointus au travers de l'eau claire. Par un minuit d'été, je parcours les rues désertes; je foule la douceur d'un macadam ; je marche heureux et libre. Malgré la fascination de vos yeux verts, Diana, je ne regrette pas le petit bar...

Paix retrouvée des soirs où tout se simplifie, pourquoi permettez-vous à nos lassitudes devenues heureuses l'effroi des cauchemars? Autour de moi des colonnes. Elles sont de fonte, vertes, massives et serrées. Elles soutiennent la route que suit aux heures fiévreuses du jour, dans un bruit de ferraille, certain monstre mécanique pour descendre au loin dans la terre qui s'élève. Les colonnes s'en vont décroissant. La nuit les fait vagues et la dernière aperçue confond son ombre avec le sol. Ce soir, elles ne s'ébranlent plus de chocs douloureux ; elles sont les piliers de quelque temple mal limité à ma droite et à ma gauche. Le silence y règne. Si ces colonnes frémissent ce sera d'un tonnerre religieux. Jusqu'à ce jour, je ne savais pas quel mystère s'y cachait. Maintenant derrière chacune d'elles s'embusque une frayeur, comme les diables qui s'abritaient autrefois à l'ombre des piliers pour le trouble des saints moines et dévots : frayeur de luxure, cette femme aux cheveux collés, à la bouche obscène, au corsage rouge, qui s'accroche à moi, vendeuse de caresses ; frayeur d'intempérance, cet homme qui titube ; frayeur d'orgueil, cet autre que je suis, apeuré malgré so1, devant le mystère ordinairement nié des choses. J'ai oublié le bonheur tranquille des longues rues droites. Je suis à l'orée d'un de ces bois explorés déjà, mais où subitement l'on tremble. Jusqu'au petit jour on reste sans avancer ; parfois l'on s'endort de fatigue ; au matin on se réveille avec la courbature des mauvais rêves et du froid. Je n'irai pas plus loin. Mon sommeil sera inquiet contre l'un de vos arbres, forêt de fonte étroite et massive, jusqu'à l'heure où le choc douloureux des ferrailles dissipera mon angoisse. Alors les banalités du jour me tranquilliseront...

Six heures du matin. Au guichet, d'une voix peu assurée, les yeux clignotants et ne se reconnaissant pas :«S'il vous plaît, un ticket et un journal. »

René CREVEL.

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LE PEINTRE

PERSONNAGES

Le PEINTRE. Le petit MAURICE PARCHEMIN. Mme PARCHEMIN. M. AUGUSTE FLANELLE. M. GLUcOSE. Deux Agents de police.

Une antichambre. A gauche : une porte. En face : une fenêtre, un grand miroir accroché au mur, une porte. A droite : une porte. Sur une table : un livre. Un peintre peint une porte en rouge. Entre un petit garçon soigneusement vêtu de blanc. Il s'approche du peintre et le regarde peindre.

LE PEINTRE. - Comment t'appelles-tuP L'ENFANT. - Maurice Parchemin. (Silence.) Et toi? LE PEINTRE. - Moi aussi. LE PETIT MAURICE PARCHEMIN. — Ce n'est pas vrai. LE PEINTRE. — Ce n'est pas vrai? (Silence.) Tu as raison.

Il lui peint le visage en rouge. Le petit Maurice Parchemin sort en pleurant. Le Peintre continue à peindre. Entrent Ma Parchemin (28 ans) et le petit Maurice Parchemin, débarbouillé. Mme PARCHEMIN. — Monsieur, vous êtes un misérable. Quel est votre nom ? LE PEINTRE. - Maurice Parchemin. Mme PARCHEMIN. - Ce n'est pas vrai. LE PEINTRE. — Ce n'est pas vrai (Silence.) Vous avez raison.

Il leur peint le visage en rouge. Mme Parchemin et le petit Maurice Parchemin sortent en pleurant. Le Peintre continue à peindre. On sonne. Le Peintre continue à peindre. On sonne. Le Peintre va ouvrir. UN JEUNE HOMME (20 ans). - Monsieur Parchemin? LE PEINTRE. — Ah! c'est vous. Le JEUNE HOMME. — Je ne vous connais pas, monsieur. Je désire voir monsieur Parchemin. Il tend une carte de visite. LE PEINTRE, prenant la carte de visite. — Il est mort. LE JEUNE HOMME. — Vous en êtes bien sûr?... LE PEINTRE. - C'est moi qui l'ai tué. LE JEUNE HOMME. - Alors je désirerais voir madame veuve Parchemin et le petit Maurice Parchemin, son fils. LE PEINTRE. — Allez-vous en, jeune homme. LE JEUNE HOMME. - C'est bien, je m'en vais. Le Peintre continue à peindre. On sonne. Le Peintre continue à peindre. On sonne. Le Peintre va ouvrir. Entre le jeune homme. LE PEINTRE. — Qui êtes-vous ? LE JEUNE HOMME. - Ne me reconnaissez-vous pas? LE PEINTRE. - Si. LE JEUNE HOMME. — Vous êtes un assassin. LE PEINTRE. - Oui. LE JEUNE HOMME. - Un voleur, peut-être. LE PEINTRE. - Oui. LE JEUNE HOMME. - Rendez-moi ma carte de visite. Le Peintre lui tend une carte de visite. LE JEUNE HOMME. - Cette carte n'est pas la mienne. On y lit : Monsieur Glucose, chirurgien-dentiste, 31, rue de la Gaité. Moi je m'appelle Auguste Flanelle. Il jette la carte de visite de M. Glucose. LE PEINTRe, le poussant dehors. - Bonjour, monsieur Glucose. AUGUSTE FLANELLE, derrière la porte. - Je m'appelle Flanelle. LE PEINTRE. - Glucose. AUGUSTE FLANELLE. - Flanelle. Pendant quelques instants, le jeu se poursuit : Glucose, Flanelle, Glucose, Flanelle... puis le Peintre continue à peindre. Une pierre, lancée du dehors, brise un carreau de la fenêtre. On entend dans la rue Auguste Flanelle crier : Flanelle. Le Peintre ouvre la fenêtre et lui crie : Flanelle. Le Peintre referme la jenêtre et continue à peindre. Entrent M™ Parchemin et le petit Maurice Parchemin. Mme PARCHEMIN. — Après ce qui s'est passé, vous ne pouvez rester plus longtemps ici. Sortez. Le Peintre continue à peindre. LE PETIT MAURICE PARCHEMIN. - Ma mère vous a dit de partir. LE PEINTRE, se reculant. - Vous tenez absolument à ce que cette porte soit verte. Mme PARCHEMIN. - Non, je veux qu'elle soit rouge, rouge, rouge. LE PETIT MAURICE PARCHEMIN. - Pourquoi, maman? Mme PARCHEMIN. - Tu sauras cela plus tard, mon enfant. LE PEINTRE. - Cette porte est d'un beau vert. Mme PARCHEMIN. - Vous moquez-vous de nous? Encore une fois, sortez. LE PEINTRE. - Cette porte est comme vous l'avez voulue. Elle est verte. Mme PARCHEMIN. — Ah! mon Dieu, vous avez tué mon mari. Elle s'évanouit. L'enfant s'enfuit épouvanté. LE PEINTRE, s'allongeant aux côtés de Mme Parchemin. — N'est-elle pas verte, verte, verte... verte... verte. Mme PARCHEMIn, se ranimant. — Vous avez raison. Vous avez raison, monsieur Maurice Parchemin. La porte est verte. LE PEINTRE, la serrant. — Je vous aime, Anatolie. Je vous aime, Anatolie, Anatolie... On entend marcher. Mme PARCHEMIN, essayant de se dégager. - Vous avez entendu? LE PEINTRE, la retenant. - Anatolie. Mme PARcHEMIN. - Laissez-moi. J'ai peur. Elle s'enfuit. On sonne. Le Peintre va ouvrir. LE PEINTRE. — Qui êtes-vous P M. GLUcOSE. - Monsieur Glucose. LE PEINTRE. — Il vient de sortir. GLUCOSE. — C'est moi. Je suis, moi, monsieur Glucose. LE PEINTRE. - Entrez. M. Glucose entre : il a une barbe noire. LE PEINTRE. - Asseyez-vous. M. GLUCOSE. — Lisez-vous les journaux ? LE PEINTRE. - Oui, je lis tous les journaux. M. GLUCOSE. — Tous les journaux P LE PEINTRE. - Tous. M. GLUCOSE. — C'est tout ce que je voulais savoir. Il se dirige vers la porte, souffle dans une petite trompette. La porte s'ouvre. Deux agents apparaissent. M. GLUCOSE, aux agents. — Faites votre devoir. Les agents enchaînent le Peintre. LE PEINTRE. — Craignez de vous en repentir, Auguste Flanelle. M. GLUCOSE. — Je ne m'appelle pas ainsi. LE PEINTRE. - Auguste Flanelle, aussi vrai que cette porte est verte... M. GLUCOSE. — Elle est rouge. LES AGENTS. - Rouge, rouge, rouge. LE PEINTRE. - ...Et que je m'appelle Maurice Parchemin... M. GLUCOSE. — Vous vous appelez le Peintre. LE PEINTRE. - Puisque vous en savez plus long que moi, je vous suis. M. GLUCOSE. — Pardon. Que vouliez-vous dire? LE PEINTRe, aux agents. - Faites votre devoir. Les agents ne bougent pas. M. GLUCOSE. — Vous avez entendu? Les agents ne bougent pas. M. GLUCOSE. - Les braves gens. Vous attendiez que je vous en donne l'ordre moi-même. Eh bien, faites votre devoir, allons... Les agents ne bougent pas. Ils fixent la carte de visite qu'a jetée Auguste Flanelle en sortant :

Monsieur GLUCOSE Chirurgien-Dentiste 31, Rue de la Gaité, Paris.

puis, silencieusement, ils déchargent le Peintre de ses chaînes. M. GLUCOSE. - Malheureux! Que faites-vous. Les agents sortent à reculons. Au moment de fermer la porte, ils passent la tête et crient: LES AGENTs. - Chirurgien-dentiste, chirurgien-den- tiste. M. GLUCOSE. - C'est trop fort. LE PEINTRE, déclamant. - Auguste Flanelle... M. GLUCOSE. - Encore une fois, je m'appelle Glucose. LE PEINTRE. - Vous avez raison. Il lui peint le visage en rouge. Monsieur Glucose sort en pleurant. Le Peintre continue à peindre. Mme PARCHEMIN, entrant. — Il ne vous est rien arrivé? LE PEINTRE. - Non. Mme PARCHEMIN. - Menteur. Menteur. Menteur. LE PEINTRE. -— Anatolie, je vous jure qu'il ne m'est rien arrivé. Mme PARCHEMIN. — J'ai tout entendu. J'étais derrière la porte. LE PEINTRE. - Ha. Ha. Mme PARcHEMIN. - J'ai tout vu par le trou de la serrure. Le PEINTRE. - Ha. Ha. Mme PARCHEMIN. - Vous êtes un assassin. LE PEINTRE. - Laissez-moi travailler. Mme PARCHEMIN. - Imprudente! J'allais vous aimer, le Peintre ! Ah... LE PEINTRE. — Si je peignais cette porte en rouge, hein. madame Parchemin. (Criant.) MADAME PARCHEMIN. Mme Parchemin s'enfuit, épouvantée. Le Peintre continue à peindre. On sonne. LE PEINTRE. - Entrez, monsieur Glucose. AUGUSTE FLANELLE, entrant. — Je m'appelle Auguste Flanelle. Le Peintre continue à peindre. AUGUSTE FLANELLE. - Je désire voir madame veuve Parchemin et le petit Maurice Parchemin, son fils. LE PEINTRE. - C'est moi. AUGUSTE FLANELLE. — Que dites-vous? LE PEINTRE. — Je suis madame veuve Parchemin et le petit Maurice Parchemin, son fils. AUGUSTE FLANELLE. — Assez. Assez. Assez... Assez! Le Peintre continue à peindre. AUGUSTE FLANELLE. — Monsieur, je viens pour l'appartement. LE PEINTRE, sursautant. - Il fallait le dire tout de suite... Il ouvre la porte et siffle longuement. Entre Mme Parchemin portant son fils mort dans ses bras. Mme PARCHEMIN, AUGUSTE FLANELLE, LE PEINTRE, ensemble. — Chut. Chut. Chu.u.u.t. Ils vont s'asseoir respectivement aux trois coins de la pièce et se regardent silencieusement. Mme PARCHEMIN. - Mon fils est mort. (Au peintre :) C'est vous qui l'avez tué. LE PEINTRE. - Que dites-vous? Mme PARCHEMIN. - Le petit Maurice Parchemin est mort. Vous l'avez tué. Assassin. Assassin. Assassin. Le Peintre se plante devant le miroir, se peint le visage en rouge et sort en pleurant. AUGUSTE FLANELLE. - Enfin seuls. M™° PARCHEMIN, à Auguste Flanelle. - Monsieur, me direz-vous que signifie... AUGUSTE FLANELLE. - Anatolie... Mme PARCHEMIN. - Comment pouvez-vous oser, Auguste Flanelle... AUGUSTE FLANELLE, — Je vous aime. Mme PARCHEMIN. - Sortez, monsieur. Auguste Flanelle se plante devant le miroir. Il va se peindre le visage en rouge. Il n'en fait rien. Brusquement, il peint l'image de Mme Parchemin sur le miroir. Mme Parchemin se lève. Le petit Maurice Parchemin roule à terre, ressuscite et s'enfuit à toutes jambes. Elle, tombe dans les bras d'Auguste Flanelle. Mme PARCHEMIN. - Comme vous m'aimez. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. Mme PARcHEMIN. - Le palmier. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. M™® PARCHEMIN. - La glace à la fraise. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. Mme PARCHEMIN. - Madame Tiroir. La vilaine robe. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. Mme PARCHEMIN. - Le cocher de fiacre. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. Mme PARCHEMIN. — 25, rue des Saints-Pères. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. Mme PARCHEMIN. - Toute nue. AUGUSTE FLANELLE. - Oui. Il l'embrasse. On entend un sifflement prolongé. Le Peintre ap- paraît, terrible. La barbe hérissée. Une éponge mouillée à la main. On devine qu'il vient de se débarbouiller. LE PEINTRE, voyant la silhouette de Mme Parchemin sur la glace. - Merci. Il jette l'éponge sur la silhouette. Un silence. LE PEINTRE, déclamant. — Veuillez signer votre œuvre.Jeune homme. Auguste Flanelle retouche du portrait ce qui en a été effacé par l'éponge et signe en grosses lettres tremblantes :

AUGUSTE FLANELLE

LE PEINTRE. - Bravo. Il arrache sa barbe et sa blouse. Mme PARCHEMIN. - Ciel ! mon mari. AUGUSTE FLANELLE. - Monsieur Parchemin! M. PARCHEMIN. - Voici le livre de poèmes que vous m'avez demandé l'autre soir chez madame Letapis. Vous pouvez vous retirer, monsieur Glucose. AUGUSTE FLANELLE. - Monsieur Flanelle. M. PARCHEMIN. — Monsieur Flanelle., Auguste Flanelle se retire. M. PARCHEMIN, à Mme Parchemin. - Et maintenant, à nous deux. Il lui arrache les cheveux. M. PARCHEMIN. — Femme adultère. (Il la piétine.) Femme criminelle. (Criant :) Ton fils, notre fils. Qu'as- tu fait de mon fils? Entre le petit Maurice Parchemin. Il tient un calendrier :

JUILLET 14 MARDI Ste Anatolie.

Il chante : Petite maman, C'est aujourd'hui ta fête, Papa m'a dit Que tu n'étais pas là. Mme PARCHEMIN. - Le cher enfant. M. PARCHEMIN, radouci. - Le cher petit. M. Parchemin et Mme Parchemin se disputent leur fils. Leurs bouches se rencontrent et restent jointes un moment. On sonne. LE PEINTRE, affolé. - Entrez, monsieur Auguste Flanelle. Me PARCHEMIN ET LE PETIT MAURICE PARCHEMIN. - Oh. Oh. Oh... Oh. Entre M. Glucose, porteur d'une grande boîte ; il a une barbe blonde. M. GLUCOSE. - Monsieur Parchemin? M. PARCHEMIN. - C'est moi-même. M. GLUCOSE. — Je suis monsieur Glucose. Voici l'objet. M. PARCHEMIN. - La prison? M. GLUCOSE. — Le dentier. La boîte s'ouvre d'elle-même. Un dentier en or apparaît. M. PARCHEMIN, se découvrant et s'inclinant devant Mme Parchemin. - Bonne fête, madame. (A M. Glucose:) Pourriez-vous me dire pourquoi vous êtes blond ? M. GLUCOSE. - J'ai toujours été blond. M. PARCHEMIN. — Toujours ? M. GLUCOSE. - Toujours. Un silence. M. PARCHEMIN, déclamant. - Monsieur Glucose, vous vous êtes prêté à la plus abominable des comédies. M. GLUCOSE. — J'ai suivi strictement vos instructions, monsieur Parchemin. M. PARCHEMIN. — Assez. Réparerez-vous enfin le mal que vous avez fait dans cette maison? M. GLUCOSE. - Mais, monsieur Parchemin, me m'avez-vous pas choisi, payé, ordonné. M. PARCHEMIN. — Taisez-vous. Vous ne serez réhabilité aux yeux de madame Parchemin, aux miens et dans la mémoire du petit Maurice Parchemin, notre fils, que lorsque cette porte sera verte. Voici le pinceau et voilà la peinture. M. GLUCOSE. — Vous tenez absolument à ce que cette porte soit rouge ? M. PARCHEMIN. — Non, je veux qu'elle soit verte, verte... Mme PARCHEMIN. - Verte, verte, verte. LE PETIT MAURICE PARCHEMIN. - Pourquoi, maman? Mme PARCHEMIN. - Tu sauras cela plus tard, mon enfant.

Roger VITRAC.

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