
Aventure n°1, novembre 1921
SOMMAIRE | |
Pierre Mac Orlan | Aventure |
Louis Aragon | Air du temps |
Henry Cliquennois | Convalescences |
Georges Limbour | Motifs |
Roger Vitrac | Le jeune homme |
Jacques Baron | Poèmes |
Marcel Arland | Récit de Clarisse |
Divers | Faillite de l'humour ? Enquêtes et réponses inédites de MM. Paul Valéry, Tristan Tzara, Jean Paulhan, Max Jacob, Paul Dermée, Blaise Cendrard et René Crevel |
Henri Ther | Les Livres |
Chas-Laborde et Pierre Flouquet | Dessins inédits |
P.2
AVENTURE
Entre la rive, ornée de ports charmants, et les spectacles intellectuels créés par des imaginations d'élite, il y a la mer et les tendances qui poussent les impulsifs à prendre le bateau. Les plus sensibles restent sur la rive, ce qui leur permet d'imaginer l'autre rive et le bateau mélancolique qui va de l'une à l'autre sans d'autres profits que la vente de sa cargaison. En un temps où le merveilleux théologique rallie tous les incrédules, il est plus aisé de concevoir l'aventure dans les divertissements des mathématiciens et les hommes de science qui peuvent nous révéler, en adoptant un langage moins hermétique, des spectacles que nous serons libres de considérer comme d'effroyables perspectives ou simplement des bienfaits. Le mystère et l'aventure qui n'est qu'un aspect pittoresque et divertissant du mystère, se cachent, pour le présent, derrière des calculs et des hypothèses ingénieuses. En outre, les scènes diverses que nous offre la nature, en la considérant par le bas de l'échelle et à l'aide d'un appareil déformant et grossissant comme le microscope, sont en dépit de leur simplicité naturelle parmi les plus atroces. Le combat, très grossixatre une araignée et une mouche réalise à merveille un exemple facile à concevoir.
*
* *
L'horreur est un des éléments les plus fameux de l'aventure. Et le goût de beaucoup d'hommes pour ce but fragile et décevant doit être admis comme une perversité de l'esprit. L'enfant qui sournoisement rôde autour de la main paternelle qui lui administrera une gifle est un aventurier. L'attrait du danger n'entre pas en ligne, car il a peur des gifles, mais sa perversité l'emporte sur la peur. Ainsi l'aventure se présente de même qu'une grande poussée de curiosité malsaine. Pour cette raison, elle enjolive l'âme fragile et peureuse des sédentaires, et si, dans la solitude de la méditation, ils suivent leurs instinets jusqu'aux limites les plus reculées de leur imagination, ces démons familiers les conduiront, de concession en concession, jusqu'aux endroits mal famés que l'on est libre de considérer comme des ports où l'on aborde, la traversée faite, cu d'où l'on part vers d'autres jeux.
*
* *
Il est difficile d'écrire un livre d'aventures sans y mêler l'humanité par ce qu'elle possède de plus anormal mais aussi de plus coloré. Les personnages de cette litiérature spéciale sont des êtres d'exception se rongeant les ongles et que les médecins légistes ne remarquent pas d'un bon œil. Et pourtant ces héros tourmentés par la maladie contagieuse échappent à leur jugement. Ce ne sont point des assassins avec des mains décourageantes, des policiers d'une malice d'avare, mais des êtres candides pourvus d'une belle honnêteté avec des petites taches dans leur présent, leur passé et leur avenir. Enfin, et c'est en quoi nous l'apprécions, l'aventure, n'est pas collective. Elle est individuelle et demande une grande liberté de pensée sinon d'action. Les grands départs des flottés espagnoles pour les jeunes Amériques m'apparurent toujours comme un déménagement de toutes les Galeries Lafayette, personnel, mobilier et marchandise pour les rives du Congo où les crocodiles affectent le genre des périssoires échouées. Tout ce qui intéresse une collectivité échappe à l'Aventure. La dernière guerre à elle seule suffit à le démontrer. Le meurtre d'un homme, au point de vue littéraire, et si l'on y tient, passionnel, est plus émouvant que le meurtre de cent mille hommes. Les grands cataclysmes homicides valent moins pour l'agrément du conteur qu'une seule pendaison dans une atmosphère de chair.
*
* *
On a cru découvrir, depuis la guerre, une renaissance du roman d'aventures. C'est peut-être possible et ceci s'expliquerait assez par l'inquiétude qui domine l'époque où nous cherchons à vivre. Il est également évident que nous sommes influencés par un grand foyer d'aventure : La Russie aux portes fermées. Concevez ce désordre, — depuis le massacre du tzar et des jeunes filles, surtout — et pensez à la terreur française, quand nos portes étaient fermées et que les jeunes gens de l'Europe Centrale s'enthousiasmaient pour la merveilleuse originalité de notre nation. L'aventure est à l'Est, maintenant que nous estimons que les filles d'O Tahiti fabriquent des étuis à cigarettes avec un matériel d'usines de guerre transformées. A l'Est, notre inquiétude se heurte à un mur plus infranchissable que la mer. Là, dans ce pays excitant, des jeunes filles doivent prendre des attitudes inédites, et les soldats se parer d'attributs burlesques et scientifiques. Je pense à Jarry et à la chanson du décervelage, un tout petit détail dans cette tragédie moscovite qui coûte la vie à quelques milliers d'hommes barbus et de vieilles femmes perdues dans des jupes accumulées et qui laissera dans l'imagination d'un romancier dévoué à l'aventure, la vision d'une grande-duchesse, lasse, piétinant dans la boue, près de la gare d'Ekaterinbourg, à la limite de l'imagination.
Pierre MAC ORLAN
AIR DU TEMPS
Nuage Un cheval blanc s'élève et c'est l'auberge à l'aube où s'éveillera le premier venu Vas-tu traîner toute ta vie au milieu du monde à demi mort à demi endormi Est-ce que tu n'es pas fatigué des lieux communs Les gens te regardent sans rire Ils ont des yeux de verre Tu passes Tu perds ton temps. Tu passes Tu comptes jusqu'à cent et tu triches pour tuer dix secondes encore Tu étends le bras longuement pour vieillir N'aie pas peur Un jour ou l'autre il n'y aura plus qu'un jour et puis un jour et puis ça y est plus besoin de voir les hommes Ni ces bêtes à Bon Dieu qu'ils caressent de temps en temps Plus besoin de parler tout seut la nuit pour ne pas entendre les plaintes de la cheminée Plus besoin de soulever mes paupière ni de lancer mon sang comme un disque ni de respirer malgré moi Pourtant je ne désire pas mourir Le grelot de mon cœur chante à voix basse un espoir très ancien Cette musique Je sais bien Mais les paroles Que disaient au juste les paroles
Imbécile.
Louis ARAGON
CONVALESCENCES
Je suis malade du soleil dans la chambre espagnole et je traîne mes journées, clairs fardeaux de l'azur. L'ombre du Téméraire ou de Charles-Quint accrochera peut-être sa Toison d'Or à ce lustre électrique.
En attendant, souvenirs d'amour, entrés dans mon cœur, vous êtes de jolis coups de couteau et vous y tracez les initiales chéries du jour, du mois ou de l'année. Le médecin m'ordonne la diète, le silence et les boissons tièdes; cet homme a raison sans doute et si je m'affaiblis, je regarderai ma tasse à thé ; par la fenêtre de bambou dont la mousmé leva le store de massettes, je verrai grandir un cil d'osier dans le lac immobile : il est tiède et pâle et la lune ne le refroidit pas.
Mais plus encore que les jeunes crocodiles, je regrette, Jules Romains, la rue Montmartre à midi et les tartelettes chaudes, avec un gros abricot solitaire. Edé vend toujours de petits croissants feuilletés, qui croquent comme des gâteaux, mais on me dit qu'ils sont indigestes.
Le feu de bois qui m'encourageait à des réflexions rêveuses devient poitrinaire à l'arrivée du printemps et pour ne pas manquer de cœur j'en ai collé einq pour tapisserie ; ils ont 40 centimètres de long, deux veillent à ma tête et trois autres gardent mon corps. J'éloignai les carreaux jaunes et rouges qui les avaient précédés ; ils étaient trop froids, le pique et le trèfle, demi-deuil, trop noirs ou de fantaisie.
Si j'ai su, dans les restaurants, tous les noms de la carte des vins, au lycée des généalogies royales et ducales, et, pour mes parents, tous les saints et saintes officiels du calendrier grégorien, ce fut dans une autre existence ces choses ne m'atteignent plus.
Depuis, j'ai banni les chevaux du Grand Steeple-Chase de Dieppe de 1856: ma tête craignait la chute d'une gravure si vaste et munie de vitre. Egalement je fis descendre Black Prince, vainqueur cependant du Derby de Chantilly : un soleil indiscret, dominant l'écurie, gênait ma vue.
Les chevaux bannis se sont vengés. Ils sont revenus, durant la sieste prescrite où je ferme les yeux, ceux de 1848, de 1856 et de 1921. Le plateau à thé bascula sous leur chevauchée, les tasses de Chine sont tombées sans bruit. Ils ont sauté l'édredon, grimpé tous les meubles. Les casaques de satin, gonflées de couleur, se balancent comme des fruits ou de petites lampes électriques. Mes yeux n'ont pu les arrêter.
Après toutes ces choses, je suis encore couché dans mes draps, replié sur moi même comme une voile pliée par un marin de la mer du Nord. On certifie ma guérison prochaine. J'évoquerai donc celle que j'aime et que j'ai quittée pour être malade. Mes souvenirs sont faibles. Je ne retrouve plus son visage dans l'ombre des murs. Mais dans les cinq cœurs qui gardent mon lit, cinq des plus jolies femmes des provinces de France ont passé cinq de leurs plus jolis visages. Ce n'est pas encore mon affaire.
J'ai secoué la clochette suisse auprès du feu de bois. Je ne retournerai plus à Saint-Moritz ni à Grindenwald. Pourtant, si je suis encore malade, la Suisse me sera bonne et je la préfère aux forêts des Vosges d'Alsace.
« — Je ne suis pas heureuse, m'a dit Mélisande. C'est
Pâques aujourd'hui et je n'aurai pas d'œuf en chocolat. »
La jeune journée, debout dans la rue, débarque des tonnes de tôle éclatant de rire. Les cris brefs et le chant vert pâle des oiseaux d'en face s'opposent aux tramways, aux hommes du quartier. Ce cheval au pas a dû marcher sur mon front et les sons et les bruits, même l'entrechoc des litres coiffés de métal des porteuses de lait qui se portent bien, font de courtes épingles, de petites épées pour les oreilles d'un cœur.
Dans ce lit élevé, vêtu d'acajou, j'aime en ce matin d'avril l'oreiller double et eXplorervié de dentelles. Je perçois plus malaisément l'existence extérieure de mon fauteuil vieux rose ou de ce bureau ras où tant de livres offerts sont inattentifs, étrangers, à qui l'on n'a point encore parlé.
Si mes regards ont varié, cachez-moi votre sourire. Un mois est plus mobile ou certain qu'une année du Grand Siècle. Je préfère prolonger une ligne brisée de points de suspension. C'est une heure plus tard, mais la même conversation et je pense aux couches géologiques et coloriées, rompues par des failles soudaines et malades.
Le sommeil et la fatigue démêlent mes jambes et me font mal. Vers de plus vagues contrées, ciel frais, je gagne des frontières et les plages câlines d'autres draps.
Trois voyelles pour un prénom de jeune fille, si elle m'aimait, situerait son humeur, montant du grave à l'aigu, optimisme et promesse d'amour, d'avenir.
Vingt-six jours d'absence ont écarté nos âges ; quand ils se plaignent ou font les malades, certains s'allongent. J'ai tenté de me prolonger entre mes murs, je lui tends la main. Seul je lui parlais au pluriel : chère envie dou- loureuse, je la craignais chez nous. Elle m'a dit vous, mais entendait tu. Si quelque faiblesse n'excusait une lenteur de paroles, j'en eusse fait autant.
« — Un mois de tristesse en tes yeux, tes larmes ont coulé, le bonheur entrait. Bien que dans ta poitrine battit des ailes un oiseau pris au filet, tu portais une chaise et, dans le jardin glorieux, vers moi, tu n'as marché que lorsqu'elle fut à l'ombre ajourée, près de l'arbre nécessaire. Ces quelques pas furent ton geste, mais tes yeux... le parfum d'un mouchoir les avive et te rapproche. »
Chaque difficulté physique, accidentelle ou maladive, extrait l'adolescent du monde. Immobile et la fièvre. Le soleil intime des nuits le travaille. Bien plus tard, il aura trois ou quatre ans, un matin l'affermit, le jour s'égale à des saisons. La guérison renouvelle son enfance et poursuit sa jeunesse repeinte et pâle. Pour m'égarer, les heures du soir, aux pendules assises, s'éparpillent coup par coup : quand le jour tâtonne aux fenêtres, c'est toujours la demie.
« — La surprise des feuilles varie la lumière et déplace
les ombres. Sous un ciel nouveau tu n'étais pas moindre,
car l'automne prochaine en tombant fera tomber des
bagues. »
Henry CLIQUENNOIS.
MOTIFS
1
La jeune fille avec un amant prit la fuite le village accusa sitôt les Bohémiens et la gendarmerie se mit à leur poursuite de son côté et moi du mien.
Rejoignant la roulotte, par les petits rideaux je n'aperçus dedans qu'une misère noire malgré tous les larcins et les biens illégaux que les gendarmes faux prétendirent y voir.
Ils fouillèrent; jetant aux talus des guenilles où ils reconnaissaient la vieille d'un village qui se plaignit de vol — et mille autres verbiages, tandis que j'y voyais s'enrouler des jeunes filles.
Le forain dut prouver que lui-même avait fait les marmots couchés à l'ombre sous la voiture et qui souillés puaient le manque d'aventures si bien qu'à ce soupçon je pus que m'esclaffer.
Alors qu'elle riait à corps perdu la belle de qui l'amour venait de dénouer la longe cachée sous un vieux reste de Bohême irréelle, derrière le buisson infouillable du songe.
2
Sur le talus de la ferme, mimant de sages rêveurs assis, ils cachèrent à mon passage des faisans déjà plumés dont ils fairaient de jolis mets.
Les femmes que je sus de jolies cuisinières eurent des gestes tout à fait idylliques, et les hommes que je sus lestes sur les barrières eurent les yeux noyés de torpeurs alcooliques. Je feignis croire un honnête repos ne pas vour derrière eux les beaux oiseaux lésés mais je pensais des femmes la tendre peau être sans plumes du manque de mes baisers.
Plus tard le soir faisait la roue Au dessus de la clairière où ils passèrent aux flammes leur délicat gibier des beaux plumages dérobés.
3
Pour attendre je m'assis sur l'herbe ayant vu deux vieillards alcooliques c'était deux pommiers que rabougrit L'abus fréquent d'eau-de-vie de cidre — entre eux tendre une longue corde, pensant que ces deux hideux étaient pères d'une fille belle de corps qui danserait plus belle à cause de leurs yeux. Une femme vint dans le champ que son ombre imitait comme un singe mais qui tendit simplement du linge me regardant d'un air méchant.
4
Les forteresses des Karpathes étaient de grands châteaux de pâte. Les princesses y étaient de spectres oppressées mais qui étaient là-haut la ronde de nos pensées. A cause d'un Seigneur aux épais favoris nous rêvions la beauté fragile et sans patrie et cette voix bourrue d'un bourreau podestat fit cette mélodie qui tout bas nous hanta. Mais les Karpathes étaient courbes comme faucille et dans la nuit leur ombre lentement s'avançait pour faucher dans la plaine barrée de longs fossés nos cœurs qui avaient osé
contempler presque à leur hauteur ses forts branlants par le regard oblique de leurs maints cerf-volants.
Georges LIMBOUR
LE JEUNE HOMME
La belle fille - se dit Anthime en passant le pont harmonieux du bastringue. Il songea : le plafond est à portée de la main et Lola danse nue. Sa danse : Trépidations brusques que les bras propagent tel le sifflement porte le choc des carabines. Les paupières ne bougent pas si la tête se renverse, c'est le secret de la volupté au bord des cils. Mais l'angle droit du coude élève un brusque bouquet de castagnettes et le talon d'un coup sec l'éveille. Les lampes soulignent une crânerie le poing sur la hanche et le matelot conduit par le disque de son béret s'étire avec l'accordéon. — Bâillement doux — les mains aux cuisses que secoue l'invitation au rythme qu'elle prolonge au-dessus du plancher. La chambre rouge chavire comme si se souvenant ils précédaient tous deux leur désir.
Anthime appela « Lola ». Elle vint avec des yeux d'étang en perspective et le gaz lui fut un soleil. « Je suis un simple, moi. Je suis simple comme la table, moi. » Le jeune homme qui le prenait à témoin faisait un grand signe sur le mur et poursuivait l'ombre de la hanche mouvante au-dessus d'une frise de buste découpée où n'eut été le seul jeu de la lumière : que de chapeaux jetés au vent par la sandale de Lola. « Silence » hurla Anthime. « Je suis un simple, moi. Je suis un simple, moi » quémandait le jeune homme. Le matelot s'était levé. Prodigalité des voyages : il figurait le dieu doré et ses doigts - bambous luisants et mélodieux - tiraient un sifflement doux de sa bouche de Bengale. Anthime en resta coi. Pourtant à la façon dont il jeta son poing sur le genou, le pouce raidi, plus d'un comprit que seuls Anthime et le matelot occuperaient la nuit. L'hôtelier feignit la crainte. Le double heurt sonore sur la poche le rassura bien qu'il sût que dans l'autre se tenaient les pistolets. Lola balbutia. « J'en serai quitte pour la peur", se disait chacun à part soi, mais la danseuse, résignée et ne voulant pas, d'un pas trop à gauche ou trop à droite, compromettre une aventure au bord du vertige, roula sur les genoux du jeune homme qui l'accueillit comme un astre. Les uns ricanèrent, les autres burent par contenance. Anthime mit deux sous dans le piano. D'un talon sur l'autre, s'aidant des reins et des coudes il dansa une scottisch qui éleva les spectateurs sur les banquettes, et les visages étaient déjà dans la fumée. Le matelot haussa les épaules au-dessus des bravos. Il lança son béret sur la table où Lola étalait ses jambes aux caresses du jeune homme et fit trois tours sur la pointe d'un pied. Il modula d'abord longuement en s'aidant du torse et des bras allongés et s'accroupissant il tira une torpeur béate des visions que posaient ses yeux autour de lui. Puis dressé, il battit des mains et siffla vers Lola pâmée. Le jeune homme clamait: « Bravo, Monsieur. Monsieur, je m'y connais, moi... Acceptez à ma table... le wisky est la boisson des Esquimaux et des nègres. » L'aimable trait d'union s'offrait un mouchoir de soie à la main, les doigts de Lola dans ses cheveux, comme un peigne. Le matelot méfiant regarda Anthime. Anthime souriait. Soudain, il s'esclafla et saisissant une chaise la brisa d'un coup contre le plafond: Deux mots rapides à l'oreille - si bien qu'on crut d'abord à une prise de lutte - doubla son rire de celui du matelot. Hilares, ils s'attablèrent. Et lorsque la stupeur des visages s'effaça au gré des fumées aromatiques. Lola emportée par son maître jeta une ordure à Anthime qui débordant de gin murmurait : « Joli jeune homme, joli jeune homme...»
Roger VITRAC.
FÊTE
D'un destin pareil allèrent sans penser que l'aurore éveille vos bras enlacés, les beaux jours d'ailleurs de tout, fine fleur.
Les mille liqueurs qui brillent en topaze furent — mon malheur - furent un voyage.
Les banjos jouent sans mesure sur l'air d'une pluie de sang au sens de la terre. Tu es la puissance qui régit la France.
Maintenant visé d'une folie douce tu tournes le pouce d'une autre pensée.
BILBOQUET
J'ai éparpillé dans l'espace des mots indécis dont le moment a perdu la trace.
Au loin se levait une aube d'amour, d'un coup de fusil elle s'est envolée.
Alors, d'un bond élastique, j'ai aspiré le grand vide tel un héros du Folklore.
J'ai traversé un nuage d'un bleu enfant-de-Marie qui à mon passage a éclaté d'un gros rire.
Astrologue de rebut comme Atlas je soutiens dans une main le monde vieux
et pour rire sur un doigt je le reçois bois vermoulu.
Jacques BARON
RECIT DE CLARISSE
Je naquis d'une famille mi-ouvrière, mi-bourgeoise. Mon père se tua en descendant d'un tramway (c'était un de ces hauts véhicules qui transportent encore à Clamart les joies populaires). Ma mère dut faire des travaux de couture et nous plaça, ma sœur et moi, en pension à Créteil, près de Paris. Nous étions dans cette pension plusieurs petites filles. Nos après-midi vagabondaient le long des désolantes routes blanches de la banlieue. Un jour un garçon nous flétrit du doigt et nous appela : « filles ». Je crois même qu'il se servit du mot : « quilles », dont je me sentis marquée comme d'un fer à esclaves. Ainsi j'eus la révélation que j'appartenais à une secte particulière et honteuse. Marcel, comprendras-tu ce qu'étaient nos journées. Attente et vague brûlure, telles elles étaient ; mais l'une et l'autre sont allées en diminuant. C'est pourquoi sous la factice ardeur de nos petites manières qu'exalte dans les rues quelque chaud regard, les perspicaces verront un ennui lassé. Le dimanche, des couples parisiens prétextaient un attrait de la nature pour attendrir leur passion près des rivières ou dans les bois. Nous les guettions, dissimulées, et leurs baisers et certaines paroles parfois obscures ne laissaient pas de nous troubler, malgré nos rires informés. Au soir, nous aimions à nous réunir sur une petite place, (je te la montrerai). Nous regardions longtemps les vitrines où bien des choses coloriées s'endormaient religieusement, que nous achèterions un jour lointain. Alors venait la nuit, et en nous des tristesses que rien n'aurait pu calmer. C'est l'heure où nous mordait aux jambes le besoin de faire du mal, voler quelque gâteau, martyriser un chien très sale que nous appelions : « Cagneux », ou, le corps perdu sur un parapet, cracher désolément dans l'eau. — Marcel, je voudrais trouver des mots qui n'aient pas servi pour te dire ces heures où nous voyions au loin Paris, cœur glorieux de foire troué d'une féminine épingle, solliciter d'un ineroyable janneau les fiançailles du soir délicat. L'une de nous souvent en pleurait. Nous l'appelions bête et lui tirions les cheveux. Chacune rentrait à regret. Une femme vêtue de soie déteinte et qui gagnait sa vie avec les hommes nous croisait et regardait très doucement. Nous tirions les sonnettes. Dans ma pension, les propriétaires, encore jeunes, couchaient au-dessus de ma chambre et la nuit, je les entendais parfois distinctement faire des gestes conjugaux. Ainsi de jour en jour l'amour nous apparaissait une nécessité un peu sale; et la femme une petite esclave, qui, par l'égarement agréable où elle parvenait à jeter les hommes, pouvait devenir respectée et plus tard indépendante. Des gamins nous attendaient maintenant; nous nous écartions avec eux sous prétexte de jeu. Ils avaient sur nous des précisions dont ils s'efforçaient de cacher la gaucherie par la hardiesse. Nous les repoussions avec des rires honteux. Un soir où je revenais de l'école, dans une ruelle, un homme ivre me barra le chemin et, se dévêtant, m'effrayait d'une révélation dès longtemps pressentie. Je m'enfuis en criant, et, rentrée à la maison, mes nerfs se crispèrent en un long rire. Je revins à Paris. J'avais quinze ans, une grâce aigrelette de gamine maigre, mais ces yeux qui, m'as-tu dit, éveillent vos bizarres désirs. On me suivit dans la rue. J'eus avec des jeunes gens de courtes idylles, dont l'insatisfaction était le plus grand charme. Plusieurs caresses assez compliquées me furent enseignées, et je les ai depuis à toutes autres préférées. Il me plaisait de voir les politesses complimenteuses de ces juvéniles séducteurs traduire une virilité de plus en plus précise, jusqu'au jour où, avec un rire pas très franc, je leur disais adieu. Ainsi m'habituai-je au danger de leur sexe. Et les hommes me devinrent des camarades assez curieux, qui me dispensaient des troubles légers — et un peu malsains. Pour l'un d'eux cependant j'éprouvai plus qu'un caprice, me semble-t-il. Il avait trente ans, une correction un peu sévère. Ce bon garçon portait des lorgnons. J'allai parfois chez lui. Il m'offrait de fort mauvais gâteaux, essayait de sculpter une statuette d'après une pose très hardie que je prenais; puis sur son lit nous nous asseyions. Ses caresses les plus risquées témoignaient de sa politesse et je me plaisais au calme agréable qu'elles m'apportaient. Il était un peu timide et partit pour les colonies. Puis je te rencontrai*.
Marcel ARLAND.
FAILLITE DE L'HUMOUR ?
Les trois questions suivantes ont été posées à divers écrivains :
ENQUÊTE SUR L'HUMOUR
1° Est-il vrai que l'art français tire ses racines profondes de l'humour, comme le dit M. Maurice Verne dans un feuilleton littéraire ? 2° Pensez-vous, avec celui-ci, que les œuvres de Rimbaud, de Lautréamont et de Jarry constituent une expression suprême de l'humour ? 3° En ce cas, ne seraient-elles pas les premières à influencer l'art à venir ?
Voici des réponses obtenues :
PAUL VALÉRY
Le mot HUMOUR est intraduisible. S'il ne l'était pas, les Français ne l'emploieraient pas. Mais ils l'emploient précisément à cause de l'indéterminé qu'ils y mettent, et qui en fait un mot très convenable à la dispute des goûts et des couleurs. Chaque proposition qui le contient en modifie le sens ; tellement que ce sens lui-même n'est rigoureusement que l'ensemble statistique de toutes les phrases qui le contiennent, et qui viendront à le contenir. Il est donc permis de dire que l'art français tire ses racines profondes de l'humour (quoique cette formule ait quelque chose de dentaire...). Personne n'y peut rien objecter; et il n'est pas besoin d'apporter des raisons à l'appui de ce jugement: on ne saurait le fortifier ni l'amoindrir. On ne fera jamais qu'ajouter quelque unité à l'ensemble désordonné et sans limites dont je viens de parler. Il n'est pas moins permis de penser que telle œuvre (citée au hasard) constitue l'expression suprême de l'humour... Mais ce ne sera pas penser grand'chose. La preuve de tout ceci vous sera donnée par cette enquête ; et il vous suffira de juxtaposer toutes les réponses que vous aurez reçues, pour l'obtenir.
TRISTAN TZARA
Extrait d'une Lettre inédite. «... Je crois qu'il faudrait inventer de nouveaux mots qui puissent mieux exprimer ce qu'on voudrait entendre par humour. J'ai tenté d'introduire un mot dépourvu de signification: « Dada ». Réponse à l'enquête. La spontanéité ferme le circuit des problèmes et le monde que chacun crée en soi-même, purifie l'œuvre d'art et engendre la communion intime de l'âme avec les choses. C'est le grand principe du subjectivisme, la noble force de la réalité, la connaissance de l'individu, qui caractériseront l'art à venir. La différence entre l'art latin (simplicité active) et l'art allemand, résultat de recherches lourdes et systématisées à ne plus distinguer travail d'étincelle créatrice, est définie par la spontanéité. L'œuvre jaillie, rangée dans les éléments de l'existence. Ne suffit-il pas de dire : Rimbaud + Lautréamont + Jarry : la plus pure et complexe expression de l'art français? Je ne crois pas qu'on aboutisse à arranger les plus cosmiques-divers écrivains dans un tiroir, même largement construit. Leur richesse, qui les place parmi les grandes apparitions et événements de la nature, la diversité cosmique, suprême pouvoir d'exprimer simultanément sans discussion logique précédente, par sévère et intuitive nécessité inexpliquable, les rangent au-dessus des classifications et des formules.
Je ne crois pas aux influences, je pense quelquefois (vers 6 heures du soir) à un esprit commun à l'époque, mais je me déclare ennemi de la critique explicative et de l'objectivité. (Où est-il le beau système définitif et parfait qu'on nous promet depuis 3.333 années, et le bonheur des onanistes? - les discussions philosophiques ne m'amusent pas, car je suis partisan de la T. S. F.) Je ne crois pas non plus aux éléments moteurs de l'art qui ne sont ni le règlement du beau, ni le contrôle, ni la conséquence, et qu'on trouverait plutôt sur le pic de l'intersection des deux lignes parallèles, dans une formation sous-marine d'étoiles et d'avions transcromatiques. Dans le sang des pierres peut-être, l'obscurité des métaux cellulaires et des chiffres et dans le saut des images sous l'écorce des arbres.
JEAN PAULHAN
Sur le troisième point, je suis d'accord avec vous. Que feraient Rimbaud, Lautréamont ou Jarry, s'ils n'avaient de l'influence? Cette influence est leur raison d'être, comme il arrive ailleurs pour Cézanne. Ainsi, de deux amis, c'est au plus « difficile » que l'autre d'abord se plie. Pour le reste, que Rimbaud soit humour, la chose est bien plus délicate. Ou quelle ingénieuse définition de l'humour faut-il ici supposer... Si l'art français tire ses racines de l'humour, je n'en sais rien, je ne suis pas assez instruit pour vous répondre.
LETTRE DE MAX JACOB
CHER MONSIEUR, Je vous remercie de faire plus de cas de mes opinions que moi-même. J'ai pratiqué l'humour et n'ai guère réfléchi à son esthétique. Je préférais me taire plutôt que de vous envoyer quelque sottise, mais j'ai craint que mon silence ne fût mal interprété. A l'avenir demandez-moi plutôt de mes vers que de mes pensées, le rythme est un bateau qui fait passer bien des folies. Les vieux noms qui préoccupent Maurice Verne marquent un aboutissement et non un début, à mon avis. Celui de Jarry est celui d'un produit de l'Anglomanie. Je crois pour moi, à une formidable renaissance classique; c'est-à-dire à l'étude des sentiments humains et à leur expression en belle langue avec concentration. Croyez bien que je suis tout à vous. MAX JACOB
Réponse à l'enquête. I. L'humour, c'est l'ironie indulgente. L'ironie de Molière ne l'est guère ni celle de Voltaire. II, Non. III. Quarante ans d'humour! d'Aurélien Scholl à Cami est-ce qu'on n'en a pas assez de rire? Amour ! que votre règne arrive dans les œuvres et partout! Mais cette antiquité de Rimbaud !!! Une question à mon tour. Ne croyez-vous pas, si l'humour quadragénaire n'abdique pas avec les rois, qu'on le doive plus à Charlot qu'à Lautréamont, ce Chateaubriand malade?
PAUL DERMÉE
L'humour est une attitude ironique devant soi-même, devant sa cause ! Il n'est ni essentiellement anglais ni essentiellement français : il est juif! Zangwill; l'un des grands humoristes contemporains, exalte « ce sens inextinguible de l'humour qui fit des saints de l'église juive des humains, ensoleilla les mornes discussions de technique talmudique de saillies et de boutades, de calembours, de plaisanteries et d'allusions, et aida puissamment la race à durer en lui enseignant l'acceptation humoristique de l'inévitable ». Est-ce pour cela que l'humour est aussi étranger à la plupart d'entre nous que les clairs de lune empaillés ou les roses dans les cheveux ! Hélas, hélas! Citer en chœur: Rimbaud, Lautréamont et ce grimacier anglo-saxonisant : Jarry ! L'influence de Rimbaud est souveraine à présent. Mais qui en sera digne le lui fera bien voir ! Et de l'humour il ne sera plus jamais question en France.
BLAISE CENDRARS
1° 2° 3° MERDE
Avec prière d'insérer. BLAISE CENDRARS
Que conclure de cette enquête, sinon qu'après avoir triomphé en ces dernières années, l'humour se meurt ou ne tardera pas à se mourir. Mais parler de la fin prochaine de l'humour, est-ce prononcer déjà une condamnation précise ?... car, murmure-t-on, après la lecture de ces réponses, l'humour... L'humour ?
René CREVEL.
LIVRES
Le Laboratoire Central, par Max Jacob.
Il nous souvient d'avoir entendu, en janvier 1920, à une conférence, Crise du change, organisée par Littérature, André Salmon affirmer Max Jacob un génie. Nous ne souscrirons certes pas à ce jugement. Mais quelle curieuse personnalité que celle de Max Jacob, de Monsieur Max, comme on l'appelle en ce bar de la rue Lamarck proche le Sacré-Cœur, où lui et ses amis, entre autres notre cher André Salmon, ont coutume de fréquenter. Personnalité disparate, décousue, chatoyante, fantaisiste en un mot, mais sympathique aussi. N'est-ce pas Max Jacob que nous retrouvons peint par Carco dans les Scènes de la Vie de Montmartre, sous le nom du philosophe Crabe, à côté des silhouettes d'Utrillo, de Picasso et de Modigliani P N'est-ce pas lui que nous reconnaissons sous les traits du bon poète Septime Fébur, dans la Négresse du Sacré-Cœur, certainement le meilleur livre de Salmon ? C'est encore l'auteur du Cornet à Dés que nous sommes assurés de reconnaitre dans l'ouvrage de Louis Aragon paru récemment, Anicet ou le Panorama, dans le personnage du Pauvre parmi les Sept. Nous passons sous silence C'est une belle fille..., de Salmon, et quelques autres où la ressemblance est moins flagrante. L'impression que nous laisse son livre de poésies, Le Laboratoire Central, est malaisée à définir. Richesse d'expressions, diversité d'associations d'idées, véritable feu d'artifice verbal : nous admirons le poète qui a écrit : « La Rue Ravignan », « L'Etablissement d'une Communauté au Brésil », « Les purs Artistes achètent des autos »... Et la douceur, et la finesse des vers suivants sont incomparables :
Il se peut qu'un rêve étrange Vous ait occupée ce soir, Vous avez eru voir un ange Et c'était votre miroir. ........................... Que la muse du mensonge Apporte au bout de vos doigts Ce dédain qui n'est qu'un songe Du berger plus fier qu'un roi.
Mais à côté de cela, que de mauvais jeux de mots, que d'à- peu-près, que de gamineries.
Belem ou Balaam, c'est de l'araméen, Préfère l'aramon, brigadier Larramée...
Ou encore :
N'étalons, ô mes chaussures, Nos talents dans les salons... Je n'ai pas plus de voitures Que vous n'avez de talons.
En vérité, le mieux que nous puissions dire du Laboratoire Central, malgré toute l'admiration que nous avons pour ce livre, est que nous lui préférons le merveilleux et délicieux poème en prose du Cornet à Dés, ce qui n'est pas, on en conviendra, vu la valeur de cet ouvrage, peu dire.
Henri THER.
Le Gérant : RENÉ CREVEL, 6, rue de la Muette, Paris. Explorer